X, 3 - Digression sur les Curètes

Carte Spruner (1865)

1. Suivant certains historiens, les Curètes doivent être rangés au nombre des peuples Acarnaniens ; suivant d'autres, c'est à l'Aetolie qu'ils appartiennent. Il en est aussi qui les font venir originairement de Crète, et d'autres qui leur assignent l'Eubée pour point de départ ; mais, comme nous les trouvons mentionnés déjà par Homère, c'est par le témoignage du poète, naturellement, que nous commencerons l'examen de ce qui les concerne. Or, on croit qu'Homère les regardait plutôt comme Aetoliens que comme Acarnaniens : on se fonde sur ce que les Porthaonides dont il parle,

«Et Agrius, et Mêlas et le troisième frère Oenée, ce hardi cavalier,
habitaient dans Pleuron et dans l'inaccessible Calydon» (
Il. XIV, 116).

Et, comme ces deux villes sont aetoliennes l'une et l'autre, qu'Homère les comprend à ce titre dans son Catalogue aetolien, et qu'en même temps il semble assigner Pleuron pour demeure aux Curètes, on en conclut que les Curètes eux-mêmes étaient Aetoliens. Quelques auteurs, il est vrai, sont d'une opinion contraire : frappés plus que de raison du tour qu'Homère a donné à sa phrase dans ce passage de l'Iliade,

«Le Curète et le bouillant Aetolien autour de Calydon étaient aux prises»,

ils demandent si Homère eût tout aussi bien dit :

«Le Béotien et le Thébain, l'Argien et le Péloponnésien étaient aux prises» ;

mais nous avons montré précédemment qu'il n'y avait là qu'une figure de style familière à Homère, et devenue même d'un usage commun parmi les autres poètes : l'objection est donc aisée à réfuter. En revanche, que ceux qui la font veuillent bien nous dire pourquoi Homère, si effectivement les Pleuroniens n'eussent été à ses yeux un peuple frère des Aetoliens et aetolien lui-même, se fût avisé de les comprendre dans son Catalogue aetolien ?

2. Ephore, lui, commence par dire que la nation aetolienne n'a jamais subi le joug d'aucune autre nation, et que, de temps immémorial, son territoire, tant à cause de la difficulté des lieux qu'à cause des moeurs guerrières des habitants, a échappé à toute dévastation ; puis, continuant, il nous apprend qu'à l'origine, les Curètes étaient maîtres de l'Aetolie entière ; mais que, le fils d'Endymion, Aetolus, étant venu d'Elide, ils avaient été vaincus par lui dans plusieurs combats et s'étaient retirés alors dans le pays appelé aujourd'hui Acarnanie. Il ajoute que toutes les villes réputées les plus anciennes de l'Aetolie ont été fondées par les Aetoliens et par la colonie épéenne qu'ils avaient amenée d'Elide avec eux ; et qu'Elis à son tour le fut, dix générations plus tard, par Oxylus, fils d'Haemon, venu au contraire d'Aetolie en Elide. Ephore cite même à l'appui de son assertion deux inscriptions, l'une qui se lisait à Thermi, en Aetolie, c'est-à-dire dans le lieu où se sont tenues de tout temps les archaeresies ou comices de la nation aetolienne, inscription gravée sur la base de la statue d'Aetolus et conçue en ces termes :

«A celui qui fonda leur première ville, au héros né sur les bords de l'Alphée, non loin du stade d'Olympie,
au noble fils d'Endymion, à Aetolus, les Aetoliens ont érigé cette statue, monument durable de leur propre valeur»,

l'autre qui se lisait sur le piédestal de la statue d'Oxylus dans l'agora d'Elis, et dont voici la teneur :

«Las de régner sur un peuple autochthone, Aetolus s'en fut jadis conquérir le territoire des Curètes par l'effort redoublé de sa lance. Issu de la même race, le fils d'Haemon, Oxylus, après dix générations, a repassé la mer pour venir fonder la ville où nous sommes».

3. Certes pour établir la parenté des Eléens et des Aetoliens, Ephore ne pouvait mieux faire que de citer ces inscriptions ; et, comme elles ne se bornent pas à attester la commune origine des deux peuples, mais qu'elles prouvent en outre qu'ils ont joué tour à tour à l'égard l'un de l'autre le rôle d'archégètes, il a fort bien fait aussi de se servir de leur témoignage pour convaincre de mauvaise foi ces auteurs qui regardent les Eléens comme une colonie aetolienne, sans vouloir admettre que les Aetoliens ont été eux-mêmes à l'origine colonie éléenne.

En revanche, ce même passage d'Ephore nous paraît contenir une inconséquence de langage et une contradiction de la nature de celle que nous avons relevée précédemment au sujet de l'Oracle de Delphes. Après avoir dit, en effet, que jamais, à aucune époque de son histoire, l'Aetolie n'avait été dévastée, et nous avoir désigné, d'autre part, les Curètes comme les habitants primitifs du pays, il aurait dû ajouter pour être conséquent avec lui-même queles Curètes étaient encore, au moment où il écrivait, les maîtres de l'Aetolie. C'eût été la seule manière de justifier sa première assertion, à savoir que l'Aetolie n'avait jamais été ni dévastée ni conquise. Bien loin cependant de rien ajouter de semblable, n'oublie complètement ce qu'il a dit d'abord pour nous montrer Aetolus arrivant d'Elide et les Curètes vaincus par lui émigrant en Acarnanie. A quoi reconnaît-on, cependant, qu'une contrée a été dévastée ? N'est-ce pas justement à ce que ses habitants vaincus l'abandonnent et émigrent ? Le fait, d'ailleurs, ne ressort-il pas aussi de l'inscription qui se lisait à Elis, et qui marque en termes exprès qu'Aetolus

«Conquit la terre des Curètes par l'effort redoublé de sa lance» ?

4. Peut-être, prétendra-t-on qu'Ephore n'a entendu nier les dévastations de l'Aetolie qu'à partir du moment où l'arrivée d'Aetolus dans le pays eut fait donner à celui-ci le nom nouveau d'Aetolie. Malheureusement Ephore s'est enlevé jusqu'à la ressource de cette ingénieuse explication, en déclarant, dans la suite de son récit, que le fond de la population qui était demeurée en Etolie se composait d'Epéens, mais que des Aeoliens étaient venus plus tard se joindre à eux (il s'agit des Aeoliens chassés de Thessalie, en même temps que la nation béotienne) et que les deux peuples avaient dès lors possédé en commun l'Aetolie. Est-il [croyable], en effet, que, sans coup férir, des étrangers aient pu pénétrer dans un pays et l'occuper en commun avec les anciens habitants, qui n'avaient nul besoin, ce semble, d'un pareil partage ? N'est-il pas plus probable, cette supposition écartée, que les anciens habitants n'en sont venus à céder ainsi une partie de leurs droits qu'après plusieurs défaites en bataille rangée ? Or, nous le demandons, le pays dont les habitants ont subi ces défaites successives, n'a-t-il pas été, bel et bien, dévasté ? sans compter qu'Apollodore dit avoir trouvé dans l'histoire la mention expresse d'une autre colonie, composée d'Hyantes de Béotie, qui serait venue de même s'établir en Aetolie. Ephore, toutefois, croit avoir fait merveille, et il ne craint pas d'ajouter : «Ce sont les questions comme celle-ci, les questions qui présentent quelque point d'histoire depuis longtemps controversé à éclaircir ou quelque erreur accréditée à corriger, que nous approfondissons toujours de préférence» !

5. Mais ces inconséquences de langage n'empêchent point qu'Ephore ne soit encore un guide plus sûr que bien d'autres. De même, quand Polybe, après avoir fait d'Ephore ce magnifique éloge que chacun sait, disant que, si Eudoxe narre agréablement l'histoire de la Grèce, lui, Ephore, excelle à démêler l'origine des peuples, leur parenté, leurs migrations, leurs établissements lointains, quand Polybe ajoute que, ll pour lui, il s'attachera surtout à faire connaître l'état actuel des choses, l'exacte situation des lieux «et la mesure précise des distances, vu que c'est là l'objet essentiel de toute vraie chorographie, il s'expose à ce qu'on lui dise : «Mais vous aussi, Polybe, en admettant dans votre ouvrage, comme autant de mesures positives, les vagues évaluations qui ont cours parmi le peuple, et cela non seulement pour les pays situés hors de la Grèce, mais pour la Grèce elle-même, vous prêtez le flanc souvent aux attaques de Posidonius, d'Artémidore» et de maint autre». Qu'on nous pardonne donc, dirons-nous à notre tour, si, ayant emprunté à ces mêmes auteurs la plus grande partie de nos documents, nous avons reproduit quelqu'une de leurs erreurs, et, loin de s'indigner contre nous, qu'on nous sache gré plutôt d'avoir été généralement plus exact que nos prédécesseurs et d'avoir suppléé à ce que faute de renseignements suffisants ils avaient pu passer sous silence.

6. Mais revenons aux Curètes. Nous n'avons pas encore épuisé toutes les traditions qui les concernent, lesquelles forment deux classes ou catégories distinctes, suivant qu'elles se rattachent ou non à l'histoire de l'Aetolie et de l'Acarnanie. On a vu plus haut quelques-unes des traditions qui se rattachent à cette histoire, celle-ci, par exemple, que l'Aetolie actuelle était occupée par les Curètes, quand l'invasion des Aetoliens sous la conduite d'Aetolus les refoula en Acarnanie ; celle-ci encore, que la Pleuronie avait les Curètes pour habitants et avait reçu d'eux le nom de Curétide, lorsqu'une invasion d'Aeoliens, devant laquelle les Curètes durent fuir, vint l'enlever à ses premiers possesseurs. Voici maintenant ce que nous lisons dans Archémaque d'Eubée : «Les Curètes, maîtres de Chalcis, s'étant aperçus que, dans les fréquents combats qu'ils avaient à livrer au sujet de la plaine de Lélante, leurs ennemis cherchaient toujours à les saisir par l'épaisse touffe de cheveux qui leur ombrageait le front pour les tirer à eux, ne laissèrent plus pousser leurs cheveux que par derrière et se les rasèrent sur le devant de la tête, genre de coiffure qui leur valut le nom de Curètes. Puis de Chalcis ils passèrent en Aetolie dans le canton de Pleuron, et là, s'étant trouvés voisins des peuples d'au delà de l'Achéloüs qui avaient pour habitude de ne se jamais couper les cheveux, ils leur donnèrent [par opposition] le nom d'Acarnanes». En revanche, on lit ailleurs que chacun de ces deux peuples a emprunté d'un héros éponyme le nom qu'il porte. Et d'autres enfin prétendent que c'est du mont Curius situé au-dessus de Pleuron que les Curètes ont tiré leur nom, et que ce peuple était de race aetolique, tout comme les Ophiéens, les Agraeens, les Eurytanes, etc., etc. Ils ajoutent que des deux divisions que formait l'Aetolie, comme nous-mêmes l'avons marqué plus haut, l'une, la Calydonie, avait été attribuée à Oenée, mais qu'il faut que les Porthaonides, en la personne d'Agrius, aient possédé encore une partie de l'autre division ou Pleuronie, puisque Homère (Il. XIV, 117) nous les montre «habitant à la fois Pleuron et la haute Calydon» ; que la Pleuronie néanmoins finit par passer tout entière sous la domination de Thestius, beau-père d'Oenée par sa fille Althée et roi des Curètes, et qu'ainsi, lorsque la guerre éclata entre les Thestiades et Oenée et Méléagre, soit, comme le dit Homère (Il. IX, 544) d'après la légende du sanglier de Calydon,

«Au sujet de la hure et de la dépouille du monstre»,

soit pour la portion de territoire [qui avait appartenu aux Porthaonides], ce qui paraît plus vraisemblable, Homère a pu dire (Il. IX, 525) :

«Le Curète et le bouillant Aetolien.... étaient aux prises».

Des traditions [relatives aux Curètes], voilà toutes celles qui se rattachent à l'histoire des deux pays que nous décrivons présentement.

7. Les autres, par contre, n'y ont plus le moins du monde rapport, et c'est l'homonymie seule qui a pu tromper les historiens et les induire à confondre avec les traditions relatives aux anciens habitants de l'Aetolie et de l'Acarnanie certains documents connus sous le nom de Curétiques qui en diffèrent du tout au tout et qui rappelleraient plutôt les légendes fabuleuses des Satyres, des Silènes, des Baschi, des Tityres, car c'est aussi comme des démons ou divinités subalternes que les Curètes nous sont représentés par les auteurs des Crétiques et des Phrygiaques, lesquels, on le sait, ont mêlé [à l'histoire positive] maints détails sur les mystères et autres cérémonies religieuses se rapportant soit à la naissance et à l'éducation de Jupiter dans l'île de Crète, soit aux Orgies de la Mère des dieux en Phrygie et dans le canton de la Troade qui avoisine l'Ida.

A la vérité, ces auteurs ne s'expriment pas tous absolument de même, et, s'il en est dans le nombre qui identifient complétement les Curètes avec les Corybantes, les Cabires, les Dactyles Idéens, les Telchines, il en est aussi qui entre les uns et les autres n'admettent qu'une sorte d'affinité ou de parenté comportant de légères différences qu'ils notent et précisent. Mais si l'on s'en tient aux caractères généraux, on peut dire qu'en somme ils s'accordent tous à désigner sous ces divers noms certains enthousiastes possédés de la fureur bachique, qui, dans les fêtes ou cérémonies religieuses où ils figurent comme diacres ou desservants de la divinité principale, épouvantent l'assistance par leurs danses armées et par leurs évolutions tumultueuses exécutées au bruit des cymbales, des tambours, du cliquetis des armes et avec accompagnement de flûtes et de cris stridents. Or, l'identité entre les ministres ou desservants impliquant jusqu'à un certain point celle des cultes eux-mêmes, on peut regarder les religions de la Crète et de la Phrygie comme soeurs des religions de Samothrace, de Lemnos et autres lieux ; question, on le voit, toute théologique et qui, à ce titre, rentrerait plutôt dans le domaine de la philosophie.

8. Mais comme ce nom de Curètes, avec ses acceptions différentes, a été pour tous les historiens une cause d'erreur et de confusion, j'ai cru, à mon tour, ne pas devoir reculer devant les longueurs d'une digression nécessaire, où, dans la mesure que comporte l'histoire, j'ajouterais à l'exposé des faits leur explication philosophique. Je ferai remarquer cependant, au préalable, que quelques auteurs, non sans une certaine apparence de raison, prétendent relier [par l'étymologie du nom de Curètes] les traditions [religieuses] dont nous venons de parler aux traditions [historiques] que nous avons rapportées ci-dessus. Ainsi, à les entendre, ce serait pour avoir porté la robe longue comme les jeunes filles (korai) que les habitants primitifs de l'Aetolie auraient reçu le nom de Curètes : ils rappellent que ce fut là pendant longtemps un usage en vigueur parmi les peuples grecs, témoin le portrait que fait Homère des Ioniens à la tunique traînante (Il. XIII, 685), et nous montrent, qui plus est, les compagnons de Léonidas soignant leur chevelure [comme des jeunes filles] au moment de marcher au combat, et excitant par là le mépris des ennemis mêmes dont ils allaient se faire admirer l'instant d'après les armes à la main (cf Hérodote, VII, 208). Et comme, en général, le soin de la chevelure comprend deux opérations distinctes, l'entretien et la coupe des cheveux (kouran), et cela aussi bien chez les jeunes garçons (koroi) que chez les jeunes filles (korai), il serait aisé, on le voit, de multiplier pour ce nom de Curètes les étymologies plausibles. D'autre part, qui empêche d'admettre que l'usage de la danse armée ait été introduit d'abord précisément par les peuples qui avaient adopté cette coiffure et ce costume et qui en avaient reçu le nom de Curètes, et qu'à leur exemple les populations belliqueuses de la Grèce, celles qui passaient leur vie pour ainsi dire sous les armes (j'entends les populations de l'Eubée, de l'Aetolie et de l'Acarnanie) se soient décidées à les prendre à leur tour. Le fait est qu'Homère se sert de ce même nom comme d'un terme générique pour désigner la jeunesse sous les armes (Il. XIX, 193),

«Choisis les plus illustres d'entre les Curètes Panachéens ; qu'ils prennent sur mon vaisseau rapide
les riches présents qu'hier nous promîmes à Achille, et qu'ils les portent au héros» ;

et ailleurs,

«Les Curètes Achéens portaient les présents du roi».

Mais nous en avons dit assez sur l'origine du nom de Curètes.

9. Examinons maintenant comment tant de noms [en apparence différents, Curètes, Corybantes, Cabires, Dactyles Idéens, Telchines,] reviennent tous au même, et cherchons le sens théologique des traditions auxquelles ils se rattachent. Un usage commun aux Grecs et aux Barbares veut que les sacrifices offerts aux dieux (que ces sacrifices soient accompagnés ou non d'enthousiasme, de musique et de mystère) coïncident toujours avec le repos des jours de fête ; et cet usage, il faut bien le dire, est conforme à la nature des choses. Le repos en effet éloigne l'esprit des intérêts terrestres et porte le vrai sage à élever son âme vers la divinité. Ajoutons que l'enthousiasme paraît provenir d'une sorte d'inspiration céleste, à laquelle il doit de se rapprocher jusqu'à un certain point de la divination ou faculté de prédire l'avenir, que le mystère destiné à dérober au profane la célébration du sacrifice prête à la divinité quelque chose d'auguste, en ce qu'il imite justement ce que la nature divine a d'inaccessible aux sens de l'homme ; qu'enfin la musique, composée, comme elle est, de danse, de rythme et de chant, par le plaisir qu'elle excite et par la supériorité qu'elle a sur les autres arts, nous reporte encore vers Dieu. On a dit avec vérité que c'est surtout quand ils se font les bienfaiteurs de leurs semblables, que les hommes imitent la divinité, mais il est peut-être encore plus vrai de dire qu'ils s'en rapprochent davantage dans l'état de bonheur ; or, le bonheur consiste en réalité à se réjouir, [à s'ébattre ou à se reposer] les jours de fête, à philosopher, j'ajoute à faire ou à entendre de la musique, car, si le goût musical a quelque peu dégénéré, et si l'on voit les musiciens de nos jours faire servir leur art dans les banquets, dans les concerts, sur la scène et ailleurs, à flatter les sens, est-ce une raison pour condamner la musique elle-même, et n'est-il pas clair, pour quiconque a médité sur la nature des sciences, que la musique est la source même d'où elles sont toutes sorties ?

10. C'est bien pour cela que Platon, et avant lui les Pythagoriciens, ont compris sous le nom de musique la philosophie tout entière. Suivant eux, ce sont les lois de l'harmonie qui maintiennent le monde, et toute forme ou idée musicale est proprement l'oeuvre de la divinité. C'est bien pour cela aussi que les Muses figurent au nombre des déesses, qu'Apollon est souvent appelé le Musagète, et que l'hymne est regardé comme l'essence de toute poésie ; pour cela enfin, que l'on a fait de la musique comme qui dirait l'école des bonnes moeurs, tout ce qui sert à épurer l'esprit de l'homme paraissant à juste titre tenir de près à la divinité.

Mais ce n'est pas tout, la plupart des peuples grecs ont attribué au culte de certaines divinités, à savoir de Dionysos, d'Apollon, d'Hécate, des Muses, et de Déméter aussi bien entendu, tout un appareil d'orgies, de bacchanales, de choeurs et de télétés ou d'épreuves mystiques. Ils se servent du nom d'Iacchus (lequel signifie proprement démon ou serviteur de Déméter), pour désigner non seulement Dionysos, mais encore l'archégète des mystères. Les dendrophories, les choeurs de danse ou chorées, les épreuves ou télétés, sont communes au culte de tous ces dieux. En revanche, les Muses ne partagent qu'avec Apollon l'honneur de présider aux chori ou choeurs de chant, et Apollon préside seul à tout ce qui est Oracle. Chaque divinité, maintenant, a ses ministres ou desservants particuliers. Le culte des Muses, qui compte à proprement parler pour adeptes tous les esprits lettrés, est plus spécialement desservi par les musiciens. Apollon qui, à certains égards, a droit aussi aux hommages des musiciens, a plus particulièrement pour prêtres ou pour ministres les prophètes et les devins ; Déméter a les myrtes, les dadouques, les hiérophantes ; et Dionysos, d'une part, les Silènes, les Satyres, les Tityres, et, de l'autre, les Bacchantes, les Lénées, les Thyées, les Mimallones, les Naïdes et les Nymphes.

11. En Crète, ce n'était pas seulement le culte de ces divinités qui était accompagné de l'appareil orgiaque : le culte de Jupiter avait aussi l'orgiasme pour caractère principal. Ajoutons qu'il était desservi par des prêtres ou ministres semblables en tout aux Satyres Dionysiaques, jeunes comme eux et comme eux habitués à exécuter en cadence [une sorte de pyrrhique ou de] danse armée. Seulement les Crétois leur avaient donné le nom de Curètes, se fondant sur le mythe de la naisssance de Jupiter : ce mythe, on le sait, nous montre, à côté de Cronos qui s'est fait une loi de dévorer tous ses enfants au fur et à mesure qu'ils viendront au monde, l'épouse du Dieu, Rhéa, s'efforçant au contraire de lui cacher ses souffrances pour avoir le temps de faire disparaître l'enfant à qui elle va donner le jour et qu'elle veut sauver à tout prix ; elle est aidée en cela par le dévouement des Curètes, qui devront se serrer autour d'elle et exécuter au bruit du tambour et d'autres instruments aussi sonores une danse armée et une scène de tumulte destinée à étonner Cronos et à favoriser l'enlèvement du précieux enfant, que la tradition nous montre ensuite élevé par ces mêmes Curètes, et toujours avec le même zèle et la même sollicitude : ce qui laisserait supposer, par parenthèse, que les Curètes ont dû leur nom, soit à cette circonstance qu'ils étaient entrés tout jeunes garçons (neoi kai koroi) au service du dieu, soit à la jeunesse même de leur divin pupille (ê dia to kourotrophein ton Dia), Jupiter ayant trouvé en eux en quelque sorte ses Satyres. Il est certain que les deux étymologies ont cours. - Tels sont les caractères essentiels de l'orgiasme [ou enthousiasme] chez les Grecs.

12. [Parmi les Barbares], les Bérécynthiens, nation phrygienne, et en général tous les Phrygiens, voire les populations de la Troade les plus rapprochées de l'Ida, emploient également les rites ou cérémonies orgiaques, mais c'est pour honorer Rhéa. Cette déesse, on le sait, a reçu d'eux les noms de Mère des dieux, d'Agdistis et de Grande déesse phrygienne, sans compter les épithètes toutes locales d'Idéenne, de Dindymène, de Sipylène, de Pessinuntide, de Cybèle [et de Cybébé]. Quant à ses ministres, c'est encore par l'appellation de Curètes que les Grecs les désignent, non qu'ils les rattachent aux mêmes mythes [que ceux dont nous parlions tout à l'heure], ils se gardent bien de les confondre [avec les Curètes de Jupiter] et ne les regardent, à proprement parler, que comme des desservants subalternes analogues aux Satyres. Ajoutons qu'ils leur donnent quelquefois aussi le nom de Corybantes.

13. La confirmation de toutes nos idées à cet égard ressort, du reste, de ce que disent les poètes. Quand Pindare, par exemple, dans le dithyrambe qui commence ainsi «Traînant et filandreux rampait naguère le chant des dithyrambes», et tout de suite après avoir décrit la nature de l'hymne dionysiaque sous sa forme primitive comme sous sa forme la plus moderne, s'écrie brusquement :

«C'est pour préluder à ta fête, ô GRANDE MERE DES DIEUX, que la ronde et retentissante cymbale fait entendre son joyeux appel répété par le vif cliquetis des crotales, tandis que s'allume en pétillant la torche enduite de jaune résine»,

ne proclame-t-il pas le lien étroit qui unit, à ses yeux, les rites grecs du culte de Dionysos aux rites phrygiens du culte de la Mère des dieux ? n'est-ce pas aussi ce que fait Euripide, dans sa tragédie des Bacchantes, lorsque, rapprochant les cérémonies phrygiennes des rites sacrés de la Lydie, eu égard sans doute à la proximité des deux pays, il met les paroles suivantes dans la bouche de Dionysos :

«Mais vous qui avez quitté le Tmole, rempart de la Lydie, pour me former ce THIASE ou brillant cortège, vous toutes, femmes, que j'ai amenées des pays barbares comme autant de soeurs et de compagnes fidèles, prenez en main le tympanon sonore, cet instrument national de la Phrygie, que Rhéa, mère des dieux, et moi-même avons naguère inventé...»,

et que plus loin il ajoute :

«Bienheureux le mortel inspiré qui, [initié aux mystères des dieux,] cherche à purifier sa vie ! Il se mêle pieusement aux ORGIES de Cybèle, la grande mère Phrygienne, et la main armée du thyrse, la tête couronnée de lierre, il fête et honore Dionysos. Allez, Bacchantes ! Bacchantes, allez ! Descendues avec Dionysos des montagnes de la Phrygie, continuez à accompagner ce jeune dieu, fils d'un dieu, et guidez sa course pétulante àtravers les vastes plaines de la Grèce» ?

Sans compter que, dans ce qui suit, Euripide étend la ressemblance aux rites de la Crète :

«0 asile sacré des Curètes, ô divin berceau de Jupiter, antres de la Crète, qui vîtes le belliqueux Corybante inventer pour moi l'instrument que vos mains agitent, et tendre la peau sonore sur l'orbe du tympanon ! Aux doux sons des hôtes phrygiennes il marie les clameurs bachiques, et, pour mieux régler les beaux chants des Bacchantes, il met aux mains de Rhéa ce nouvel instrument aux batteries retentissantes. A son tour, l'irrévencieux Satyre obtient que la Bonne Mère, que Rhéa le lui confie, et aussitôt il en mêle les roulements bruyants aux choeurs des TRIETERIDES, cette fête aimée de Dionysos».

Ce qu'il confirme dans son Palamède, en faisant dire au choeur :

«Loin de participer aux banquets de Dionysos, de ce dieu, qui, sur les hauteurs de l'Ida,
en compagnie de sa mère chérie, écoute avec ravissement les appels répétés du tambour».

14. Quand, enfin, pour concilier les différentes traditions qui ont cours sur l'invention de la flûte, les poètes identifient Silène, Marsyas et Olympus, ou qu'ils font retentir des mêmes échos (ce qui leur arrive fréquemment) et l'Ida et l'Olympe, comme si les deux noms pour eux ne désignaient qu'une seule et même montagne, ne confondent-ils pas là encore par le fait les rites du culte de Dionysos avec les rites sacrés de la Phrygie ? A ceci on objectera peut-être qu'il existe sur le versant de l'Ida qui regarde Antandros quatre pics ou sommets portant le nom d'Olympe, mais pour ce qui est de l'Olympe de Mysie, on conviendra que, tout voisin qu'il est de l'Ida, il forme bel et bien une montagne distincte, ce qui n'a pas empêché l'auteur de Polyxène, Sophocle, de faire dire à Ménélas, dans son empressement à mettre à la voile et à quitter les rivages troyens, où Agamemnon au contraire désire prolonger encore un peu son séjour pour essayer d'apaiser Minerve par un dernier sacrifice :

«Oui, mon frère, restez après nous, et, quand vous aurez, dans toute la région IDEENNE,
enlevé les troupeaux de l'OLYMPE, sacrifiez à la Déesse».

15. [Ajoutons que c'est évidemment à l'imitation des doux accents] de la flûte ou des sons éclatants de la crotale, des cymbales et du tambour, si ce n'est même à l'imitation des cris, des chants, des trépignements cadencés des Bacchantes, que les poètes ont imaginé de former des noms tels que ceux de Cabires, de Corybantes, de Pans, de Satyres et de Tityres, par lesquels ils distinguent les différentes classes des prêtres, choristes ou serviteurs de ces deux divinités, tandis que les lieux mêmes paraissent avoir suggéré la plupart des noms donnés à Bacchus et les épithètes de Cybèle, de Cybébé et de Dindymène que l'on trouve souvent jointes à celui de Rhéa. Quant au nom de Sabazius, qui revient si souvent dans les livres dits Phrygiaques et qui signifie à proprement parler «Le fils de la Bonne Mère», c'est encore à Dionysos, on le voit, qu'il se rapporte et fait allusion.

16. On en pourrait même dire autant des fêtes Cotyttiennes et Bendidiennes, lesquelles se célèbrent en Thrace, c'est-à-dire dans le pays où le culte Orphique a également pris naissance. Car, dans le passage où Eschyle fait mention de Cotys, la grande divinité des Edoniens, et des instruments de musique qui lui étaient consacrés, tout de suite après avoir dit :

«C'est à la déesse Cotys que les Edoniens rendent hommage.
Munis de ces instruments sonores, qui furent inventés sur les hauts lieux»,

il ajoute, comme s'il s'agissait en vérité des ministres ou serviteurs de Dionysos,

«L'un s'empare de bombyces habilement faits au tour et avec le secours de ses doigts agiles
exécute le chant entraînant qui provoque l'enthousiasme ;
l'autre s'est armé de cymbales de cuivre qu'il entrechoque bruyamment»,

et plus loin encore :

«La lyre à son tour fait retentir son appel strident, auquel répondent aussitôt de sourds mugissements qui semblent sortir d'invisibles profondeurs et imitent la voix du taureau : c'est l'écho du tambour, qui, comme le roulement d'un tonnerre souterrain, gronde et répand au loin la terreur».

Or, quoi de plus naturel, les Phrygiens étant issus notoirement d'une colonie thrace, que les rites sacrés de la Phrygie aient été eux-mêmes importés de Thrace en Asie ? J'ajoute que ceux qui ont identifié Dionysos et Lycurgue l'Edonien semblent avoir voulu faire allusion encore à cette exacte conformité des deux religions.

17. La musique, à son tour, considérée au triple point de vue de la mélodie, du rythme et des instruments, accuse cette même origine thrace et asiatique. On s'en convainc aussi quand on réfléchit aux lieux où les Muses sont l'objet d'un culte particulier, car la Piérie et l'Olympe, Pimpla et Libéthrum, localités ou montagnes qui dépendent aujourd'hui de la Macédoine, appartenaient autrefois à la Thrace ; la consécration de l'Hélicon aux Muses est due aux colons thraces de la Béotie, les mêmes qui dédièrent l'antre des nymphes Libéthriades ; les plus anciens musiciens, Orphée, Musée et Thamyris passent pour avoir été originaires de la Thrace et c'est encore de ce pays qu'est venue la réputation [plus récente] d'Eumolpe. D'autre part les poètes, qui ont fait de l'Asie entière jusqu'à l'Inde le domaine ou territoire sacré de Dionysos prétendent assigner à la musique une origine presque exclusivement asiatique. L'un d'eux, par exemple, en parlant de la lyre, dira : «Il fait vibrer les cordes de la cithare asiatique». L'autre donnera à la flûte la double qualification de bérécynthienne et de phrygienne. Enfin bon nombre d'instruments tels que le nablas, la sambycé, le barbitos, le magadis, etc., portent aujourd'hui encore des noms barbares.

18. Les Athéniens, toujours portés, on le sait, à accueillir ce qui vient de l'étranger, ont procédé de cette façon, même pour les choses de la religion, et, avec un empressement dont leurs poètes comiques ne se sont pas fait faute de rire, ils ont adopté maints rites des religions barbares, notamment des rites thraces et phrygiens. Platon mentionne expressément les Bendidées (Rep. I, 354) ; quant aux rites phrygiens, Démosthène y fait évidemment allusion (Pro Corona, 260), lorsque, après avoir flétri la mère d'Aeschine, il dénonce Aeschine lui-même comme ayant souvent assisté sa mère dans la célébration des saints mystères, comme ayant, avec elle, mené le thiase et entonné le double refrain, «Evoé ! Saboé !» et «Hyès Attès, Attès Hyès !» N'est-ce pas là en effet ce qui se passe dans les cérémonies du culte du dieu Sabazius et de la Grande Mère phrygienne ?

19. Il y aurait encore, au reste, une remarque importante à faire au sujet de ces démons ou génies [dont nous parlions tout à l'heure] et de la diversité des noms qui leur ont été donnés, c'est qu'on ne s'est pas borné à faire d'eux des ministres de la divinité, mais qu'on les a souvent représentés comme des dieux eux-mêmes. Ainsi Hésiode dit formellement que du [héros Catreûs et de Niobé] fille de Phoronée, sont nées cinq filles,

«Desquelles naquirent à leur tour, avec les Nymphes, divinités des montagnes, et toute la lignée des Satyres,
ces vauriens ennemis du travail, et tous les dieux CURETES, amis des jeux, amis de la danse».

Pour l'auteur de la Phoronide, il est vrai, les Curètes ne sont que d'habiles joueurs de flûte, Phrygiens d'origine, mais pour d'autres ce sont «les fils mêmes de la terre», «les Dieux Chalcaspides». D'autres, maintenant, prétendent que les Corybantes seuls sont originaires de la Phrygie, tandis que les Curètes sont nés en Crète et ont passé de là en Eubée où ils ont revêtu les premiers l'armure d'airain, méritant ainsi le surnom de Chalcidiens qu'on leur a quelquefois donné. Il y en a aussi qui assurent que ce sont les Corybantes, venus exprès soit de la Bactriane, soit de la Colchide, qui furent donnés à Rhéa par les Titans pour lui servir de gardes ou de satellites armés. Mais les Crétiques désignent expressément sous le nom de CURETES les nourriciers et les gardes de Jupiter et ils les font venir de Phrygie en Crète sur l'appel de Rhéa. Ailleurs nous lisons que des neuf Telchines qui étaient à Rhodes une partie suivit Rhéa en Crète et se vit charger par la déesse de veiller sur l'enfance de Jupiter ; et que ce sont ces Telchines qui reçurent le nom de CURETES ; que ces mêmes Telchines avaient été accompagnés [à leur départ de Rhodes] par un certain Cyrbas, devenu plus tard le fondateur de Hiérapytna et que c'est cette circonstance qui permit naguère aux Prasiens de soutenir [devant le tribunal] des Rhodiens que les Corybantes étaient des démons, fils d'Athéné et d'Hélios. Il y a bien encore la tradition qui, après avoir identifié avec les Cabires les Corybantes nés des amours de Calliope et de Cronos (d'autres disent de Calliope et de Jupiter), les fait passer en Samothrace et tient leurs aventures pour purement mystiques.

20. Mais Démétrius de Scepsis, qui a fait, on le sait, un recueil complet de toutes les fables [relatives aux mystères], n'admet pas cette tradition : il se fonde, pour la repousser, sur ce qu'il n'est pas resté vestige en Samothrace de légendes mystiques relatives aux Cabires, ce qui ne l'empêche pas de citer ailleurs l'opinion de Stésimbrote de Thasos affirmant que les cérémonies sacrées de Samothrace se célébraient en l'honneur des Cabires, et d'ajouter lui-même à ce propos que les Cabires tiraient leur nom du mont Cabiros en Bérécynthie. Suivant d'autres, auteurs, c'est d'Hécate [et non de Rhéa] que les Curètes auraient été les ministres, et comme tels ils ne feraient qu'un avec les Corybantes. De son côté le même Démétrius soutient (par opposition cette fois au témoignage formel d'Euripide) que le culte de Rhéa est étranger à la Crète et n'y a même jamais pénétré, qu'il n'appartient qu'à la Phrygie et à la Troade et que ceux qui avancent le contraire parlent plutôt en mythographes qu'en historiens, mais que la ressemblance de certains noms de lieux peut jusqu'à un certain point excuser leur erreur. Il existe en effet deux montagnes du nom d'Ida, l'une en Troade et l'autre en Crète ; le nom de Dicté appartient et à une localité du canton de Scepsis et à une montagne de la Crète ; celui de Pytna désigne à la fois un des sommets de l'Ida [et une montagne de 1a Crète], du voisinage de laquelle la ville d'Hiérapytna a emprunté son nom ; on connaît Hippocorona dans l'Adramyttène et Hippocoronium en Crète ; enfin le nom de Samonium qui désigne l'extrémité orientale de l'île appartient aussi à une plaine de la Néandride et du territoire d'Alexandria-Troas.

21. Acusilaüs d'Argos, à son tour, fait naître de Cabiro et de Vulcain un fils, Camillos, et de celui-ci trois fils et trois filles, les trois Cabires et les trois nymphes Cabirides. Mais, suivant Phérécyde, tandis que les neuf Corybantes ou Cyrbantes, premiers colons de la Samothrace, sont nés des amours d'Apollon et de Rhytie, les trois Cabires et les trois nymphes Cabirides sont nées de Vulcain même et de Cabiro, fille de Protée. Phérécyde ajoute que les Cabires, comme les Corybantes, étaient l'objet d'un véritable culte. Or c'est à Imbros et à Lemnos, voire dans la Troade (dans certaines villes, il est vrai, plus que dans d'autres), que les Cabires ont été principalement honorés. Leurs noms ont là un sens mystique. Cependant, s'il faut en croire Hérodote, les Cabires auraient eu, comme Vulcain, des temples jusque dans Memphis, et ces temples n'auraient été détruits que sous le règne de Cambyse. Toujours est-il qu'aujourd'hui les lieux où le culte de ces démons ou génies florissait naguère sont complètement inhabités, témoin Corybantéum d'Hamaxitie, dont l'emplacement, dépendance actuelle du territoire d'Alexandria, était voisin de Sminthion ; témoin encore Corybissa, qui s'élevait naguère dans le canton de Scepsie, non loin du fleuve Euréis et du bourg de même nom, et à portée également de l'Aethaloeis, au cours torrentueux. En revanche, le Scepsien nous dit qu'il est assez probable que les dénominations de Curètes et de Corybantes étaient équivalentes, s'appliquant l'une et l'autre aux jeunes garçons (êtheoi kai koroi) chargés, dans les fêtes de la Mère des dieux, d'exécuter la danse des armes. Le nom de Corybantes, à ce compte, viendrait du mouvement de tête particulier (koruptontas, dont ces danseurs sacrés, semblables aux Bétarmons d'Homère, accompagnaient leur pas ou marche mesurée :

«Allez, partez, ô Bétarmons, vous les plus agiles d'entre les Phéaciens» (Od. VIII, 250).

D'autre part, si nous disons de tous ceux qui s'agitent en furieux qu'ils corybantient, c'est que les Corybantes étaient les danseurs par excellence et qu'ils personnifient en mème temps pour nous l'enthousiasme.

22. Quant au nom de Dactyles Idéens, quelques auteurs prétendent qu'il désigna d'abord les plus anciens habitants des dernières pentes de l'Ida : ils font remarquer qu'on donne habituellement le nom de pied à la partie basse et le nom de cime à la partie haute des montagnes, laissant entendre par là vraisemblablement que les extrémités inférieures de la chaîne de l'Ida, qui, bien que séparées de la chaîne elle-même, étaient, comme elle, consacrées à la Mère des dieux, [étaient appelées les Dactyles ou doigts de l'Ida]. Mais Sophocle croit plutôt à l'existence de cinq frères qui, les premiers, auraient découvert le fer et trouvé l'art de le travailler ainsi que mainte autre matière utile, et, comme la tradition prête cinq soeurs à ces cinq frères, il pense que c'est uniquement leur nombre [analogue à celui des doigts de la main] qui leur a fait donner le nom de Dactyles. D'autres auteurs proposent d'autres explications du même mythe, mais ils ne font tous à proprement parler que rendre l'invraisemblable plus invraisemblable encore ; ils ne s'accordent d'ailleurs ni sur les noms, ni sur les nombres : ainsi, le même génie est appelé par eux tantôt Kelmis, tantôt Damnaménès, Héraclès ou Acmon. Les uns voient dans les Dactyles les autochthones mêmes de l'Ida, les autres de simples colons. Mais ce dont ils conviennent tous, c'est que, les premiers, les Dactyles ont travaillé le fer dans l'Ida ; tous aussi les croient quelque peu magiciens, les attachent au culte de la Mère des dieux et leur assignent pour demeure la Phrygie des environs de l'Ida, employant ici le nom de Phrygie plutôt que le nom de Troade, probablement pour rappeler qu'après le sac de Troie ce furent les Phrygiens, qui, profitant de leur voisinage, prirent possession de tout ce pays. Ils supposent enfin une filiation directe des Curètes et des Corybantes par rapport aux Dactyles Idéens : suivant eux, les cent premiers autochthones de la Crète auraient pris le nom de Dactyles Idéens ; puis, leur descendance s'étant trouvée réduite à neuf individus mâles, le nom primitif aurait fait place à celui de Curètes ; mais chacun de ces neuf Curètes avait donné le jour à dix fils qui avaient repris le nom de Dactyles Idéens.

23. Si, malgré le peu de goût que nous avons toujours professé pour les fables, nous nous sommes laissé aller à parler aussi longuement de celles-ci, c'est qu'elles nous ont paru se rattacher à la théologie. Toute question théologique, en effet, nécessite l'examen des antiques croyances, c'est-à-dire des mythes, puisque les Anciens se sont plu à jeter un voile sur les notions qu'ils pouvaient avoir de la nature des choses et qu'ils ont volontairement mêlé la fable à la science positive. Sans doute toutes leurs énigmes ne sont pas faciles à expliquer sûrement ; on peut néanmoins en multipliant les rapprochements et en s'aidant des analogies ou des contradictions que ces différentes fables présentent entre elles arriver plus aisément à dégager le fond de vérité qu'elles contiennent. C'est ainsi que le mythe qui nous représente les ministres des Dieux et les Dieux eux-mêmes hantant de préférence les lieux hauts et se livrant là à tous les transports de l'enthousiasme doit être interprété vraisemblablement dans le même sens que le dogme qui nous montre la divinité faisant sa demeure du ciel et employant, entre autres signes ou pronostics, les phénomènes célestes pour manifester sa providence. Par malheur en même temps qu'on a cru reconnsître une certaine affinité entre l'oribasie ou séjour des lieux hauts et la découverte des métaux, les commencements de l'art de la chasse, et la recherche des différentes substances utiles à la vie de l'homme, il a paru évident que c'était de l'enthousiasme, de l'ardente dévotion et de la divination inspirée qu'étaient immédiatement dérivés et le charlatanisme, et la magie, et à plus forte raison cette exploitation frauduleuse qui se fait [tous les jours] des doctrines dionysiaques et orphiques. - Mais arrêtons-nous, nous en avons dit assez sur ce sujet.


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