X, 4 - La Crète
Carte Spruner (1865) |
1. Après avoir passé en revue les îles du Péloponnèse y compris celles qui se trouvent situées soit à l'intérieur soit à
l'entrée du golfe de Corinthe, nous sommes amené naturellement à décrire la Crète (car cette île dépend encore à proprement parler du
Péloponnèse), et, avec la Crète, les nombreuses îles qui l'avoisinent, et parmi lesquelles on distingue les Cyclades et les Sporades, celles-ci à vrai dire
moins remarquables que les autres, mais celles-là ayant tous les titres possibles à la célébrité.
2. Commençons par la Crète. - Eudoxe place cette île dans la mer Egée, c'est une erreur ; la vérité est qu'elle est située entre la
Cyrénaïque et la partie de la Grèce allant du cap Sunium à la Laconie, qu'elle s'étend de l'Ouest à l'Est, dans le sens de sa longueur,
parallèlement à ces contrées et qu'elle est baignée au nord par la mer Egée et la mer de Crète et au midi par la mer de Libye, prolongement de la mer
d'Egypte. De ses deux extrémités, celle de l'Ouest, qui forme le canton de Phalasarnes, a une largeur de 200 stades environ et se divise en deux promontoires, le
Criou-Métôpon au Sud et le Kisamos au Nord ; celle de l'Est est formée par le cap Samonium, qui ne dépasse guère vers l'Orient le méridien de
Sunium.
3. L'étendue de l'île est estimée ainsi qu'il suit par Sosicrate, l'auteur qui, an jugement d'Apollodore, a donné de la Crète la description la plus exacte :
une longueur de plus de 2,300 stades avec une largeur de 400 stades au maximum, ce qui peut représenter, suivant Sosicrate, plus de 5,000 stades de circuit. Artémidore, lui, ne
donne à la Crète que 4,100 stades de tour. Mais Hiéronyme, par cela seul qu'avec une largeur très variable il prête à cette île une longueur de
2,000 stades, nous donne à entendre que le circuit en est sensiblement plus grand que ne le fait là Artémidore. Jusqu'au tiers de sa longueur, [à partir de l'Ouest,
l'île est encore assez large,] mais au delà elle présente un premier isthme large de cent stades au plus, compris entre Amphimalla, simple bourgade située sur la
côte septentrionale, et Phoenix, ville du territoire des Lampéens, sise sur la côte méridionale. C'est à la moitié juste de sa longueur que l'île
présente sa plus grande largeur ; mais, passé ce point, elle ne tarde pas à former par le rapprochement des deux côtes opposées un second isthme encore plus
étroit que le premier, puisqu'il n'a plus guère que 60 stades : ce second isthme va de la ville de Minoa, dans le canton de Lyttos, à Hiérapytna et à la mer
Libyque. Hiérapytna est située [sur cette mer], au fond d'un golfe. Au delà, l'île se rétrécit encore [et s'amincit] jusqu'à finir en pointe au
cap Samonium, lequel regarde à la fois l'Egypte et l'archipel rhodien.
4. L'île de Crète, qui est surtout montagneuse et boisée, possède aussi des vallées d'une grande fertilité. De ses montagnes, les plus occidentales sont
connues sous le nom de monts Leuques ; elles ne le cèdent pas en hauteur au mont Taygète, et s'étendent sur une longueur de 300 stades environ, formant ainsi une
chaîne ou arête qui se termine à peu près au premier isthme. Au centre de l'île, maintenant, c'est-à-dire dans la partie où elle offre le plus de
largeur, s'élève l'Ida, la plus haute des montagnes de Crète, qui mesure 600 stades de tour à sa base. Là aussi se trouvent, rangées autour de l'Ida,
les villes les plus importantes de l'île. Quant aux autres chaînes de montagnes, qui se dirigent, les unes au midi, les autres au levant, elles égalent à peu
près la hauteur des monts Leuques.
5. Il y a de la côte de Cyrénaïque au Criou-Métôpon une traversée de deux jours et de deux nuits et du Kisamos [au cap Malées], en passant par
Cythère, laquelle se trouve placée juste entre deux, une distance de 700 stades. D'autre part du cap Samonium à la côte d'Egypte la traversée est de quatre
jours et de quatre nuits, si ce n'est même de trois seulement, ce qui représente pour certains auteurs une distance de 5,000 stades, mais une distance beaucoup moindre pour
d'autres. Eratosthène, lui, compte 11,000 stades depuis la côte de Cyrénaïque jusqu'au Criou-Métôpon et moins de [1000] de ce point à la côte
du Péloponnèse.
6. «Divers idiomes ici se mêlent pour former la langue du pays» ainsi s'exprime Homère (Od. XIX, 175). Puis il ajoute :
«Ici vivent côte à côte et les Achéens et les Etéocrètes au coeur vaillant, et les Cydones,
et les Doriens trichaïces et les divins Pélasges».
Or, de ces différents peuples, les Doriens, s'il faut en croire Staphylus, avaient occupé tout le levant, les Cydones tout le couchant et les Etéocrètes tout le
midi, avec la petite ville de Prasus où est le temple de Jupiter Dictéen, pour chef-lieu. Quant aux deux autres peuples, plus forts et plus puissants que les premiers, ils avaient
pris possession des plaines. Il y a lieu de croire que les Etéocrètes et les Cydones étaient seuls autochihones, tandis que les autres formaient autant de populations
advènes. Suivant Andron, c'est de la Thessalie, du canton appelé anciennement Doride et actuellement Hestiaeotide, que ceux-ci étaient venus, et Andron fait remarquer que
c'est du même canton précisément qu'étaient sortis déjà ces Doriens qui s'établirent dans le Parnasse et y fondèrent les trois villes
d'Erinéum, de Beeum et de Cytinium, et il ajoute que c'est sans doute en mémoire de ces trois mêmes villes que le poète a joint au nom des Doriens
l'épithète de trichaices. Mais cette explication d'Andron est généralement rejetée, [comme reposant sur une double erreur] : la substitution d'une
tripolis à la tétrapole dorienne [traditionnelle], et l'origine thessalienne attribuée à la métropole des Doriens. On aime mieux croire que
l'épithète de trichaïces, dans Homère, fait allusion simplement soit au triple cimier (trilophia) qui surmontait le casque des Doriens, soit à
cette autre circonstance, que ledit cimier était fait de crins de cheval (trichinous).
7. Parmi les nombreuses villes qui existent en Crète, on en distingue trois qui sont beaucoup plus grandes et plus célèbres que les autres, à savoir Cnosse, Gortyne
et Cydonie. Homère (Il. II, 646 ; Od. XIX, 178) semble même attribuer à Cnosse une sorte de prééminence, quand il la qualifie de grande et
qu'il nous la montre servant de résidence habituelle au roi Minos ; et maint écrivain postérieur à Homère [reconnaît cette prééminence].
Le fait est que pendant une longue suite d'années cette ville avait occupé le premier rang, lorsque tout à coup elle déchut et se vit enlever une bonne partie de ses
prérogatives, lesquelles passèrent à Gortyne et à Lyttos ; mais ce ne fut que pour un temps, Cnosse recouvra plus tard son antique splendeur et naturellement aussi
son rang de métropole. La ville de Cnosse, dont l'ancienne enceinte mesurait 30 stades de tour, est située toute en plaine, entre le territoire de Lyttos et celui de Gortyne, mais
à 200 stades [de Gortyne] et à 120 seulement de Lyttos, la même ville qu'Homère appelait Lyctos. Ajoutons que, tandis que Gortyne se trouve à 90 stades, et
Lyttos à 80 stades de la mer de Libye ou mer du sud, Cnosse n'est qu'à 25 stades de la mer du nord. Héracléum lui sert de port aujourd'hui ; mais, du temps de Minos,
on assure que le port ou arsenal maritime de Cnosse était à Amnissus, là où s'élève le temple d'Ilithye.
8. Cnosse portait primitivement le nom de Kaeratos, qui est celui que porte encore la rivière qui baigne ses murs. L'histoire nous représente Minos à la fois comme un
laborieux législateur et comme le premier maître ou souverain des mers ; on sait en outre qu'après qu'il eut divisé l'île en trois parties il fonda dans chacune
d'elles une ville ou cité principale, à savoir Cnosse dans la partie [septentrionale, laquelle est tournée vers l'Asie ; Phaestos dans la partie opposée, sur le bord
de la mer qui fait face au midi, et Cydonie dans la partie occidentale] juste en face du Péloponnèse, et, comme Cnosse, sur la côte nord de l'île. Au dire d'Ephore,
Minos avait voulu se montrer l'émule d'un ancien sage, nommé Rhadamanthe et réputé le plus juste des hommes, lequel passe pour avoir le premier civilisé
l'île de Crète en la dotant de lois, de cités, de magistratures, toutes mesures présentées par lui comme des prescriptions de Jupiter. C'est donc encore, ce
semble, à l'imitation de Rhadamanthe, que Minos, tous les neuf ans, se retirait sur la montagne, en un lieu dit l'Antre de Jupiter, s'y l'enfermait un temps et en ressortait muni
de tables de lois qu'il assurait être les commandements mêmes du dieu, circonstance à laquelle Homère a sans doute voulu faire allusion quand il a dit :
«Là siégeait le roi Minos, confident NOVENAIRE du grand Jupiter».
En revanche, les témoignages anciens contredisent formellement le jugement que porte Ephore sur Minos ; car ils nous représentent ce prince comme un tyran oppresseur de ses
sujets, pressureur de ses voisins, et interprètent dans le sens le plus tragique les traditions relatives au Minotaure et au Labyrinthe et les aventures de Thésée et de
Dédale.
9. Sur ce point-là il est difficile de dire de quel côté se trouve la vérité ; mais il est une autre question qui n'est pas moins controversée, c'est la
question de savoir qui a raison de ceux qui font naître Minos loin de la Crète ou de ceux qui le représentent comme un prince crétois d'origine. Il semble toutefois
qu'Homère se range de préférence à la seconde opinion quand il dit que [Jupiter]
«Eut pour premier né Minos, génie tutélaire de la Crète» (Il. XIII, 450).
Pour ce qui est de la Crète elle-même, tous les auteurs s'accordent à dire que dès la plus haute antiquité elle était en possession de lois
excellentes et avait à ce titre inspiré une noble émulation aux principaux peuples de la Grèce, à commencer par les Lacédémoniens, ainsi que
Platon l'atteste dans son livre des Lois et qu'Ephore lui-même l'a consigné dans son Europe. En revanche dans la suite les moeurs des Crétois
s'altérèrent étrangement. Ainsi l'on sait comment ils prirent la place des Tyrrhéniens, les plus redoutés des pirates de nos parages, et se livrèrent
aux mêmes dévastations qu'eux, jusqu'à ce que les Ciliciens les eussent ruinés à leur tour ; mais il vint un temps où, les pirates ayant
été tous, sans exception, anéantis par les Romains, ceux-ci s'emparèrent de la Crète et des châteaux forts de la Cilicie qui avaient si longtemps servi
de repaires aux pirates. Cnosse est même devenue aujourd'hui colonie romaine.
10. Si nous nous sommes étendu aussi longuement sur ce qui concerne Cnosse, c'est que cette ville n'a pu nous devenir étrangère, bien que depuis si longtemps et, par suite
des changements et des accidents ordinaires de la vie, les liens qui nous unissaient à elle aient été rompus. Tout le monde connaît Dorylaüs le grand tacticien,
l'un des serviteurs et amis de Mithridate Evergète. Chargé, à cause de sa grande expérience militaire, de recruter des soldats pour ce prince en pays
étranger, Dorylaüs faisait de fréquents voyages en Grèce et en Thrace et entretenait des relations suivies avec tout ce qui venait de la Crète. Les Romains
à cette époque n'occupaient pas encore l'île de Crète, et, comme le pays regorgeait de soldats de fortune et de mercenaires, les chefs de pirates eux-mêmes y
trouvaient toujours aisément à recruter leurs équipages. Or, pendant un des voyages de Dorylaüs en Crète, le hasard voulut qu'une guerre éclatât
entre Cnosse et Gortyne. Elu général par les Cnossiens, Dorylaüs remporta en peu de temps de tels succès que ceux-ci lui décernèrent les plus grands
honneurs, et, comme bientôt après il recevait la nouvelle qu'Evergète avait été traîtreusement assassiné par les siens dans Sinope et que le
pouvoir avait passé aux mains de sa femme et de ses jeunes enfants, n'espérant plus rien de ce côté, il prit le parti de se fixer à Cnosse. Là, d'une
femme macédonienne(?) nommée Stéropé, il eut deux fils et une fille. Ses deux fils portèrent les noms de Lagétas et de Stratarque : nous avons vu le
second encore en vie, mais parvenu au terme de la vieillesse. Des deux fils, maintenant, qu'avait laissés Evergète, Mithridate Eupator était celui qui avait pris sur le
trône la place de son père. Il était âgé de onze ans et avait eu jusqu'alors pour compagnon habituel le jeune Dorylaüs, dont le père
Philétère était propre frère du grand tacticien Dorylaüs. Parvenu à l'âge d'homme, le roi, toujours sous le charme de cette longue intimité,
ne se contenta pas d'élever Dorylaüs au faîte des honneurs, il voulut prendre soin de ses parents et appela en conséquence près de lui tous ceux que
Dorylaüs pouvait avoir encore à Cnosse. Lagétas, qui avait perdu son père, et qui avait déjà depuis longtemps atteint l'âge viril, répondit
à cette invitation et quitta Cnosse pour toujours. Il avait une fille : cette fille fut la mère de ma mère. Tant que dura la faveur de Dorylaüs, ses parents
partagèrent sa prospérité, mais sa disgrâce (il fut surpris en flagrant délit d'embauchage pour le compte des Romains, lesquels lui avaient promis le
trône pour lui-même en cas de succès), sa disgrâce, disons-nous, entraîna la leur, ils tombèrent tout à coup dans le néant. Ajoutons qu'ils
avaient négligé absolument d'entretenir leurs anciennes relations avec les Cnossiens, qui, de leur côté, avaient éprouvé dans l'intervalle toutes les
vicissitudes de la fortune. Nous n'en dirons pas davantage au sujet de Cnosse.
11. Après Cnosse, le second rang, sous le rapport de la puissance, paraît revenir de droit à Gortyne. Et, en effet, tant que ces deux cités vécurent en bonne
intelligence et agirent de concert, elles se firent aisément obéir du reste de la Crète ; malheureusement elles ne surent pas rester toujours unies, et dès lors
toute la Crète se partagea en deux factions alternativement victorieuses ou vaincues suivant que Cydonie apportait à l'une ou à l'autre l'appoint considérable de son
alliance. - Gortyne est située, elle aussi, dans la plaine. Si cette ville fut primitivement entourée de remparts, comme la chose paraît ressortir de ce passage
d'Homère (Il. II, 646) :
«Et Gortyne à la forte enceinte»,
il est certain qu'elle vit plus tard raser ses murs de fond en comble, et qu'elle est toujours restée depuis à l'état de ville ouverte, car Ptolémée
Philopator, qui avait commencé à la fortifier, ne poussa pas les travaux au delà de huit stades, [ce qui est bien peu] eu égard à l'étendue
considérable de l'ancienne enceinte, laquelle ne mesurait pas moins de [1]50 stades - La distance de Gortyne à la mer Libyque, c'est-à-dire à Lébên, qui
lui sert de port ou d'entrepôt, est de 90 stades. Elle a bien encore Matalum qui lui sert en quelque sorte de second port, mais sa distance par rapport à cet autre point est de 130
stades. - Le fleuve Léthée traverse Gortyne dans toute sa longueur.
12. C'est de Lébên qu'étaient natifs ce Leucocomas et cet Euxynthète, son éraste, dont il est fait mention dans le Traité de
Théophraste sur l'amour. On lit dans ce traité qu'entre autres travaux imposés par Leucocomas à Euxynthète figurait ceci : lui ramener le chien qu'il
avait à Prasos. Or Prasos, dont le territoire est contigu à celui de Lébên, est à 70 stades de la mer et à 180 stades de Gortyne. C'était,
avons-nous déjà dit, c'était anciennement une ville appartenant aux Etéocrètes et possédant le fameux temple de Jupiter Dictéen. [Le mont]
Dicté est tout près de là en effet et non, comme le croit Aratus, «dans le voisinage de la montagne Idéenne». Distant de 100 stades seulement du [cap]
Samonium, il est bien à 1000 stades à l'est de l'Ida. Quant à la ville de Prasos, c'est entre Samonium et Cherronesos, à 60 stades au-dessus de la mer, qu'elle avait
été bâtie d'abord. Mais les Hiérapytniens détruisirent de fond en comble cette première cité. A son tour Callimaque paraît s'être
trompé quand il a dépeint Britomartis s'élançant, pour échapper aux outrages de Minos, du haut du mont Dicté et tombant dans des filets de
pêcheurs (diktua), circonstance qui lui aurait fait donner par les Cydoniates le nom de Dictynne, en même temps qu'ils donnaient à la montagne le nom de Dicté.
Cydonie, en effet, n'est point du tout voisine des lieux dont il s'agit : elle est située tout à l'extrémité occidentale de l'île, ayant bien sur son
territoire une montagne, le Tityre, avec un temple au sommet, mais ce temple est appelé le Dictynnaeum et non le Dictaeum.
13. Cydonie est bâtie sur le rivage de la mer, juste en face de la Laconie et à une égale distance (800 stades environ) des deux autres grandes villes de la Crète,
Cnosse et Gortyne, j'ajoute à 60 stades d'Aptère, mais à 40 stades seulement du point de la côte le plus rapproché d'Aptère, c'est-à-dire de
Kisamos, qui lui sert de port. Immédiatement à l'0. du territoire des Cydoniates s'étend celui des Polyrrhenii, qui renferme en réalité le Dictynnaeum, et
qui, se trouve à 30 stades environ de la mer et à 60 de Phalasarnes. Anciennement, les Polyrrhenii vivaient dispersés dans des bourgades, mais plus tard une colonie
d'Achéens et de Lacédémoniens les réunit en une seule cité après avoir, à cet effet, entouré de murs une position déjà
très forte par elle-même et tournée au midi.
14. Des trois villes fondées par Minos, la dernière, Phaestos, fut détruite par les Gortyniens : elle était située à 60 stades de Gortyne, à 20
stades de la mer et à 40 du port de Matalum. Quant à son territoire, il est encore occupé par ceux-là même qui l'ont détruite. Comme Phaestos, Rhytium
est actuellement tombé au pouvoir des Gortyniens. Dans Homère les noms de ces deux villes sont déjà réunis :
«Et Phaestos et Rhytium» (Il. II, 648).
Phaestos passe pour avoir vu naître Epiménide, le même qui [1e premier] procéda aux purifications au moyen des vers ou formules en vers. Lissên
dépendait également du territoire de Phaestos. Quant à Lyttos, dont nous avons déjà fait mention précédemment, elle a pour port
Chersonnésos, lieu célèbre par son temple de Britomartis. En revanche, les villes dont les noms figurent dans le Catalogue d'Homère à côté
du sien, à savoir Milet et Lycastos, n'existent plus. Les Lyttiens ont pris pour eux le territoire de la première et les Cnossiens celui de la seconde après l'avoir
préalablement détruite.
15. [On a cherché à expliquer pourquoi] Homère, qui, dans un passage de ses écrits (Il. II, 649), qualifie la Crète d'Hécatompolis
(d'île aux cent villes), ne l'appelle plus ailleurs qu'Enénècontapolis (l'île aux 90 villes). Ephore, lui, assure que les dix villes [formant la
différence des deux nombres] ne furent bâties que postérieurement à la guerre de Troie par les Doriens venus [en Crète] à la suite de l'Argien
Althaeménés et qu'ainsi Ulysse a eu raison de qualifier la Crète d'Enénècontapolis ; explication plausible, il faut bien en convenir. Cependant d'autres
écrivains prétendent que, [si Ulysse s'exprime ainsi,] c'est que les dix villes en question avaient été détruites par le parti ennemi du roi
Idoménée. Mais, dirons-nous, ce n'est pas à l'époque de la guerre de Troie que le poète nous montre la Crète formant une Hécatompole, son
indication se rapporte à l'époque où lui-même vivait, vu que, dans ce passage-là, c'est en son nom personnel qu'il parle. Ah ! s'il y eût fait parler
quelqu'un des héros contemporains de la guerre de Troie, comme il a procédé dans l'Odyssée, où c'est Ulysse qui joint au nom de la Crète
l'épithète d'Enénècontapole, à la bonne heure, la chose se pourrait concevoir. Et encore n'est-il pas bien sûr que, ce point
concédé par nous, la suite du raisonnement de ces auteurs en fût pour cela sauvée. Il est peu vraisemblable, en effet, que, soit pendant la guerre, soit après
le retour d'Idoménée en Crète, le parti ennemi de ce prince ait pu lui prendre et lui détruire ces dix villes. Homère n'eût-il pas, dans le même
passage où il dit :
«Idoménée ramena tous ses compagnons en Crète, tous ceux que la guerre avait épargnés ;
la mer ne lui en prit aucun» (Od. III, 191),
n'eût-il pas ajouté une mention quelconque du malheur [arrivé à ce prince pendant son absence] ? Ulysse, lui, devait ne rien savoir de cette destruction de dix
villes, puisqu'il n'avait pas rencontré un seul Grec, soit pendant ses longues erreurs, soit depuis, mais on ne voit pas que [Nestor], qui avait été le compagnon
d'Idoménée pendant toute la guerre, et qui, comme lui, avait pu rentrer sain et sauf dans sa patrie, ait su davantage ce qui lui était arrivé. Quant à
supposer la chose postérieure au retour d'Idoménée, il n'y faut pas songer non plus, car, du moment qu'Idoménée avait pu se sauver avec tous ses compagnons,
il revenait avec des forces bien suffisantes pour empêcher le parti ennemi de lui enlever dix de ses villes. - Ici s'arrêtera notre description géographique de la
Crète.
16. Reste à parler, maintenant, de la constitution crétoise, dont Ephore a traité tout au long, et dont nous nous bornerons à parcourir, d'après lui, les
dispositions principales. «Il semble, dit Ephore, que le législateur [de la Crète] ait d'abord posé en principe que le plus grand bien, pour un Etat, est la
liberté, et cela par cette raison que la liberté peut seule assurer la jouissance de leurs biens à ceux qui possèdent, tandis que, dans les Etats despotiques, tout
appartenant au souverain, les sujets n'ont rien à eux. Mais les Etats qui ont le bonheur de jouir de la liberté doivent prendre [pour la conserver] certaines précautions.
La conformité de moeurs, par exemple, peut prévenir les progrès de la discorde civile, laquelle naît du luxe et de la mollesse ; il n'est pas possible, en effet, du
moment que tous les citoyens d'un même Etat vivent avec modération et simplicité, il n'est pas possible que cette égalité laisse naître parmi eux
l'envie, l'injustice et la haine. Et c'est pour cela que le législateur [de la Crète] a voulu que tous les enfants, sans exception, fussent répartis dans les diverses
agélés et que les adultes assistassent aux andries ou repas communs, pour que les pauvres, dans ces repas dont l'Etat faisait les frais, se sentissent sur un pied
d'égalité avec les riches. D'autre part, pour combattre les dispositions à la lâcheté et faire que l'énergie prévalût dans les moeurs, il
prescrivit que, dès l'enfance, tous les Crétois seraient exercés au maniement des armes et assez rompus à la fatigue pour devenir insensibles au chaud, au froid, aux
difficultés d'une route âpre et montueuse, à l'impression des coups reçus soit dans les luttes du gymnase soit dans des simulacres de batailles rangées ; il
recommanda aussi qu'on les exerçât au tir de l'arc et à la danse armée, invention du héros Cures, perfectionnée plus tard par [Pyrrhichus] et
appelée de son nom la Pyrrhique, voulant que les jeunes Crétois trouvassent jusque dans leurs jeux une préparation utile à la guerre. De même, les
choeurs ne durent employer dans leurs chants que le rythme crétois, le plus animé de tous, dû à l'inspiration de ce même Thalès, à qui l'on fait
honneur de la composition des paeans et d'autres chants nationaux, voire de l'établissement de mainte loi ou coutume. Enfin, tous les Crétois durent adopter l'habit et la
chaussure militaire, et considérer les armes d'honneur comme la plus précieuse des récompenses».
17. «Quelques auteurs ont prétendu que la plupart des institutions de la Crète étaient d'origine lacédémonienne, mais la vérité est
qu'elles ont pris naissance en Crète et a que les Spartiates n'ont fait que les perfectionner. Seulement, les Crétois ont fini presque tous par les laisser tomber en
désuétude, après que leurs cités les plus belliqueuses, et Cnosse surtout, eurent été ruinées par la guerre. Que si une partie s'en est
gardée, c'est à Lyttos, à Gortyne et dans quelques autres petites villes plutôt qu'à Cnosse. La fidélité des Lyttiens, notamment, aux anciennes
coutumes a été invoquée comme preuve à l'appui de leur opinion par ceux qui soutiennent l'antériorité des institutions de Sparte. Ils ont
prétendu que les colonies conservaient toujours les moeurs de leur métropole, et qu'il ne pouvait en être autrement, car ce serait se montrer par trop simple que de supposer
qu'un peuple en possession de bonnes lois et de sages institutions va s'empresser de les échanger contre des lois et des institutions notoirement inférieures. - Mais, reprend
Ephore, l'argument ne vaut rien. Ce n'est pas, en effet, d'après les institutions actuelles de la Crète qu'on peut se faire une idée de ce qui existait jadis, surtout quand
chacun sait que, des deux côtés, du côté de la Crète comme du côté de Lacédémone, il s'est opéré un changement en sens
inverse. Chacun sait, en effet, qu'anciennement l'empire de la mer était tout aux mains des Crétois, au point même que, quand on voulait désigner les gens qui
feignent d'ignorer ce qu'ils savent, on disait, par manière de proverbe : «Oui, oui, des Crétois qui ne connaissent pas la mer !» et qu'aujourd'hui, au contraire, les
Crétois n'ont plus de marine. Qu'on ne croie pas non plus que, parce que les Spartiates, venus anciennement en Crète, y ont fondé dans plus d'une ville des colonies, ces
villes aient été forcées de conserver à tout jamais les lois et coutumes qui leur avaient été alors imposées. Aujourd'hui, en effet, il y a
beaucoup de ces anciennes colonies doriennes qui n'observent plus les coutumes de la mère-patrie, et beaucoup d'autres villes, en revanche, qui, sans avoir été jamais
colonisées par les Spartiates, se trouvent avoir les mêmes moeurs et les mêmes coutumes que leurs colonies».
18. «Ajoutons que Lycurgue, le législateur de Sparte, est de cinq générations postérieur à Althaeménès, chef de la première colonie
dorienne de Crète, puisque l'histoire nous montre Kissos, père d'Althaeménès, fendant Argos dans le même temps précisément où
Proclès bâtissait Sparte, et que tous les autres s'accordent à faire descendre Lycurgue de Proclès à la sixième génération. Or, on n'a
jamais vu que la copie ait précédé l'original, que le nouveau ait existé avant l'ancien. De plus, si les Lacédémoniens eux-mêmes appellent du nom
de danse crétoise cette danse armée si en faveur chez eux ; s'ils qualifient de crétois et le rythme qu'ils emploient de préférence et les
paeans consacrés chez eux et prescrits par la loi et maint autre détail de leurs propres coutumes, c'est qu'apparemment l'origine en était toute crétoise. D'autre
part, si bon nombre de charges et de magistratures ont, aujourd'hui encore, dans les deux pays les mêmes noms, témoin l'ordre des Gérontes et celui des Chevaliers, il y a
pourtant cette différence qu'en Crète les chevaliers sont encore tenus d'avoir à eux des chevaux [comme insigne de leur dignité], d'où l'on peut
inférer que l'institution des chevaliers est plus ancienne en Crète (où elle est restée fidèle à son origine et où elle réalise encore ce
qu'indique son nom) qu'à Sparte, où, depuis longtemps, les chevaliers n'ont plus de chevaux à nourrir. Par contre, il est arrivé que les Ephores, tout en
exerçant à Sparte des fonctions analogues à celles des Cosmi de la Crète, ont reçu un nom différent. Et il en a été de même pour
les repas publics : désignés, aujourd'hui encore, dans toute la Crète, sous le nom d'Andries, ils n'ont pas gardé chez les Spartiates cette
dénomination, qui était bien le nom primitif, à en juger par ce qu'on lit dans Alcman :
«C'est dans nos festins, dans nos thiases, aux tables communes de nos ANDRIES qu'il convient d'entonner le paean».
19. Voici, d'ailleurs, comment les Crétois expliquent le voyage de Lycurgue dans leur île. Lycurgue avait un frère aîné, nommé Polydecte. Celui-ci
mourut, laissant sa femme enceinte. Lycurgue prit alors sur le trône la place de son frère ; mais, l'enfant venu au monde, il se contenta de veiller comme tuteur sur celui à
qui la couronne appartenait de droit. Cela n'empêcha point qu'un malveillant, un jour, ne lui dit qu'il savait de science certaine que tôt ou tard il règnerait. Sur ce simple
propos, Lycurgue pressentit l'intention, dans le public, de lui attribuer quelque projet d'attentat sur la personne de son pupille ; et, craignant que, si le pauvre enfant venait à
mourir tout à coup, ses ennemis ne l'accusassent de cette mort, il partit pour la Crète. Telle est la cause que les Crétois attribuent au voyage de Lycurgue dans leur
île. Une fois en Crète, Lycurgue aurait visité d'abord Thalès, musicien et législateur célèbre, et aurait appris de lui de quelle manière
Rhadamanthe, le premier, et Minos, après lui, avaient publié et fait accepter leurs lois, les disant recueillies par eux de la bouche même de Jupiter ; puis, de
Crète, il aurait passé en Egypte, s'y serait enquis de tout ce qui avait rapport aux lois et institutions ; aurait encore, au dire de certains auteurs, rencontré
Homère, qui à cette époque, était fixé dans l'île de Chios, et, retournant ensuite dans sa patrie, y aurait retrouvé en possession du trône
le fils de son frère Polydecte, Charilaüs. Il aurait alors pensé à promulguer ses lois, et, étant allé à Delphes comme pour consulter Apollon,
aurait été censé en rapporter tout un ensemble de commandements divins, de même que Minos autrefois avait rapporté de l'Antre de Jupiter ses fameuses tables de
lois, avec lesquelles, d'ailleurs, la plupart des lois de Lycurgue offrent une grande ressemblance.
20. Enumérons d'après Ephore, les principales dispositions de la législation crétoise. Tous les jeunes garçons désignés pour sortir en
même temps de l'agélé des Enfants sont tenus aussi de se marier en même temps, mais sans pouvoir immédiatement emmener chez eux leurs femmes : il leur
faut attendre que celles-ci soient en état de tenir leurs maisons. - La dot de la femme, quand il y a des frères, est moitié de la part de ceux-ci. - Tous les enfants
apprennent les éléments de la grammaire, les chants nationaux inscrits dans les lois, et les premiers principes de la musique. - Ceux qui, vu leur jeune âge, ne sont pas
encore aussi avancés, sont conduits aux andries ou repas communs, et là, assis par terre, ils mangent ensemble, vêtus de mauvaises tuniques qu'ils portent hiver comme
été, se servant eux-mêmes et faisant en même temps le service des tables des hommes, - Ils engagent souvent aussi des batailles en règle, soit entre membres
d'une même syssitie, soit de syssitie à syssitie. - A chaque andrie est attaché un paedonome, chargé de présider aux exercices des enfants. Devenus plus
grands, les enfants passent dans les agélés. Chaque agélé est formée par les soins d'un enfant appartenant à l'une des plus illustres et plus
puissantes familles. Il recrute, à cet effet, et rassemble le plus d'enfants qu'il peut. En général, c'est le père de l'enfant par qui l'agélé a
été formée qui en est le chef ; et il est libre de la conduire où il veut, à la chasse, au stade, etc., et de punir comme il l'entend toute
désobéissance à ses ordres. Les enfants des agélés sont nourris aux frais de l'Etat. Plusieurs fois par an, à des époques fixes, on voit tous
ces enfants marcher au combat, agélé contre agélé, et cela d'un pas mesuré et réglé par la flûte et la lyre, ce qui est aussi l'habitude
du soldat crétois à la guerre ; [puis le combat s'engage], et tous ces enfants se portent des coups à qui mieux mieux, soit avec le poing, soit avec des armes [de
bois].
21. Une autre coutume propre aux Crétois est celle qui réglemente la pédérastie. Ce n'est point, en effet, par la persuasion, mais bien par le rapt, qu'ils
s'assurent la possession de l'objet aimé. Trois jours et plus à l'avance l'éraste prévient de son projet d'enlèvement les amis du jeune garçon qu'il
aime. Or, ce serait pour ceux-ci le comble du déshonneur s'ils cachaient l'enfant ou qu'ils l'empêchassent de passer par le chemin indiqué : ils paraîtraient avouer
par là qu'il ne méritait pas les faveurs d'un éraste aussi distingué. Que font-ils, alors ? Ils se rassemblent, et, si le ravisseur, par son rang et à tons
autres égards, est dans une position égale ou supérieure à celle de la famille de l'enfant, ils se contentent, dans leur poursuite, pour se mettre en règle
avec la loi, de faire un semblant d'attaque ; mais ils laissent, en somme, enlever l'enfant, et en témoignent même toute leur joie. Que le ravisseur, au contraire, soit d'un rang
notoirement inférieur, ils lui enlèvent impitoyablement l'enfant des mains. En tout cas, la poursuite cesse dès que l'enfant a franchi le seuil de l'andrion de son
ravisseur. Généralement, ce qui séduit les Crétois, ce n'est pas tant la beauté du corps de l'enfant, que la vaillance de son âme et la décence
de ses moeurs. [Une fois en possession de celui qu'il aime], l'éraste le comble de présents et l'emmène loin de la ville, où il veut. Seulement tous ceux qui ont
été témoins de l'enlèvement deviennent leurs compagnons, et, après qu'ils ont passé deux mois tous ensemble à banqueter et à chasser (la
loi n'autorise pas le ravisseur à retenir l'enfant plus longtemps), ils regagnent la ville de compagnie. L'enfant est alors rendu à la liberté : il reçoit de son
éraste, indépendamment du manteau de guerre, du boeuf et de la coupe, qui sont les dons prescrits par la loi une infinité d'objets de prix, ce qui constitue l'éraste
en une dépense si forte que ses amis se cotisent d'ordinaire à cette seule fin de lui venir en aide. L'enfant immole à Jupiter le boeuf qu'il a reçu et offre un
dernier banquet à tous ceux qui l'ont ramené à la ville ; après quoi, il déclare hautement s'il a eu ou non à se louer de ses rapports avec son
éraste : c'est la loi qui autorise cette déclaration, et elle le fait pour que l'enfant sache qu'en cas de violence de la part de son éraste pendant l'enlèvement il
a le droit de se venger et de fuir loin de lui. Un jeune garçon, beau de corps et noble de naissance, qui ne trouve pas d'éraste [est déshonoré] : on suppose qu'un
vice de coeur a seul pu lui attirer cet outrage. Les parastathentès, au contraire (tel est le nom qu'on donne aux enfants qui ont été enlevés), jouissent
d'im-portantes prérogatives : ils ont les places d'honneur dans les choeurs et dans les exercices du stade, et peuvent se distinguer de leurs camarades en portant la robe qui leur a
été donnée par leur éraste, conservant même ce droit par delà l'agélé, car on les voit, devenus des hommes, porter encore un costume
particulier, lequel permet de reconnaître tous ceux qui, dans leur enfance, ont été clines. Cline est le nom qui, chez les Crétois, désigne
l'érasme, autrement dit l'objet aimé. Quant à l'éraste, ou amant, ils l'appellent le philétor. Telles sont les lois ou coutumes qui président,
en Crète, à la pédérastie.
22. On élit [chaque année] dix archontes. Ceux-ci, à leur tour, pour les questions les plus importantes, prennent conseil des Gérontes, synedrion ou
assemblée composée de personnages ayant rempli les fonctions de Cosmes et que recommande, d'ailleurs, une probité éprouvée.
Si j'ai fait de la constitution crétoise un exposé aussi détaillé, c'est qu'elle m'a paru le mériter par son caractère entièrement original et
sa grande célébrité. Peu de chose, du reste, subsiste aujourd'hui de ces anciennes coutumes, et ici, comme dans les autres provinces de l'Empire, tout est
réglé présentement par les lois romaines.