XI, 4 - L'Albanie

Carte Spruner (1865)

La population de l'Albanie, en revanche, a des habitudes plutôt pastorales, des habitudes, qui, sans aller jusqu'à la sauvagerie des Nomades, se rapprochent pourtant davantage des moeurs de ces peuples, ce qui laisse assez deviner qu'elle doit être médiocrement guerrière. Quant à l'Albanie elle-même, elle se trouve comprise entre l'Ibérie et la mer Caspienne, touchant à celle-ci par son côté oriental, et à la frontière d'Ibérie par son côté occidental. De ses deux autres côtés, il en est un, celui du nord, qui est défendu par la chaîne du Caucase (cette chaîne domine bien en réalité toute l'étendue des plaines de l'Albanie, mais elle prend le nom de monts Cérauniens dans le voisinage de la mer) ; l'autre, celui du midi, est formé dans toute sa longueur par la frontière même de l'Arménie, pays composé à la fois de vastes plaines et de cantons entièrement montagneux, comme voilà la Cambysène, située juste au point d'intersection de l'Arménie, de l'Ibérie et de l'Albanie.

2. Le Cyrus et les autres cours d'eau, ses affluents, en arrosant, comme ils font, l'Albanie, contribuent sans doute à lui donner le plus grand des biens, la fertilité de la terre ; en revanche, ils l'ont frustrée de la mer. Tout le limon, en effet, que le Cyrus dépose incessamment à son embouchure comble peu à peu l'intervalle qui séparait maintes petites îles de la terre ferme de manière à les y réunir un jour, et forme en même temps tout le long de la côte de dangereux bas-fonds dont la surface naturellement inégale est rendue plus inégale encore par l'effet du reflux. C'est à la même cause, dit-on, que le Cyrus doit de s'être partagé, dans son cours inférieur, en douze bouches, dont les unes sont déjà oblitérées, tandis que les autres, [d'accès facile en apparence,] sont complètement trompeuses et n'ont pas assez de profondeur pour qu'un vaisseau puisse y mouiller, si bien que d'un littoral de plus de 60 stades, qui semblerait devoir être facilement accessible, d'un côté, par la mer, et, de l'autre, par la voie de tant de cours d'eau, toute une partie est en fait absolument inabordable, les atterrissements ou dépôts de limon s'avançant jusqu'à 500 stades en mer et envasant du même coup toute la plage. Il est vrai que l'Araxe a son embouchure tout à côté des bouches du Cyrus, et que, comme il descend avec impétuosité des montagnes de l'Arménie, il parvient à frayer un libre passage à ses eaux à travers cette masse de limon accumulé, mais ce qu'il en pousse ainsi devant lui est au fur et à mesure remplacé par les alluvions du Cyrus.

3. Il peut bien se faire, au reste, qu'avec leurs habitudes et leur caractère les Albani n'aient nul besoin de la mer. Ce qui nous le ferait croire, c'est que ce peuple n'a même pas su tirer de la terre un parti convenable, et de quelle terre ? d'une terre qui produit tous les fruits voire les fruits les plus doux, tous les végétaux voire les arbres à feuillage persistant, et cela naturellement, sans exiger de l'homme aucun soin, fût-ce le plus léger. «Tout ici naît pour lui sans semailles, et sans labour» (Od. X, 109), c'est ce qu'attestent les Romains qui ont fait la guerre dans le pays et qui tous nous dépeignent les Albani vivant à la manière des Cyclopes de la Fable. Ils assurent, en effet, qu'ici en beaucoup d'endroits le sol ensemencé une fois donne deux et trois récoltes, que la première de ces récoltes ne rend pas moins de cinquante pour un et qu'il en est toujours ainsi sans qu'on ait jamais besoin de laisser reposer la terre, sans qu'on ait besoin non plus d'y ouvrir avec le fer de profonds sillons, une charrue toute en bois suffisant parfaitement. Il est de fait que, sillonnées comme elles sont de fleuves et d'autres cours d'eau, les plaines de l'Albanie se trouvent plus largement arrosées que celles de la Babylonie et de l'Egypte et qu'elles gardent toute l'année l'aspect de vertes prairies, fournissant par conséquent d'excellents pâturages, sans compter que l'air y est aussi plus pur. Pour ce qui est de la vigne, on ne l'y bêche jamais, on se borne à la tailler de cinq en cinq ans. Les jeunes ceps donnent déjà du fruit dès la fin de la seconde année ; les autres, ceux qui ont pris leur plein accroissement, sont d'un produit si abondant qu'on laisse toujours aux branches une bonne partie du raisin. La même vigueur s'observe chez le bétail, soit à l'état sauvage, soit à l'état domestique.

4. Enfin les hommes se font remarquer par leur beauté et leur haute taille. Ajoutons qu'ils sont francs, aussi peu marchands que possible, comme des gens qui la plupart du temps ne font pas usage de la monnaie, qui ne savent pas compter au-dessus de cent et se bornent à échanger leurs produits contre les marchandises venues du dehors ; apportant d'ailleurs à toutes les autres affaires de la vie la plus grande nonchalance ; n'ayant pas, par exemple, la notion d'un poids ou d'une mesure exacte ; bref, conduisant leurs guerres, leurs affaires, leurs cultures avec une imprévoyance complète. Ce qui n'empêche pas qu'ils n'aient des troupes régulières, tant en infanterie qu'en cavalerie, et, non seulement des troupes armées à la légère, mais, comme les Arméniens, des cataphracti ou cavaliers bardés de fer.

5. Ils peuvent même mettre sur pied des forces plus considérables que les Ibères, et armer au besoin jusqu'à 60 000 hommes d'infanterie et 12 000 cavaliers, ce qui est le chiffre exact des forces opposées par eux naguère à l'armée de Pompée. De plus, en cas d'agression étrangère, ils reçoivent du secours des Nomades, ceux-ci faisant alors pour eux ce qu'eux-mêmes font pour les Ibères en pareille circonstance. Mais, hors ce cas unique, les Nomades ne cessent de harceler ces deux peuples au point de les empêcher de cultiver leurs terres. Les Albani ont pour armes offensives l'arc et le javelot et pour armes défensives la cuirasse et le bouclier ainsi que le casque ibérien fait de peau de bête. Il faut considérer comme appartenant encore à l'Albanie la Caspiané, province qui a dû, comme la mer Caspienne, emprunter son nom de la nation des Caspii, laquelle est aujourd'hui complétement éteinte. Quant au défilé qui conduit d'Ibérie en Albanie, il traverse toute la Cambysène, pays âpre et aride, et débouche au delà sur l'Alazonius. En Albanie, hommes et chiens ont au plus haut degré la passion de la chasse, rachetant par l'ardeur qu'ils apportent à cet exercice ce qui peut leur manquer du côté de l'art.

6. Ici, comme en Ibérie, la classe d'où sortent les rois est la première en dignité. Aujourd'hui un seul roi gouverne tout le pays, mais il n'en était pas de même anciennement ; chaque tribu parlant une langue distincte avait son roi particulier. Or, on ne compte pas moins de vingt-six langues différentes parlées en Albanie, par suite de l'isolement dans lequel ces peuples ont toujours voulu vivre les uns par rapport aux autres. N'oublions pas de dire non plus, que le pays produit quelques reptiles d'espèces venimeuses, ainsi que des scorpions et des phalanges. On sait qu'il y a certaines phalanges dont la morsure a cet effet singulier que la victime meurt en riant et qu'il en est d'autres, au contraire, dont la morsure fait qu'on expire dans les larmes et les sanglots en appelant les parents et les amis qu'on a perdus.

7. Les principales divinités que les Albani adorent sont le Soleil, Jupiter et la Lune. Mais cette dernière est chez eux l'objet d'une vénération particulière. Elle a son temple tout près de la frontière d'Ibérie. Un grand prêtre, qui est après le roi le personnage le plus honoré du pays, est chargé de l'administration de la vaste et populeuse contrée qui dépend du temple et forme le territoire sacré en même temps que de la surveillance à exercer sur les hiérodules, lesquels comptent dans leurs rangs beaucoup d'enthousiastes et de prophètes. S'aperçoit-il en effet qu'un de ces hiérodules, sous le coup d'une possession plus complète, erre toujours seul dans les bois, le grand prêtre le fait enlever et charger des chaînes sacrées ; puis il le garde ainsi toute une année, ayant soin que sa nourriture soit la plus friande et la plus recherchée possible ; après quoi, le jour anniversaire de la fête de la déesse étant arrivé, il le fait oindre de parfums et conduire à l'autel pour y être immolé parmi les autres victimes. L'immolation a lieu de la façon suivante : un homme armé de la lance sacrée, instrument légal des sacrifices humains, sort de la foule et d'une main dès longtemps exercée perce le flanc du patient et lui enfonce le fer jusqu'au coeur. La victime tombe, de sa chute se tirent certains présages aussitôt publiés, puis le corps est porté en un lieu où tous viennent le toucher du pied pour se purifier à ce contact sacré.

8. Les Albani ont un respect extrême pour les vieillards, et non pas seulement pour leurs vieux parents, mais pour les vieillards en général. En revanche, il leur est interdit, sous peine de sacrilége, de rien faire en l'honneur des morts, même de garder leur souvenir. Ils enterrent toutefois le défunt avec ses richesses, quittes à vivre eux-mêmes très misérables, faute de patrimoine. - Mais nous n'en dirons pas davantage au sujet des Albani.

9. On prétend que, durant l'expédition des Argonautes en Colchide, Jason, accompagné du thessalien Arménus, aurait pénétré jusqu'à la mer Caspienne et traversé, non seulement l'Ibérie et l'Albanie, mais même une bonne partie de l'Arménie et de la Médie, comme l'attestent, du reste, les Jasonium et maint autre monument encore debout dans ces contrées. On ajoute qu'Arménus était origi-naire d'Arménium, ville située dans le voisinage du lac Boebéis entre Phères et Larisse ; qu'il établit une partie de ses compagnons à demeure dans l'Akilisène et dans la Syspiritide, cantons qui s'étendent jusqu'à la Calachané et à l'Adiabène, et qu'ainsi il est naturel de penser que c'est ce héros qui a donné son nom à l'Arménie.


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