XIII, 2 - Lesbos

Carte Spruner (1865)

1. La côte comprise entre Lectum et Calme se trouvant bordée dans toute son étendue par une île de l'importance de Lesbos, qu'environnent qui plus est beaucoup d'îles plus petites (les unes extérieures, les autres au contraire intérieures, puisqu'elles sont situées entre Lesbos et le continent), il est grand temps pour nous à coup sûr de décrire tout ce groupe d'îles, d'autant que ce sont là encore des établissements aeoliens et que Lesbos peut être considérée à la rigueur comme la métropole de toutes les villes aeoliennes. Il nous faudra seulement prendre pour décrire Lesbos le même point de départ que nous avons pris pour décrire la côte qui lui fait face.

2. Or c'est en rangeant la côte depuis le Lectum jusqu'à Assos qu'on découvre les premières terres de Lesbos, c'est-à-dire les alentours du cap Sigrium, extrémité septentrionale de l'île. Dans cette même région à peu près est la ville lesbienne de Méthymne distante de 60 stades seulement de la côte de terre ferme comprise entre Polymédium et Assos. Le périmètre total de l'île de Lesbos est de 1100 stades et peut se décomposer ainsi qu'il suit : de Méthymne à Malia, extrémité méridionale de Lesbos faisant face et correspondant exactement au cap Canées, la ligne de navigation que l'on suit en ayant l'île toujours à droite constitue une première distance de 340 stades. Puis de Malia à Sigrium, trajet qui représente la longueur même de l'île, on compte 560 stades ; on en compte enfin 210 pour le trajet de Sigrium à Méthymne. Mitylène, la plus grande ville de l'île, est située entre Méthymne et Malia, à 70 stades de distance de Malia, à 120 stades de Cana), à 120 stades aussi des Arginusses, ce groupe de trois petites îles qui avoisine le continent et borde le promontoire Cana). C'est entre Mitylène et Méthymne, à la hauteur d'un bourg du canton de Méthymne nommé Aegiros, que l'île de Lesbos se trouve être le plus étroite, car l'isthme montagneux qu'il faut franchir pour aller d'Aegiros à l'Euripe ou bassin de Pyrrha ne mesure pas plus de 20 stades. Pyrrha est située sur le côté occidental de l'île à 100 stades de distance de Mana. Mitylène possède deux ports : celui du sud est fermé, mais ne peut recevoir qu'une cinquantaine de trirèmes ; celui du nord, bien autrement vaste et profond, est protégé par un môle. En avant de ces deux ports s'étend une petite île qui forme à proprement parler un quartier de la ville, et un quartier assez populeux. On petit dire de Mitylène, du reste, qu'elle est admirablement pourvue de toutes choses.

3. Elle a vu naître dans ses murs beaucoup de personnages illustres, notamment, dans les temps anciens, Pittacus, l'un des Sept sages, le poète Alcée et son frère Antiménidas, qui, combattant comme auxiliaire dans les rangs des Babyloniens, sortit, au dire d'Alcée, vainqueur d'un duel mémorable et tira de peine les Babyloniens en tuant de sa main «un rude guerrier, lutteur favori du roi, dont la taille (c'est toujours Alcée qui parle) pouvait bien, à une [palme] près, mesurer cinq coudées». Dans le même temps florissait Sapho, Sapho une merveille ! car je ne sache pas que, dans tout le cours des temps dont l'histoire a gardé le souvenir aucune femme ait pu, même de loin, sous le rapport du génie poétique, rivaliser avec elle. A cette époque aussi, Mitylène, en proie aux dissensions politiques (les Stasiotiques d'Alcée ont trait précisément à ces troubles), eut coup sur coup plusieurs tyrans. Pittacus fut du nombre, et, pas plus que Myrsilé et Mélanchros, pas plus que les Cléandrides et les autres, il ne trouva grâce devant la verve injurieuse d'Alcée, qui n'est pourtant pas lui-même tout à fait innocent des révolutions successives survenues dans sa patrie, tandis que Pittacus n'usa du pouvoir en somme que pour écraser dans Mitylène les partis dynastigues, après quoi il s'empressa de rendre à ses concitoyens leur pleine et entière autonomie. A une époque beaucoup plus récente, Mitylène produisit encore le rhéteur Diophane, puis elle vit naître de nos jours Potamon, Lesboclès, Crinagoras et l'historien Théophane. Outre l'histoire, Théophane avait cultivé les sciences politiques, et c'est ce mérite spécial qui lui valut l'amitié du grand Pompée : associé par Pompée à toutes ses entreprises, il contribua efficacement à ses succès et fit tourner [cette gloire commune] au plus grand profit de sa ville natale, laquelle reçut, soit de Pompée, soit de lui-même, de notables embellissements, toutes choses qui firent de lui le Grec le plus illustre de son temps. Il laissa un fils, Pompeius Macer, que César Auguste nomma procurateur d'Asie et qui figure aujourd'hui au premier rang des amis de Tibère. - Anciennement les Athéniens avaient failli souiller leur nom d'une tache ineffaçable en décrétant le massacre de toute la population male de Mitylène : heureusement, le repentir les prit, mais le contre-ordre expédié aux généraux ne prévint que d'un jour l'exécution du fatal décret.

4. Pyrrha est aujourd'hui ruinée de fond en comble, seul son faubourg est encore habité. Un port en dépend, et, depuis ce port jusqu'à Mitylène, le trajet par terre est de 80 stades. Eressos, qui succède à Pyrrha, est bâti sur une colline et s'avance jusqu'au bord de la mer. On compte ensuite 28 stades d'Eressos au cap Sigrium. Cette ville d'Eressos a vu naître Théophraste et Phanias, tous deux philosophes péripatéticiens, tous deux disciples et amis d'Aristote. Théophraste s'était appelé d'abord Tyrtamos, c'est Aristote qui changea son nom et l'appela Théophraste, dans le but apparemment de ne plus entendre ce premier nom, si dur, si discordant, mais en même temps aussi pour signaler à tous la passion de beau langage qui animait son disciple. On sait qu'Aristote faisait de tous ses disciples d'habiles discoureurs et que Théophraste par ses soins était devenu le plus habile de tous. Antissa est la ville qui fait suite au cap Sigrium : elle est pourvue d'un port et précède immédiatement Méthymne. Ici, à Méthymne, est né Arion, personnage qu'un récit fabuleux d'Hérodote a rendu célèbre, et qui, jeté à la mer par des pirates, se sauva, dit-on, sur le dos d'un dauphin et put ainsi gagner Ténare : cet Arion était citharède. Un autre citharède fameux, Terpandre, était aussi, parait-il, originaire de Lesbos : c'est lui qui passe pour avoir délaissé le premier la lyre tétrochorde et fait usage de la lyre à sept cordes, comme l'attestent les vers suivants qui lui sont attribués :

«Pour te plaire, [ô déesse !] nous renoncerons désormais aux accents de notre lyre tétrachorde
et ne chanterons plus tes louanges qu'en nous accompagnant des sept cordes de la lyre nouvelle».

N'oublions pas non plus de mentionner au nombre des célébrités lesbiennes Hellanicus l'historien, et Callias, le même qui a commenté les vers de Sapho et d'Alcée.

5. Dans le détroit qui sépare Lesbos de la côte d'Asie, on rencontre un groupe de petites îles, au nombre d'une vingtaine, d'une quarantaine peut-être, si Timosthène a dit vrai. On les désigne sous la dénomination commune d'Hécatonnèses, mot composé à la façon de Péloponnèse et conformément à l'usage qui veut que dans tous les noms semblables (Myonnèse, Proconnèse, Halonnèse) la lettre N soit redoublée, d'où il suit que Hécatonnèses équivaut à Apollonnèses. Chacun sait, en effet, qu'Hécatos n'est autre qu'Apollon et que sur tout ce littoral jusqu'à Ténédos, soit avec le surnom de Sminthien, soit avec la qualification de Cilléen, de Grynéen, et telle autre semblable, Apollon est l'objet d'une vénération particulière. Dans le voisinage de ce même groupe se trouve l'île de Pordoséléné, avec une ville de même nom bâtie sur un promontoire escarpé, juste en face d'une autre île plus grande, laquelle renfermait, comme la précédente, une ville de même nom, mais cette ville aujourd'hui abandonnée, pour ainsi dire, ne se recommande plus que par la présence d'un temple consacré à Apollon.

6. Pour éviter de prononcer un mot obscène, certains grammairiens prétendent qu'il ne faut pas dire Pordoséléné, mais Poroséléné, pas plus qu'il ne faut appeler Aspordenum la montagne qui avoisine Pergame : ils soutiennent que, vu son aspect âpre et stérile, le vrai nom de cette montagne est Asporenum et que le sanctuaire de la mère des dieux qui en couronne le sommet doit être appelé le temple de [Cybèle] Asporène. Il faut pourtant bien, dirons-nous, qu'on accepte et Pordalis, et saperdé, et le nom de Perdiccas et l'épithète pordaque, épithète employé par Simonide dans ce vers :

«On jette dehors leurs vêtements tout PORDAQUES»,

(lisez tout salis, tout trempés), et qui se retrouve aussi quelque part chez un poète de l'Ancienne comédie avec le sens de marécageux :

L'endroit était PORDAQUE» (Aristoph. La Paix. 1148).

Lesbos se trouve située à égale distance de Ténédos, de Lemnos et de Chios, et l'on peut dire que cette distance n'excède pas 500 stades.


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