XIII, 3 - L'Eolie
Carte Spruner (1865) |
1. En voyant une parenté si étroite unir les Troyens aux Lélèges et aux Ciliciens, on se demande quel motif a pu avoir Homère pour omettre les noms de ces deux derniers peuples dans son Catalogue ou dénombrement des Troyens. [En ce qui concerne les Ciliciens,] on peut croire que la mort de leurs chefs et la destruction de leurs villes avaient décidé le peu d'entre eux qui survivaient à se ranger sous les ordres d'Hector. Eétion, en effet, et ses fils (Homère nous le dit formellement), étaient morts avant qu'on procédât à ce dénombrement :
«Achille, hélas ! a tué mon père ; Achille a détruit la ville des Ciliciens, Thèbe aux sublimes portes... Là, dans le palais de mon père, j'avais sept frères. Tous, le même jour, descendirent chez Pluton, tous étaient tombés sous les coups de l'irrésistible Achille» (Il. VI, 414). |
Les Ciliciens de Mynès avaient, eux aussi, [bien avant le dénombrement,] perdu leurs chefs et leur ville :
«[Lorsqu'il] eut couché dans la poussière et Mynès et Epistrophos et qu'il eut détruit de ses mains
la ville du divin Mynès» (Il. II, 692 ; XIX, 296).
Quant aux Lélèges, il est constant qu'Homère les fait figurer dans les combats, ce passage-ci le prouve :
«Du côté de la mer campaient les Cariens, les Paeones à l'arc recourbé, les Lélèges, les Caucones» (Il. X, 428) ;
et cet autre également :
«De sa lance [ Ajax ] perce Satnios l'Enopide, que la nymphe Néïs, belle entre toutes les nymphes,
eut d'Enops, le royal berger des bords du Satnioïs» (Il. XIV, 443).
C'est qu'en effet, à ce moment, les Lélèges n'étaient pas encore décimés au point de ne plus former un corps de nation ; leur roi vivait encore,
«... D'Altès qui règne sur les belliqueux Lélèges» (Il. XXI, 86) ;
leur ville non plus n'avait pas été complètement anéantie, car le vers suivant d'Homère ajoute :
«Dans la citadelle escarpée de Pédase, au-dessus des rives du Satnioïs» (Il. XXI, 87).
Et cependant il ne les a point nommés dans son Catalogue. Apparemment, il aura jugé que ce peuple ne formait plus un corps de nation assez important pour figurer nominativement et à son rang dans un semblable dénombrement, ou bien il les aura englobés parmi les Troyens sujets d'Hector, vu l'étroite affinité des deux peuples attestée par ces paroles de Lycaon [demi-] frère d'Hector :
«C'est une vie bien courte que j'aurai reçue de ma mère, Laothoé, fille du vieil Altès,
d'Altés qui règne sur les belliqueux Lélèges» (Il. XXI, 84).
Telle est, suivant nous, l'explication la plus vraisemblable à donner de l'omission d'Homère.
2. On peut, avec le même degré de vraisemblance, déterminer les limites qu'Homère assignait aux possessions des Ciliciens et des Pélasges, voire aux
possessions intermédiaires des Cétéens, les sujets d'Eurypyle. Des Ciliciens et des sujets d'Eurypyle, nous avons dit ci-dessus tout ce qu'il y avait à dire, nous
avons notamment démontré que leurs possessions n'avaient jamais dépassé le cours du Caïcus. Quant aux Pélasges, il nous paraît rationnel de les
placer immédiatement à la suite des deux autres peuples, pour nous conformer aux paroles d'Homère et aux différentes indications fournies par l'histoire. Voici ce
que dit Homère :
«Hippothoüs guide au combat les tribus des Pélasges et la lance redoutable, des Pélasges habitants de la fertile Larisse. Ils ont pour chef, outre Hippothoüs, le vaillant Pylaeus, l'autre fils du Pélasge Léthus, fils lui-même du héros Teutamus» (Il. II, 840). |
Or ces paroles du poète, en même temps qu'elles donnent à entendre que les Pélasges étaient extrêmement nombreux (Homère ne dit pas, en effet,
la tribu des Pélasges, mais bien les tribus), contiennent une indication précise [sur la question qui nous occupe], en leur assignant Larisse pour demeure. Car, si l'on
connaît beaucoup de villes portant ce nom de Larisse, celle dont Homère parle ici ne saurait être que l'une des Larisses les plus rapprochées d'Ilion, et des trois qui
sont dans ce cas, celle qui réunit toutes les présomptions en sa faveur paraît être la Larisse du canton de Cymé. Quant à la Larisse du canton
d'Hamaxitos, située comme elle est tout à fait en vue d'Ilion, à une distance qui n'excède pas 200 stades, elle est beaucoup trop près pour qu'Homère,
en décrivant le combat furieux engagé sur le corps de Patrocle, ait pu dire raisonnablement qu'Hippothoüs était tombé loin de Larisse (Il. XVII,
301). Ces paroles évidemment ne s'appliquent pas à elle, mais bien plutôt à son homonyme du canton de Cymé, que 1000 stades environ séparent d'Ilion.
Reste la troisième Larisse, simple bourg aujourd'hui du territoire d'Ephèse et de la plaine du Caystre, mais qui passe pour avoir eu autrefois l'importance d'une ville, et pour
avoir possédé un temple fameux, celui d'Apollon Larissène : or cette Larisse, située plus près du Tmole qu'elle ne l'est d'Ephèse (il peut bien y avoir
180 stades entre Ephèse et Larisse), devait faire anciennement partie dela Maeonie (on sait qu'avec le temps les Ephésiens s'accrurent considérablement aux dépens de
la Maeonie ou de la Lydie actuelle) : il est donc impossible qu'elle ait été la Larisse des Pélasges, et cet honneur [nous le répétons] revient bien
plutôt à l'autre Larisse du canton de Cume ou de Cymé. Nous n'avons d'ailleurs aucune preuve positive que cette Larisse de la plaine du Caystre, non plus qu'Ephèse
elle-même, existât déjà à l'époque de la guerre de Troie, tandis que l'existence à cette époque de l'autre Larisse, voisine de Cume, est
attestée de la manière la plus formelle par tout ce qu'on sait de l'histoire des établissements aeoliens, établissements de très peu postérieurs
à la guerre de Troie.
3. Cette histoire, en effet, nous apprend que, partis du Phricius, lequel est situé en Locride au-dessus des Thermopyles, les Aeoliens abordèrent au lieu où est Cume
aujourd'hui, et qu'ayant trouvé les Pélasges, bien que très maltraités par la guerre de Troie, maîtres encore de Larisse (c'est-à-dire d'une position
distante de Cume de 70 stades à peine), ils élevèrent contre eux, à 30 stades de Larisse, le fort de Néon-Tichos, encore debout aujourd'hui. De là ils
purent aisément s'emparer de Larisse, et, ayant fondé Cume, ils y transportèrent le peu de Pélasges qui avaient survécu. En souvenir du Phricius de la
Locride, Cume et Larisse elle-même reçurent le surnom de Phriconide. Mais Larisse est aujourd'hui déserte. Les mêmes historiens, pour prouver la grandeur de la nation
pélasge, invoquent différentes circonstances, le témoignage, par exemple, de Ménécrate d'Elée, qui, dans son livre des Origines des villes,
affirme que toute la côte d'Ionie depuis Mycale, ainsi que les îles qui la bordent, eurent les Pélasges pour premiers habitants ; puis la prétention des Lesbiens
d'avoir combattu [pendant la guerre de Troie] sous les ordres de Pylaeus, ce chef qu'Homère qualifie de roi des Pelasges et qui aurait donné son nom à leur mont Pylaeus ;
la conviction enfin où sont tous les habitants de Chio qu'ils descendent directement des Pélasges de la Thessalie. Malheureusement la nation des Pélasges était
toujours errante, toujours prompte à se déplacer ; et il s'ensuivit qu'après avoir atteint un haut degré de puissance elle déclina très rapidement.
Ajoutons que ce déclin de leur puissance coïncide justement avec l'époque du passage en Asie des Eoliens et des Ioniens.
4. Une particularité commune à Larisse du Caystre, à Larisse Phriconide et à Larisse de Thessalie, c'est que le territoire de chacune de ces villes s'est
formé des alluvions ou atterrissements d'un de ces trois fleuves : le Caystre, l'Hermus ou le Pénée. Dans cette même Larisse dite Larisse Phriconide, le héros
Piasus était l'objet d'un véritable culte. Or voici ce que la tradition raconte de cet ancien chef pélasge : épris de sa propre fille, il la viola, mais ne tarda pas
à expier son crime. Sa fille l'ayant vu se pencher au-dessus d'une grande cuve remplie de vin le saisit brusquement par les jambes, le souleva de terre, et le précipita dans la
cuve.
Nous n'en dirons pas davantage sur ces antiques traditions.
5. Aux villes aeoliennes subsistant actuellement il nous faut ajouter Aegae, ainsi que Temnos, qui vit naître Hermagoras, l'auteur du Traité de rhétorique. Ces deux
villes sont situées près de la chaîne de montagnes dont l'Hermus baigne le pied et qui domine à la fois les cantons de Cume, de Phocée et de Smyrne. Pas bien
loin non plus de ces deux villes s'élève Magnésie du Sipyle, déclarée ville libre par les Romains, mais que les récents tremblements de terre ont
cruellement éprouvée. Si, maintenant, repassant l'Hermus, on se dirige à l'opposite du côté du Caïcus, on compte depuis Larisse jusqu'à Cume 70
stades et de Cume à Myrine 40 stades ; autant de Myrine à Grynium ; puis [70] stades de Grynium à Elée. Mais, suivant Artémidore, tout de suite après
Cume est Adae ; puis, à 40 stades de là, on atteint la pointe d'Hydra qui, avec la pointe d'Harmatonte, située juste vis-à vis, forme le golfe Elaïtique.
L'entrée de ce golfe a 80 stades environ de largeur. A 60 stades dans l'intérieur est Myrine, ville aeolienne, avec son port ; puis à Myrine succède le Port des
Achéens, où l'on remarque les autels des douze grands dieux. Vient ensuite Grynium, petite ville dependant de Myrine, avec son temple d'Apollon, son antique oracle, et son
magnifique néos ou sanctuaire de marbre blanc. Jusqu'à Grynium, [depuis Myrine, Artémidore compte] 40 stades ; il en compte en outre 70 jusqu'à Elée, ville
dont le port servant de station à la flotte des Attales et qui fut fondée par Ménesthée et par les Athéniens venus avec ce héros au siége
d'Ilion. Quant aux localités qui suivent, telles que Pitané, Atarnee, etc., nous n'en dirons rien ici, ayant décrit précédemment toute cette partie de la
côte.
6. Cume est la plus grande des villes aeoliennes et la plus importante à tous égards ; on peut même dire qu'elle et Lesbos ont été les métropoles des
autres villes aeoliennes, qui, après avoir été au nombre de trente environ, ont aujourd'hui en grande partie disparu. On se moque beaucoup de la stupidité des
habitants de Cume, et voici, à ce que prétendent certains auteurs, d'où leur serait venu ce fâcheux renom : quand ils affermèrent les droits [d'entrée
et de sortie] de leur port, il y avait trois cents ans que Cume existait, tout ce temps-là donc le trésor public n'avait rien perçu de cet important revenu, ce qui avait
fait dire que les Cuméens ne s'étaient aperçus qu'à la longue qu'ils habitaient une ville maritime. Mais on explique la chose encore d'autre manière : on
assure qu'à l'occasion d'un emprunt public les Cuméens avaient donné leurs portiques en garantie, et que, comme ils n'avaient pu s'acquitter au jour fixé, ils
s'étaient vu exclure de leur promenade favorite ; que toutefois, quand il pleuvait, les créanciers de l'Etat, par respect humain, chargeaient le crieur de la ville d'inviter le
public à chercher un abri sous les portiques : «Rentrez sous vos portiques», telle était la formule du crieur. Or on en fit une manière de dicton dont le sens
est que les Cuméens sont trop bêtes pour deviner qu'il faut, quand il pleut, se retirer sous les portiques, et qu'on est obligé de les en avertir par la voix du
héraut. Curie n'en a pas moins produit quelques personnages célèbres, Ephore notamment, l'un des disciples du rhéteur Isocrate, auteur d'une Histoire et d'un
Traité des inventions, et plus anciennement le poète Hésiode, qui nous a appris lui-même comment Dios, son père, quitta l'Aeolide et Cume, pour venir en
Béotie
«Habiter un méchant village de l'Hélicon, Ascra, séjour malsain l'hiver, incommode l'été,
désagréable en tout temps» (Hes. Trvx, 639).
Pour Homère, la chose est moins sûre et beaucoup d'auteurs placent ailleurs le lieu de sa naissance. En revanche, on croit généralement que le nom que porte la ville de Cume lui vient d'une Amazone ; de même que Myrine paraît avoir emprunté le sien de l'Amazone dont on voit le tombeau dans la plaine de Troie, au-dessous de Batiée :
«[Cette colline] appelée Batiée dans le langage des humains, mais que les Immortels ne nomment jamais
que le tombeau de la bondissante Myrine» (Il. II, 814).
Ephore, du reste, Ephore lui-même a trouvé moyen de faire rire à ses dépens : n'ayant rien pu dire des exploits des Cuméens dans son Histoire où il énumère toutes les actions mémorables, et ne voulant pas cependant passer sous silence le nom de sa patrie, il a écrit cette phrase en manière d'épilogue : «Dans le même temps Cume était tranquille !» - Mais nous avons fini de parcourir et la côte de Troade et la côte d'Aeolide : engageons-nous maintenant dans l'intérieur, et, en nous avançant jusqu'au Taurus, ne changeons rien à l'ordre observé par nous jusqu'ici.