XV, 1 - L'Inde

Carte Spruner (1865)

Pour compléter notre description de l'Asie, nous n'avons plus à parler que de la région sise en dehors du Taurus (la Cilicie, la Pamphylie et la Lycie exceptées) ; en d'autres termes, nous n'avons plus à décrire que l'espace compris entre l'Inde et le Nil d'une part, entre le Taurus et la mer Extérieure ou mer Australe de l'autre. Puis il y a la Libye qui fait suite immédiatement à l'Asie. Mais nous traiterons de la Libye plus loin ; présentement c'est par l'Inde qu'il nous faut commencer, vu qu'elle s'offre à nous la première du côté de l'Orient et qu'elle est la plus grande [des contrées appartenant à la région ecto-Taurique].

2. Au préalable, nous réclamerons l'indulgence du lecteur pour ce que nous avons à dire de l'Inde. L'Inde est un pays si reculé ! Il y a si peu de Grecs jusqu'ici qui aient pu l'explorer ! Ajoutons que ceux-là mêmes qui l'ont vue n'en ont vu que des parties et ont parlé de tout le reste sur de simples ouï-dire ; que le peu qu'ils ont vu, ils l'ont mal vu, en courant, à la façon de soldats qui traversent un pays sans s'arrêter ; qu'on s'explique par là comment les mêmes choses ne sont pas dépeintes de même dans des Histoires écrites toutes soi-disant avec la plus scrupuleuse exactitude par des frères d'armes, par des compagnons de voyage (ce qui est le cas de tous ceux qui suivirent Alexandre à la conquête de l'Inde) ; comment il arrive même que le plus souvent ces auteurs disent tout le contraire les uns des autres. Or, si leurs récits diffèrent à ce point sur les choses qu'ils ont vues, que penser de celles qu'ils nous transmettent sur de simples informations ?

3. On pourrait croire au moins que les historiens qui longtemps après ont eu occasion de parler de l'Inde, que les navigateurs qui y ont abordé de nos jours, sont plus exacts dans les renseignements qu'ils nous donnent, il n'en est rien pourtant. Prenons pour exemple Apollodore, qui, dans ses Parthiques, parle naturellement du démembrement du royaume de Syrie et de l'insurrection de la Bactriane enlevée par des chefs grecs aux descendants de Séleucus Nicator : il raconte bien comment ces mêmes chefs en vinrent par l'accroissement de leur puissance à attaquer l'Inde elle-même ; mais, pour ce qui est des notions précédemment acquises sur ce pays, nul éclaircissement à attendre de lui ; loin de là, il n'en tient nul compte et affirmera, par exemple, en contradiction formelle avec ce qu'on sait, que ces rois grecs de la Bactriane conquirent une plus grande étendue du territoire indien que n'avait fait l'armée macédonienne et qu'Eucratidas notamment y possédait jusqu'à mille villes. Il oublie qu'au rapport des anciens historiens il existait, rien que dans l'espace compris entre l'Hydaspe et l'Hypanis, jusqu'à neuf nations distinctes, lesquelles possédaient cinq mille villes toutes plus grandes que Cos Meropis, et que cette immense contrée fut conquise par Alexandre et cédée par lui à Porus.

4. Quant aux marchands qui, de nos jours, se rendent de l'Egypte dans l'Inde par la voie du Nil et du golfe Arabique, on pourrait compter (tant ils sont rares !) ceux qui ont rangé les côtes de l'Inde jusqu'au Gange. C'était d'ailleurs tous gens sans éducation et incapables par conséquent de nous renseigner utilement sur la disposition des lieux. D'autre part que nous a envoyé l'Inde ? en tout et pour tout, une ambassade chargée pour César Auguste des présents et hommages d'une seule de ses provinces [la Gandaride] et d'un seul de ses rois Porus III, et un de ses sophistes qui est venu mourir sur un bûcher dans Athènes et renouveler ainsi le spectacle donné jadis par Calanus à Alexandre.

5. A défaut de ces sources d'information, consulterons-nous au moins les traditions antérieures à la conquête d'Alexandre, les ténèbres s'épaississent encore. Qu'Alexandre ait ajouté foi à ces antiques traditions, la chose se conçoit à la rigueur, vu l'enivrement où l'avait jeté une telle continuité de succès ; et il n'y a rien qui choque la vraisemblance dans cette affirmation de Néarque que, si Alexandre ramena son armée par la Gédrosie, ce fut par émulation et pour avoir entendu raconter comment Sémiramis et Cyrus, après avoir attaqué l'Inde, avaient dû battre en retraite aussitôt et s'enfuir, Sémiramis avec vingt compagnons en tout, et Cyrus avec sept : il trouvait beau apparemment, là où ces deux puissants monarques avaient éprouvé un tel revers, d'avoir su garder son armée intacte et de l'avoir ramenée triomphante à travers les mêmes peuples et les mêmes contrées. Oui, on conçoit qu'Alexandre ait pu croire à de semblables récits.

6. Mais nous ! où serait notre excuse, si nous prétendions à toute force tirer d'expéditions comme celles de Cyrus et de Sémiramis quelques notions positives sur la géographie de l'Inde ? Mégasthène à cet égard semble penser comme nous, car il invite ses lecteurs à se défier des antiques traditions relatives à l'Inde, par la raison que l'Inde n'a jamais envoyé au dehors de grande expédition et qu'en fait d'attaques extérieures et d'invasions, elle n'a subi que la double conquête d'Hercule et de Bacchus, et, dans les temps modernes, la conquête des Macédoniens. Mégasthène avoue que l'Egyptien Sésostris et l'Ethiopien Téarcon poussèrent leurs conquêtes jusqu'en Europe, que Nabocodrosor, ce héros que les Chaldéens élèvent au-dessus d'Hercule lui-même, pénétra, comme Hercule, jusqu'au détroit des colonnes, où Téarcon du reste avait déjà atteint ; que Sésostris conduisit son armée victorieuse du fond de l'Ibérie aux confins de la Thrace et aux rivages du Pont ; qu'enfin le Scythe Idanthyrse courut toute l'Asie et toucha à la frontière d'Egypte ; mais il nie en même temps qu'aucun de ces conquérants ait mis le pied sur le sol indien. Quant à Sémiramis, elle serait morte, paraît-il, avant même d'avoir tenté l'entreprise qu'on lui prête. Suivant lui aussi, les Perses, qui faisaient venir les Hydraques de l'Inde pour les employer comme mercenaires dans leurs armées, n'auraient jamais envahi le territoire indien et n'auraient fait qu'en approcher lors de l'expédition de Cyrus contre Ies Massagètes.

7. Ajoutons que la double conquête d'Hercule et de Bacchus, admise comme vraie par Mégasthène et un petit nombre d'écrivains, est répudiée elle-même par la plupart des historiens (Eratosthène tout le premier), qui la qualifient d'absurde et de fabuleuse et l'assimilent à tant d'autres fictions que le culte de ces deux divinités a accréditées parmi les Grecs. On se rappelle les fanfaronnades de Dionysos dans les Bacchantes d'Euripide (V, 13) :

«Laissant alors derrière moi les plaines aurifères de la Lydie, je franchis et les chaudes campagnes
des Phrygiens et des Perses, et l'enceinte de Bactres, et l'âpre pays des Mèdes,
et l'heureuse Arabie et l'Asie tout entière».

On se rappelle aussi le dithyrambe en l'honneur de Nysa, ce mont sacré de Bacchus, que Sophocle met dans la bouche d'un de ses personnages :

«De la place où j'étais, j'apercevais Nysa, premier théâtre à jamais glorieux des fureurs bachiques, Nysa en qui Iacchus au front armé de cornes aime et vénère son riant berceau, Nysa où l'on se demande s'il est un chant d'oiseau, un seul, qui manque au joyeux concert».

On connaît la suite du passage. On connaît aussi ces vers d'Homère sur Lycurgue l'Edonien :

«A la vue de Bacchus en délire il poursuit sur les cimes sacrées du Nyséum les nourrices du divin enfant» (Il. VI, 132).

Toutes les fictions concernant Bacchus sont dans le même goût. Quant aux fictions relatives à Hercule, s'il en est dans le nombre qui nous le montrent poussant ses conquêtes dans la direction diamétralement opposée à celle qu'avait suivie Bacchus, c'est-à-dire seulement jusqu'aux bornes occidentales de la terre, d'autres lui font parcourir tour à tour l'Orient et l'Occident.

8. Telles qu'elles sont, ces fictions ont été mises à profit ; on s'en est autorisé, par exemple, pour appeler du nom de Nyséens l'un des peuples de l'Inde, en même temps qu'on donnait le nom de Nysa à la capitale de ce peuple fondée soi-disant par Dionysos, et le nom de Méros à la montagne qui la domine. On avait vu croître sur le territoire de ce peuple à la fois le lierre et la vigne, le prétexte parut suffisant ; et, pourtant, la vigne en ces lieux ne produit jamais, les pluies trop abondantes font couler le raisin avant qu'il soit arrivé à maturité. On nous représente toujours aussi la nation des Sydraques comme issue de Dionysos. Pourquoi ? parce que la vigne croît également chez eux et qu'on retrouve certains détails de la pompe bachique dans les magnificences que déploient leurs rois lorsqu'ils sortent, soit pour une expédition militaire, soit pour tout autre motif, au bruit des tambours et revêtus de la longue robe à fleurs brodées (usage commun pourtant à tous les peuples de l'Inde). Certaine roche Aornos, dont l'Indus encore voisin de ses sources baigne le pied et qu'Alexandre avait prise d'emblée, fut censée avoir soutenu jadis et repoussé un triple assaut d'Hercule : il fallait bien rehausser la gloire du conquérant ! On voulut aussi reconnaître dans les Sibes les descendants mêmes des compagnons d'Hercule, sous prétexte que ce peuple avait conservé comme autant d'indices de sa noble origine l'usage de se vêtir de peaux de bêtes ainsi que faisait Hercule, et cet autre usage de porter la massue et d'imprimer à chaud la figure d'une massue en guise de marque sur tous les bestiaux leur appartenant, boeufs et mulets. On fit plus, on se servit pour étayer ces fables des traditions relatives au Caucase et à Prométhée, transportées tout exprès des bords du Pont ici sur un bien mince prétexte, la rencontre chez les Paropamisades d'une grotte ou caverne sacrée. De cette caverne on fit la prison de Prométhée ; on prétendit qu'Hercule était venu jusqu'ici pour opérer sa délivrance, et, comme pour les Grecs le Caucase est le théâtre consacré du supplice de Prométhée, il fut décidé que le Paropamisus était le vrai Caucase.

9. Que ce soient là de pures inventions, personnelles à ceux qui cherchaient à flatter Alexandre, la chose est indubitable et ressort d'une double preuve : 1° il n'existe aucun accord entre les historiens et ce qui se lit dans les uns n'est pas même mentionné par les autres ; or il n'est guère probable que des historiens (et notez que nous parlons précisément des plus sérieux, des plus autorisés) aient pu ignorer des détails si glorieux et si propres à rehausser l'éclat de la conquête, ou que, les ayant connus, ils les aient jugés indignes d'être relatés ; 2° aucun des pays intermédiaires que Bacchus et Hercule avaient eus nécessairement à traverser pour parvenir jusqu'à l'Inde n'a conservé un seul monument qui puisse attester sûrement leur passage. Ajoutons que le costume attribué à Hercule [conquérant de l'Inde] date d'une époque bien postérieure à la guerre de Troie, et a dû être imaginé par un des auteurs de l'Héraclée, Pisandre ou quelque autre, les plus anciennes statues du dieu le représentant tout différemment.

10. Ici donc, comme toujours en pareil cas, il faut accepter ce qui s'éloigne le moins de la vraisemblance. Enfin nous-même, nous avons déjà eu occasion, dans les premiers livres de notre Géographie, de soumettre à un examen critique tout ce qui a été dit à ce sujet ; nous l'avons fait de notre mieux et dans la mesure du possible. Or ce sont là des matériaux tout prêts que nous avons sous la main, servons-nous-en donc actuellement encore en nous bornant à ajouter quelques documents nouveaux là où quelque éclaircissement nous paraîtra nécessaire. De cet examen il résultait pour nous, en somme, que de tous les écrits sur l'Inde celui qui méritait le plus de créance était le tableau sommaire que, dans le III° livre de sa Géographie, Eratosthène a tracé de la contrée appelée Inde au moment de l'invasion d'Alexandre et quand l'Indus formait encore la ligne de démarcation entre elle et l'Ariané, province plus occidentale appartenant à l'empire des Perses ; car plus tard,du fait des Macédoniens, l'Inde s'est accrue d'une grande partie de l'Ariané. Laissons donc parler Eratosthène.

11. «L'Inde, dit-il, a pour limites : au nord, l'extrémité du Taurus comprise entre l'Ariané et la mer Orientale et désignée par les gens du pays sous les noms successifs de Paropamisus, d'Emodus, d'Imaüs et d'autres encore, et par les Macédoniens sous le nom unique de Caucase ; à l'ouest le cours même de l'Indus. Quant au côté méridional et au côté oriental qui se trouvent être beaucoup plus grands que les deux autres, ils font saillie dans la mer Atlantique et déterminent la forme rhomboïdale qu'affecte la contrée dans sa configuration générale, chacun des deux plus grands côtés excédant le côté qui lui est opposé de 3000 stades, juste la longueur de cette pointe avancée qui dépasse d'autant à l'est et au midi le reste du rivage et se trouve ainsi appartenir à la fois à la côte orientale et à la côte méridionale. Le côté occidental de l'Inde mesuré, entre les montagnes du Caucase et la mer Méridionale, le long de l'Indus jusqu'à son embouchure, est évalué en tout à 13 000 stades ; le côté opposé ou côté oriental, augmenté des 3000 stades de cette pointe extrême, se trouvera donc avoir une étendue de 16 000 stades ; et ces deux nombres représenteront le minimum et le maximum de la largeur de l'Inde. Quant à sa longueur, laquelle se prend de l'ouest à l'est, si l'on peut l'évaluer d'une façon plus précise dans sa première partie, c'est-à-dire jusqu'à Palibothra, vu qu'elle été a mesurée en schoenes et qu'elle se confond avec une route ou chaussée royale de 10000 stades, elle ne se calcule plus au delà que par approximation d'après le temps que l'on met en moyenne pour remonter le Gange depuis la mer jusqu'à Palibothra, et ce calcul donne quelque chose comme 6000 stades : d'où un total de 16 000 stades pour la plus petite longueur de l'Inde».

Tel est le nombre qu'Eratosthène nous dit avoir tiré du Livre des Stathmes réputé le plus exact ; mais, accepté par Mégasthène, ce nombre est réduit de 1000 stades par Patrocle. A ces 16 000 stades ajoutons maintenant la longueur de la pointe qui, dépassant le reste de la côte, forme une saillie si marquée dans sa direction de l'est, ces 3000 stades de surplus compléteront la longueur maximum, représentée alors par la ligne même du littoral depuis l'embouchure de l'Indus jusqu'au seuil de la susdite pointe et cette pointe elle-même jusqu'à son extrémité orientale qu'habite la nation des Coniaci.

12. Il est aisé maintenant, après ce que nous venons de dire, de se rendre compte de l'exagération des autres évaluations, de l'évaluation de Ctésias, par exemple, déclarant que l'Inde à elle seule égale en étendue tout le reste de l'Asie ; de l'évaluation d'Onésicrite faisant de l'Inde le tiers de la terre habitée ou de celle de Néarque calculant que l'étendue de l'Inde équivaut à quatre mois de marche toujours en plaine ; voire des évaluations plus modérées de Mégasthène et de Déimaque, comptant plus de 20000 stades de distance, et même en certains endroits (l'allégation est de Déimaque) plus de 30 000 stades de la mer Australe au Caucase. Tous tant qu'il sont, ces auteurs ont été réfutés par nous dans les Prolégomènes de notre Géographie ; présentement qu'il nous suffise de dire que de semblables exagérations donnent encore plus raison à ceux qui, écrivant sur l'Inde, réclament l'indulgence du lecteur pour tout ce qu'ils seront obligés d'avancer sans y croire.

13. L'Inde est sillonnée de cours d'eau en tout sens. De ces cours d'eau une partie va grossir l'Indus et le Gange qui sont les deux plus grands fleuves du pays ; le reste débouche directement dans la mer. Tous descendent du Caucase et commencent par couler au midi ; mais, tandis que les uns (et ce sont généralement des affluents de l'Indus) conservent jusqu'au bout cette première direction, les autres tournent brusquement à l'est. Le Gange est dans ce cas. A sa descente des montagnes, à peine ce fleuve a-t-il touché la plaine qu'il se détourne vers l'est pour aller baigner les murs de Palibothra, l'une des plus grandes villes de l'Inde, et pour gagner la mer Orientale dans laquelle il se jette, mais par une embouchure unique, bien qu'étant le fleuve le plus considérable de toute la contrée. L'Indus [qui est moins grand] tombe dans la mer Méridionale par deux bouches, lesquelles enserrent le district de la Pattalène assez semblable par sa nature au delta d'Egypte. Au dire d'Eratosthène, c'est l'évaporation des eaux de ces grands fleuves, jointe à l'action des vents étésiens, qui produit dans la saison chaude les pluies qui inondent l'Inde et convertissent ses plaines en lacs. On profite de ces pluies pour semer, non seulement le lin et le millet, mais aussi le sésame, le riz et le bosmorum. En revanche, c'est pendant l'hiver que l'on sème le blé, l'orge et les légumes, sans parler de beaucoup d'autres végétaux alimentaires inconnus dans nos climats. Les animaux qu'on rencontre dans l'Inde sont à peu de chose près les mêmes qui naissent en Ethiopie et en Egypte ; les espèces fluviales aussi sont les mêmes, et, si l'on excepte l'hippopotame, les fleuves de l'Inde nourrissent toutes les autres. Encore Onésicrite prétend-il qu'on trouve l'hippopotame dans l'Inde. Quant à notre espèce, elle y est représentée par deux types : le type des hommes du Midi qui ressemblent aux Ethiopiens par la couleur de leur peau et au reste des humains par leur physionomie et la nature de leurs cheveux (la température de l'Inde étant trop humide pour que les cheveux y deviennent crépus, comme ils le sont en Ethiopie), et le type des hommes du Nord qui rappelle plutôt le type égyptien.

14. Sous le nom de Taprobane, maintenant, on désigne une île de la haute mer, située à sept journées de navigation au sud du point le plus méridional de l'Inde, lequel dépend du territoire des Coniaci) et s'étendant en longueur l'espace de 5000 stades environ dans la direction de l'Ethiopie. On assure que, comme l'Inde, elle nourrit des éléphants. - Telles sont les notions positives qu'Eratosthène nous fournit sur l'Inde. Mais ces notions peuvent être complétées ; nous pouvons emprunter à d'autres écrivains quelques détails nouveaux qui, par exception, ont l'apparence de l'exactitude, et nous aurons rendu ainsi le tableau plus ressemblant.

15. Voici, par exemple, cc qu'Onésicrite nous apprend au sujet de Taprobane. Il donne à cette île une étendue de 5000 stades, sans spécifier, il est vrai, s'il entend parler de la longueur ou de la largeur, et la place à vingt journées de navigation du continent, mais avec cette réserve que les bâtiments sur lesquels se fait la traversée marchent mal, vu leur détestable voilure, leur double proue et le peu de courbure de leurs flancs. Il ajoute qu'on rencontre d'autres îles dans le trajet, mais que, de toutes ces îles, Taprobane est la plus avancée au midi ; qu'enfin il y a dans ses eaux un grand nombre de cétacés amphibies qui ressemblent ou à des boeufs, ou à des chevaux, voire à d'autres animaux terrestres.

16. Néarque, à son tour, parlant des alluvions ou atterrissements des fleuves [de l'Inde] et cherchant des exemples de faits analogues, rappelle l'usage de nos pays de dire : Plaine de l'Hermus, Plaine du Caystre, Plaine du Méandre, Plaine du Caïcus : «Ces plaines, dit-il, doivent leur accroissement, ou, pour mieux dire, leur formation au limon qui s'y dépose, limon qui s'est détaché des montagnes après en avoir constitué la partie fertile et molle ; et, comme ce sont les fleuves qui charrient et transportent ce limon, il est naturel de voir dans les plaines autant de créations des fleuves eux-mêmes et parfaitement légitime aussi de dire : Plaine de tel fleuve, Plaine de tel autre. Le mot d'Hérodote sur le Nil et sur la contrée qu'il arrose, ce mot fameux, que «l'Egypte est un présent du Nil» (II, 5), n'exprime pas autre chose. Et Néarque, à cause de cela, trouve fort bon qu'à l'origine le même nom d'Aegyptus ait désigné à la fois le fleuve et la contrée.

17. Ecoutons maintenant Aristobule. Suivant cet auteur, il ne pleut et ne neige dans l'Inde que sur le sommet et sur les pentes des montagnes, et les plaines, exemptes aussi bien de pluies que de neiges, ne sont arrosées que du fait des crues et des débordements des fleuves. La neige tombe sur les montagnes pendant l'hiver, mais, avec le commencement du printemps, commencent aussi les pluies ; or les pluies, au fur et à mesure qu'elles tombent, redoublent de violence ; elles ne discontinuent même plus quand viennent à régner les vents étésiens, et, jusqu'au lever de l'Arcturus, il pleut à verse, à torrents, et le jour et la nuit. A leur tour les fleuves, grossis par la fonte des neiges et par ces pluies torrentielles, débordent et inondent les plaines. Aristobule ajoute que ces faits ont été observés et par lui et par tous ceux qui, comme lui, servaient dans le corps expéditionnaire parti du pays des Paropamisades pour l'Inde après le coucher des Pléiades : on passa l'hiver dans la montagne au milieu des Hypasii et sur les terres d'Assacân ; puis, au commencement du printemps, on se mit à descendre pour gagner les plaines et l'immense ville de Taxila, et de là l'Hydaspe et le royaume de Porus. Pendant tout l'hiver on n'avait pas vu tomber une goutte de pluie, de la neige seulement ; mais à peine l'armée atteignait Taxila, que la pluie commença ; et alors, tout le temps qu'on mit à descendre jusqu'à l'Hydaspe, à s'avancer ensuite vers l'est jusqu'à l'Hypanis après la défaite de Porus, puis à revenir en arrière et à regagner l'Hydaspe, il plut continuellement ; la pluie redoubla même avec les vents étésiens, pour ne cesser qu'au lever de l'Arcture. Enfin, après avoir séjourné sur les bords de l'Hydaspe le temps nécessaire à la construction de la flotte, on s'embarqua et le voyage de retour commença. «Peu de jours, dit Aristobule, nous séparaient du coucher des Pléiades ; nous employâmes tout l'automne, l'hiver, le printemps suivant et l'été à descendre jusqu'à la Pattalène, que nous atteignîmes vers l'époque du lever de la Canicule. Or, pendant ce long trajet de dix mois, nous ne vîmes tomber de pluie nulle part, même au plus fort des vents étésiens ; nous assistâmes seulement à la crue des fleuves et à l'inondation des plaines. Nous trouvâmes aussi la mer rendue impraticable par la persistance des vents contraires auxquels ne répondait et ne succédait aucun souffle du côté de la terre».

18. Co dernier détail est confirmé aussi par Néarque, qui, en revanche, ne s'accorde pas avec Aristobule au sujet des pluies d'été. Suivant lui, les plaines reçoivent la pluie en été, et c'est seulement en hiver qu'elles sont exemptes de pluie. Quant aux crues des fleuves, elles sont attestées par l'un et par l'autre. Néarque raconte comment l'armée campée près de l'Acésine fut forcée, pendant la crue du fleuve, de chercher un autre lieu de campement dans une position plus élevée : c'était à l'époque du solstice d'été. Aristobule, lui, nous donne la mesure exacte de la crue : 40 coudées, sur lesquelles 20 coudées en plus de la profondeur d'eau préexistante remplissent le lit du fleuve jusqu'au bord, tandis que 20 autres coudées débordent et se répandent sur les plaines. Néarque et Aristobule s'accordent également pour nous dire que, comme en Egypte et en Ethiopie, les villes pendant l'inondation ressemblent à des îles, grâce aux levées sur lesquelles elles sont bâties ; qu'après le lever de l'Arcture les eaux commencent à se retirer et que l'inondation cesse ; qu'enfin, sans attendre que le sol soit tout à fait séché, on l'ensemence après quelques légers sillons, ouverts avec un instrument tranchant quelconque, ce qui n'empêche pas que le grain qu'on récolte n'arrive à parfaite maturité et n'ait la plus belle apparence. Voici, maintenant, ce qu'Aristobule nous apprend au sujet du riz : «Le riz vient dans des eaux closes où il est semé sur couches ; il atteint une hauteur de 4 coudées, pousse plusieurs épis et donne beaucoup de graines. On le récolte vers l'époque du coucher des Pléiades, et on le pile comme l'épeautre. Il croit également dans la Bactriane, dans la Babylonie, dans la Suside (nous dirons, nous : dans la basse Syrie aussi)». Suivant Mégillus, le riz se sème avant les pluies et [n'a] besoin [ni] d'irrigation [ni] de culture particulière, étant sans cesse abreuvé par les eaux closes dans lesquelles on le sème. Quant au bosmorum, il nous est dépeint par Onésicrite comme une espèce de grain plus petite que le froment et qui vient de préférence dans les terrains mésopotamiens. Onésicrite ajoute qu'après avoir été battu il est à l'instant même torréfié, tout le monde s'étant engagé par serment, au préalable, à ne pas sortir de l'aire un seul grain qui n'ait passé au feu, parce qu'on veut éviter qu'on n'emporte hors du pays de la semence en nature.

19. Après avoir noté les points de ressemblance de l'Inde avec l'Egypte et l'Ethiopie, et fait ressortir aussi par contre les différences, celle-ci notamment que, tandis que la crue du Nil est causée par les pluies du Midi, celle des fleuves de l'Inde est due aux pluies du Nord, Aristobule se pose cette question : pourquoi dans tout l'espace intermédiaire ne pleut-il jamais ? Il est constant en effet qu'il ne pleut ni dans la Thébaïde jusqu'à Syène et jusqu'aux environs de Méroé, ni dans l'Inde de la Pattalène à l'Hydaspe. Il constate ensuite qu'au-dessus de cette zone intermédiaire, c'est-à-dire dans la région des pluies et des neiges, le sol est cultivé de la même façon absolument que dans les autres pays hors de l'Inde, et il l'attribue précisément à ce que le sol y reçoit l'action bienfaisante des neiges et des pluies.

Malheureusement il y a lieu de croire, d'après ce que dit là Aristobule, que cette région des pluies et des neiges est en même temps très sujette aux tremblements de terre, le sol détrempé à l'excès n'y ayant plus assez de consistance, et que ces tremblements de terre amènent à leur suite des dislocations capables de changer le lit des fleuves. Aristobule nous dit avoir vu, dans une de ses missions, toute une province contenant plus de mille villes (sans compter les bourgs et autres dépendances) abandonnée de ses habitants et réduite à l'état de désert, par suite d'un changement survenu dans le cours de l'Indus, qui, trouvant à sa gauche un terrain beaucoup plus bas, beaucoup plus encaissé, s'était détourné de ce côté et comme précipité dans ce nouveau lit : à partir de ce moment, en effet, tout le pays à droite dont le fleuve s'était éloigné avait cessé de participer au bienfait de ses débordements annuels, se trouvant désormais plus élevé non seulement que le nouveau lit du fleuve, mais que le niveau le plus haut de ses inondations.

20. L'exactitude des observations d'Aristobule au sujet des crues des fleuves et de l'absence des vents de terre se trouve vérifiée encore par cet autre passage d'Onésicrite : «Tout le littoral de l'Inde, surtout aux embouchures des fleuves, est semé de bas-fonds à cause du progrès des atterrissements, de l'effet des marées et de la prédominance des vents de mer». De même, quand Mégasthène, pour prouver l'extrême fertilité de l'Inde, nous dit que la terre y produit deux fois l'an et y donne deux récoltes, son témoignage concorde avec celui d'Eratosthène ; car Eratosthène nous parle de semailles d'hiver et de semailles d'été correspondant juste aux deux saisons pluvieuses. «Et, comme il n'y a pas d'exemple, ajoute-t-il, qu'en aucune année l'hiver et l'été se soient passés sans pluies, le sol ne demeure jamais improductif et l'on peut toujours compter sur d'abondantes récoltes». Eratosthène ajoute que le pays est riche aussi en arbres fruitiers et en plantes à racines, telles que certains roseaux de haute taille dont la saveur naturellement très douce est adoucie encore par une espèce de coction naturelle, résultant pour elles de ce que l'eau qui les arrose (tant l'eau du ciel que l'eau des fleuves) a chauffé pour ainsi dire aux rayons du soleil. Eratosthène semble vouloir dire par là que ce que l'on appelle ailleurs maturité devient dans l'Inde une véritable coction des fruits et de leurs sucs, aussi favorable au développement de l'arome que peut l'être l'action du feu pour tous les autres aliments. La même cause, suivant lui, explique l'extrême flexibilité des branches d'arbre, flexibilité qui permet d'en faire des roues. De là vient aussi qu'il pousse de la laine sur certains arbres. Il s'agit de la laine qui, au dire de Néarque, sert à faire dans le pays ces toiles à trame si fine, si serrée, mais que les Macédoniens employaient pour bourrer leurs matelas et leurs selles à bâts. Les toiles connues sous le nom de sériques sont faites de même, avec le byssus que l'on carde après l'avoir tiré de l'écorce de certains arbustes. Parlant aussi d'une espèce particulière de roseaux, Néarque dit que dans l'Inde on n'a pas besoin d'abeilles pour faire du miel, car avec le fruit de cet arbuste on prépare le miel directement. Il ajoute que le même fruit, mangé cru, enivre.

21. Il est de fait que l'Inde produit des arbres vraiment extraordinaires, un, entre autres, qui a les branches tombantes et les feuilles de la largeur d'un bouclier. Onésicrite, qui s'est attaché plus particulièrement à bien décrire le royaume de Musicân, lequel forme, suivant lui, la partie la plus méridionale de l'Inde, y signale la présence de grands arbres, remarquables en ce que leurs branches, après avoir atteint une longueur de 12 coudées pour le moins, ne poursuivent plus leur croissance qu'en en-bas, si l'on peut dire, se courbant de plus en plus jusqu'à ce qu'elles aient touché le sol, où elles pénètrent même et prennent racine à la façon des provins de vigne pour repousser bientôt comme autant de tiges nouvelles ; les rameaux de ces nouvelles tiges, parvenus au degré de croissance convenable, se recourbent à leur tour, et ainsi se forme un autre provin, puis un autre encore et toujours de même, jusqu'à ce que d'un seul arbre sorte pour ainsi dire un long parasol naturel semblable à ces tentes que soutiennent une infinité de piquets. Le même auteur fait remarquer la grosseur de certains arbres dont cinq hommes ont peine à embrasser le tronc. Aristobule dit aussi avoir vu sur les bords de l'Acésine et au confluent de ce fleuve avec l'Hyarotis de ces arbres aux branches retombantes et tellement grands qu'un seul suffisait à abriter du soleil de midi jusqu'à cinquante hommes à cheval (Onésicrite, lui, dit 400). Aristobule cite encore une autre espèce d'arbre (ou d'arbuste, pour mieux dire) qui porte des gousses assez semblables à celles de la fève, longues de 10 doigts et toutes pleines de miel, ajoutant qu'on risque sa vie, si l'on goûte seulement à ce miel. Mais tous ces détails sur la grosseur de certains arbres sont dépassés par ce que quelques auteurs racontent d'un arbre qu'ils auraient vu de l'autre côté de l'Hyarotis et dont l'ombre à midi mesurait 5 stades. Au sujet des arbres à laine, nous lisons encore dans Onésicrite que leur fleur a une partie dure en forme de noyau, qu'on n'a qu'à enlever pour pouvoir carder le reste aussi aisément que la laine d'une toison.

22. Le territoire de Musicân offre aussi cette particularité, au dire d'Onésicrite, qu'il y vient sans culture une espèce de grain ayant beaucoup de ressemblance avec le froment, et que la vigne y réussit assez pour donner d'importantes récoltes en vin, contrairement à ce qu'avancent les autres auteurs, que l'Inde n'est pas un pays vinicole, et que, [faute d'avoir des vendanges à faire, elle ignore, comme Anacharsis le disait [de la Scythie,] l'usage de la flûte et des autres instruments de musique, si ce n'est peut-être des cymbales, des tympanons, et aussi des sistres, puisqu'on en voit aux mains de ses jongleurs. Le sol de l'Inde produit en outre beaucoup de poisons, beaucoup de racines salutaires ou nuisibles, ainsi qu'une grande variété de plantes tinctoriales. Mais ce détail, Onésicrite n'est plus seul à nous le donner, d'autres historiens en confirment l'exactitude ; seulement Onésicrite ajoute qu'il existe une loi, en vertu de laquelle tout homme qui trouve un poison nouveau est condamné à mort, s'il ne trouve en même temps le remède, et reçoit au contraire une récompei se des mains du roi au cas qu'il ait découvert l'antidote du nouveau poison. Suivant le même auteur, la partie méridionale de l'Inde produit le cinnamome, le nard et les autres parfums, tout comme l'Arabie et l'Ethiopie, contrées avec lesquelles elle offre une certaine analogie sous le rapport de l'exposition, en même temps qu'elle diffère de l'une et de l'autre par la quantité d'eau bien autrement considérable qui l'arrose et qui y rend l'air plus humide et par cela même plus nourrissant, plus fécondant. Ces qualités de l'air, que partagent aussi la terre et l'eau, expliquent, suivant Onésicrite, pourquoi les animaux en général (tant les animaux terrestres que ceux qui vivent dans l'eau) sont plus grands dans l'Inde qu'ils ne sont ailleurs. Onésicrite fait remarquer, du reste, que les eaux du Nil sont aussi par leur nature plus fécondantes que les eaux des autres fleuves, et que les animaux qu'elles nourrissent (non pas seulement les amphibies, mais les autres aussi) sont tous de très grande taille ; qu'il n'est pas rare non plus de voir des femmes en Egypte accoucher de quatre enfants à la fois. Aristote cite même le cas d'une femme [égyptienne] qui serait accouchée en une fois de sept enfants (Hist. Anim. VII, 5), et, à ce propos, il exalte, lui aussi, les vertus fécondantes et nutritives des eaux du Nil, les attribuant à l'espèce de coction modérée que les feux du soleil exercent sur elles, et qui, en leur laissant leurs principes nourriciers, les dépouille par l'évaporation de tout principe inutile.

23. Il y a apparence que la propriété prêtée par Onésicrite à l'eau du Nil, d'avoir besoin pour bouillir d'un feu moitié moins fort que l'eau des autres fleuves, tient aussi à la même cause. Mais Onésicrite se rend bien compte que, comme les eaux du Nil traversent en droite ligne une étendue de pays beaucoup plus considérable et généralement fort étroite, passant ainsi par beaucoup de latitudes et de températures différentes, tandis que les eaux des fleuves de l'Inde se déploient librement dans des plaines plus spacieuses et plus larges et demeprent par conséquent longtemps sous les mêmes climats, les eaux des fleuves de l'Inde aient une vertu relativement plus nutritive que les eaux du Nil, et que les cétacés ou animaux qui y vivent soient à proportion plus grands et plus nombreux ; sans compter que la pluie elle-même qui tombe dans les plaines de l'Inde n'atteint le sol qu'à l'état d'eau chaude, d'eau presque bouillante.

24. Aristobule, lui, n'accorderait point cette dernière circonstance, puisqu'il nie qu'il pleuve jamais dans les plaines de l'Inde. Mais, pour Onésicrite, c'est l'eau, et l'eau des pluies notamment, qui paraît être la cause des caractères particuliers qui distinguent les animaux de cette contrée, et la preuve qu'il en donne, c'est que le bétail étranger qui en boit ne tarde pas à perdre sa couleur propre pour prendre celle du bétail indigène.

Certes l'argument en soi est valable, mais ce qui ne l'est plus, c'est de prétendre attribuer aussi aux eaux, rien qu'aux eaux, la couleur noire des Ethiopiens et la nature crépue de leurs cheveux, et de faire un reproche à Théodecte de ce qu'il a, dans les vers suivants, transporté au soleil lui-même la vertu que lui, Onésicrite, réserve aux eaux :

«Le char du soleil, en passant si près d'eux (Théodecte parle des Ethiopiens),
répand sur leur peau le sombre éclat de la suie, et, par l'ardeur torride de ses feux,
il arrête leur chevelure dans sa croissance et la fait se replier, s'enrouler sur elle-même».

Non que la critique d'Onésicrite n'offre ici encore quelque chose de spécieux : il fait remarquer, par exemple, qu'il n'est pas vrai que le soleil passe plus près des Ethiopiens que des autres peuples de la terre, que tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il tombe sur eux plus d'aplomb que sur les autres et les brûle par conséquent davantage, que le poète a donc eu tort d'appliquer au soleil cette épithète d'agchitermôn, puisque le soleil est également distant de tous les points de la terre. L'excès de la chaleur ne saurait être non plus, suivant lui, la cause du phénomène en question, car l'effet en est inapplicable aux enfants qui sont encore dans le ventre de leurs mères, et à l'abri par conséquent des rayons du soleil. Nous donnons néanmoins raison contre lui à ceux qui reconnaissent pour cause unique du phénomène le soleil et l'intensité de ses feux, laquelle enlève toute humidité à la surface de la peau. Nous dirons même que, si les Indiens n'ont point les cheveux crépus, si la couleur de leur peau n'est pas d'un noir aussi foncé, c'est précisément parce qu'ils respirent un air encore imprégné de quelque humidité. Que si les enfants, maintenant, déjà dans le ventre de leurs mères, sont semblables à leurs parents, la cause en est toute à la vertu transmissive du sperme : les cas de maladies héréditaires et toutes les autres ressemblances de famille n'ont point d'autre explication. Quant à dire, enfin, que le soleil est à égale distance de tous les points de la terre, c'est là une de ces propositions qui paraissent vraies à ne consulter que les sens, mais qui n'ont rien de rigoureux aux yeux de la raison. Il semble même qu'au point de vue de nos sens elle n'offre qu'une apparence trompeuse et n'ait pas plus de valeur en somme que cette autre proposition que «la terre n'est qu'un point par rapport à la sphère solaire». Consultons en effet celui de nos sens à qui nous devons la sensation de la chaleur, il est notoire que la chaleur ressentie est plus ou moins forte, suivant que l'on est plus ou moins près du corps qui la donne, mais que dans les deux cas la chaleur ne saurait être égale ; or Théodecte n'a pas entendu dire autre chose en disant que le soleil était agchitermôn, par rapport aux Ethiopiens, et Onésicrite s'est trompé en interprétant ce mot autrement.

25. Ce dont tous les auteurs conviennent, en revanche, et ce qui confirme bien la ressemblance de l'Inde avec l'Egypte et l'Ethiopie, c'est que toute la partie des plaines que n'atteignent point les débordements des fleuves y est frappée d'une stérilité absolue par suite du manque d'eau. Néarque, enfin, croit avoir trouvé, grâce aux fleuves de l'Inde, la solution si longtemps cherchée du problème de la véritable cause des crues du Nil, et, par analogie, c'est aux pluies de l'été qu'il les attribue. Il raconte même à ce propos comment Alexandre, pour avoir vu des crocodiles dans l'Hydaspe et des fèves d'Egypte dans l'Acésine, s'était imaginé avoir découvert les sources ou origines du Nil : déjà il avait commandé à sa flotte de se tenir prête à appareiller pour l'Egypte, persuadé qu'il n'avait qu'à descendre le fleuve qu'il avait devant lui pour gagner le Nil, mais il ne tarda pas à comprendre que ce qu'il espérait était impossible,

«Car il y a dans l'intervalle de grands fleuves et d'irrésistibles courants, l'Océan d'abord» (Odyssée, II, 157),

dans lequel se jettent tous les fleuves de l'Inde ; il y a ensuite toute l'Ariané, il y a le golfe Persique et le golfe Arabique, l'Arabie elle-même et la Troglodytique.

Voilà en résumé ce qu'on sait touchant les vents et les pluies de l'Inde, la crue de ses fleuves et l'inondation périodique de ses plaines.

26. Mais il nous faut consigner encore ici tous les détails proprement géographiques que nous fournissent les différents historiens relativement aux fleuves de l'Inde. Car, si les fleuves, généralement parlant et en tant que limites naturelles propres à déterminer l'étendue et la configuration d'une contrée, sont d'un grand secours pour le géographe qui a entrepris, comme nous, la description de toute la terre habitée, le Nil et les fleuves de l'Inde ont un avantage marqué sur tous les autres, c'est que sans eux les pays qu'ils traversent, et dont nous admirons à la fois les belles voies navigables et les riches cultures, seraient complètement inhabitables, eux seuls en assurant les communications et les autres conditions d'existence. Sur les principaux cours d'eau qui descendent des montagnes pour aller se jeter dans l'Indus et sur les pays qu'ils traversent, nous trouvons dans les historiens des renseignements certains, positifs ; mais, relativement aux autres, ils nous laissent plus ignorants qu'instruits. Tout ce haut bassin de l'Indus en effet a été plus particulièrement exploré par Alexandre et comme découvert par lui dans sa première expédition, quand, à la nouvelle du meurtre de Darius et des tentatives de ses meurtriers pour soulever la Bactriane, il jugea que le plus pressé était de poursuivre ceux-ci et de les exterminer. Il ne fit donc qu'approcher de l'Inde en traversant l'Ariané, puis, la laissant sur la droite, il franchit le Paropamisus et pénétra dans les provinces septentrionales et dans la Bactriane, et conquit de ce côté tout ce qui avait appartenu aux Perses, voire quelque chose de plus. L'idée lui vint alors dans son insatiable ambition de soumettre aussi l'Inde, contrée dont beaucoup d'auteurs avaient déjà parlé sans la faire bien connaître. Il revint aussitôt sur ses pas, franchit les mêmes montagnes, par une route plus courte et en ayant cette fois l'Inde à sa gauche : puis, se détournant brusquement, il marcha droit sur l'Inde, de manière à l'aborder par sa frontière occidentale et par le canton qu'arrose, non seulement le fleuve Cophès, mais aussi le Choaspe qui se jette dans le Cophès près de la ville de Plémyrium, après avoir baigné les murs d'une autre ville nommée Gorys et traversé la Bandobène et la Gandaritide. Alexandre avait été informé que l'Inde était habitable et fertile surtout dans sa région montagneuse, dans sa partie septentrionale ; que l'Inde méridionale au contraire, sèche et aride dans une de ses parties, exposée dans une autre aux débordements périodiques des fleuves, et partout également brillée par le soleil, était plus propre à servir de repaire aux bêtes féroces que d'habitation à l'homme : naturellement il voulut commencer sa conquête par la région qu'on lui avait peinte sous les couleurs les plus favorables. Il avait bien pensé aussi que les cours d'eau qu'il lui faudrait nécessairement franchir, puisqu'ils coupent obliquement la contrée qu'il allait parcourir, seraient plus faciles à passer près de leurs sources. Ajoutons qu'il avait été averti que plusieurs de ces cours d'eau se réunissent, que ces sortes de confluents se multiplieraient devant lui à mesure qu'il avancerait, ce qui gênerait de plus en plus sa marche dans l'extrême pénurie d'embarcations où était son armée. La perspective de toutes ces difficultés est ce qui le décida à passer le Cophès et à conquérir en premier le pays de montagnes situé à l'est de ce fleuve.

27. Il devait rencontrer, après le Cophès, l'Indus, puis successivement l'Hydaspe, l'Acésine, l'Hyarotis, et en dernier lieu l'Hypanis. Car il fut empêché d'aller plus loin tant par sa crainte personnelle de désobéir à certains oracles que par la mauvaise volonté de son armée que l'excès de la fatigue avait démoralisée : elle avait eu à souffrir surtout du fait des pluies, continuelles en cotte saison. On comprend maintenant que nous ne connaissions de la partie orientale de l'Inde que ce qui est en deçà de l'Hypanis et ce que certains voyageurs, postérieurement à Alexandre, ont visité et décrit de la région ultérieure jusqu'au Gange et jusqu'à Palibothra. - Ainsi, nous l'avons dit, tout de suite après le Cophès vient l'Indus. L'intervalle des deux fleuves est occupé par les Astacêni, les Masiani, les Nysaei et les Hypasii, auxquels succèdent le royaume d'Assacân et la ville de Masoga sa capitale ; et plus loin, sur les bords mêmes de l'Indus, une autre ville, chef-lieu de la Peucolaïtide, dans le voisinage de laquelle fut jeté le pont qui servit à faire passer l'armée.

28. Entre l'Indus et l'Hydaspe est la ville de Taxila, cité aussi spacieuse que bien administrée, autour de laquelle s'étend une contrée populeuse d'une extrême richesse qui déjà touche aux plaines. C'est avec le plus grand empressement que les Taxiliens et leur roi Taxilès accueillirent Alexandre, mais, comme ils reçurent de lui plus encore qu'ils ne lui avaient donné, les Macédoniens jaloux en prirent occasion de dire que leur roi, apparemment, avant d'avoir passé l'Indus, n'avait trouvé personne qui fût digne de ses bienfaits. Quelques auteurs font ce royaume plus grand que l'Egypte. Au-dessus, en pleine montagne, est le royaume dit d'Abisar en souvenir du prince de ce nom, le même qui, au dire de ses ambassadeurs, nourrissait deux énormes serpents, mesurant de longueur l'un 80 coudées, l'autre 140. Mais c'est Onésicrite qui rapporte le fait, et l'on peut dire que l'archikybernète de la flotte d'Alexandre était avant tout un archi-menteur, et que, si les amis et compagnons du conquérant, en général, ont dans leurs récits accueilli plus volontiers ce qui était de nature à étonner que ce qui était exact et vrai, Onésicrite par son goût du merveilleux semble les surpasser tous. Il lui arrive pourtant, quelquefois, disons-le, de relater des faits intéressants et qui ont un air de vraisemblance, et qu'à cause de cela celui-là même qui n'aurait pas en lui l'ombre de confiance ne saurait passer sous silence. Il n'est pas seul du reste à avoir parlé des serpents d'Abisar, et d'autres historiens nous apprennent que c'est dans les monts Emodes qu'on prend ces serpents monstrueux et qu'une fois pris on les nourrit dans des cavernes.

29. Un autre royaume dit de Porus, grand et riche pays pouvant contenir jusqu'à trois cents villes, s'étend entre l'Hydaspe et l'Acésine. Il en est de même de cette forêt voisine des monts Emodes dans laquelle Alexandre fit couper, pour les diriger ensuite sur l'Hydaspe, les sapins, pins, cèdres et autres bois nécessaires à la construction de sa flotte. C'est en effet sur les bords de l'Hydaspe qu'il procéda à ce grand travail : il était 1à à portée de deux villes fondées par lui à droite et à gauche du fleuve, juste à la hauteur de l'endroit où il l'avait passé pour aller battre Porus. De ces deux villes il avait appelé l'une Bucéphalie, en l'honneur du cheval tué sous lui dans la bataille contre Porus. Bucéphale (on lui avait donné ce nom à cause de son large front) était un vrai cheval de guerre, et Alexandre dans toutes les batailles qu'il avait livrées n'en avait jamais monté d'autre. Quant à la deuxième ville, il l'avait appelée Nicea pour rappeler sa victoire sur Porus. Cette même forêt passe pour être habitée par des cercopithèques ou singes à queue, et les détails que donnent les historiens tant sur le nombre que sur la taille de ces animaux sont également extraordinaires. Ils racontent, par exemple, qu'un jour un détachement macédonien aperçut au haut de collines pelées et nues toute une armée de ces singes qui le regardaient venir rangés en bon ordre (on sait que le singe est avec l'éléphant l'animal qui se rapproche leplus de l'homme pour l'intelligence), les Macédoniens y furent trompés et les prirent pour des ennemis, au point qu'ils allaient les charger, quand le roi Taxilès qui accompagnait alors Alexandre les avertit de leur erreur et les arrêta. La chasse au singe se fait de deux manières : comme cet animal est de sa nature très imitateur, et que, d'autre part, il est très prompt à s'enfuir au haut des arbres, les chasseurs ont pour habitude, quand ils le voient tranquillement assis sur les branches d'un arbre, d'apporter en vue de cet arbre un seau rempli d'eau, dans lequel ils font mine de puiser pour se baigner ensuite et s'humecter les yeux, après quoi, ils remplacent le seau d'eau par un pot de même forme et tout rempli de glu et s'éloignant se tiennent aux aguets. Le singe saute à bas de l'arbre et s'enduit les yeux de glu, et, comme la glu s'attache à ses paupières et l'empêche d'y voir les chasseurs accourent et le prennent vivant. C'est là le premier moyen. Voici en quoi consiste le second : les chasseurs se passent aux jambes en guise de chausses de grands sacs, puis s'en vont laissant à terre d'autres sacs semblables garnis de poils et enduits de glu à l'intérieur, les singes naturellement essayent de les chausser et sont pris ensuite le plus facilement du monde.

30. Quelques auteurs placent encore la Cathée et le nome de Sopithès dans l'intervalle des deux mêmes fleuves ; mais, suivant d'autres, c'est par delà l'Acésine et l'Hyarotis qu'il faut les placer, sur les confins du royaume de l'autre Porus, cousin de celui qui fut prisonnier d'Alexandre : la contrée composant ce royaume est connue sous le nom de Gandaride. La particularité la plus curieuse que les historiens rapportent sur les moeurs des Cathéens, c'est l'espèce de culte qu'ils professent pour la beauté en général, qu'ils l'observent chez l'homme ou chez le cheval et le chien. Onésicrite prétend même que c'est toujours le plus beau d'entre eux qu'ils se choisissent pour roi. Il ajoute que tout enfant, deux mois après sa naissance, est soumis à un jugement public, pour qu'on sache s'il a ou non le degré de beauté prescrit par la loi et donnant le droit de vivre, et, suivant la sentence prononcée par le président de ce tribunal, l'enfant, paraît-il, vit ou meurt. Onésicrite nous apprend encore que les Cathéens, toujours dans le but de s'embellir, se teignent la barbe en couleurs différentes, mais toutes très éclatantes, et que, chez plusieurs autres peuples, par suite des propriétés merveilleuses inhérentes aux substances tinctoriales de l'Inde, on étend le même raffinement aux cheveux et aux habits ; que toutes ces populations si simples, si mesurées pour tout le reste, ont un goût excessif pour la parure. Les historiens signalent aussi comme particulier aux Cathéens un double usage, l'usage qui autorise jeunes gens et jeunes filles à se choisir, à se fiancer entre eux ; et celui qui condamne la femme à se brûler sur le bûcher de son époux sous prétexte qu'il est arrivé souvent que les femmes, s'éprenant d'hommes plus jeunes aient abandonné leurs maris ou se soient débarrassées d'eux en les empoisonnant : on avait espéré, en édictant une loi pareille, mettre fin aux tentatives d'empoisonnement. Disons, nous, que l'existence de cette loi, non plus que la cause qu'on en donne, ne semble guère vraisemblable. - Il existe, à ce qu'on assure, dans le nome de Sopithès une mine de sel gemme lapable de suffire aux besoins de l'Inde entière ; non coin de là aussi, mais dans d'autres montagnes, les historiens signalent la présence de mines d'or et d'argent, dont Gorgus, métalleute célèbre, aurait démontré la richesse. Seulement, inexpérimentés comme ils sont dans l'extraction et la fonte des métaux, les Indiens ne connaissent même pas le prix de ce qu'ils possèdent et traitent la chose plus à la grosse.

31. Ce même nome dit de Sopithès nourrit une race de chiens dont on conte également des choses merveilleuses, celle-ci entre autres : Alexande avait reçu de Sopithès lui-même en présent cent cinquante de ces chiens ; pour éprouver leur force, il en mit deux aux prises avec un lion, et, les voyant faiblir, il en fit lâcher deux autres, ce qui rétablit l'équilibre. Alors Sopithès donna ordre qu'on retirât un des chiens de la lice en le prenant par une des pattes, et qu'au besoin, s'il résistait, on la lui coupât. Par pitié pour son chien, Alexandre d'abord ne voulut pas permettre qu'on allât jusqu'à le mutiler, mais, sur la promesse que lui fit Sopithès de lui en rendre quatre pour un, il consentit, et le chien, supportant la douleur d'une lente amputation, se laissa couper la patte avant de lâcher prise.

32. Jusqu'à l'Hydaspe, la direction générale suivie par Alexandre avait été celle du midi ; mais, à partir de ce fleuve et pour gagner l'Hypanis, il avait marché plutôt à l'est, rangeant de préférence le pied des montagnes et évitant de s'engager dans les plaines. Des bords de l'Hypanis, maintenant, nous le voyons rétrograder vers l'Hydaspe où il a ses chantiers de construction, y presser tant qu'il peut l'achèvement de sa flotte et s'embarquer enfin pour descendre jusqu'à la mer. Tous les cours d'eau que nous venons d'énumérer, et dont l'Hypanis clôt la liste, se confondent en un seul courant qui est l'Indus.

On assure qu'en tout l'Indus reçoit quinze grands affluents, ce qui le grossit au point qu'en certains endroits de son cours sa largeur est évaluée à 100 stades. Mais nous empruntons cette évaluation à des autorités toujours suspectes d'exagération ; suivant des évaluations plus modérées, la largeur de l'Indus varie entre 50 stades au maximum, et 7 au minimum. Enfin l'Indus se jette dans la mer du Sud par une double embouchure après avoir fait une île véritable de la province de Patalène. Deux choses avaient donné l'idée à Alexandre de modifier ainsi son itinéraire et de renoncer à s'avancer plus loin vers l'est : c'est d'abord qu'il s'était vu empêcher, comme nous l'avons dit, de franchir l'Hypanis, niais c'est qu'il avait reconnu aussi par sa propre expérience à quel point était injuste cette prévention contre les plaines de l'Inde, représentées jusque-là comme des espaces torrides plus propres à servir de repaire aux bêtes féroces que d'habitation à l'homme. Il n'hésita donc plus à abandonner la route qu'il avait suivie jusqu'alors pour s'engager dans ces plaines, que nous nous trouvons, à cause de cela, connaître mieux encore que la partie montagneuse de l'Inde.

33. La contrée entre l'Hypanis et l'Hydaspe renferme, dit-on, neuf peuples et jusqu'à cinq mille villes, toutes plus grandes que Cos Méropis. Mais ce nombre semble exagéré. Nous avons eu nous-même occasion dans les pages qui précèdent d'énumérer les principaux peuples qui occupent l'intervalle compris entre l'Hydaspe et l'Indus. Plus bas, maintenant, on voit se succéder les Sibes, qui eux aussi ont été mentionnés par nous précédemment, puis les deux grandes nations des Malles et des Sydraques. C'est chez les Malles, en assiégeant une de leurs plus petites places, qu'Alexandre reçut cette blessure qui mit ses jours en danger. Quant aux Sydraques, rappelons ce que nous avons déjà dit, que les mythographes les font descendre de Dionysos lui-même. Aux abords de la Patalène les historiens placent le nome de Musicân et celui de Sabus, avec la ville de Sindomana, le nome de Porticân aussi et d'autres encore échelonnés de même sur les deux rives de l'Indus ; or tous tombèrent au pouvoir d'Alexandre, précédant de peu la chute de la Patalène, cette espèce d'île que forme l'Indus en se divisant en deux branches, et par laquelle Alexandre termina sa conquête de l'Inde. Aristobule évalue à 1000 stades la distance qui sépare ces deux branches l'une de l'autre. Néarque augmente cette distance de 800 stades ; quant à Onésicrite, il attribue à chacun des deux côtés de l'île triangulaire interceptée entre les branches du fleuve une longueur de 2000 stades et au fleuve lui-même, pris à l'endroit où son cours bifurque, une largeur de 200 stades environ. Il donne en outre à cette île le nom de delta, mais il se trompe quand il lui attribue juste la même étendue qu'au delta d'Egypte, car il est notoire que le delta d'Egypte mesure 1300 stades à sa base et que sa base surpasse en longueur ses deux autres côtés. La Patalène contient une ville considérable, Patala, de laquelle l'île tire son nom.

34. Onésicrite nous représente cette partie du littoral de l'Inde comme semée de bas-fonds principalement aux embouchures des fleuves, par suite des atterrissements de ces mêmes fleuves, du mouvement des marées et de l'absence des vents de terre, l'action des vents de mer étant généralement prédominante dans ces parages. Le même historien s'étend longuement et avec complaisance sur le nome ou territoire de Musicân, mais beaucoup des traits qu'il relève dans cette espèce de panégyrique sont communs aussi, paraît-il, à d'autres parties de l'Inde : la longévité par exemple, car, s'il est arrivé que des Musicâniens soient morts ayant atteint l'âge de 130 ans, on prétend cependant avoir observé chez les Sères des cas de longévité encore plus grande ; la sobriété est dans le même cas, voire cette hygiène soi-disant exemplaire au sein de la plus plantureuse abondance. Ce qui, en revanche, semble appartenir en propre aux Musicâniens, c'est cet usage des syssities ou repas publics analogues à ceux de Lacédémone et alimentés par la mise en commun des produits de la chasse, cet autre usage de se passer absolument d'or et d'argent malgré la présence de mines dans le pays, l'usage aussi de n'avoir pour esclaves que de jeunes garçons à la fleur de l'âge rappelant les Aphamiotes de Crète et les Hilotes de Sparte, l'indifférence absolue pour toutes les sciences, la médecine exceptée, sous prétexte que l'homme fait mal en s'appliquant trop à certains arts, à l'art militaire par exemple et à d'autres semblables, l'ignorance enfin des procès, si ce n'est pour meurtre et pour violence, nul n'étant maître soi-disant de se préserver du meurtre et de la violence, tandis que, dans les contrats et marchés, où chacun peut veiller sur soi, on doit supporter sans mot dire les manquements de foi dont on a été victime, mais faire bien attention à qui se fier désormais pour éviter de remplir la ville de querelles et de procès. - Voilà ce que nous apprennent les amis et compagnons d'armes d'Alexandre.

35. Ajoutons qu'on a publié aussi une lettre de Cratère à sa mère Aristopatra, qui contient beaucoup d'allégations fort étranges, et en contradiction avec tous les autres témoignages connus, celle-ci notamment qu'Alexandre aurait poussé sa marche victorieuse jusqu'au Gange. Cratère prétend même avoir vu ce fleuve et les cétacés ou poissons énormes qu'il nourrit ; et il donne en outre sur la longueur de son cours, sur sa largeur, sur sa profondeur, des détails de telle nature, qu'on se sent, en les lisant, moins porté à croire qu'à douter. Que le Gange, en effet, soit le plus grand des fleuves connus dans les trois continents, que l'Indus soit le plus grand après lui, que l'Ister vienne en troisième et le Nil en quatrième, personne n'y contredit ; mais, quand on passe aux détails que nous indiquions tout à l'heure, on trouve que les témoignages ne s'accordent plus du tout, les uns attribuant au fleuve 30 stades, et les autres 3 stades seulement de largeur minimunt, et Mégasthène, d'autre part, lui prêtant, avec une largeur moyenne de 100 stades, 20 orgyes de profondeur au minimum.

36. Au confluent du Gange et de son autre branche [l'Erannoboas], Mégasthène place la ville de Palibothra, qu'il nous dépeint comme un parallélogramme long de 80 stades et large de 15, ayant une enceinte de bois percée de jours ou de meurtrières pour donner passage aux flèches des archers, et précédée d'un fossé qui sert à la fois de défense et de réceptacle d'immondices. Mégasthène ajoute que le peuple chez lequel s'élève cette ville porte le nom de Prasii, et se trouve être le plus puissant de beaucoup de tous les peuples de l'Inde, que le prince régnant est tenu d'ajouter le nom de Palibothrus, qui est celui de la ville, au nom que lui-même a reçu à sa naissance, que tel était le cas notamment du roi Sandrocottus, le même auprès de qui, lui, Mégasthène, avait été accrédité. Notons que cet usage existe aussi chez les Parthes, dont tous les souverains portent le nom d'Arsace joint à leur nom particulier, que ce nom soit Orode, Phraale, ou tout autre.

37. On convient généralement que, dans tout le pays au delà de l'Hypanis, le sol est d'une grande fertilité, mais les renseignements précis sur cette contrée font absolument défaut. Pour suppléer à leur ignorance, les historiens, encouragés d'ailleurs par l'extrême éloignement des lieux, ont eu recours à l'exagération et aux plus monstrueuses fictions, témoin ce qu'ils racontent des fourmis chercheuses d'or et de ces animaux, voire de ces hommes, à figures étranges, doués de certaines qualités extraordinaires, comme voilà les Sères inacrobiens, qui sont censés atteindre et dépasser deux cents ans de vie, témoin encore ce qu'ils nous disent d'un Etat gouverné aristocratiquement par un sénat de 5000 membres dont chaque membre est tenu de fournir un éléphant. Ajoutons que les tigres, notamment ceux du pays des Prasii, sont décrits par Mégasthène comme d'énormes animaux, deux fois grands comme des lions, ou peu s'en faut, et tellement forts, qu'un jour l'un d'eux, apprivoisé et mené par quatre hommes, aurait tiré à lui, malgré sa résistance, un mulet qu'il avait attrapé rien qu'avec une de ses pattes de derrière. Les singes à queue ou cercopithèques, toujours au dire de Mégasthène, sont ici plus grands que les plus grands chiens, ils ont le corps tout blanc, sauf la face, qui est noire (chez quelques individus, c'est l'inverse qui a lieu), et leurs queues ont plus de deux coudées ; mais ce sont des animaux très doux, qui n'ont aucun mauvais instinct, car ils n'attaquent pas l'homme et ne volent jamais. Nous lisons encore dans Mégasthène que l'on tire de la terre des pierres ayant la couleur de l'encens et une saveur plus douce que les figues ou le miel ; - qu'il existe dans certains cantons des serpents longs de deux coudées, pourvus d'ailes à membranes comme les chauves-souris, et qui, comme elles, ne volent due la nuit, laissant alors tomber des gouttes d'urine ou de sueur, qui, si l'on n'y prend garde, peuvent faire venir sur la peau une espèce de gale ; - qu'il s'y trouve aussi des scorpions ailés de dimensions extraordinaires ; - que la même contrée produit l'ébène, et nourrit une race de chiens extrêmement forts et ardents, auxquels on ne peut faire lâcher prise qu'en leur versant de l'eau dans les narines, et qui même quelquefois font de tels efforts en mordant et s'acharnent tellement, que leurs yeux se retournent et vont jusqu'à saillir hors de leurs orbites. A ce propos-là même, Mégasthène raconte comment un de ces chiens, à lui seul, arrêta un lion et un taureau, et comment le taureau, tenu à la gorge par le chien, succomba avant que le chien eût lâché prise.

38. Mégasthène signale encore, dans la partie montagneuse de la même contrée, un fleuve appelé le Silas dont les eaux ont cette propriété, que rien n'y surnage, propriété «que Démocrite, naturellement, révoque en doute, au nom de ces longs voyages, de ces longues erreurs, qui lui ont fait connaître soi-disant la plus grande partie de l'Asie». [Mégasthène oublie de dire qu']Aristote n'y croit pas davantage, bien que sachant qu'il y a dans l'atmosphère des couches entières où l'air est si subtil, si raréfié, qu'aucun animal ailé ne s'y peut soutenir, et que, de même qu'on constate dans certaines vapeurs ou émanations la propriété d'attirer et pour ainsi dire de humer tout ce qui vole au-dessus d'elles, à l'instar de ce que fait l'ambre pour la paille et l'aimant pour le fer, on pourrait aussi, à la rigueur, supposer à l'eau des propriétés ou vertus analogues. Mais ces questions sont plutôt du domaine de la physique, vu qu'elles se rattachent à la théorie des corps flottants, et c'est dans les traités spéciaux qu'il convient de les étudier. Pour le moment, bornons-nous à recueillir les faits qui, comme les suivants, ont un rapport plus immédiat à la géographie.

39. Mégasthène nous apprend que l'immense population de l'Inde se divise en sept classes. La première dans l'ordre hiérarchique, et en même temps la moins nombreuse, comprend les philosophes, lesquels rendent des services, tantôt privés chacun d'eux pouvant être appelé par un simple particulier à figurer dans un sacrifice ou dans une cérémonie funèbre), tantôt publics, comme lorsque le roi les convoque au grand synode du nouvel an (lequel se tient devant la porte de son palais), pour exposer là, en public, ce que chacun d'eux a imaginé ou observé d'utile en vue d'assurer l'abondance et la bonne qualité des récoltes, la santé des bestiaux et le plus grand bien de l'Etat. Seulement, quiconque parmi eux a été trois fois convaincu de mensonge est condamné à se taire pour tout le reste de sa vie, tandis que celui dont les communications se sont heureusement vérifiées est déclaré à tout jamais exempt d'impôt et de contribution.

40. La seconde classe, composée des cultivateurs, est la plus nombreuse des sept, et celle dont les moeurs sont le mieux réglées, ce qu'elle doit à l'exemption de tout service militaire et à l'entière sécurité de ses travaux, à son éloignement de la ville et du tracas des nécessités et affaires communes. Il n'est pas rare, en effet, que dans le même temps et dans la même province, pendant qu'une partie de la population livre bataille à l'ennemi et s'expose aux plus grands dangers pour le repousser, une autre partie, comptant sur le courage de ses défenseurs, laboure et bêche la terre tranquillement. Partout, du reste, la terre appartient au Roi, qui la loue aux cultivateurs moyennant le quart du produit.

41. La troisième classe comprend les pâtres et les chasseurs, à qui est réservé le privilège de la chasse et de l'élève du bétail, ainsi que de la vente et de la location des bêtes de somme. Reconnaissant de ce qu'ils purgent la contrée des bêtes féroces et des oiseaux nuisibles aux semailles, le Roi leur distribue aux uns et aux autres le blé nécessaire à leur subsistance [et qu'ils ne pourraient récolter,] menant, comme ils font, une vie toujours errante, et n'habitant jamais que sous la tente. Aucun particulier n'a le droit d'entretenir, pour son service, cheval ni éléphant, car les chevaux et les éléphants sont considérés comme la propriété exclusive du Roi, et la garde en est confiée à des préposés ou intendants royaux.

42. Voici comment se fait la chasse aux éléphants. On choisit un emplacement découvert de 4 à 5 stades, qu'on entoure ensuite d'un fossé profond, dont on réunit les deux bords par un pont très étroit, destiné à servir d'unique entrée. Cela fait, les chasseurs lâchent dans l'enclos trois ou quatre éléphants femelles des mieux apprivoisées, puis ils vont se cacher eux-mêmes et se tenir à l'affût dans de petites cahutes dont la vue est masquée. Tant que dure le jour, les éléphants sauvages n'approchent point ; mais, une fois la nuit venue, ils s'engagent à la file sur le pont et entrent. Les chasseurs, après les avoir vus entrer, ferment tout doucement le passage et ne le rouvrent plus que pour introduire dans l'enclos les plus forts et les plus vaillants (le leurs éléphants de combat, qui doivent les aider à vaincre les éléphants sauvages, affaiblis déjà par la faim. Quand ils voient ceux-ci presque épuisés, les plus hardis d'entre les cornacs se laissent couler, sans faire de bruit, sous le ventre de leurs montures, et, s'élançant de là comme d'un fort, ils passent sous le ventre de l'éléphant sauvage et lui lient fortement les jambes. Cette opération terminée, les chasseurs font battre par leurs bêtes apprivoisées ceux des éléphants sauvages qui ont été ainsi entravés, jusqu'à ce que ceux-ci tombent par terre, et, quand ils les voient étendus tout de leur long, ils leur passent au cou des lanières de cuir de boeuf dont l'autre bout est solidement attaché au cou des éléphants apprivoisés. De plus, pour éviter que leurs soubresauts ne fassent perdre l'équilibre aux premiers cornacs qui essaieront de les monter, ils leur font de profondes incisions tout autour du cou et juste à l'endroit où doivent porter les courroies, pour que, vaincus par ces douleurs aiguës, les éléphants cèdent à la pression du lien et se tiennent tranquilles. Entre tous les éléphants qu'ils ont ainsi capturés, ils mettent à part ceux qui se trouvent être ou trop vieux ou trop jeunes pour pouvoir servir, et conduisent les autres dans de vastes écuries où ils les tiennent les jambes fortement liées ensemble et le cou attaché à une colonne ou à un poteau très solide, pour achever de les dompter par la faim. Plus tard, on les réconforte à l'aide de roseaux très tendres et d'herbes fraîches. Pour les dresser maintenant, on emploie, avec les uns la parole, avec les autres une espèce de mélopée accompagnée du tambourin, qui agit sur eux comme un charme. Ceux qu'on a de la peine à apprivoiser sont rares, car, de sa nature, l'éléphant est un animal doux et si peu farouche, que la distance qui le sépare des êtres raisonnables est à peine sensible. On en a vu, par exemple, au plus fort d'une bataille, ramasser leurs cornacs qui étaient tombés grièvement blessés, les tirer de la mêlée ou les laisser se tapir entre leurs jambes de devant, et combattre ensuite vaillamment pour les protéger. Il est arrivé aussi plus d'une fois que l'éléphant, dans un accès de fureur, tuait un des hommes chargés de lui apporter la nourriture ou de le dresser, il en ressentait alors un tel regret, qu'il s'abstenait de manger en signe de deuil, et qu'on en a vu qui s'entêtaient jusqu'à se laisser mourir de faim.

43. Les éléphants s'accouplent et mettent bas comme les chevaux : c'est généralement au printemps que leur accouplement a lieu. On reconnaît que le moment du rut approche pour le mâle, quand il est pris d'accès de fureur et qu'il s'effarouche aisément. En même temps il lui sort une liqueur huileuse par l'espèce d'évent qu'il a près des tempes. On reconnaît pareillement que les femelles vont entrer en chaleur, quand, chez elles, ce même orifice s'ouvre et demeure béant. Elles portent dix-huit mois au plus, et seize mois au moins. La mère nourrit six ans. Généralement la vie de ces animaux égale en durée celle des hommes les plus vieux, mais quelques-uns atteignent jusqu'à deux cents ans. Ils sont d'ailleurs sujets à plusieurs maladies toutes difficiles à guérir. Le meilleur remède contre leurs ophthalmies consiste en lotions de lait de vache très abondantes. Dans presque toutes leurs autres maladies on leur donne à boire du vin rouge. En cas de blessures, on ajoute au remède ordinaire, c'est-à-dire aux potions de vin rouge, [des frictions faites] avec du beurre, le beurre ayant, comme on sait, la propriété de faire sortir les fers de dard ; quant à leurs plaies, on les brûle avec de la chair de porc. Onésicrite prétend que les éléphants vivent jusqu'à trois cents ans, et peuvent même atteindre jusqu'à cinq cents, mais que ce sont là des exceptions assez rares, qu'à l'âge de deux cents ans ils sont dans toute leur force, et que les femelles portent pendant dix ans. Il ajoute (et sur ce point là d'autres témoignages s'accordent avec le sien) qu'ici les éléphants sont plus grands et plus forts qu'en Libye, qu'on les voit par exemple se dresser sur leurs jambes de derrière et avec leurs trompes renverser des palissades et déraciner des arbres. Néarque, lui, nous fournit cet autre renseignement, que, dans les chasses, on place des pièges à certains carrefours, et qu'ensuite on y pousse les éléphants sauvages à l'aide des éléphants apprivoisés, qui sont généralement plus forts et qui ont de plus l'avantage d'être dirigés par leurs cornacs. Suivant lui aussi, les éléphants sont si faciles à dresser, si dociles, qu'ils apprennent à lancer une pierre contre un but, à manier certaines armes et à nager dans la perfection. Il prétend enfin que l'acquisition considérée comme la plus précieuse par les gens du pays est celle d'un char attelé d'éléphants (il est d'usage aussi dans l'Inde d'atteler les chameaux) ; à l'en croire même, il n'y a pas, pour une femme, de distinction plus flatteuse que de recevoir en don de son galant un éléphant. [Mais] ce qu'avance là Néarque ne saurait s'accorder avec cet autre témoignage qui attribue aux rois seuls le droit de posséder chevaux et éléphants.

44. Revenons aux fourmis chercheuses d'or. Néarque prétend avoir vu de leurs peaux qui ressemblaient tout à fait à des peaux de léopards. Mégasthène, de son côté, nous fournit à leur sujet les détails suivants. «Il existe, dit-il, dans le pays des Derdes (on nomme ainsi l'un des principaux peuples de la partie orientale et montagneuse de l'Inde), un haut plateau de 3000 stades de tour environ, au pied duquel sont des mines d'or, fouillées uniquement par des fourmis monstrueuses, aussi grosses, pour le moins, que des renards, et qui, douées d'une vitesse extraordinaire, ne vivent que de chasse. C'est en hiver qu'elles creusent la terre. Comme les taupes, elles forment avec les déblais de petits monticules à l'ouverture de chaque trou. Ces déblais ne sont à proprement parler que de la poudre ou poussière d'or, laquelle n'a besoin [pour être purifiée] que d'être passée très légèrement au feu. Aussi les habitants du voisinage en enlèvent-ils le plus qu'ils peuvent à dos de mulets, mais en se cachant soigneusement, car, s'ils le faisaient ouvertement, ils seraient attaqués par les fourmis, mis en fuite et poursuivis, voire même, si les fourmis les atteignaient, étranglés eux et leurs mulets. Pour tromper la surveillance des fourmis, les Derdes exposent de côté et d'autre des morceaux de viande, et, quand les fourmis se sont dispersées, ils enlèvent à leur aise la poudre d'or, qu'ils sont réduits du reste à vendre à l'état brut et pour n'importe quel prix aux marchands qui les visitent, faute de rien entendre eux-mêmes à la fonte des métaux».

45.Puisqu'à propos des chasseurs [qui composent avec les pâtres la troisième classe des habitants de l'Inde] nous avons cru devoir rappeler ce que Mégasthène et les autres historiens racontent des animaux eux-mêmes, complétons notre digression par les détails que voici. Néarque s'étonne de la quantité de reptiles que nourrit l'Inde et de tout le mal qu'ils peuvent faire, vu qu'à l'époque des inondations ils fuient en masse loin des plaines, et que, remontant vers les différents centres de population que l'eau ne doit pas atteindre, ils y envahissent jusqu'aux habitations. C'est pour cette raison, ajoute Néarque, qu'on fait partout les lits très hauts. Il arrive même souvent qu'une fois dans les maisons ces reptiles y pullulent au point que les habitants prennent le parti de les évacuer. Si même les eaux n'en détruisaient une bonne partie, le pays tout entier ne serait bientôt plus qu'une vaste solitude, d'autant que ces animaux sont tous également redoutables, les plus petits par la difficulté où l'on est de se garer d'eux, les plus grands par leur taille et leur force extraordinaire (on voit en effet dans l'Inde des vipères qui ont jusqu'à seize coudées de long). Mais dans tout le pays circulent des charmeurs de serpents qui excellent, dit-on, à guérir les blessures faites par leurs morsures. C'est même là l'unique genre de médecine auquel les Indiens aient recours : car, sobres comme ils sont, et s'abstenant toujours de vin, ils sont sujets à très peu de maladies, et, quand par hasard ils se sentent malades, ce sont les [gymno]sophistes qu'ils appellent auprès d'eux pour les guérir. Aristobule avoue qu'il n'a pu vérifier par lui-même les dimensions extraordinaires que la renommée attribue à certains reptiles, il dit seulement avoir vu une vipère femelle qui mesurait neuf coudées une spithame de longueur. Nous-même, étant en Egypte, avons vu de nos yeux une vipère à peu près de même taille, apportée de l'Inde précisément. Aristobule, en revanche, vit beaucoup de vipères mâles et beaucoup d'aspics infiniment plus petits ; beaucoup de scorpions aussi, ceux-là très grands. Mais, s'il faut l'en croire, aucun de ces reptiles ne serait aussi incommode, aussi dangereux, que certains petits serpents ou ophidiens longs d'une spithame tout au plus, car on trouve ceux-ci cachés partout, sous les tentes, au fond des vases et dans les haies, et leur morsure détermine une hémorragie générale, accompagnée de vives douleurs et bientôt suivie de la mort, s'il ne se trouve pas là quelqu'un tout prêt à porter secours. Le secours, du reste, est chose facile, l'Inde produisant beaucoup de racines et de simples d'une grande efficacité. Aristobule a constaté aussi la présence des crocodiles dans l'Indus, mais il nie qu'ils soient très nombreux ni très dangereux pour l'homme. Quant aux autres animaux que nourrissent les eaux de l'Indus, ce sont tous les mêmes, suivant lui, que l'on retrouve dans le Nil, l'hippopotame excepté. Encore Onésicrite prétend-il qu'on y trouve aussi l'hippopotame. Enfin Aristobule fait remarquer qu'à l'exception de l'alose, du muge et du dauphin, aucun poisson de mer ne remonte le Nil à cause de la présence des crocodiles, tandis que les poissons de mer qui remontent l'Indus sont en quantité innombrable, que les squilles notamment le remontent en foule, les plus petites jusqu'à sa sortie des montagnes, les plus grosses jusqu'à son confluent avec l'Acésine.

Mais nous en avons assez dit sur les animaux particuliers à l'Inde, revenons à Mégasthène et reprenons la suite du passage que nous avions interrompu.

46. Après les chasseurs et les pâtres, Mégasthène indique une quatrième classe composée des artisans, des petits marchands ou revendeurs, et de tous ceux qui vivent du travail de leurs bras. Des membres de cette classe, les uns acquittent une contribution, les autres doivent à l'Etat certaines corvées ou prestations ; mais il y en a d'autres aussi, tels que les ouvriers armuriers et les charpentiers de la flotte, qui, travaillant exclusivement pour le Roi, sont payés et nourris par lui. En outre le roi a son stratophylax ou intendant d'armée qui distribue les armes aux soldats et son navarque ou amiral qui loue, soit aux voyageurs, soit aux trafiquants par mer, les vaisseaux dont ils ont besoin.

47. La cinquième classe est celle des guerriers qui passent à boire et à se divertir tout le temps [qu'ils n'emploient pas à se battre]. Le Roi les défraye de tout, à une condition, c'est que, n'ayant à fournir que leurs personnes, ils seront, en cas de besoin, toujours prêts à marcher.

48. Les inspecteurs ou éphores, qui forment la sixième classe, ont pour fonction spéciale de surveiller tout ce qui se passe et d'en faire au Roi des rapports secrets. Ils s'aident à cet effet des courtisanes, celles de la ville renseignant les éphores urbains, tandis que celles qui suivent l'armée renseignent les éphores ou inspecteurs militaires. Le Roi prépose à ces fonctions toujours les plus vertueux et les plus fidèles de ses sujets.

49. Dans la septième classe sont rangés les conseillers et assesseurs du Roi, et c'est de cette classe qu'on tire les grands dignitaires de l'Etat, les juges et les différents fonctionnaires et officiers d'administration. Les mariages d'une classe à l'autre sont interdits. Il n'est pas permis de changer de profession ou de métier, ni d'exercer plusieurs métiers à la fois, à moins que l'on n'appartienne à la classe des philosophes : pour ceux-ci en effet la chose est tolérée eu égard à leur grande vertu.

50. Parmi les hauts dignitaires on distingne les agoranomes, les astynomes et les préfets militaires. Les premiers ont dans leurs attributions la surintendance des cours d'eau, l'arpentage des terres comme Egypte, et la surveillance des écluses servant à distribuer l'eau dans les canaux d'irrigation, surveillance destinée à assurer à tous les cultivateurs une égale quantité d'eau. Les mêmes magistrats ont sous leur juridiction les chasseurs, et ils les récompensent ou les punissent suivant leurs mérites ; ce sont eux aussi qui perçoivent les impôts et qui inspectent les différentes industries auxquelles la terre fournit la matière première, à savoir les bûcherons, les charpentiers, les forgerons, les mineurs. Enfin ce sont eux qui font faire les routes et qui veillent au placement de dix en dix stades des bornes ou colonnes destinées à indiquer les distances et les changements de direction.

51. Les astynomes ou édiles sont divisés en six pentades ou sections de cinq membres : les uns surveillent les arts et métiers, les autres reçoivent les étrangers, leur assignent des logements et observent leur conduite par les yeux d'acolytes qu'ils attachent à leurs personnes, les faisant escorter à leur départ, ou, s'ils sont morts pendant leur séjour, renvoyant dans leur pays tout ce qui leur a appartenu, après les avoir soignés et assistés dans leur maladie et avoir pourvu à leur sépulture. Ceux de la troisième pentade recherchent les naissances et les morts et en constatent la date et toutes les circonstances dans l'intérêt de l'impôt et aussi parce qu'il y a utilité publique à ce que la naissance et la mort des puissants et des humbles, des bons et des méchants, soient également enregistrées. Ceux de la quatrième font la police des marchés, de la vente au détail et des menus échanges : ils ont dans leurs attributions les poids et mesures, ainsi que l'inspection des denrées de chaque saison, lesquelles ne peuvent être apportées au marché que quand ils ont publié le ban de vente. Ce sont eux aussi qui empêchent que le même marchand, s'il ne paie double impôt, vende ou échange deux espèces de denrées. Quant aux membres de la cinquième pentade, ils président à la vente des objets manufacturés et font vendre à part, après annonces distinctes, les objets neufs et les objets vieux, défendant de les mêler sous peine d'amende. Ceux enfin de la sixième et dernière pentade prélèvent la dîme sur chaque objet vendu, et quiconque fraude sur ce droit est puni de mort. Telles sont les fonctions attribuées à chaque collège en particulier, mais les membres des six sections exercent en outre une surveillance commune sur les intérêts privés et collectifs de leurs administrés, sur la réparation des édifices publics, sur les prix, sur la tenue du marché, sur les ports, sur les temples.

52. Après le collège des astynomes vient, avons-nous dit, celui des intendants de la milice, qui forme également six pentades. La première est adjointe au navarque, la seconde adjointe à l'inspecteur général des transports, lesquels se font à l'aide d'attelages de boeufs et comprennent le charroi des machines de guerre, les convois de vivres et de fourrages et en général tous les approvisionnements de l'armée. C'est la seconde aussi qui pourvoit aux services subalternes, l'armée y recrutant ses tambours, ses trompettes, voire même ses palefreniers, ses machinistes et ses aides-machinistes. Enfin, c'est elle qui, au son de la trompette, réunit et expédie les fourrageurs, et qui, par le droit de récompenser et de punir dont elle est armée, accélère et assure ce service important. La troisième section s'occupe uniquement de l'infanterie, comme la quatrième de la cavalerie, la cinquième des chars de guerre et la sixième des éléphants. Le Roi a dans ses écuries les chevaux et les éléphants. De même les armes sont déposées dans l'arsenal royal, et c'est là qu'au retour d'une campagne chaque soldat rapporte les différentes pièces de son fourniment, en même temps que chaque cheval et chaque éléphant sont ramenés dans les écuries du Roi. On n'emploie le mors ni pour les chevaux ni pour les éléphants. Dans les marches, ce sont des boeufs qui traînent les chars de guerre ; quant aux chevaux, on les mène au licou, pour leur éviter l'engorgement des jambes et dansla crainte de leur faire perdre tout leur feu si on les laissait attelés aux chars trop longtemps. Chaque char est monté par deux combattants, non compris le conducteur, et chaque éléphant par trois archers, non compris le cornac, qui fait le quatrième.

53. Sobres en tout temps, les Indiens le sont encore plus à la guerre. Leurs armées ne sont pas encombrées d'une foule inutile et présentent à cause de cela un ordre parfait. Il y a notamment en temps de guerre comme une trêve de vols : ainsi dans l'armée de Sandrocottus, une armée de 400 000 hommes, Mégasthène, qui accompagnait le Roi, dit n'avoir jamais vu dénoncer de vols de plus de deux cents drachmes. «Et pourtant, ajoute-t-il, les Indiens n'ont pas de lois écrites. Ils ne connaissent pas l'écriture et traitent toutes les affaires de mémoire. Mais ils ne s'en trouvent pas plus mal, grâce à la simplicité de leurs moeurs et à leur sobriété : on sait qu'ils ne boivent jamais de vin, si ce n'est pendant leurs sacrifices, et le vin qu'ils boivent alors n'est pas même fait avec de l'orge, c'est du vin de riz, comme le fond de leur nourriture est une espèce de soupe au riz. La rareté des procès atteste encore l'ingénuité avec laquelle leurs lois sont faites et la franchise qu'ils apportent dans leurs contrats. Jamais la réclamation d'un gage ou d'un dépôt ne donne lieu chez eux à une action judiciaire, bien que l'engagement ou le dépôt ne soit garanti ni par la présence de témoins ni par l'apposition de scellés, mais uniquement par la bonne foi du dépositaire. Dans leurs maisons mêmes la plupart du temps rien n'est enfermé. Toutes ces coutumes assurément sont autant de preuves de sagesse, ils en ont d'autres en revanche qu'on ne saurait approuver autant. On regrette par exemple que chaque famille vive et mange toujours seule, l'heure des repas du matin et du soir n'étant pas la même pour tout le monde et variant au gré de chacun, car l'usage contraire, tant pour l'agrément de la société que pour les nécessités de la vie publique, offre bien plus d'avantages».

54. En fait d'exercices gymnastiques, les Indiens prisent surtout la friction. Il y en a de plusieurs sortes, mais celle qu'ils préfèrent est la friction faite à l'aide d'étrilles d'ébène soigneusement polies, lesquelles rendent la peau du corps lisse et unie. Leurs sépultures sont sans apprêt et consistent en tumulus fort peu élevés. Quelque chose cependant jure avec cette simplicité qu'ils apportent dans tout le reste, c'est leur goût pour la parure. Leurs vêtements sont couverts d'or ou garnis de pierres précieuses et faits de fines étoffes brodées de différentes couleurs. Ajoutons qu'ils se font suivre toujours de parasols. Ayant le culte de la beauté, ils ne négligent rien naturellement de ce qui peut rehausser l'éclat du visage. D'autre part il y a deux choses qu'ils honorent également la vérité et la vertu, et c'est pour cela qu'ils n'accordent à la vieillesse aucune prérogative qui ne soit méritée en même temps par la supériorité de la sagesse et de la raison. Chaque Indien a plusieurs femmes achetées par lui à leurs parents et reçues en échange d'un attelage de boeufs : des unes il attend docilité et obéissance, des autres, plaisir et fécondité. Mais toutes celles qui n'ont pas reçu de leur mari l'ordre exprès de demeurer chastes sont libres de se prostituer. On ne voit personne se ceindre la tête d'une couronne pour offrir aux dieux un sacrifice, de l'encens ou une libation. La victime n'est pas égorgée, elle expire étouffée, l'homme ne devant consacrer à la divinité rien de mutilé, rien qui ne soit parfaitement entier. Quiconque est pris en flagrant délit de faux témoignage se voit condamner à avoir les pieds et les mains coupés. Quiconque estropie un de ses semblables, non seulement subit le même traitement, mais est condamné en outre à avoir une main coupée, et, si c'est un artisan qu'il a fait perdre par sa faute soit un oeil, soit un bras, il n'encourt rien moins que la peine capitale. Mégasthène prétend encore qu'aucun Indien n'a d'esclaves, mais Onésicrite attribue cette horreur de l'esclavage aux seuls habitants du nome de Musicân, et il la leur impute à grand honneur, comme une preuve de plus de la supériorité de leur constitution, si fort prônée par lui.

55. Le Roi n'a autour de lui pour les soins de sa personne que des femmes, qu'il a achetées lui aussi à leurs parents, pas un garde du corps, pas un militaire ne doit franchir le seuil de son palais. Si le Roi est vu ivre par une de ses femmes et que cette femme le tue, elle en est récompensée en devenant l'épouse de son successeur ; or, le successeur du Roi est toujours un de ses enfants. Le Roi ne repose jamais pendant le jour, et, la nuit, on l'oblige à changer de chambre et de lit d'heure en heure pour le soustraire aux tentatives d'assassinat. Des sorties que fait le Roi hors de son palais, trois seulement ont un autre objet que la guerre. La première a pour but d'aller tenir ses assises de juge souverain. Il passe alors la journée entière à donner audience, sans s'interrompre même quand est venue l'heure habituelle de sa toilette, laquelle consiste, avons-nous dit, en frictions faites sur tout le corps au moyen d'étrilles d'ébène, de sorte qu'il continue à écouter les parties, même après qu'il s'est livré aux mains des quatre masseurs chargés de le frictionner. Quant à la seconde et à la troisième sortie, elles ont lieu, l'une à l'occasion des sacrifices publics et l'autre à l'occasion des grandes chasses. Cette dernière rappelle proprement la pompe bachique. La personne du Roi est protégée par ses femmes d'abord, qui se rangent en cercle autour de lui, puis par ses gardes du corps, qui forment en quelque sorte un second cercle ou cercle extérieur. Sur tout le parcours du cortège royal, la route est bordée de cordes, et quiconque ose les franchir et pénétrer jusqu'aux femmes est mis à mort. Des tambours et des trompettes ouvrent la marche. Quand le Roi chasse dans un parc, il est assis l'arc à la main sur une haute estrade avec deux ou trois de ses femmes armées à ses côtés, et il tire de là sur le gibier qui passe ; hors des parcs, il ne chasse que monté sur un éléphant. Quant à ses femmes, les unes le suivent en char, les autres sont à cheval, d'autres enfin sont montées sur des éléphants, comme lorsqu'elles l'accompagnent à la guerre en Amazones exercées à manier toutes les armes.

56. Comparés aux nôtres, ces usages assurément paraissent fort étranges, mais voici qui paraîtra plus étrange encore. Suivant Mégasthène, les habitants du Caucase n'ont commerce avec leurs femmes qu'en public, et, après la mort de leurs parents, ils mangent leurs corps. Le même auteur signale l'existence de singes pétrokylistes, qui, des hauteurs inaccessibles où ils se réfugient, roulent des quartiers de roche sur la tête des chasseurs. Il prétend en outre que la plupart de nos animaux domestiques se trouvent dans cette partie de l'Inde à l'état sauvage ; qu'il s'y trouve aussi des chevaux à tête de cerf surmontée d'une seule corne, des roseaux droits longs de trente orgycs et des roseaux rampants longs de cinquante et tellement gros que leur diamètre mesure trois coudées et quelquefois le double.

57. Il va plus loin, et, donnant en plein dans la fiction, il nous décrit toute une race d'hommes dont la taille varie de trois à cinq spithames, et chez qui le nez est remplacé par un double orifice placé au-dessus de la bouche et qui leur sert à respirer. Il ajoute que ces petits hommes hauts de trois spithames entretiennent une guerre perpétuelle, non seulement avec les grues (comme l'indique déjà Homère), mais encore avec des perdrix d'une espèce particulière, aussi grosses que des oies, qu'ils dénichent les oeufs des grues et les détruisent sans pitié, que c'est dans leur pays que les grues ont l'habitude de pondre, et qu'on s'explique alors pourquoi l'on ne voit jamais nulle part ni les oeufs ni les petits des grues, qu'enfin il arrive souvent qu'une grue vienne tomber en nos pays lointains portant encore le fer de flèche dont ses mortels ennemis l'ont percée. Ce que dit Mégasthène des Enotocoetes, des Hommes sauvages, et d'autres monstruosités semblables, est de même force. Il avoue qu'on n'avait pu amener à Sandrocottus un seul individu appartenant à cette race d'hommes sauvages, car, une fois pris, ils se laissent tous mourir de faim. Ils ont d'ailleurs les pieds renversés, c'est-à-dire le talon en avant et le cou-de-pied ainsi que les doigts tournés en arrière. En revanche, on avait pu présenter à ce prince des hommes sans bouche appartenant à une race relativement civilisée qui habite aux sources du Gange. Ces hommes se nourrissent uniquement du fumet des viandes cuites, et du parfum des fruits et des fleurs, car la bouche chez eux est remplacée par un double évent pour les besoins de la respiration, et, comme rien ne les incommode plus que les mauvaises odeurs, ils ont beaucoup de peine à vivre, surtout dans un camp. Ce qu'ajoute Mégasthène est censé recueilli de la bouche des philosophes indiens, et c'est d'après eux qu'il distingue et énumère les Okypodes, race de coureurs capables de distancer les chevaux les plus rapides ; les Enotocoetes reconnaissables à leurs longues oreilles, lesquelles leur pendent jusqu'aux pieds et les enveloppent quand ils dorment, ainsi qu'à leur force prodigieuse qui leur permet de déraciner des arbres et de rompre des nerfs de boeuf ; les Monommates caractérisés par leurs oreilles de chien et leur oeil unique au milieu du front, leur chevelure hérissée et leurs poitrines velues ; les Amyctères enfin, qui, omnivores de leur nature, mangent cru tout ce qu'ils mangent, n'ont d'ailleurs qu'une vie éphémère (car ils meurent tous sans exception avant d'avoir atteint à la vieillesse) et doivent le nom qu'ils portent à la conformation de leur bouche et à ce que leur lèvre supérieure avance beaucoup sur la lèvre inférieure. Mégasthène nomme encore les Hyperboréens, ce peuple chez qui la vie se prolonge jusqu'à l'âge de mille ans ; mais, en parlant d'eux comme il fait, il répète simplement ce qui est déjà tout au long dans Simonide, dans Pindare et dans les autres mythologues. C'est en mythologue aussi que s'exprime Timagène quand il nous décrit ces pluies de cuivre tombant à grosses gouttes et déposant le précieux métal sur le sol, qu'on râcle ensuite soigneusement. Dans ce que dit Mégasthène, au contraire, des paillettes d'or charriées par les fleuves de l'Inde en assez grande quantité pour constituer au roi un gros revenu, il n'y a rien que de très vraisemblable, car le même fait s'observe en Ibérie.

58. En revanche, quand Mégasthène prétend, à propos des philosophes indiens, que ceux de la montagne sont des adeptes inspirés du culte de Dionysos, qui même invoquent, comme autant de preuves de l'origine indienne de ce culte, la présence en leur pays de la vigne sauvage inconnue soi-disant partout ailleurs, la présence aussi du lierre, du laurier, du myrte, du buis et d'autres arbustes au feuillage persistant, dont pas un ne croît au delà de l'Euphrate si ce n'est à l'état de rareté dans des parcs ou jardins d'agrément et à grand renfort de précautions et de soins ; quand il cite, toujours comme pratiques dionysiaques, l'usage de porter la sindoné et la mitre, de se parfumer tout le corps et de s'en teindre certaines parties avec des essences de fleurs, l'usage aussi de faire marcher des tambours et des trompettes en tête du cortége dans les sorties solennelles des rois ; quand il nous montre, [en regard des philosophes de la montagne adorateurs de Bacchus,] ceux de la plaine voués au culte exclusif d'Hercule, il retombe là dans la pure fiction et s'expose à de trop faciles démentis, notamment en ce qui concerne la vigne et le vin : quels pays trouve-t-on, en effet, par delà l'Euphrate ? Une bonne partie de l'Arménie, la Mésopotamie tout entière, voire, à la suite de la Mésopotamie, la Médie jusqu'aux confins de la Perse et de la Carmanie ; or tout le monde sait que chacun de ces pays est à peu près partout couvert de vignes, et de vignes excellentes donnant les meilleurs vins.

59. [A côté, maintenant, de cette division des philosophes en philosophes de la montagne et en philosophes de la plaine], Mégasthène en signale une autre, la division en Brachmanes et en Garmanes. Les Brachmanes, suivant lui, sont [plus] honorés que les autres : on reconnaît que leur conduite est plus en rapport avec leurs principes. Le Brachmane, à peine conçu, est déjà l'objet des soins de sages personnages, appelés en apparence uiquement pour attirer par leurs prières et incantations les faveurs du ciel sur la mère et sur l'enfant qu'elle porte dans son sein, mais qui donnent en réalité de bons conseils pratiques et d'utiles recettes de santé, d'où la croyance générale que les mères qui écoutent le plus docilement leurs avis sont destinées à être les plus heureusement partagées en enfants. Après sa naissance, le Brachmane passe successivement aux mains de plusieurs surveillants, le choix de ses maîtres étant toujours proportionné à son âge et de plus en plus épuré à mesure qu'il grandit. Mégasthène ajoute que les Brachmanes demeurent dans des bois sacrés de médiocre étendue qui partout précèdent les villes, que là ils n'ont pour lits que de simples paillasses recouvertes de peaux de bêtes, qu'ils s'y nourrissent de la façon la plus frugale, s'abstenant de rien manger qui ait eu vie, qu'ils s'abstiennent de même d'avoir aucun commerce charnel et passent tout leur temps à écouter de doctes dissertations sur les matières les plus sérieuses, admettant comme auditeur quiconque en manifeste le désir, à condition seulement qu'on écoutera sans parler, sans tousser, ni cracher, autrement on est puni de son peu d'empire sur soi-même et chassé de l'assemblée pour le reste du jour.

Toutefois, après trente-sept ans d'une semblable existence, chaque Brachmane est libre de se retirer dans sa propriété et d'y vivre à sa guise et d'une vie moins austère. Il peut alors s'habiller de ces fines étoffes appelées sindonés, et, sans affecter un luxe exagéré, il peut porter des anneaux d'or à ses oreilles et à ses doigts ; il peut se faire servir de la viande à ses repas, pourvu que ce ne soit jamais de la chair d'animaux domestiques associés au travail de l'homme, pourvu aussi que le goût n'en soit pas relevé par des sauces trop piquantes et par un assaisonnement trop épicé. Il peut enfin épouser autant de femmes qu'il voudra et cela dans le but d'avoir beaucoup d'enfants, car il est persuadé que la vertu n'a qu'à gagner à ce que les familles soient nombreuses, et persuadé aussi (vu qu'à défaut d'esclaves qu'il lui est interdit d'avoir, c'est le service de ses enfants qui est le plus à sa portée) que son intérêt est d'en avoir le plus possible. Les Brachmanes du reste ne font pas part aux femmes qu'ils épousent de leurs doctrines philosophiques : ils craindraient en le faisant de s'exposer à l'une ou à l'autre de ces alternatives, ou que leurs femmes, cédant à leur nature vicieuse, ne communiquassent à des profanes le secret des dieux, ou que, converties sincèrement à la vertu, elles ne se décidassent à les quitter, le vrai sage, autrement dit quiconque méprise également et le plaisir et la peine, et la vie et la mort (on sait que c'est en cela qu'ils font consister la perfection de la vertu pour la femme aussi bien que pour l'homme), le vrai sage ne pouvant plus consentir à plier sous la volonté de personne. Le sujet habituel de leurs entretiens est la mort. Ils croient que la vie d'ici-bas est quelque chose comme l'état du foetus dans les premiers moments qui suivent la conception, et que la mort au contraire est, pour les purs esprits initiés à la philosophie, la naissance à la vie réelle, à la vie heureuse. Aussi s'exercent-ils, se préparent-ils de toute manière à la mort. Ils croient encore que rien de ce qui arrive à l'homme n'est absolument bon ni mauvais, qu'autrement on ne verrait pas les hommes, au gré de leurs opinions, aussi flottantes que les trompeuses images des rêves, tantôt s'affliger, tantôt se réjouir d'un même évènement, ni surtout un même homme passer brusquement d'un état à un autre et se réjouir de l'évènement qui naguère encore l'affligeait. En matière de physique, ils ont certaines idées qui, au dire de Mégasthène, attestent une grande simplicité d'esprit, la simplicité d'hommes dont les actions valent mieux que les paroles et qui expliquent tout par des fables ; mais il reconnaît aussi que, sur beaucoup de points, leurs idées s'accordent avec celles des Grecs ; que pour eux, par exemple, comme pour les Grecs, le monde a eu un commencement, et qu'il aura une fin ; qu'il a la forme d'une sphère et que le Dieu qui l'a créé et qui le gouverne le pénètre et circule dans toutes ses parties; qu'il y a plusieurs principes ou éléments constitutifs de l'Univers, mais qu'un seul, l'Eau, a servi à la formation de notre monde ; qu'indépendamment des quatre éléments il existe une cinquième substance, avec laquelle ont été faits le Ciel et les Astres ; que la Terre, enfin, occupe le centre de l'Univers. Sur la nature du sperme, sur celle de l'âme et sur mainte autre question encore, leurs sentiments sont conformes aux nôtres. Ils ont le tort seulement de trop mêler la fable à leur philosophie. Mais n'est-ce pas là aussi ce que fait Platon, quand il traite par exemple de l'Immortalité de l'âme, des Jugements aux enfers, etc. etc. ? - Voilà ce que dit [Mégasthène] au sujet des Brachmanes.

60. Passant aux Garmanes, le même auteur nous apprend que les plus considérés d'entre eux sont désignés sous le nom d'Hylobii et qu'ils vivent en effet dans les bois, se nourrissant là de feuilles et de fruits sauvages, s'habillant avec l'écorce des arbres, et s'abstenant à la fois des plaisirs de l'amour et de l'usage du vin. Il ajoute qu'ils n'en correspondent pas moins régulièrement avec les Rois, que ceux-ci les consultent par messagers sur les causes des évènements, et se servent d'eux comme d'intermédiaires auprès de la divinité, soit pour l'adorer, soit pour la fléchir. Le second rang dans l'estime et le respect des populations appartient aux médecins et à ceux d'entre les philosophes qui ont fait une étude spéciale de l'homme. Mais, bien qu'ils vivent eux aussi avec une extrême frugalité, ils ne sont pas tenus, comme les Hylobii, de demeurer toujours en plein air. Le riz et l'orge nécessaires à leur nourriture leur sont fournis libéralement par la première personne à qui ils s'adressent et qui leur a ouvert sa porte. On leur attribue le pouvoir de rendre les femmes fécondes et de les faire accoucher à volonté de garçons ou de filles au moyen de certaines drogues qu'ils leur administrent. En général pourtant la médecine qu'ils pratiquent consiste plutôt à prescrire un bon régime de nourriture qu'à appliquer des remèdes. Les seuls médicaments qui trouvent grâce à leurs yeux sont les liniments et les cataplasmes, tous les autres leur paraissent plus ou moins entachés de maléfices. Du reste, médecins et Hylobii pratiquent également la constance ; on les voit les uns et les autres s'exercer à supporter la fatigue et la douleur, et rester par exemple tout un jour dans la même attitude sans bouger. Les Garmanes comptent encore parmi eux des devins, des enchanteurs, des philosophes experts dans les formules et autres rites funéraires, qui s'en vont mendiant de ville en ville, et de village en village, et d'autres philosophes, qui, tout en étant plus éclairés et moins grossiers de manières, ne se font pas faute, au nom de la religion et de la vertu d'encourager cette croyance à l'Enfer si répandue dans le vulgaire. Quelques-uns sont accompagnés de femmes qui prennent part à tous leurs exercices, à tous leurs entretiens philosophiques, et qui, comme eux, ont renoncé aux plaisirs de l'amour.

61. Aristobule raconte comment il lui fut donné de voir deux des philosophes de Taxila, Brachmanes l'un et l'autre : le plus âgé avait la tête rasée, le plus jeune au contraire portait les cheveux longs. Tous deux avaient à leur suite un certain nombre de disciples. Ils se tenaient habituellement sur la place publique, où chacun les saluait comme des oracles vivants, les laissant libres de prendre sans payer ce qui leur plaisait parmi les denrées exposées. Tout marchand de qui ils s'approchaient leur versait sur la tête de l'huile de sésame avec une profusion telle qu'il leur en coulait jusque dans les yeux, après quoi il leur laissait prendre aussi généreusement de son miel et de sa sésame ce qu'il leur fallait pour en faire les espèces de gâteaux dont ils se nourrissent. Il leur arriva de se présenter à la table du roi Alexandre, d'y prendre place et de manger avec lui ; puis on les vit s'écarter en un lieu voisin, pour se livrer à leurs exercices de patience, et là le plus âgé des deux, se couchant à terre sur le dos, demeura bravement exposé au soleil et à la pluie (on était à l'entrée du printemps et les premières pluies tombaient déjà), tandis que le plus jeune se tenait debout sur une jambe élevant en l'air de ses deux mains une longue perche qui pouvait avoir trois coudées, et, quand il se sentait fatigué, changeant de jambe ou de point d'appui et passant ainsi la journée tout entière. Des deux brachmanes ce fut le plus jeune qui se montra de beaucoup le plus rigide ; car, après avoir suivi quelque temps le Roi, il s'empressa de regagner sa résidence habituelle, et, quand on vint plus tard de la part du Roi le mander de nouveau, il répondit que le Roi n'avait qu'à se rendre auprès de lui s'il avait quelque chose à lui demander. L'autre, au contraire, ne quitta plus Alexandre, et il se transforma dans sa compagnie, changeant son costume et sa manière de vivre, et à ceux qui l'en blâmaient il se contentait de répondre qu'il avait accompli les quarante années d'exercice, durée de son engagement. Alexandre lui en sut gré et combla ses enfants de bienfaits.

62. Entre autres coutumes inouïes, entre autres bizarreries observées par Aristobule chez les habitants de Taxila, nous remarquons celle-ci : Certains pères de famille, trop pauvres pour pouvoir espérer d'établir leurs filles, les amènent sur la place du marché quand elles sont nubiles, et là, après que la foule a été rassemblée à son de trompe et de caisse (comme s'il s'agissait d'un appel aux armes), ces jeunes fi11es, relevant leurs robes jusqu'aux épaules, par derrière d'abord, puis par devant, se font voir nues à quiconque s'approche d'elles, et, si elles trouvent quelqu'un à qui elles plaisent et de qui les conditions soient à la rigueur acceptables, le mariage est conclu séance tenante. Notons encore cet usage particulier aux Taxiliens de jeter aux vautours les corps de leurs morts. Ils ne sont pas seuls en revanche à pratiquer la polygamie, et cette coutume est commune à beaucoup d'autres peuples. Quant à cet autre renseignement recueilli par Aristobule, que, dans quelques parties de l'Inde, les femmes se laissent brûler vives sur le bûcher de leurs maris et que celles qui n'ont pas ce courage sont déshonorées pour toujours, il nous est confirmé par différents témoignages encore.

63. Onésicrite nous apprend comment il fut envoyé par Alexandre pour conférer avec les Gymnosophistes. Alexandre avait entendu parler d'eux, on lui avait dit que ces philosophes allaient toujours tout nus et qu'ils passaient leur vie à s'exercer à la patience, qu'entourés de la vénération universelle ils refusaient de se déranger pour personne, et que, quand on les appelait, ils répondaient que c'était à ceux qui avaient affaire de leurs paroles ou de leurs exemples à venir les trouver. Cela étant, Alexandre n'avait pas cru convenable d'aller les visiter en personne, il n'avait pas voulu non plus leur faire faire de force quelque chose qui répugnât à leurs habitudes et à leurs traditions, et c'est alors qu'il avait confié à Onésicrite la mission en question. Or Onésicrite rencontra à 20 stades de la ville une quinzaine d'hommes tout nus se tenant dans des attitudes différentes, les uns debout, les autres assis ou couchés à terre, attitudes qu'ils conservaient sans bouger jusqu'au soir, après quoi ils rentraient en ville. Ce qu'ils faisaient de plus difficile, au dire d'Onésicrite, c'était de rester exposés en plein soleil, alors qu'il faisait tellement chaud, que personne autre dans le pays n'eût osé sortir à midi et marcher les pieds nus.

64. Onésicrite raconte encore l'entretien qu'il eut avec un de ces Gymnosophistes, nommé Calanus, le même qui accompagna Alexandre jusqu'en Perse et qui mou-rut, fidèle à la tradition nationale, brûlé sur un bûcher. Onésicrite l'avait trouvé couché sur un tas de pierres. Après l'avoir abordé et salué, il lui dit qu'il était envoyé par le roi Alexandre pour entendre leurs sages discours et pour lui en transmettre l'impression, qu'en conséquence, s'il n'y voyait aucun inconvénient, il était prêt à assister à leur première conférence. Mais en le voyant enveloppé de sa chlamyde, le chapeau à larges bords sur la tête et les sandales de voyage aux pieds, Calanus lui rit au nez et prononça les paroles suivantes : «Anciennement, la surface de la terre était couverte de farine d'orge et de froment, comme elle est couverte aujourd'hui de poussière. Les fontaines en coulant versaient, les unes de l'eau, les autres du lait ou du miel, d'autres du vin, quelques-unes même de l'huile. Mais, par un effet naturel de la satiété et de l'excès de bien-être, les hommes tombèrent dans l'insolence. Indigné d'un pareil état de choses, Zeus supprima tous ces biens et soumit la vie de l'homme à la loi du travail. La Sagesse et les autres Vertus firent alors leur apparition dans le monde et eurent bientôt ramené l'abondance. Au point où nous voilà, cependant, on sent que de nouveau la satiété et l'insolence approchent et il est à craindre que l'homme ne se voie supprimer une fois encore tous les biens dont il jouit». Cela dit, il engagea Onésicrite, s'il voulait assister à leur conférence et en tirer profit, à se dépouiller au préalable de ses vêtements et à se coucher nu à côté de lui sur le même tas de pierres. Onésicrite n'était pas peu embarrassé, lorsque Mandanis, le plus âgé et le plus sage des Gymnosophistes, après avoir reproché à Calanus de faire ainsi l'insolent dans le même moment où il dénonçait l'insolence des hommes, appela l'étranger auprès de lui et lui dit qu'il félicitait le roi, son maître, de ce qu'ayant un si vaste empire à gouverner il conservait encore le désir d'acquérir et de posséder la sagesse, qu'Alexandre était le premier guerrier philosophe qu'il eût rencontré, et que ce serait cependant une chose éminemment utile si l'on voyait partout en possession de la souveraine sagesse ceux qui ont le pouvoir de rendre sages les autres hommes par la persuasion quand ils sont dociles, par la force quand ils résistent ; qu'il aurait aimé à lui démontrer en règle l'utilité d'un pareil résultat, mais qu'obligé d'emprunter le secours de trois interprètes qui, s'ils entendaient sa langue, n'entendaient pas plus sa pensée que le reste du vulgaire, il le priait de l'excuser, car autant vaudrait faire passer de l'eau claire par des conduits bourbeux.

65. En somme, 0nésicrite comprit que le sens des paroles de Mandanis revenait à ceci : que la plus sage philosophie est celle qui enlève à l'âme les sensations de plaisir et de peine ; qu'il ne faut pas confondre la peine et le travail ; que les philosophes voient dans la peine une ennemie, et un ami dans le travail ; qu'en exerçant leurs corps au travail ils ne font que fortifier leurs esprits pour être en état un jour de mettre fin aux querelles des peuples et de faire accepter universellement, dans l'intérêt de tous et de chacun, l'autorité de leurs conseils. N'était-ce pas lui, Mandanis, qui avait conseillé au roi Taxile d'accueillir Alexandre, parce que, de deux choses l'une : ou Alexandre lui était supérieur, et il avait tout à gagner à le connaître ; ou il lui était inférieur, et Taxile était tenu à son tour de l'éclairer ? Son discours fini, Mandanis demanda à Onésicrite si l'on entendait en Grèce de semblables enseignements, et, sur sa réponse qu'on en avait recueilli de semblables de la bouche de Pythagore, qui enseignait même à s'abstenir de rien manger qui eût eu vie, de la bouche de Socrate également, voire de celle de Diogène, de qui lui, Onésicrite, avait été le disciple, il déclara qu'en général les philosophes grecs lui paraissaient penser sagement, mais qu'ils avaient un tort, celui de faire passer la loi et la coutume avant la nature ; qu'autrement ils ne rougiraient pas de faire comme lui, d'aller nus et de vivre aussi simplement, la meilleure maison étant celle qui a le moins besoin d'un ameublement somptueux. Onésicrite ajoute que les gymnosophistes se livrent aussi à de grandes recherches sur les phénomènes naturels, sur les signes ou pronostics, sur la pluie, la sécheresse, les maladies ; que, quand ils vont à la ville, ils s'y dispersent dans les places et dans les carrefours, arrêtant tout homme qui passe chargé de figues et de raisin et s'en faisant donner par lui gratis, de même qu'ils se font verser de l'huile sur la tête et oindre tout le corps par le premier marchand d'huile qu'ils rencontrent ; que, comme toutes les maisons des riches jusqu'au seuil du gynécée leur sont ouvertes, ils y entrent librement, s'asseoient à la table du maître et prennent part à la conversation. Nous savons encore par lui que la maladie corporelle est aux yeux des gymnosophistes la flétrissure la plus honteuse, et qu'aussitôt qu'ils se sentent atteints de quelque mal ils prennent la résolution de mourir par le feu, élèvent leur bûcher de leurs propres mains, se font frotter d'huile une dernière fois, puis, montant au haut du bûcher, s'y asseoient, donnent eux-mêmes l'ordre d'y mettre le feu, et se laissent brûler sans faire un mouvement.

66. Voici maintenant ce que dit Néarque au sujet des gymnosophistes : «Tandis que les brachmanes sont mêlés à la politique et accompagnent les rois en qualité de conseillers, les autres philosophes s'occupent uniquement d'observer la nature. Calanus était du nombre de ces derniers. Des femmes, initiées aux mêmes doctrines philosophiques, vivent au milieu d'eux ; mais, pour tous, hommes et femmes, la vie est également dure et austère». Parlant ensuite des institutions et des usages du reste de l'Inde, Néarque nous apprend que nulle part il n'y a de lois écrites et qu'à côté de coutumes générales il y a des coutumes locales, coutumes souvent bizarres et qui font disparate avec celles des peuples voisins ; qu'ainsi dans certains pays il est d'usage de proposer comme prix du pugilat de jeunes vierges qui deviennent les épouses des vainqueurs et qui trouvent de cette manière à se marier sans apporter de dot ; que dans d'autres pays le travail des champs est fait en commun par tous les membres d'une même famille, qui, après la récolte, prennent ce qui est nécessaire à chacun pour sa subsistance de l'année et brûlent le reste pour qu'on soit obligé de recommencer à travailler sans avoir jamais de prétexte à rester oisif. Suivant le même auteur, voici quelles sont les armes qui composent l'équipement militaire chez les Indiens : 1° un arc avec des flèches de trois coudées, ou un javelot ; 2° un bouclier rond ; 3° une machoera, couteau à large lame, long de trois coudées. Avec leurs chevaux, ils se servent, au lieu de mors, de cavessons, qui ne diffèrent guère de nos muselières que parce que le double bord en est garni de clous.

67. Pour donner une idée de l'adresse et de la dextérité des Indiens, Néarque raconte qu'il leur suffit de voir les Macédoniens se servir d'éponges, et qu'ils eurent bientôt fait de se fabriquer quelque chose d'approchant. Ils prirent de la laine, et, à l'aide d'un carrelet, y passèrent, en tout sens, du crin, de la ficelle, des lacets, puis, soumettant le tout à une presse de foulon, obtinrent ainsi une espèce de feutre, en retirèrent le crin, la ficelle, le lacet, et le teignirent ensuite de couleurs appropriées. Beaucoup d'entre eux s'improvisèrent de même fabricants d'étrilles et de flacons à huile. Un autre détail que nous donne Néarque, c'est que les Indiens écrivent leurs lettres sur des toiles apprêtées : or, ce renseignement contredit l'assertion des autres historiens, que les Indiens ne font pas usage de l'écriture. Suivant lui aussi, ils se servent de cuivre fondu, jamais de cuivre battu : mais d'où leur vient cette préférence, c'est ce qu'il ne dit pas, bien qu'il relève les conséquences absurdes d'un pareil usage, les ustensiles de cuivre fondu qui tombent à terre se brisant en morceaux comme de simples poteries. N'omettons pas non plus un curieux détail de moeurs qu'on dit être particulier à l'Inde. Quand on approche la personne des rois ou des grands dignitaires et fonctionnaires de l'Etat, on ne se borne pas, comme ailleurs, à les saluer en s'inclinant devant eux: la loi veut qu'on les adore, comme on fait la Divinité. - Ajoutons enfin que l'Inde produit une grande quantité de pierres précieuses, de cristaux de roche, d'escarboucles diversement colorés et de perles fines.

68. Mais veut-on un exemple du peu d'accord des historiens qui ont écrit sur l'Inde ? On n'a qu'à comparer leurs récits en ce qui concerne Calanus. Que ce philosophe ait suivi Alexandre et qu'il soit mort de mort volontaire brûlé sur un bûcher sous les yeux de ce prince, tous en conviennent, ils sont loin seulement de raconter tous de même les circonstances de cette mort, qu'ils attribuent du reste à des causes différentes. Ainsi, suivant les uns, Alexandre se serait attaché Calanus comme un simple flatteur à gage, et il l'aurait emmené avec lui quand il avait quitté l'Inde, le faisant contrevenir ainsi à la première règle des gymnosophistes, qui est de rester toujours dans le pays à la disposition de leurs rois, puisque ceux-ci les ont investis d'une sorte de ministère sacré analogue à celui qu'exercent les mages en Perse ; Calanus serait tombé malade, pour la première fois de sa vie, à Pasargades (il était dans sa 73e année), et, sans avoir égard aux prières, aux instances d'Alexandre, il aurait aussitôt pris la résolution d'en finir avec la vie. On lui aurait alors élevé un bûcher, surmonté d'un lit en or massif ; il s'y serait couché, et, s'enveloppant la tête, se serait laissé brûler. Mais, suivant d'autres, c'est une maison en bois qu'on lui avait bâtie ; cette maison avait été ensuite emplie de ramée, on y avait dressé un bûcher sur le toit ; puis on avait amené Calanus en grande pompe. Calanus avait donné l'ordre lui-même que la maison fût fermée, et l'on n'avait pas tardé à le voir, semblable à une poutre qui s'écroule dans un brasier ardent, se précipiter du haut du bûcher dans les flammes pour y périr consumé.

Mégasthène assure que le suicide n'est nullement un dogme pour les philosophes indiens et que ceux d'entre eux qui finissent ainsi sont jugés sévèrement par les autres, qui les regardent comme autant de têtes folles ; [qu'on fait du reste des distinctions entre eux, suivant leur genre de mort ;] que ceux qui se jettent sur la pointe d'une épée ou se brisent le corps contre des rochers sont appelés les durs, ceux qui cherchent la mort au fond des flots les douillets, ceux qui s'étranglent les entêtés, ceux enfin qui meurent brûlés les ardents ; que Calanus était de ceux-1à, que, sans force contre ses passions, il était devenu l'esclave de sa gourmandise et le parasite d'Alexandre, qu'en raison de cette conduite tout le monde lui jetait la pierre, que Mandanis au contraire était porté aux nues, pour avoir répondu comme il avait fait aux messagers royaux qui l'appelaient auprès du fils de Jupiter, avec promesse de récompense, s'il obéissait, avec menace de châtiment, s'il refusait d'obéir : il leur avait déclaré qu'il ne reconnaissait pas comme fils de Jupiter un prince qui ne possédait en somme qu'une assez mince portion de la terre, que, n'ayant aucune passion à assouvir, il n'avait que faire de ses présents, et qu'il ne redoutait pas davantage l'effet de ses menaces, par la raison que, tant qu'il vivrait, il avait dans l'Inde, sa patrie, une bonne nourrice qui suffirait à sa subsistance, et qu'à sa mort, débarrassé d'une guenille charnelle déjà usée par la vieillesse, il gagnerait en échange une vie meilleure, une vie plus pure. Belle réponse, qui lui avait valu l'admiration et le pardon d'Alexandre.

69. Empruntons encore aux historiens quelques renseignements curieux.

Les divinités pour lesquelles les Indiens ont le plus de vénération sont, après Zeus Ombrios, le Gange, un de leurs fleuves, et les génies dits indigètes.

Le jour où le roi lave sa chevelure est un jour de grande fête, pendant lequel tous les Indiens à l'envi, - pour montrer leur richesse, envoient au souverain des présents magnifiques.

Il y a des fourmis ailées parmi les fourmis chercheuses d'or.

Les fleuves de l'Inde charrient des paillettes d'or, tout comme les fleuves de l'Ibérie.

Dans les pompes ou processions solennelles, les jours de grande fête, on voit défiler de nombreux éléphants couverts de riches caparaçons d'or et d'argent, précédant une foule de chars attelés de quatre chevaux ou traînés par deux boeufs, puis viennent des hommes de guerre revêtus de leurs plus belles armures, et, après eux, une suite interminable de chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie (urnes gigantesques, cratères mesurant jusqu'à une orgye de circonférence, tables, trônes, vases à boire et bassins à laver), le tout en cuivre du pays incrusté d'émeraudes, de bérils et d'escarboucles d'Inde, et une variété infinie de riches étoffes brodées d'or ; enfin, pour clore le cortège, des crocha1, des léopards, des lions apprivoisés, avec une quantité innombrable d'oiseaux aux couleurs éclatantes ou au chant harmonieux. Clitarque parle en outre de chariots à quatre roues portant des arbres entiers à larges feuilles, et, sur les branches de ces arbres, toute une volière d'oiseaux privés, parmi lesquels on admire surtout l'orion pour l'incomparable douceur de son ramage et le katrée pour l'éclat et la variété de ses couleurs qui lui donnent, paraît-il, beaucoup de ressemblance avec le paon. Mais il fart lire dans le texte même de Clitarque la description complète du katrée.

70. Aux brachmanes certains historiens opposent d'autres philosophes appelés Pramnes, grands disputeurs de leur nature, qui, habitués à ergoter sur tout, tournent en ridicule les recherches physiques et astronomiques des brachmanes, et traitent ceux-ci de bavards présomptueux et insensés. Les pramnes se divisent en trois classes : les montagnards, les gymnètes et les politiques, autrement dits les urbains et les suburbains. Les montagnards sont vêtus de peaux de cerfs et portent des besaces remplies de racines et de simples : ils se donnent pour médecins, mais n'usent en réalité que de sorcellerie, de charmes et d'amulettes. Les gymnètes, eux, vont toujours nus, ainsi que leur nom l'indique ; ils ne vivent guère qu'en plein air et s'exercent, nous l'avons déjà dit, pendant trente-sept années consécutives, à la patience, admettant des femmes dans leur société, mais sans avoir avec elles aucun commerce charnel.

Aussi inspirent-ils aux populations de l'Inde une admiration incroyable.

71. Quant aux politiques, ils ont pour vêtements, soit la sindoné dans l'intérieur des villes, soit la nébride ou peau de daim à la campagne. A ce propos-là, les mêmes historiens nous font remarquer que les Indiens ne s'habillent guère que de blanc, de toile ou de gaze blanche, contrairement à ce que d'autres avancent, que les Indiens n'ont de goût que pour les couleurs voyantes, les étoffes brochées et les robes à fleurs. Ils ajoutent que l'usage général chez eux est de se laisser pousser les cheveux et de porter toute sa barbe, et que la coiffure qu'ils ont adoptée consiste à se tresser les cheveux et à les relever au moyen d'un bandeau.

72. Suivant Artémidore, le Gange descend des monts Emodes et coule d'abord droit au midi ; mais, quand il a atteint la ville de Gangé, il tourne brusquement à l'est, pour ne plus changer de direction jusqu'à Palibothra, voire jusqu'à son embouchure dans la mer. Entre tous les affluents de ce fleuve, Artémidore distingue l'Oedanès, qui nourrit dans ses eaux, paraît-il, des crocodiles et des dauphins. Ces renseignements ne sont pas les seuls qu'Artémidore ait donnés sur l'Inde, mais ce qu'il en dit est si confus, si oiseux, qu'il n'y a pas lieu de s'y arrêter. Complétons plutôt ce qui précède avec un extrait de Nicolas Damascène.

73. Cet historien raconte comment, étant dans Antioche Epidaphné, il se rencontra avec l'ambassade que les Indiens envoyaient à César Auguste. Les ambassadeurs, qui, d'après ce que marquait leur lettre d'introduction, avaient dû être très nombreux au départ, se trouvaient actuellement réduits à trois, que Nicolas de Damas certifie avoir vus de ses yeux. Quant aux autres, ils étaient morts des fatigues d'un trop long voyage. La lettre était écrite en grec sur parchemin et marquait que Porus en était l'auteur, qu'il était seigneur et maître de six cents rois, mais qu'il n'en attachait pas moins un grand prix à l'amitié de César, qu'il était prêt à lui livrer passage sur ses terres pour aller partout où il voudrait, voire à l'aider de sa personne dans toute entreprise honnête et juste. Telle était, au dire de Nicolas de Damas, la teneur de cette lettre, qu'accompagnaient des présents portés par huit serviteurs, dont le corps, vêtu d'un simple caleçon et d'ailleurs absolument nu, était imprégné de parfums. Voici en quoi consistaient ces présents : 1° un monstre en manière d'hermès, amputé des deux bras depuis sa plus tendre enfance, et que nous-même avons pu voir à Rome ; 2° des vipères de la plus grande taille ; 3° un serpent long de 10 coudées ; 4° une tortue de rivière de 3 coudées ; 5° une perdrix plus grosse qu'un vautour. Les ambassadeurs avaient aussi avec eux ce philosophe qui se brûla dans Athènes. «Les philosophes indiens, dit à ce propos Nicolas de Damas, ont recours à ce genre de mort, non seulement dans l'adversité pour se soustraire aux maux qui les accablent, mais dans la prospérité même (et c'était précisément le cas de celui-ci). Ils prétendent que l'homme qui a toujours connu le bonheur doit sortir volontairement de la vie, et cela par précaution, pour prévenir quelque revers de fortune inattendu». Nicolas de Damas ajoute que le gymnosophiste, vêtu d'un simple caleçon, et le corps bien frotté d'huile, avait escaladé en riant son bûcher. L'inscription que l'on grava sur son tombeau était ainsi conçue :

CI-GIT ZARMANOCHEGAS, INDIEN NATIF DE BARGOSA,
MORT DE MORT VOLONTAIRE, FIDELE A LA COUTUME DE SES PERES.

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