XV, 2 - L'Ariané et la Carmanie

Carte Spruner (1865)

1. L'Ariané qui succède à l'Inde est la première province de l'empire Perse après l'Indus et la première des hautes satrapies ou satrapies de l'Asie trans-taurique. Bornée au midi et au nord par la même mer et par les mêmes montagnes qui servent de limites à l'Inde, séparée de l'Inde même par l'Indus qui sert ainsi de commune frontière aux deux pays, l'Ariané se prolonge au couchant depuis ce fleuve jusqu'à la rencontre de la ligne que nous avons tirée des Pyles Caspiennes à la Carmanie, ce qui lui donne exactement la figure d'un carré. Or le côté méridional de ce carré commence aux bouches de l'Indus et à la Patalène, aboutit à la Carmanie et à l'entrée du golfe Persique, où il projette vers le midi une pointe assez marquée, puis, faisant un coude, se replie dans la direction du golfe comme pour remonter vers la Perse. La première nation qui se présente de ce côté est celle des Arbies : elle tire son nom d'un fleuve, l'Arbis, qui la sépare de ses proches voisins les Orites, et occupe sur la côte, au dire de Néarque, une étendue de 1000 stades environ, comprise encore dans les limites de l'Inde. Quant aux Otites qui viennent ensuite, ils forment une nation indépendante. La côte qu'ils habitent mesure 1800 stades et précède celle des Ichthyophages qui en mesure 7400, et, comme la côte de Carmanic qui vient ensuite et qui se prolonge jusqu'à la Perse est de 3700 stades, on voit que le côté méridional de l'Ariané mesure en tout 13 900 stades.

2. La côte des Ichthyophages est basse et presque entièrement dépourvue d'arbres, autres que des palmiers, des arbustes épineux d'une espèce particulière et des tamariscs. L'eau et les céréales y étant d'une extrême rareté, les habitants n'ont, pour se nourrir, eux et leurs bestiaux, que du poisson, et, pour s'abreuver, que de l'eau de pluie et de l'eau qu'ils tirent de puits creusés [au fur et à mesure de leurs besoins]. Ajoutons que la chair de leur bétail sent le poisson. Leurs maisons sont généralement bâties avec des os de cétacés et avec des écailles soit d'huîtres, soit d'autres coquillages : les côtes des cétacés leur tiennent alors lieu de poutres et de piliers, et des mâchoires ils font des portes. Ils utilisent jusqu'aux vertèbres, s'en servant comme de mortiers, pour y piler le poisson, préalablement cuit au soleil, qui, mélangé d'un peu de farine, est leur unique pain. Les Ichthyophages ont en effet des meules pour moudre leur blé, bien que leur pays ne produise pas de fer. Mais le fer, on peut toujours en faire venir du dehors, il n'y a donc à cela rien d'étonnant. Ce qu'on se demande, c'est comment ils font pour aiguiser leurs meules quand le frottement les a usées. On croit pourtant qu'ils se servent à cet effet des mêmes pierres, avec lesquelles ils affilent leurs flèches et leurs épieux durcis au feu. Les Ichthyophages ont aussi des fours où ils mettent cuire quelquefois leur poisson, mais le plus souvent ils le mangent cru. Pour le prendre, ils se servent de filets faits d'écorces de palmiers.

3. Au-dessus de la côte des Ichthyophages est la Gédrosie, contrée moins torride que l'Inde, mais plus chaude que le reste de l'Asie. Très pauvre aussi en céréales et très dépourvue d'eau, si ce n'est dans la saison d'été, elle n'offre guère plus de ressources que la côte des Ichthyophages. Ce qu'elle produit le plus, c'est le nard et la myrrhe, que les soldats d'Alexandre, pendant leur marche à travers ce pays, arrachaient pour s'en faire des abris et des lits, heureux de pouvoir avec ces plantes aromatiques parfumer l'air et le rendre plus respirable et plus salubre. Alexandre avait choisi exprès l'été pour opérer son retour de l'Inde : il savait qu'en cette saison il pleut dans toute la Gédrosie assez pour grossir les rivières et pour remplir les citernes et les aiguades, tandis qu'en hiver on y manque d'eau. C'est dans le nord de la Gédrosie, dans la partie qui avoisine les montagnes, qu'il pleut l'été ; mais, comme ces pluies grossissent les rivières jusqu'à les faire déborder, les grandes plaines qui descendent vers la mer se trouvent arrosées aussi, et toutes les citernes, toutes les aiguades en demeurent alimentées pour longtemps. Le roi s'était fait précéder dans le désert de mineurs chargés de rechercher ces différents puits et de fourriers ayant mission de préparer les étapes de l'armée et les stations de la flotte.

4. Il avait en effet divisé ses forces en trois corps : à la tête du premier, il traversa toute la Gédrosie sans jamais s'éloigner de la mer de plus de 500 stades, pour assurer les communications de sa flotte avec la côte, et en longeant parfois la mer elle-même là où elle est bordée de falaises presque impraticables. Il avait fait partir le second corps avant le premier, sous la conduite de Cratère, avec ordre de s'engager dans l'intérieur des terres, mais de se diriger, tout en se battant et en disputant le pays pied à pied aux indigènes, vers le même point qu'Alexandre se proposait d'atteindre avec le premier corps. Quant à la flotte, confiée, comme on sait, à Néarque et à l'archikybernète Onésicrite, elle dut, tout en demeurant libre de se choisir les stations les plus commodes, suivre tous les mouvements de l'armée et se régler sur la marche d'Alexandre.

5. Or Néarque lui-même nous apprend que le premier corps, sous le commandement du roi, était déjà en marche, quand, à l'époque du lever acronyque des Pléiades, c'est-à-dire en automne, il donna à la flotte le signal d'appareiller, sans pouvoir attendre que les vents favorables eussent commencé à souffler, parce que les Barbares les serraient de près et menaçaient de les forcer dans leurs positions, le départ du roi ayant réveillé chez eux l'audace et l'amour de l'indépendance. - Parti des bords de l'Hydaspe, Cratère traversa l'Arachosie et la Drangiane et parvint à gagner la Carmanie. Mais Alexandre eut beaucoup à souffrir, ayant trouvé partout sur sa route le sol le plus pauvre et le plus aride. Ses approvisionnements tirés de fort loin étaient nécessairement irréguliers et insuffisants, et son armée ressentit souvent les horreurs de la faim. De plus, les bêtes de somme vinrent à manquer, et il fallut abandonner une bonne partie des bagages sur les routes et dans les différents campements que l'on quittait. L'armée dut son salut aux palmiers dont le fruit et la moelle les nourrit. On s'accorde à attribuer à un sentiment d'ambitieuse rivalité l'obstination que mit Alexandre à prendre cette route, bien qu'il sût parfaitement à quoi s'en tenir sur les difficultés qu'elle présentait : il voulait prouver au monde que, dans les mêmes déserts où la renommée nous montre Sémiramis et Cyrus, après leur désastreuse campagne de l'Inde, se sauvant à grand'peine, Sémiramis avec vingt, Cyrus avec sept compagnons seulement, lui, Alexandre, saurait faire passer une armée innombrable et surmonter à sa tête tous les obstacles, et quels obstacles l'on va en juger.

6. Le manque de vivres n'était pas la seule difficulté contre laquelle il fallût lutter, il y avait encore l'extrême élévation de la température, la profondeur et la chaleur du sable, et la rencontre de temps à autre de hautes dunes, dans lesquelles on avait, outre la peine de retirer ses jambes de l'espèce de mer mouvante où l'on enfonçait à chaque pas, l'ennui de toujours monter et descendre. Il fallait, en outre, pour gagner les puits, éloignés les uns des autres de deux, de quatre, voire même quelquefois de 600 stades, faire de très longues étapes et le plus souvent des marches de nuit. Ajoutons que l'on dut plus d'une fois camper à 30 stades des puits pour éviter aux soldats emportés par la soif des excès dangereux. On en avait vu beaucoup, en effet, quand ils trouvaient de l'eau, s'y jeter tout armés et boire à même, jusqu'à ce qu'ils coulassent au fond asphyxiés : au bout d'un certain temps leurs cadavres tout gonflés reparaissaient à la surface et en surnageant infectaient l'eau généralement peu profonde de ces fontaines. D'autres, épuisés par une longue marche en plein soleil et consumés par la soif, tombaient le long de la route sans avoir le courage de se relever, et, bientôt pris d'un tremblement général analogue au frisson de la fièvre, avec crampes dans les bras et dans les jambes, ils mouraient sur place. Il y en eut aussi qui, s'étant écartés du chemin que suivait l'armée, s'endormirent vaincus par le sommeil et la fatigue, et qui, au réveil, après s'être épuisés à chercher leur route ; succombèrent à la fois au besoin et à la chaleur, ou n'échappèrent qu'au prix des plus cruelles souffrances. On perdit beaucoup de monde encore et beaucoup de matériel une nuit que l'armée fut surprise endormie et presque submergée par un torrent : une bonne partie des équipages du roi notamment fut emportée. Une autre fois, ce furent les guides eux-mêmes qui se fourvoyèrent et qui engagèrent l'armée trop avant dans les terres : déjà l'on avait perdu de vue la mer, quand le roi, s'étant aperçu de la faute commise, s'élança aussitôt de sa personne à la recherche du rivage et ne s'arrêta qu'après l'avoir atteint et s'y être assuré en creusant de la présence d'eau potable. Il envoya alors à l'armée l'ordre de rejoindre et ne la laissa plus s'écarter du rivage pendant les sept jours de marche qui suivirent, toute cette partie de la route s'étant trouvée abondamment pourvue d'eau. Ce n'est que le huitième jour qu'il s'en écarta de nouveau pour s'enfoncer dans l'intérieur.

7. N'oublions pas de dire aussi qu'il y a dans ce pays un arbuste assez semblable au laurier, et que toutes les bêtes de somme qui en mâchaient seulement quelques feuilles mouraient dans les convulsions de l'épilepsie et l'écume à la bouche ; qu'on y rencontre également en très grande quantité certaine plante rampante, certaine épine, avec des fruits couchés semblables à des concombres, et pleine d'un suc si âcre que quelques gouttes tombant dans l'oeil soit d'un homme, soit d'un animal, suffisaient à le rendre aveugle ; qu'enfin beaucoup de soldats périrent étouffés en voulant manger des dattes vertes. Un autre danger dont l'armée eut à se préserver fut la morsure des serpents, car partout dans les dunes croît une herbe sous laquelle les serpents se glissent et se tiennent cachés, et quiconque était piqué mourait infailliblement. Enfin, les Orites passent pour imprégner de poisons mortels les flèches dont ils se servent et qui sont faites de bois durci au feu. Ptolémée, blessé par une de leurs flèches, était en danger de mort, dit-on, quand Alexandre eut un songe : il crut voir pendant son sommeil un homme s'approcher de lui, cet homme tenait à la main une racine avec sa tige et ses feuilles, et, en la lui montrant, il lui recommandait d'en exprimer le suc et d'en faire une application sur la plaie du blessé. A peine réveillé, Alexandre, se rappelant toutes les circonstances de son rêve, s'était mis en quête de la précieuse racine, et, l'ayant trouvée (sans grand'peine du reste, car elle croît fort abondamment dans ces déserts), il en avait fait usage avec succès pour Ptolémée et pour d'autres blessés. De leur côté, les Barbares, frappés de la découverte miraculeuse de ce contre-poison, étaient venus en foule apporter leur soumission au roi. Il est probable que quelque indigène, instruit des propriétés de cette plante, avait livré son secret à Alexandre, mais par flatterie on crut devoir ajouter un peu de merveilleux à la réalité. Parvenu enfin à la capitale de la Gédrosie, soixante jours après son départ de chez les Orites, Alexandre y fit reposer quelque temps son armée, puis il se remit en route pour la Carmanie.

8. Tel est le côté méridional de l'Ariané par rapport au littoral proprement dit et à la partie de la Gédrosie et du territoire des Orites située immédiatement au-dessus. Le reste de la Gédrosie (et ce n'en est pas la moindre partie) remonte assez avant dans l'intérieur pour toucher aux confins de la Drangiane, de l'Arachosie et des Paropamisades, tous pays pour lesquels, à défaut de renseignements meilleurs, nous suivrons les indications d'Eratosthène. Déjà, au sujet de l'Ariané, Eratosthène s'exprime ainsi : «Bornée à l'est par l'Indus, l'Ariané l'est encore au sud par la Grande Mer, au nord par le Paropamisus et les montagnes qui lui font suite jusqu'aux Pyles Caspiennes, enfin à l'ouest par le prolongement de la ligne de démarcation qui déjà sépare la Parthyène de la Médie et la Carmanie de la Paraitacène et de la Perse». Or, d'après cette délimitation, on peut prendre pour la largeur de l'Ariané les 12 ou 13 000 stades que mesure le cours de l'Indus depuis sa sortie du Paropamisus jusqu'à son embouchure. Quant à sa longueur, on peut, en partant des Pyles Caspiennes et en empruntant les distances du Recueil des Stathmes d'Asie, l'évaluer de deux manières : jusqu'à Alexandrie dite d'Arie il n'y a qu'une route, qui part des Pyles Caspiennes et traverse la Parthyène, mais, parvenue à Alexandrie, cette route bifurque, et, tandis que l'une des branches, continuant droit par la Bactriane et la traversée de la montagne, vient tomber auprès d'Ortospana chez les Paropamisades à cette espèce de carrefour que forment les trois routes venant de Bactres, la seconde branche se détourne un peu de l'Arie, pour courir au sud dans la direction de Prophthasia en Drangiane, puis, repartant de là, gagne la frontière de l'Inde et la rive même de l'Indus. Naturellement cette seconde branche, qui traverse la Drangiane et l'Arachosie et qui peut mesurer en tout 15 300 stades, est un peu plus longue que l'autre. Retranchons de ce total 1300 stades [pour la différence des deux branches], le reste (soit 14000 stades) représentera assez exactement la longueur de l'Ariané en ligne droite, puisque [nous avons dit que l'Ariané avait la figure d'un carré] et qu'il est notoire que son côté maritime ne mesure guère moins de 14000 stades aussi, en dépit de certains calculs exagérés qui l'évaluent à 16 000 stades (dont 6000 attribués à la Carmanie), calculs dans lesquels on a dû faire entrer en ligne de compte ou toutes les sinuosités des golfes ou la partie de la côte de Carmanie qui se trouve en dedans du golfe Persique. Du reste, ce nom d'Ariané s'étend encore par delà les limites indiquées ci-dessus et s'applique non seulement à une partie de la Perse et de la Médie, mais à une partie aussi de la Bactriane septentrionale et de la Sogdiane, car les populations de ces différents pays parlent à peu de chose près la même langue.

9. Voici maintenant dans quel ordre [Eratosthène] place les peuples dont nous parlions tout à l'heure : 1° sur les bords mêmes de l'Indus, au pied du Paropamisus, les Paropamisades ; 2° les Arachoti au sud des précédents ; 3° à la suite des Arachoti, en avançant toujours vers le sud, les Gédrosènes et les autres peuples du littoral. Chacune de ces nations a son territoire bordé dans le sens de sa largeur par l'Indus. Une partie de ces provinces riveraines de l'Indus, la mème qui anciennement dépendait de la Perse, et qu'Alexandre, après l'avoir enlevée aux Ariani, avait peuplée de colonies grecques, dépend aujourd'hui de l'Inde, Séleucus Nicator l'ayant cédée à Sandrocottus comme garantie d'une convention matrimoniale et en échange de cinq cents éléphants. Le territoire des Paropamisades est bordé à l'Ouest par celui des Arii, comme l'Arachosie et la Gédrosie le sont par le territoire des Dranges. Ces derniers sont bordés par le territoire des Arii tant au couchant qu'au nord, et peu s'en faut en réalité qu'ils n'en soient enveloppés. A son tour la Bactriane borde au nord l'Arie et le pays des Paropamisades : on sait en effet que c'est sur le territoire de ces derniers qu'Alexandre franchit le Caucase dans sa marche sur Bactres. Enfin, immédiatement après les Arii, on rencontre en allant vers l'ouest les Parthy ei et les peuples voisins des Pvles Caspiennes, au sud desquels s'étendent le désert de Carmanie d'abord, puis le reste de la Carmanie avec la Gédrosie.

10. Mais on connaîtra mieux encore tout ce pays de montagnes, si l'on détaille avec nous l'itinéraire que suivit Alexandre depuis la Parthyène jusqu'à Bactres pour atteindre Bessus. De la Parthyène il passa dans l'Arie et de l'Arie dans la Drangiane, et c'est là qu'il fit mettre à mort le fils de Parménion, Philotas, pris en flagrant délit de complot contre sa personne, en même temps qu'il expédiait à Ecbatane des émissaires chargés de le débarrasser aussi sommairement du père, suspect à ses yeux de complicité avec le fils. A ce propos-là, on assure que ses envoyés, montés sur des dromadaires, ne mirent pas plus de onze jours à franchir une distance de trente ou quarante journées et à s'acquitter de leur mission. Des Dranges tout ce qu'on sait, c'est qu'ils vivent en général à la façon des Perses, mais que, chez eux, le vin est rare et que toute leur richesse consiste en mines d'étain. Au delà de la Drangiane, Alexandre gagna le pays des Evergètes, peuple qui doit son nom à Cyrus ; il traversa ensuite le territoire des Arachoti ; puis, étant entré chez les Paropamisades avec le coucher des Pléiades, il s'engagea dans la montagne. Tout ce haut pays qu'il avait à traverser était déjà couvert de neige, et sa marche en était singulièrement gênée. Mais, comme il rencontrait de nombreux villages dont les habitants l'accueillaient avec empressement et dans lesquels son armée trouvait à s'approvisionner de tout (si ce n'est d'huile pourtant), on fut vite consolé des difficultés de la route. Alexandre avait d'ailleurs laissé sur sa gauche les plus hauts sommets du Paropamisus. On sait que le versant méridional de cette chaîne est compris dans les limites de l'Inde et de l'Ariané ; quant à son versant septentrional, deux nations se le partagent, les Bactriens à l'ouest et les populations barbares [tributaires] des Bactriens [à l'est]. Alexandre prit ses quartiers d'hiver sur le territoire des Paropamisades, non loin de la frontière de l'Inde, qu'il avait alors à sa droite ; il y bâtit même une ville ; puis, l'hiver fini, s'étant remis en marche, il acheva de franchir le Paropamisus, et, pour gagner la Bactriane, dut suivre une route qui aurait été absolument nue, si elle n'avait été bordée d'espace en espace par quelques touffes ou buissons de térébinthes. Les vivres étant venus à manquer, il fallut se nourrir de la chair des bêtes de somme, et qui plus est la manger crue, faute de bois [pour la faire cuire]. Heureusement, le silphium croissait en abondance dans le pays qu'on traversait alors, et il aida à digérer cette viande crue. Enfin, à quinze journées de marche de la ville qu'il venait de fonder et des quartiers d'hiver qu'il avait pris chez les Paropamisades, il atteignit la ville bactrienne d'Adrapsa.

11. C'est à peu près du même côté par rapport à la frontière de l'Inde qu'il nous faut placer la Chaarène. La Chaarène en effet passe pour être, de toutes les provinces soumises aux Parthyaei, la plus rapprochée de l'Inde, et l'on y arrive après avoir franchi, sur la route qui part [d'Alexandrie] d'Arie et qui coupe l'Arachosie et le susdit pays de montagnes, une distance de 9 à 10000 stades. - Tel est dans toute son étendue le pays que Cratère eut à traverser : sans cesser de châtier sur son passage les populations qui refusaient de se soumettre, il y accéléra sa marche autant que possible pour opérer à temps sa jonction avec le roi, [et il y réussit,] car les deux corps d'armée arrivèrent presque en même temps en Carmanie au rendez-vous marqué. De son côté, peu de temps après la flotte de Néarque entrait dans le golfe Persique, bien que beaucoup d'obstacles, et notamment la rencontre de baleines énormes, eussent contrarié sa marche.

12. Il est vraisemblable que les marins de Néarque ont par jactance singulièrement exagéré leurs aventures, mais, à travers toutes leurs exagérations, ils laissent parfaitement deviner ce qui leur est arrivé en réalité, à savoir que l'appréhension chez eux a toujours dépassé le danger. Les dimensions de ces énormes souffleurs, le bruit qu'ils font en nageant et l'agitation qu'ils communiquent aux flots, l'espèce de brouillard qu'ils forment en lançant de l'eau par leurs évents et qui empêche de voir pour ainsi dire à quatre pas devant soi, les avaient troublés plus que tout. Seulement, quand leurs pilotes, qui les voyaient frappés de terreur et incapables de se rendre compte par eux-mêmes de la cause du phénomène qu'ils avaient sous leurs yeux, leur eurent expliqué qu'ils avaient affaire à d'énormes poissons que le son des trompettes ou tout autre bruit suffirait à disperser, Néarque donna ordre à sa flotte de se porter avec impétuosité vers le point où les baleines barraient le passage et fit sonner en même temps de toutes ses trompettes pour les effrayer. Les baleines en effet plongèrent à l'approche des vaisseaux, mais pour reparaître et se reformer bientôt en arrière de l'escadre, et l'on eut un moment sous les yeux le spectacle d'un commencement de combat naval ; heureusement elles ne tardèrent pas à disparaître de nouveau et cette fois définitivement.

13. Aujourd'hui encore, les voyageurs qui font la traversée de l'Inde parlent de ces monstres marins et des rencontres qu'ils en ont faites, mais il ne s'agit jamais que de rencontres isolées et presque toujours inoffensives, les baleines s'effarouchant et s'enfuyant dès qu'elles entendent les cris de l'homme ou le bruit des trompettes. Les mêmes voyageurs ajoutent que ces animaux n'approchent point des côtes, mais qu'après leur mort, quand leurs os ont été dépouillés de toute chair, la mer les rejette aisé-ment, fournissant ainsi aux Ichthyophages (nous-mêmes l'avons dit plus haut) de précieux matériaux pour la construction de leurs huttes. La longueur des baleines, s'il faut en croire Néarque, peut atteindre à vingt-trois orgyes. Il y avait aussi parmi les marins de la flotte un préjugé fortement enraciné. Néarque raconte comment il en démontra la fausseté. Il s'agissait d'une île située sur leur route et dont aucun vaisseau soi-disant ne pouvait approcher sans disparaître à l'instant. On citait pour exemple certain kerkure qui, naviguant dans les mêmes parages, avait été perdu de vue comme il approchait de cette île, et dont on n'avait plus eu de nouvelles. On avait envoyé des hommes à sa recherche, mais ces hommes n'avaient pas osé débarquer dans l'île et s'étaient contentés d'en ranger les bords de très près en appelant à grands cris les absents ; puis, comme personne ne leur avait répondu, ils avaient rebroussé chemin. Voyant que tout son monde s'en prenait à l'île elle-même de la perte de ce kerkure, Néarque (c'est lui qui le raconte) s'y transporta de sa personne, et, y ayant abordé, il descendit à terre avec une partie des matelots qui l'avaient accompagné et fit le tour de l'île, mais sans plus trouver trace de ceux qu'il cherchait. Il renonça alors à chercher davantage, et, ayant rejoint sa flotte, il déclara à tous les équipages, assemblés que l'île avait été calomniée, puisque autrement lui et ses compagnons auraient infailliblement péri, et qu'en conséquence il fallait attribuer la perte et la disparition du kerkure à une autre cause, c'est-à-dire à l'une des mille chances de destruction qui menacent le navigateur.

14. Avec la Carmanie finit la longue côte que nous avons vue commencer à l'Indus. Mais la Carmanie est située beaucoup plus au nord que l'embouchure de ce fleuve, bien que le premier cap qu'elle projette s'avance dans la Grande Mer passablement loin au midi ; seulement, après avoir formé l'entrée du golfe Persique avec un promontoire que l'Arabie Heureuse envoie en quelque sorte à sa rencontre, la côte de Carmanie fait un coude et remonte dans la direction de ce même golfe jusqu'aux confins de la Perse. Ajoutons que la Carmanie s'enfonce aussi fort avant dans l'intérieur entre la Gédrosie et la Perse, et qu'elle dépasse même de beaucoup la Gédrosie vers le nord, comme l'atteste du reste son extrême fertilité. Il n'y a rien en effet que son sol ne produise, et, à l'exception de l'olivier, elle possède toutes les grandes espèces d'arbres ; de plus, on peut dire que des cours d'eau la sillonnent en tous sens. La Gédrosie au contraire diffère à peine de la côte des Ichthyophages, et, comme elle est exposée elle aussi à de fréquentes disettes, ses habitants sont tenus à réserver toujours une partie de la récolte de l'année en vue des années suivantes. Onésicrite parle en outre d'un fleuve de la Carmanie qui roule des paillettes d'or ; il signale même la présence dans le pays de mines d'argent, de cuivre et de minium, voire d'une montagne d'orpiment et d'une montagne de sel. En revanche, dans la partie où elle touche à la Parthyène et à la Parétacène, la Carmanie n'est plus qu'un désert. Ailleurs, ses productions agricoles sont absolument les mêmes que celles de la Perse ; on y cultive beaucoup la vigne notamment. Le plant connu dans nos pays sous le nom de plant de Carmanie donne parfois des grappes de deux coudées, à grains déjà très gros et très serrés, mais il y a apparence que, dans le pays même dont il est originaire, il a encore plus de force. Les indigènes de la Carmanie se servent communément, voire pour la guerre, d'ânes au lieu de chevaux, les chevaux chez eux étant très rares. Aussi est-ce toujours un âne qu'ils offrent à Mars comme victime, à Mars, la seule divinité qui soit chez eux l'objet d'une grande vénération. Ils sont en effet naturellement belliqueux ; et pas un homme chez eux ne se marie avant d'avoir coupé la tête à un ennemi et avant de l'avoir rapportée au roi. Le roi garde la tête pour exposer le crâne plus tard sur son palais, mais il arrache la langue, la coupe en menus morceaux qu'il saupoudre de farine de froment, goûte lui-même à ce mets friand et donne le reste à celui qui lui a apporté le trophée, pour qu'il s'en régale avec ses parents et amis. La gloire du roi se mesure au nombre de têtes qui lui ont été apportées. D'autre part, Néarque assure que les Carmanites ont emprunté aux Perses et aux Mèdes la plus grande partie de leurs usages et des mots de leur langue. - L'entrée du golfe Persique n'a pas en largeur plus d'une journée de navigation.


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