Louis Joseph Lebrun - Socrate parle (détail) - 1867 - Sothebys Auction House, New York, USA
ARGUMENT
Egal au Phédon par la force et
l'élévation morale des idées, par la
vigueur de la dialectique et par l'heureux emploi de la
mythologie, le Gorgias lui est inférieur par
l'intérêt dramatique. Socrate y joue encore le
premier rôle sans doute, mais dans une tout autre
situation. Et quant à ses adversaires, Gorgias de
Léontium, Polus d'Agrigente et Calliclès
d'Athènes, ils sont loin d'inspirer la même
sympathie que ses fidèles disciples. Il ne faut donc
point s'attendre à une composition aussi
animée, aussi vivante. Le Gorgias n'en est pas
moins un des plus beaux ouvrages de Platon.
Son objet n'annonce pas d'abord toute son importance
philosophique : c'est la Rhétorique. Mais Platon,
à son ordinaire, agrandit et élève son
sujet, et il est conduit par l'examen de ce que la
rhétorique est réellement, et de ce qu'elle
doit être, à des considérations
supérieures sur le juste et l'injuste, le beau et le
laid considérés en eux-mêmes, puis sur le
châtiment et l'impunité, enfin sur le bien, non
pas seulement dans les discours d'un orateur, mais dans la
vie tout entière. De ces hauteurs, où l'avait
porté la recherche des principes qui dominent et
gouvernent l'art de persuader, il sait descendre sans effort
pour faire l'application de ces vérités
générales à tous les états et
à toutes les actions de la vie. Et après avoir
ainsi établi au nom de la raison sa doctrine morale,
il invoque à l'appui les traditions des peuples,
transmises de siècle en siècle, sous la forme
d'un mythe, d'un sens non moins profond que celui du
Phédon. Tel est le plan général ;
voici la suite de la discussion.
Socrate et Chéréphon rencontrent devant sa
maison l'hôte de Gorgias et de Polus, Calliclès,
qui leur offre de les présenter aux deux
étrangers ; et c'est chez lui que se passe
l'entretien. Le premier échange de paroles entre Polus
et Chéréphon, et l'exorde déclamatoire
de Polus, sont le préambule de la discussion, qui ne
s'engage qu'au moment où Socrate apprend directement
de Gorgias ce qu'il est et ce qu'il enseigne. Gorgias est
rhéteur, et il enseigne la rhétorique. Quel est
l'objet de la rhétorique ? Les discours. Toute
espèce de discours, comme peuvent en faire à
propos de leur art le médecin et le maître de
gymnastique ? Non ; mais seulement les discours qui, sans
être mêlés à aucune action de la
main, ont pour seule fin de persuader. La persuasion est donc
le but de la rhétorique. Mais encore quelle
espèce de persuasion ? car toutes les sciences veulent
persuader quelque chose. Ce que la rhétorique
persuade, c'est le juste et l'injuste. Ce n'est pas assez
dire ; il faut savoir encore si l'orateur s'adresse à
des gens instruits, dont la persuasion sera fondée sur
la science, ou à des ignorants, dont la persuasion ne
reposera que sur la croyance ; s'il doit instruire en
persuadant, ou seulement persuader. Car, s'il ne se propose
d'instruire personne, lui-même n'a pas besoin
d'être instruit. Mais, s'il n'est pas instruit, il ne
pourra pas être consulté sur la justice et
l'injustice d'une cause ; et alors à quoi bon la
rhétorique ?
Gorgias ne se rend pas à cette première
attaque. Il soutient que la rhétorique est par
excellence l'art de persuader, en ce sens qu'elle donne les
moyens de faire prévaloir son opinion en toute chose
envers et contre tous. On en peut user bien ou mal ; mais si
l'orateur en fait un mauvais usage, ce n'est pas à la
rhétorique, mais à lui qu'il faut s'en prendre.
Vaine subtilité, qui ne le soustrait pas aux
objections de Socrate. Il faut choisir, en effet : ou bien la
rhétorique, étrangère à la
science et à la vérité, se borne
à faire croire à la foule ignorante que toute
chose est vraie ou fausse, juste ou injuste, belle ou laide,
selon le besoin du moment ; et c'est un art perfide et
immoral ; ou bien la rhétorique s'inspire de la
vérité, la répand et la persuade.
Voilà le point décisif.
Supposons l'orateur instruit : connaissant la justice et la
vérité, il est juste lui-même, incapable
de rien faire contre son caractère,
c'est-à-dire de persuader jamais l'injustice, la
fausseté, la laideur ; et il exerce un art
profondément moral dont il est impossible de faire un
mauvais usage. C'est la rhétorique selon Socrate, mais
non selon Gorgias et Polus ; c'est ce qu'elle doit
être, mais non pas ce qu'elle est. Car telle que les
rhéteurs la pratiquent, elle n'est pas même un
art, mais une routine, sans autre but que de procurer de
l'agrément et du plaisir. Elle est au nombre de ces
basses pratiques que conseille la flatterie, et qui se sont
glissées à la place des arts véritables.
Il y a, en effet, des sciences qui ont pour but
l'éducation et le perfectionnement de l'âme et
du corps, la Politique et la Législation dans l'ordre
moral, la Médecine et la Gymnastique dans l'ordre
physique. Ce sont des arts salutaires, auxquels la flatterie,
qui caresse tous les vices de la nature humaine, a
substitué des simulacres funestes à la
santé de l'âme et du corps, la cuisine à
la médecine, la toilette à la gymnastique, la
sophistique à la législation, et à la
politique enfin la rhétorique. Il faut donc la prendre
pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une routine,
parce qu'elle ne repose sur aucune connaissance de la nature
des choses qu'elle traite, ne peut rendre compte de rien, et
n'a pour fin que le plaisir. L'orateur qui l'exerce n'est
lui-même qu'un flatteur méprisable, qu'on ne
regarde même pas.
Plus hardi que Gorgias, dont la circonspection a
reculé devant la thèse explicite de
l'intérêt personnel, Polus déclare que la
force de la rhétorique est dans le pouvoir qu'elle
donne à l'orateur de faire ce qu'il veut. Mais
qu'est-ce que faire ce que l'on veut ? C'est vouloir
apparemment ce qui est avantageux, car il n'est personne qui
ne préfère son avantage à tout le reste.
Mais, pour un homme dépourvu du sens de discerner le
bien du mal, on conviendra que ce n'est pas un grand pouvoir
que le pouvoir de faire ce qui lui est avantageux. C'est donc
une nécessité que l'orateur soit doué de
bon sens avant tout ; et même, cela admis, il n'est pas
prouvé qu'il fasse ce qu'il veut. C'est au moins ce
qui ne lui arrive pas habituellement. L'orateur, semblable en
cela à tous les hommes, en faisant ce qu'il fait
d'ordinaire, ne fait pas ce qu'il veut, par la raison qu'il
ne veut pas ce qu'il fait mais ce en vue de quoi il fait ce
qu'il fait. Il est comme un malade qui prend une potion
amère, non pas parce qu'il veut la prendre, mais parce
qu'il veut recouvrer la santé. La santé,
c'est-à-dire en général son bien, voila
ce que chacun veut véritablement. Si donc l'orateur
veut son bien en faisant ce qu'il fait tous les jours, il
fait ce qu'il veut ; sinon, non. Et dans ce cas, il n'a pas
de pouvoir. Par exemple, dira-t-on que l'orateur fait ce
qu'il veut quand il fait bannir ou mourir arbitrairement un
citoyen ? Non, parce qu'il fait ce qu'il y a de plus
contraire à son bien, c'est-à-dire une
injustice. Il n'est donc pas puissant ; il n'est même
pas heureux, pas plus qu'Archélaüs, usurpateur du
trône de Macédoine, pas plus que le grand roi de
Perse lui-même, bien qu'il passe pour faire tout ce qui
lui plaît. Car il n'y a d'heureux au monde que l'homme
sans remords, l'honnête homme. Ce n'est peut-être
pas le sentiment de la foule ignorante, mais c'est celui de
l'homme de bon sens. Et ce n'est pas assez de dire que
l'homme injuste n'est pas heureux ; il faut se
pénétrer aussi de cette vérité
qu'il y a un homme plus malheureux encore, c'est celui qui
commet l'injustice impunément. Pour le coupable, quel
qu'il soit, il n'est pas de plus grand malheur que
d'échapper au châtiment, de plus grand bienfait
que de subir la peine qu'il a méritée.
Socrate insiste avec force sur cette idée, que c'est
une chose plus mauvaise et plus laide de commettre une
injustice que de la recevoir, au nom de l'identité de
nature du Mal et du Laid, du Beau et du Bien. Qu'est-ce qui
fait qu'une chose est belle ? Le plaisir, ou
l'utilité, ou bien le plaisir et l'utilité. Et
d'où vient la laideur d'une chose ? de la douleur ou
du mal, ou bien de la douleur et du mal à la fois. Et
par suite une chose est plus belle qu'une autre en ce qu'elle
procure ou plus de plaisir ou plus de b1en, ou plus de bien
et de plaisir ; et une chose est plus laide qu'une autre pour
son plus de douleur ou de mal, ou pour son plus de douleur et
de mal à la fois. Appliquons ces prémisses
à l'injustice commise et à l'injustice
reçue. Il est évident qu'il est moins
douloureux de la commettre que de la souffrir. Par
conséquent, ce n'est ni par la douleur seule, ni par
le mal et la douleur ensemble que l'injustice commise
surpasse l'injustice reçue. Reste donc que ce soit par
le mal. Mais, puisque en principe le mal est
inséparable du laid, c'est une nécessité
qu'il soit plus laid de commettre que de recevoir
l'injustice, par cela seul que cela est plus mal.
Et quelle est la conséquence où nous sommes
conduits ? C'est qu'au nom même de l'amour du bien et
de l'horreur du mal naturelle à tous les hommes, il
n'en est pas un seul qui ne préfère, à
moins d'être dénué de bon sens, souffrir
l'injustice à être injuste. Cette conclusion,
belle en elle-même, le devient plus encore par l'appui
qu'elle donne à celle qui la suit : c'est que le plus
grand des maux est de n'être pas puni quand on a
mérité de l'être. Socrate se
complaît à établir sur les preuves les
plus solides cet effort suprême de sa dialectique. Il
est évident, en effet, que c'est la même chose
de subir sa peine et d'être justement
châtié. Or ce qui est juste en soi est beau, ce
qui est beau est bon et utile. L'utilité du
châtiment provient donc de sa justice. Mais quelle
utilité ? C'est la même en un sens que le fer et
le feu procurent à un malade lorsqu'il s'est
livré au chirurgien, et qu'il a recouvré la
santé. Mais l'avantage qui vient du châtiment
est au-dessus de celui-là de toute la
supériorité de l'âme sur le corps : c'est
la délivrance d'une maladie morale, de la plus grande
de toutes les maladies, l'injustice. Est-il possible de
méconnaître que c'est un bien infini que de
recouvrer la santé de l'âme si on l'a perdue ?
Et dès lors, comment nier que l'impunité fait
de l'homme injuste le plus malheureux des hommes, puisqu'elle
l'oblige à souffrir le pire des maux, et sans
remède ?
Par un retour soudain mais très logique au principal
objet de l'entretien, Socrate propose ici à la
rhétorique son véritable but, d'accord avec les
principes qu'il a rendus évidents. Elle doit
être l'art de s'accuser soi-même, et d'accuser
aussi ses parents, ses amis ; l'art salutaire d'appeler sur
sa tête et sur tous ceux qu'on aime le souverain
remède des maladies de l'âme, le juste
châtiment. Le plus grand mal qu'elle puisse faire
à celui qui l'exerce, la plus cruelle vengeance
qu'elle puisse mettre en son pouvoir contre ses ennemis,
c'est de se changer en art de dissimuler l'injustice, de
soustraire un coupable à sa peine, et de le forcer
à vivre en proie au mal qui dévore son
âme.
Le silence de Gorgias et de Polus est le meilleur aveu qu'il
n'y a rien à répondre à cette
réfutation de la rhétorique dépourvue de
principe moral, ou, ce qui revient au même, asservie
à l'intérêt, telle qu'ils l'avaient
présentée. Mais Platon n'a garde de laisser
dans l'ombre des arguments d'une autre nature contre la
rhétorique fondée sur la justice, arguments
tout aussi faibles, mais qui garderaient un semblant de
valeur à n'être pas directe-nient
repoussés. Ce sont ceux qu'il net dans la bouche de
Calliclès.
Calliclès répond que Socrate vient d'exposer
à la vérité le sentiment des
philosophes, mais non pas celui des politiques. Il traite
légèrement et dédaigneusement la
philosophie d'étude bonne à former l'esprit des
jeunes gens, et d'ailleurs parfaitement inapplicable dans la
société. En politique, il faut se
résoudre à être en contradiction avec
elle et avec soi-même, après tout, si l'on pense
comme elle ; car autre est la théorie, autre la
pratique. Si au lieu du point de vue de la loi où
Socrate s'est placé, on se met au point de vue de la
nature, on arrive à des conclusions
diamétralement opposées. C'est un fait reconnu,
par exemple, que les hommes voient plus de déshonneur
à recevoir une injustice qu'à la commettre ;
car c'est être traité en esclave et s'humilier
devant un plus fort que soi. Les faibles, incapables de se
défendre tout seuls, ont inventé les lois et
les ont mises au-dessus de la nature. Mais qui est dupe de
ces lois ? Malgré la philosophie, malgré la
législation, dans toute société, c'est
le plus fort qui a le beau rôle. On reconnaît
à ces raisonnements l'éternelle
prétention des gens auprès desquels les
principes ne sont rien, l'expérience tout, et qui
s'appellent positifs. Leur thèse est
présentée ici tout exprès dans sa
crudité provocante. - Que répond Socrate ? Il
précise d'abord le sens du mot le plus fort : c'est le
plus puissant et le meilleur qu'il faut entendre, de l'aveu
de Calliclès. Or, dans la société, le
plus fort, c'est le plus grand nombre, parce qu'il est le
plus puissant. Mais c'est précisément le plus
grand nombre, c'est-à-dire le peuple, qui fait les
lois. S'il fait des lois contre l'injustice, c'est qu'il
pense qu'il est plus mal de la commettre que de la supporter.
De sorte que la loi est en parfait accord avec la nature sur
ce point, et que la thèse positive est
déjà réfutée. - Calliclès
se reprend pour donner à l'expression le plus fort le
sens du meilleur seulement. Celui-là doit commander
aux autres, parce qu'il est le plus sage, et à ce
titre encore être le mieux partagé de tous. Mais
en quoi mieux partagé ? en aliments, en boissons, en
vêtements ? Non, ce n'est pas cela. Il faut que
Calliclès donne à sa pensée un nouveau
degré de précision, et qu'il dise ouvertement
ce qu'il entend par le plus sage : c'est celui qui a la plus
grande habileté et le plus grand courage à se
procurer le pouvoir. Plus clairement encore, c'est l'homme
absolument libre de réaliser ses désirs,
d'assouvir ses passions, sans contrainte et sans mesure
aucune. Voilà le héros de la rhétorique
positive, l'homme le plus fort, le meilleur, le plus sage, le
plus habile, le plus courageux, le plus heureux de tous les
hommes. Tout ce qui n'est pas conforme à cet
idéal de la puissance oratoire n'est que niaiserie
ridicule et convention contraire à la nature.
Mais les objections se succèdent avec une incroyable
abondance dans la bouche de Socrate. Si le bonheur consiste
à satisfaire ses désirs, plus on a de
désirs et plus on est heureux. Il s'ensuit que le plus
grand bonheur, c'est d'être toute la vie en proie
à une faim, à une soif, à des
démangeaisons extrêmes, pourvu qu'on puisse
perpétuellement manger, boire, se gratter ;
conséquence risible, mais logique. - En second lieu,
la théorie ne tend à rien moins qu'à
identifier le plaisir avec le bien. Rien de plus faux. Le
signe de l'identité entre deux choses, c'est leur
coexistence en un même sujet, comme le signe de leur
différence essentielle, c'est la
nécessité d'exister quelque part l'une sans
l'autre. Or n'est-il pas vrai qu'un plaisir n'existe
qu'à la condition que le besoin qu'il satisfait
continue de subsister, comme la soif dans le plaisir de se
désaltérer ? Et le besoin, n'est-ce pas la
douleur ? Il suit de là que la douleur et le plaisir
existent en même temps, soit dans le corps, soit dans
l'âme. Mais si le plaisir est le bien, la douleur est
le mal, de sorte qu'il faut admettre que le bien et le mal
peuvent se trouver ensemble dans un même sujet, tandis
qu'en réalité c'est le contraire qui est vrai,
puisque le mal et le bien s'excluent l'un l'autre par
essence. - Enfin, la prétendue identité du
plaisir et du bien détruit toute différence
morale entre les hommes. Puisqu'ils sont tous
également appelés à jouir dans la
même mesure des mêmes plaisirs et des mêmes
douleurs, ils sont tous à ce titre également
bons et également méchants ; ou plutôt
les plus sensuels, les plus abandonnés à toutes
sortes de plaisirs sont meilleurs, par cela seul, que les
tempérants et les sages.
Et qu'on n'espère pas se soustraire à cette
conséquence détestable en établissant,
comme fait Calliclès, une distinction entre les
plaisirs. D'abord c'est une concession ruineuse ; et en
outre, c'est une arme contre la théorie. Car si l'on
veut dire qu'il y a des plaisirs utiles qu'il convient de
rechercher, et d'autres nuisibles qu'il faut fuir, on
détruit l'identité du plaisir et du bien. On
accorde malgré soi que ce n'est pas le plaisir qu'il
faut chercher en vue du bien, mais le bien en vue du plaisir.
Mais cette recherche exige de la réflexion, de
l'habileté, tout un art enfin, avec le bien pour but.
A ce compte, tous les arts qui n'ont pour fin que le plaisir,
l'art du joueur de flûte et du joueur de lyre, l'art
même du poète, qu'il compose des dithyrambes,
des tragédies ou des comédies, dès
qu'ils se proposent plutôt d'amuser que d'instruire,
sont plus nuisibles qu'utiles. De ce genre est la
rhétorique, lorsqu'elle n'a en vue que de flatter
l'oreille ou l'opinion. C'est ce qui rend si grand le nombre
des flatteurs, et si rare celui des vrais orateurs. Il ne
faut pas craindre de dire qu'un Thémistocle, un
Miltiade, un Périclès lui-même ne sont
pas dignes de ce nom, puisque, loin d'instruire le peuple,
ils l'ont laissé, de leur propre aveu, plus indocile
et plus corrompu qu'ils ne l'avaient trouvé.
Calliclés à son tour est réduit au
silence par cette argumentation vigoureuse, et dès ce
moment, Socrate, resté seul maître du terrain,
remplit à peu près à lui seul toute la
fin du dialogue. Il conclut avec force contre son dernier
adversaire que, loin de résider dans la libre
satisfaction de ses passions, le bonheur de l'homme est au
prix de sa modération. L'intempérance jette
dans son âme le désordre et le
déréglement ; la mesure y établit
l'ordre et la règle, et la paix intérieure avec
elles. L'homme tempérant, esclave volontaire de son
devoir envers les dieux et envers ses semblables, se garde de
tout excès. Il est juste, il est sage, il est
courageux, et par là même heureux. Voilà
le modèle de l'orateur, lequel n'est
véritablement grand que par le bien qu'il peut faire
au peuple en lui conseillant la justice. La Justice est la
règle de toute sa vie privée et publique ; car
ce qu'un tel homme redoute le plus au monde, ce n'est lies
d'être accusé, condamné, conduit à
la mort, mais de commettre une injustice. Son unique souci,
c'est de mettre son âme à l'abri de toute faute,
jusqu'au moment où il sera prêt à
paraître devant les juges qui l'attendent.
A l'appui de ces principes qui ne lui sont pas
contestés, Socrate appelle par surcroît la
tradition populaire du partage de l'univers entre les fils de
Saturne, Jupiter, Neptune et Pluton et de
l'établissement aux enfers des trois juges
suprêmes, Minos, Eaque et Rhadamanthe. Ils sont
chargés de décider sans appel de la
destinée des âmes du juste et du méchant,
selon qu'elles auront vécu, pure fable, si l'on veut,
comme dit Socrate, mais fable bonne à croire
jusqu'à ce qu'on ait trouvé quelque chose de
meilleur. Mais ce qui n'est point fabuleux, ce sont les
principes que la tradition représente, et qui viennent
de la raison, ce guide que le sage suit de
préférence à tout autre.
INTERLOCUTEURS
CALLICLES, SOCRATE, CHEREPHON, GORGIAS, POLUS
CALLICLES
C'est à la guerre et au combat, Socrate, qu'il faut,
dit-on, se trouver ainsi après coup.
SOCRATE
Est-ce que nous venons, comme on dit, après la
fête ; et arrivons-nous trop tard ?
CALLICLES
Oui, et après une fête tout à fait
charmante. Car Gorgias nous a fait entendre, il n'y a qu'un
instant, une infinité de belles choses.
SOCRATE
Chéréphon que voici est la cause de ce retard,
Calliclès : il nous a forcés de nous
arrêter sur la place.
CHEREPHON
Il n'y a point de mal, Socrate : en tout cas j'y
remédierai. Gorgias est mon ami : Ainsi il nous
répétera les mêmes choses en ce moment,
si tu veux, ou, si tu l'aimes mieux, ce sera pour une autre
fois.
CALLICLES
Quoi donc, Chéréphon ? Socrate est-il curieux
d'entendre Gorgias ?
CHEREPHON
Nous sommes venus tout exprès.
CALLICLES
Mais, lorsque vous voudrez venir chez moi, Gorgias y loge, il
vous exposera sa doctrine.
SOCRATE
Je te suis obligé, Calliclès. Mais serait-il
d'humeur à s'entretenir avec nous ? Je voudrais
apprendre de lui quelle est la vertu de l'art qu'il professe,
ce qu'il promet et ce qu'il enseigne. Pour le reste, il en
fera, comme tu dis, l'exposition une autre fois.
CALLICLES
Rien n'est tel que de l'interroger lui-même, Socrate.
Car ce point est un de ceux qu'il vient de traiter devant
nous. Il disait tout à l'heure à tous ceux qui
étaient présents de l'interroger sur telle
matière qu'il leur plairait, se faisant fort de les
satisfaire sur tout.
SOCRATE
Voilà qui est fort beau. Chéréphon,
interroge-le.
CHEREPHON
Que lui demanderai-je ?
SOCRATE
Ce qu'il est.
CHEREPHON
Que veux-tu dire ?
SOCRATE
Par exemple, si son métier était de faire des
souliers, il te répondrait qu'il est cordonnier. Ne
comprends-tu pas ma pensée ?
CHEREPHON
Je comprends, et je vais l'interroger. Dis-moi, ce que dit
Calliclès est-il vrai, que tu te fais fort de
répondre à toutes les questions qu'on peut te
proposer ?
GORGIAS
Oui, Chéréphon ; c'est ce que je
déclarais, il n'y a qu'un moment : et j'ajoute que
depuis bien des années personne ne m'a proposé
aucune question qui fût nouvelle pour moi.
CHEREPHON
A ce compte, tu dois répondre avec bien de l'aisance,
Gorgias.
GORGIAS
Il ne tient qu'à toi, Chéréphon, d'en
faire l'essai.
POLUS
Assurément. Mais fais-le sur moi, si tu le juges
à propos, Chéréphon : aussi bien Gorgias
me paraît fatigué ; car il vient de discourir
sur bien des choses.
CHEREPHON
Quoi donc, Polus ? Te flattes-tu de mieux répondre que
Gorgias ?
POLUS
Qu'importe, pourvu que je réponde assez bien pour toi
?
CHEREPHON
Cela n'y fait rien. Réponds donc, puisque tu le
veux.
POLUS
Interroge.
CHEREPHON
C'est ce que je vais faire. Si Gorgias était habile
dans le même art que son frère Hérodicus,
quel nom lui donnerions-nous à juste titre ? le
même qu'à Hérodicus, n'est-ce pas ?
POLUS
Sans doute.
CHEREPHON
Nous aurions donc raison de l'appeler médecin.
POLUS
Oui.
CHEREPHON
Et s'il était versé dans le même art
qu'Aristophon, fils d'Aglaophon, ou que son frère, de
quel nom conviendrait-il de l'appeler ?
POLUS
Du nom de peintre évidemment.
CHEREPHON
Puisqu'il est habile dans un certain art, quel nom est-il
donc à propos de lui donner ?
POLUS
Il y a, Chéréphon, parmi les hommes, un grand
nombre d'arts dont la découverte est venue à la
suite d'expériences. Car l'expérience fait que
notre vie marche selon les règles de l'art, et
l'inexpérience, au hasard. Les uns sont versés
dans un art, les autres dans un autre, chacun à sa
manière ; les meilleurs sont le partage des meilleurs.
Gorgias est de ce nombre, et l'art qu'il possède est
le plus beau de tous.
SOCRATE
Il me paraît, Gorgias, que Polus est bien exercé
à discourir ; mais il ne tient pas la parole qu'il a
donnée à Chéréphon.
GORGIAS
Pourquoi donc, Socrate ?
SOCRATE
Il ne répond pas, ce me semble, à ce qu'on lui
demande.
GORGIAS
Interroge-le toi-même, si tu le trouves bon.
SOCRATE
Non ; mais s'il te plaisait de répondre, je
t'interrogerais bien plus volontiers : d'autant que sur ce
que Polus vient de dire, il m'est évident qu'il s'est
bien plus appliqué à ce que l'on appelle la
rhétorique, qu'à l'art de converser.
POLUS
Pour quelle raison, Socrate ?
SOCRATE
Par la raison, Polus, que Chéréphon t'ayant
demandé en quel art Gorgias est habile, tu fais
l'éloge de son art, comme si quelqu'un le
méprisait, et tu ne dis point ce qu'il est.
POLUS
N'ai-je pas répondu que c'était le plus beau de
tous les arts ?
SOCRATE
J'en conviens : mais personne ne t'interroge sur la
qualité de l'art de Gorgias ; on te demande seulement
ce qu'il est, et de quel nom on doit appeler Gorgias.
Chéréphon t'a mis sur la voie par des exemples,
et tu lui as d'abord bien répondu, et en peu de mots.
Dis-nous de même quel art professe Gorgias, et quel nom
il nous convient de lui donner. Ou plutôt, Gorgias,
dis-nous toi-même de quel nom il faut t'appeler et quel
art tu professes.
GORGIAS
La rhétorique, Socrate.
SOCRATE
Il faut donc t'appeler rhéteur ?
GORGIAS
Et bon rhéteur, Socrate, si tu veux m'appeler ce que
je me glorifie d'être, pour me servir de
l'expression d'Homère.
SOCRATE
J'y consens.
GORGIAS
Eh bien, appelle-moi ainsi.
SOCRATE
Ne dirons-nous pas que tu es capable d'enseigner cet art aux
autres ?
GORGIAS
C'est de quoi je fais profession, non seulement ici, mais
ailleurs.
SOCRATE
Voudrais-tu bien, Gorgias, continuer en partie à
interroger, en partie à répondre, comme nous
faisons maintenant, et remettre à un autre temps les
longs discours, tels que Polus en avait commencé un ?
Mais de grâce tiens ce que tu as promis, et
réduis-toi à faire des réponses courtes
à chaque question.
GORGIAS
Socrate, il y a des réponses qui exigent
nécessairement quelque étendue. Je ferai
néanmoins en sorte qu'elles soient aussi courtes que
possible. Car une des choses dont je me vante, c'est que
personne ne dira les mêmes choses en moins de paroles
que moi.
SOCRATE
C'est ce qu'il faut ici, Gorgias. Fais-moi voir aujourd'hui
ta précision. Tu nous déploieras une autre fois
ton abondance.
GORGIAS
Je te contenterai ; et tu conviendras que tu n'as jamais
entendu personne s'énoncer plus
brièvement.
SOCRATE
Puisque tu te vantes d'être habile dans l'art de la
rhétorique, et capable d'enseigner cet art à un
autre, apprends-moi quel est son objet : comme l'art du
tisserand a pour objet de faire des habits, n'est-ce pas
?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Et la musique, la composition des chants ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Par Junon, Gorgias, j'admire tes réponses : il n'est
pas possible d'en faire de plus courtes.
GORGIAS
Je me flatte, Socrate, de réussir assez bien en ce
genre.
SOCRATE
Tu dis bien. Réponds-moi, je te prie, de même au
sujet de la rhétorique, et dis-moi quel est son
objet.
GORGIAS
Les discours.
SOCRATE
Quels discours, Gorgias ? ceux qui expliquent aux malades le
régime qu'ils doivent observer pour se rétablir
?
GORGIAS
Non.
SOCRATE
La rhétorique n'a donc pas pour objet toute
espèce de discours ?
GORGIAS
Non, sans doute.
SOCRATE
Cependant elle apprend à parler ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
N'apprend-elle pas aussi à penser sur let mêmes
objets sur lesquels elle apprend à parler ?
GORGIAS
Sans contredit.
SOCRATE
Mais la médecine, que nous venons d'apporter en
exemple, ne met-elle pas en état de penser et de
parler sur les malades ?
GORGIAS
Nécessairement.
SOCRATE
La médecine, selon les apparences, a donc aussi pour
objet les discours.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Ceux qui concernent les maladies ?
GORGIAS
Assurément.
SOCRATE
La gymnastique n'a-t-elle point pareillement pour objet les
discours touchant la bonne et la mauvaise disposition des
corps ?
GORGIAS
Cela est vrai.
SOCRATE
Et il en est de même, Gorgias, des autres arts : chacun
d'eux a pour objet les discours relatifs au sujet sur lequel
il s'exerce.
GORGIAS
Il paraît qu'oui.
SOCRATE
Pourquoi donc n'appelles-tu pas rhétorique les autres
arts qui ont aussi pour objet les discours, puisque tu donnes
ce nom à un art dont les discours sont l'objet ?
GORGIAS
C'est, Socrate, que tous les autres arts ne s'occupent
presque que d'ouvrages de main, et d'autres productions
semblables ; au lieu que la rhétorique ne produit
aucun ouvrage manuel, et que tout son effet, toute sa vertu
est dans les discours. Voilà pourquoi je dis que la
rhétorique a les discours pour objet ; et je
prétends que je dis vrai en cela.
SOCRATE
Je crois comprendre ce que tu veux désigner par cet
art : mais je verrai la chose plus clairement tout à
l'heure. Réponds-moi : Il y a des arts, n'est-ce pas
?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense,
principalement dans l'action, et n'ont besoin que de
très peu de discours ; quelques-uns même n'en
ont que faire du tout : mais leur ouvrge peut s'achever dans
le silence ; comme la peinture, la sculpture et beaucoup
d'autres. Tels sont, à ce qu'il me paraît, les
arts que tu dis n'avoir aucun rapport à la
rhétorique.
GORGIAS
Tu saisis parfaitement ma pensée, Socrate.
SOCRATE
Il y a, au contraire, d'autres arts qui exécutent tout
ce qui est de leur ressort par le discours, et n'ont besoin
d'ailleurs d'aucune ou de presque aucune action. Tels sont
l'arithmétique, l'art de calculer, la
géométrie, le jeu de dés et beaucoup
d'autres arts, dont quelques-uns demandent autant de paroles
que d'action, et la plupart davantage, si bien que tout leur
effet et toute leur force est dans les discours. C'est de ce
nombre que tu dis, ce me semble, qu'est la
rhétorique.
GORGIAS
C'est la vérité.
SOCRATE
Ton intention n'est pourtant pas, je pense, de donner le nom
de rhétorique à aucun de ces arts ; si ce n'est
peut-être que, comme tu as dit en termes exprès
que la rhétorique est un art dont la vertu est tout
entière dans le discours, quelqu'un voulût
chicaner sur les mots, et en tirer cette conclusion :
Gorgias, tu donnes donc le nom de rhétorique à
l'arithmétique ? Mais je ne pense pas que tu appelles
ainsi ni l'arithmétique, ni la
géométrie.
GORGIAS
Tu ne te trompes point, Socrate, et tu prends ma
pensée comme il faut la prendre.
SOCRATE
Allons, achève ta réponse à ma question.
Puisque la rhétorique est un de ces arts qui font un
grand usage du discours, et que beaucoup d'autres sont dans
le même cas, tâche de me dire par rapport
à quoi toute la vertu de la rhétorique consiste
dans le discours. Si quelqu'un me demandait au sujet d'un des
arts que je viens de nommer : Socrate, qu'est-ce que la
numération ? je lui répondrais, comme tu as
fait tout à l'heure, que c'est un des arts dont toute
la vertu est dans le discours. Et s'il me demandait de
nouveau : Par rapport à quoi ? je lui dirais que c'est
par rapport à la connaissance du pair et de l'impair,
pour savoir combien il y a d'unités dans l'un et dans
l'autre. Pareillement, s'il me demandait : Qu'entends-tu par
l'art de calculer ? je lui dirais que c'est aussi un des arts
dont toute la force consiste dans le discours. Et s'il
continuait à me demander : Par rapport à quoi ?
je lui répondrais, comme ceux qui recueillent les
votes dans les assemblées du peuple, que l'art de
calculer a tout le reste de commun avec la numération,
puisqu'il a le même objet, savoir, le pair et l'impair
: mais il y a cette différence que l'art de calculer
considère quel est le rapport du pair et de l'impair
entre eux, relativement à la quantité. Si on
m'interrogeait encore sur l'astronomie, et qu'après
que l'aurais répondu que c'est aussi un art qui
exécute par le discours tout ce qui est de son
ressort, on y ajoutât : Socrate, à quoi se
rapportent les discours de l'astronomie ? je dirais qu'ils se
rapportent au mouvement des astres, du soleil et de la lune,
et qu'ils expliquent en quelle proportion est la vitesse de
leur course.
GORGIAS
Tu répondrais très bien, Socrate.
SOCRATE
Réponds-moi de même, Gorgias. La
rhétorique est un de ces arts qui achèvent et
exécutent tout par le discours, n'est-ce pas ?
GORGIAS
Cela est vrai.
SOCRATE
Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rapportent ces
discours dont la rhétorique fait usage.
GORGIAS
Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines,
Socrate, et les plus importantes.
SOCRATE
Ce que tu dis là, Gorgias, est une chose
controversée, sur laquelle il n'y a encore rien de
décidé. Car tu as, je pense, entendu chanter
dans les banquets la chanson, où les convives faisant
l'énumération des biens de la vie, disent que
le premier est de se bien porter, le second d'être
beau, le troisième d'être riche sans injustice,
comme parle l'auteur de la chanson.
GORGIAS
Je l'ai entendu : mais à quel propos dis-tu cela
?
SOCRATE
C'est que les artisans de ces biens chantés par le
peine, savoir, le médecin, le maître de gymnase,
l'économe, se mettront aussitôt avec toi sur les
rangs, et que le médecin me dira le premier : Socrate,
Gorgias te trompe. Son art n'a point pour objet le plus grand
des biens de l'homme ; c'est le mien. Si je lui demandais :
Toi qui parles de la sorte, qui es-tu ? Je suis
médecin, me répondra-t-il. Et que
prétends-tu ? que le plus grand des biens est celui
que produit ton art ? Peut-on le contester, Socrate, me
dira-t-il peut-être, puisqu'il produit la santé
? Est-il un bien préférable pour les hommes
à la santé ? Après celui-ci, le
maître de gymnase dirait : Socrate, je serais bien
surpris que Gorgias fût en état de te montrer
quelque bien résultant de son art, plus grand que
celui qui résulte du mien : Et toi, mon ami,
répliquerais-je, qui es-tu ? quelle est ta profession
? Je suis maître de gymnase, répondrait-il : ma
profession est de rendre le corps humain beau et robuste.
L'économe venant après le maître de
gymnase, et méprisant toutes les autres professions,
me dirait, à ce que je m'imagine : Juge
toi-même, Socrate, si Gorgias ou quelque autre peut
produire un bien plus grand que la richesse ? Quoi donc, lui
dirions-nous, es-tu artisan de la richesse ? Sans doute,
répondrait-il. Qui es-tu donc ? Je suis
économe. Eh quoi ! lui dirions-nous ? est-ce que tu
regardes la richesse comme le plus grand de tous les biens ?
Assurément, dira-t-il. Cependant, poursuivrai-je,
Gorgias, que voici, prétend que son art produit un
plus grand bien que le tien. Il est évident qu'il
demanderait après cela : Quel est donc ce plus grand
bien ? que Gorgias s'explique. Imagine-toi, Gorgias, que la
même question t'est faite par eux et par moi ; et
dis-moi en quoi consiste ce que tu appelles le plus grand
bien de l'homme, et que tu te vantes de produire.
GORGIAS
C'est en effet, Socrate, le plus grand de tous les biens,
celui auquel les hommes doivent leur liberté, et
même dans chaque ville l'autorité sur les autres
citoyens.
SOCRATE
Mais encore quel est-il ?
GORGIAS
C'est, selon moi, d'être en état de persuader
par ses discours les juges dans les tribunaux, les
sénateurs dans le sénat, le peuple dans les
assemblées, en un mot tous ceux qui composent toute
espèce de réunion politique. Or ce talent
mettra à tes pieds le médecin et le
maître de gymnase : et l'on verra que l'économe
s'est enrichi, non pour lui, mais pour un autre, pour toi qui
possèdes l'art de parler et de gagner l'esprit de la
multitude.
SOCRATE
Enfin, Gorgias, il me paraît que tu m'as montré,
d'aussi près qu'il est possible, quel art tu penses
qu'est la rhétorique : et si j'ai bien compris, tu dis
qu'elle est l'ouvrière de la persuasion, que tel est
le but de toutes ses opérations, et qu'en somme elle
se termine là. Pourrais-tu, en effet, me prouver que
le pouvoir de la rhétorique aille plus loin que de
faire naître la persuasion dans l'âme des
auditeurs ?
GORGIAS
Nullement, Socrate ; et tu l'as, à mon avis, bien
définie : car c'est à cela véritablement
qu'elle se réduit.
SOCRATE
Ecoute-moi, Gorgias. S'il est quelqu'un qui, en conversant
avec un autre, soit jaloux de bien comprendre quelle est la
chose dont on parle, sois assuré que je me flatte
d'être un de ceux-là, et je pense que tu en es
aussi.
GORGIAS
A quoi tend ceci, Socrate ?
SOCRATE
Le voici : tu sauras que je ne conçois en aucune
façon de quelle nature est la persuasion que tu
attribues à la rhétorique, ni au sujet de quoi
cette persuasion a lieu. Ce n'est pas que je ne
soupçonne de quoi tu veux parler. Mais je ne t'en
demanderai pas moins quelle persuasion la rhétorique
fait naître, et sur quoi. Si je t'interroge, au lieu de
te faire part de mes conjectures, ce n'est point à
cause de toi, mais en vue de cet entretien, et afin qu'il
avance de manière que nous connaissions clairement le
sujet dont il est question entre nous. Vois toi-même si
je suis fondé à t'interroger. Si je te
demandais dans quelle classe de peintres est Zeuxis, et si tu
me répondais qu'il peint des animaux, n'aurais-je pas
raison de te demander en outre quels animaux il peint, et sur
quoi il les peint ?
GORGIAS
Sans doute.
SOCRATE
N'est-ce point parce qu'il y a d'autres peintres qui peignent
aussi des animaux ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Au lieu que si Zeuxis était le seul qui en
peignît, alors tu aurais bien répondu.
GORGIAS
Assurément.
SOCRATE
Dis-moi donc par rapport à la rhétorique : te
semble-t-il qu'elle soit la seule qui produise la persuasion,
ou qu'il y a d'autres arts qui en font autant ? Voici quelle
est ma pensée. Quiconque enseigne quoi que ce soit
persuade-t-il ou non ce qu'il enseigne ?
GORGIAS
Il le persuade sans contredit, Socrate.
SOCRATE
Pour revenir donc aux mêmes arts dont il a
déjà été fait mention,
l'arithmétique et l'arithméticien ne nous
enseignent-ils pas ce qui concerne les nombres ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Et en même temps ne persuadent-ils pas ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
L'arithmétique est donc aussi ouvrière de la
persuasion.
GORGIAS
Il y a apparence.
SOCRATE
Si l'on nous demandait de quelle persuasion, et sur quoi ?
nous dirions que c'est celle qui apprend la quantité
du nombre, soit pair, soit impair. Appliquant la même
réponse aux autres arts dont nous parlions, il nous
sera aisé de montrer qu'ils produisent la persuasion,
et d'en marquer l'espèce et l'objet ; n'est-il pas
vrai ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
La rhétorique n'est donc pas le seul art dont la
persuasion soit l'ouvrage.
GORGIAS
Tu dis vrai.
SOCRATE
Par conséquent, puisqu'elle n'est pas la seule qui
produise la persuasion, et que d'autres arts en font autant,
nous sommes en droit, comme au sujet du peintre, de demander
en outre de quelle persuasion la rhétorique est l'art,
et sur quoi roule cette persuasion. Ne juges-tu pas que cette
question soit à sa place ?
GORGIAS
Si fait.
SOCRATE
Réponds donc, Gorgias, puisque tu penses ainsi.
GORGIAS
Je parle, Socrate, de cette persuasion qui a lieu dans les
tribunaux et les autres assemblées publiques, comme je
disais tout à l'heure, et qui roule sur les choses
justes ou injustes.
SOCRATE
Je soupçonnais que tu avais en effet en vue cette
persuasion et ces objets, Gorgias. Mais je n'en ai rien dit,
afin que tu ne fusses pas surpris, si dans la suite de cet
entretien je t'interroge sur des choses qui paraissent
évidentes. Ce n'est point à cause de toi, je
l'ai déjà dit, que j'en agis de la sorte, mais
à cause de la discussion, afin qu'elle marche comme il
faut, et que sur de simples conjectures nous ne prenions
point l'habitude de prévenir et de deviner nos
pensées de part et d'autre ; mais que tu
achèves comme il te plaira ton discours, suivant les
principes que tu auras toi-même établis.
GORGIAS
Rien, Socrate, n'est plus sensé, à mon avis,
que cette conduite.
SOCRATE
Allons en avant, et examinons encore ceci. Admets-tu ce qu'on
appelle savoir ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Et ce qu'on nomme croire ?
GORGIAS
Je l'admets aussi.
SOCRATE
Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la
croyance soient la même chose, ou bien deux choses
différentes ?
GORGIAS
Je pense, Socrate, que ce sont deux choses
différentes.
SOCRATE
Tu penses juste ; et tu pourras en juger à cette
marque. Si on te demandait : Gorgias, y a-t-il une croyance
fausse et une croyance vraie ? Tu en conviendrais sans
doute.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Mais quoi ? y a-t-il de même une science fausse et une
science vraie ?
GORGIAS
Non, certes.
SOCRATE
Il est donc évident que savoir et croire n'est pas la
même chose.
GORGIAS
Cela est vrai.
SOCRATE
Cependant ceux qui savent sont persuadés, de
même que ceux qui croient.
GORGIAS
J'en conviens.
SOCRATE
Veux-tu qu'en conséquence nous admettions deux
espèces de persuasion, dont l'une produit la croyance
sans la science, et l'autre produit la science ?
GORGIAS
Sans doute.
SOCRATE
De ces deux persuasions quelle est celle que la
rhétorique opère dans les tribunaux et les
autres assemblées, au sujet du juste et de l'injuste ?
Est-ce celle d'où naît la croyance sans la
science, ou celle qui engendre la science ?
GORGIAS
Il est évident, Socrate, que c'est celle d'où
naît la croyance.
SOCRATE
La rhétorique, à ce qu'il paraît, est
donc ouvrière de la persuasion qui fait croire, et non
de celle qui fait savoir, touchant le juste et
l'injuste.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Ainsi l'orateur ne se propose point d'instruire les tribunaux
et les autres assemblées sur la matière du
juste et de l'injuste, mais uniquement de les amener à
croire. Aussi bien ne pourrait-il jamais en si peu de temps
instruire tant de personnes à la fois sur de si grands
objets.
GORGIAS
Non sans doute.
SOCRATE
Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous devons
penser de la rhétorique. Pour moi, je ne puis encore
me former une idée précise de ce que j'en dois
dire. Lorsqu'une ville s'assemble pour faire choix de
médecins, de constructeurs de vaisseaux, ou de toute
autre espèce d'ouvriers, n'est-il pas vrai que
l'orateur n'aura point alors de conseil à donner,
puisqu'il est évident que dans chacun de ces choix il
faut prendre le plus habile ? Ni lorsqu'il s'agira de la
construction des murs, des ports, ou des arsenaux : mais que
l'on consultera là-dessus les architectes ; ni
lorsqu'on délibérera sur le choix d'un
général, sur l'ordre dans lequel on marchera
à l'ennemi, sur les postes dont on doit s'emparer :
mais qu'en ces circonstances les gens de guerre diront leur
avis, et les orateurs ne seront pas consultés. Qu'en
penses-tu, Gorgias ? Puisque tu te dis orateur, et capable de
former d'autres orateurs, on ne peut mieux s'adresser
qu'à toi pour connaître à fond ton art.
Figure-toi d'ailleurs que je travaille ici pour tes
intérêts. Peut-être parmi les assistants,
y en a-t-il qui désirent être de tes disciples ;
comme j'en sais beaucoup qui ont cette envie, et qui n'osent
pas t'interroger. Persuade-toi donc que, quand je
t'interroge, c'est comme s'ils te demandaient eux-mêmes
: Gorgias, que nous en reviendra-t-il, si nous prenons tes
leçons ? sur quoi serons nous en état de donner
conseil à nos concitoyens ? Sera-ce seulement sur le
juste et l'injuste, ou en outre sur les objets dont Socrate
vient de parler ? Essaye de leur répondre.
GORGIAS
Je vais en effet, Socrate, essayer de te développer en
son entier toute la vertu de la rhétorique : car tu
m'as mis parfaitement sur la voie. Tu sais sans doute que les
arsenaux des Athéniens, leurs murailles, leurs ports,
ont été construits, en partie sur les conseils
de Thémistocle, en partie sur ceux de
Périclès, et non sur ceux des ouvriers.
SOCRATE
Je sais, Gorgias, qu'on le dit de Thémistocle. A
l'égard de Périclès, je l'ai entendu
moi-même, lorsqu'il conseilla aux Athéniens
d'élever la muraille qui sépare Athènes
du Pirée.
GORGIAS
Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s'agit de prendre un
parti sur les objets dont tu parlais, les orateurs sont ceux
qui conseillent, et dont l'avis l'emporte.
SOCRATE
C'est aussi ce qui m'étonne, Gorgias, et ce qui est
cause que je t'interroge depuis si longtemps sur la vertu de
la rhétorique. Elle me paraît merveilleusement
grande, à l'envisager sous ce point de vue.
GORGIAS
Et si tu savais tout, Socrate, tu verrais que la
rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertu de tous
les autres arts. Je vais t'en donner une preuve bien
frappante. Je suis souvent entré avec mon frère
et d'autres médecins chez des malades, qui ne
voulaient point, ou prendre une potion, ou souffrir qu'on
leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne
pouvant rien gagner sur leur esprit, j'en suis venu à
bout, moi, sans le secours d'aucun autre art que de la
rhétorique. J'ajoute que, si un orateur et un
médecin se présentent dans une ville, et qu'il
soit question de disputer de vive voix devant le peuple
assemblé, ou devant quelque autre compagnie, sur la
préférence entre l'orateur et le
médecin, on ne fera nulle attention à celui-ci,
et l'homme qui a le talent de la parole sera choisi, s'il
entreprend de l'être. Pareillement, dans la concurrence
avec un homme de toute autre profession, l'orateur se fera
choisir préférablement à qui que ce soit
; parce qu'il n'est aucune matière sur laquelle il ne
parle, en présence de la multitude d'une
manière plus persuasive que tout autre artiste quel
qu'il soit. La vertu de la rhétorique est donc telle
et aussi grande que je viens de dire. Il faut cependant,
Socrate, user de la rhétorique comme on use des autres
exercices. Car, parce qu'on a appris le pugilat, le pancrace,
le combat avec des armes pesantes, de manière à
pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis, on
ne doit pas pour cela s'en servir contre tout le monde, ni
frapper ses amis, les percer et les tuer. Mais, certes, il ne
faut pas non plus, parce que quelqu'un ayant
fréquenté les gymnases, s'y étant fait
un corps robuste, et étant devenu bon lutteur, aura
frappé son père ou sa mère, ou quelque
autre de ses parents ou de ses amis, prendre pour cela en
aversion et chasser des villes les maîtres de gymnase
et d'escrime. Ils n'ont dressé leurs
élèves à ces exercices qu'afin qu'ils en
fissent un bon usage contre les ennemis et contre les
méchants, pour la défense et non pour
l'attaque. Et si ces élèves, au contraire,
usent mal de leur force et de leur adresse contre l'intention
de leurs maîtres, il ne s'ensuit pas de là que
les maîtres soient mauvais, non plus que l'art qu'ils
professent, ni qu'il en faille rejeter la faute sur lui :
mais elle retombe, ce me semble, sur ceux qui en abusent. On
doit porter le même jugement de la rhétorique.
L'orateur est, à la vérité, en
état de parler contre tous et sur tout ; en sorte
qu'il sera plus propre que personne à persuader en un
instant la multitude sur tel sujet qu'il lui plaira. Mais ce
n'est pas une raison pour lui d'enlever aux médecins
leur réputation, non plus qu'aux autres artisans,
parce qu'il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, on
doit user de la rhétorique comme des autres exercices,
selon les règles de la justice. Et si quelqu'un,
s'étant formé à l'art oratoire, abuse de
cette faculté et de cet art pour commettre une action
injuste, on n'est pas, je pense, en droit pour cela de
haïr et de bannir des villes le maître qui lui a
donné des leçons. Car il ne lui a mis son art
entre les mains qu'afin qu'il s'en servît pour de
justes causes, et l'autre en fait un usage tout
opposé. C'est donc lui, c'est le disciple qui abuse de
l'art que l'équité veut qu'on haïsse,
qu'on chasse, qu'on fasse mourir, et non pas le
maître.
SOCRATE
Je pense, Gorgias, que tu as assisté comme moi
à bien des disputes, et que tu y as remarqué
une chose, c'est que, sur quelque sujet que les hommes en,
treprennent de converser, ils ont bien de la peine à
fixer de part et d'autre leurs idées, et à
terminer l'entretien, après s'être instruits, et
avoir instruit les autres. Mais, lorsqu'il
s'élève entre eux quelque controverse, et que
l'un prétend que l'autre parle avec peu de justesse ou
de clarté, ils se fâchent, et s'imaginent que
c'est par envie qu'on les contredit ; qu'on parle par esprit
de dispute, et non à dessein d'éclaircir la
matière proposée. Quelques-uns finissent par
les injures les plus grossières, et se séparent
après avoir dit et entendu des personnalités si
odieuses, que les assistants se veulent du mal de
s'être trouvés présents à de
pareilles altercations. A quel propos te préviens-je
là-dessus ? c'est qu'il me paraît que tu ne
parles point à présent d'une manière
conséquente, ni bien assortie à ce que tu as
dit plus haut touchant la rhétorique.
J'appréhende donc, si je te réfute, que tu
n'ailles te mettre dans l'esprit que mon intention n'est pas
de disputer sur la chose même, afin qu'elle
s'éclaircisse, mais contre toi. Si donc tu es du
même caractère que moi, je t'interrogerai avec
plaisir ; sinon, je n'irai pas plus loin. Mais quel est mon
caractère ? Je suis de ces gens qui aiment qu'on les
réfute, lorsqu'ils ne disent pas la
vérité, qui aiment aussi à
réfuter les autres quand ils s'écartent du
vrai, et qui du reste ne prennent pas moins de plaisir
à se voir réfutés qu'à
réfuter. Je tiens, en effet, pour un bien d'autant
plus grand d'être réfuté, qu'il est
véritablement plus avantageux d'être
délivré du plus grand des maux que d'en
délivrer un autre. Or je ne connais pour l'homme aucun
mal égal à celui d'avoir des idées
fausses sur la matière que nous traitons. Si tu dis
donc que tu es dans les mêmes dispositions que moi,
continuons la conversation : et si tu crois devoir la laisser
là, j'y consens, terminons ici l'entretien.
GORGIAS
Je me flatte, Socrate, d'être de ceux dont tu as fait
le portrait : il nous faut pourtant avoir égard aussi
à ceux qui nous écoutent. Longtemps avant que
tu vinsses, je leur ai déjà expliqué
bien des choses ; et si nous reprenons la conversation,
peut-être nous mènera-t-elle bien loin. Il
convient donc de penser aussi aux assistants, et de n'en
retenir aucun qui aurait quelque autre chose à
faire.
CHEREPHON
Vous entendez, Gorgias et Socrate, le bruit que font tous
ceux qui sont présents, pour témoigner le
désir qu'ils ont de vous entendre, si vous continuez
à parler. Pour moi, aux Dieux ne plaise que j'aie
jamais des affaires si pressées et si importantes,
qu'elles m'obligent à quitter une dispute aussi
intéressante et aussi bien conduite, pour aller vaquer
à quelque chose de plus nécessaire !
CALLICLES
Par tous les Dieux, Chéréphon, tu as raison.
J'ai déjà assisté à bien des
entretiens ; mais je ne sais si aucun m'a causé autant
de plaisir que celui-ci. C'est pourquoi vous m'obligeriez
sensiblement si vouliez converser ainsi toute la
journée.
SOCRATE
Si Gorgias y consent, tu ne trouveras, Calliclès, nul
obstacle de ma part.
GORGIAS
Il serait désormais honteux pour moi de n'y pas
consentir, Socrate, surtout après m'être
engagé à répondre à quiconque
voudra m'interroger. Reprends donc l'entretien, si cela
plaît à la compagnie, et propose-moi ce que tu
jugeras à propos.
SOCRATE
Ecoute, Gorgias, ce qui me surprend dans ton discours.
Peut-être n'as-tu rien dit que de vrai, et t'ai-je mal
compris. Tu es, dis-tu, en état de former un homme
à l'art oratoire, s'il veut prendre tes leçons
?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
C'est-à-dire, n'est-il pas vrai, que tu le rendras
capable de parler sur toute chose d'une manière
plausible devant la multitude, non en enseignant, mais en
persuadant ?
GORGIAS
Justement.
SOCRATE
Tu as ajouté en conséquence, que, touchant la
santé du corps, l'orateur s'attirera plus de croyance
que le médecin.
GORGIAS
Je l'ai dit, il est vrai, pourvu qu'il ait affaire à
la multitude.
SOCRATE
Par la multitude, tu entends sans doute les ignorants : car
apparemment l'orateur n'aura point d'avantage sur le
médecin, devant des personnes instruites.
GORGIAS
Tu dis vrai.
SOCRATE
Si donc il est plus propre à persuader que le
médecin, n'est-il pas plus propre à persuader
que celui qui sait ?
GORGIAS
Sans doute.
SOCRATE
Quoique lui-même ne soit pas médecin, n'est-ce
pas ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Mais celui qui n'est pas médecin n'est-il point
ignorant dans les choses où le médecin est
savant ?
GORGIAS
Cela est évident.
SOCRATE
Ainsi l'ignorant sera plus propre à persuader que le
savant vis-à-vis des ignorants, s'il est vrai que
l'orateur soit plus propre à persuader que le
médecin. N'est-ce point ce qui résulte de
là, ou s'ensuit-il autre chose ?
GORGIAS
Oui, c'est ce qui en résulte dans le cas
présent.
SOCRATE
Cet avantage de l'orateur et de la rhétorique n'est-il
pas le même par rapport aux autres arts ? je veux dire
qu'il n'est pas nécessaire qu'elle s'instruise de la
nature des choses, et qu'il suffit qu'elle invente quelque
moyen de persuasion, de manière qu'elle paraisse aux
yeux des ignorants plus savante que ceux qui possèdent
ces arts.
GORGIAS
N'est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de n'avoir pas
besoin d'apprendre d'autre art que celui-là, pour ne
le céder en rien aux autres artisans ?
SOCRATE
Nous examinerons tout à l'heure, au cas que notre
sujet le demande, si en cette qualité l'orateur le
cède ou ne le cède point aux autres. Mais
auparavant, voyons si par rapport au juste et à
l'injuste, à l'honnête et au
déshonnête, au bon et au mauvais, l'orateur se
trouve dans le même cas que par rapport à ce qui
est salutaire au corps, et aux objets des autres arts : de
façon qu'il ignore ce qui est bon ou mauvais,
honnête ou déshonnête, juste ou injuste,
et que sur ces objets il ait seulement imaginé quelque
expédient pour persuader, et paraître
vis-à-vis des ignorants mieux instruit
là-dessus que les savants, quoiqu'il soit
lui-même ignorant. Voyons si c'est une
nécessité que celui qui veut apprendre la
rhétorique sache tout cela, et s'y soit rendu habile,
avant que de prendre tes leçons : ou si, au cas qu'il
n'en ait nulle connaissance, toi qui es maître de
rhétorique, tu ne lui enseigneras point du tout ces
choses parce que ce n'est pas ton affaire, et si tu feras en
sorte d'ailleurs que, ne les sachant point, il paraisse les
savoir, et qu'il passe pour homme de bien sans l'être :
ou si tu ne pourras point absolument lui enseigner la
rhétorique, à moins qu'il n'ait appris d'avance
la vérité sur ces matières. Que
penses-tu là-dessus, Gorgias ? au nom de Jupiter,
développe-nous, comme tu l'as promis il n'y a qu'un
moment, toute la vertu de la rhétorique.
GORGIAS
Je pense, Socrate, que quand il ne saurait rien de tout cela,
il l'apprendrait auprès de moi.
SOCRATE
Arrête, je te prie. Tu réponds très bien.
Afin donc que tu puisses faire de quelqu'un un orateur, il
faut de toute nécessité qu'il connaisse ce que
c'est que le juste et l'injuste, soit qu'il l'ait appris
avant que d'aller à ton école, soit qu'il
l'apprenne de toi.
GORGIAS
Sans contredit.
SOCRATE
Mais quoi ? celui qui a appris le métier de
charpentier, est-il charpentier ou non ?
GORGIAS
Il l'est.
SOCRATE
Et quand on a appris la musique, n'est-on pas musicien
?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Et quand on a appris la médecine, n'est-on pas
médecin ? En un mot, par rapport à tous les
autres arts, quand on a appris ce qui leur appartient,
n'est-on pas tel que doit être l'élève de
chacun de ces arts ?
GORGIAS
J'en conviens.
SOCRATE
Par la même raison donc celui qui a appris ce qui
appartient à la justice est juste.
GORGIAS
Sans contredit.
SOCRATE
Mais l'homme juste fait des actions justes.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Ainsi, c'est une nécessité que l'orateur soit
juste, et que l'homme juste veuille faire des actions
justes.
GORGIAS
Du moins la chose paraît telle.
SOCRATE
L'homme juste ne voudra donc jamais commettre une
injustice.
GORGIAS
C'est une conclusion nécessaire.
SOCRATE
Ne suit-il pas nécessairement de ce qui a
été dit que l'orateur est juste ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Jamais, par conséquent, l'orateur ne voudra commettre
une injustice.
GORGIAS
Il paraît que non.
SOCRATE
Te rappelles-tu avoir dit un peu plus haut qu'il ne fallait
pas s'en prendre aux maîtres de gymnase, ni les chasser
des villes, parce qu'un athlète aura abusé du
pugilat et fait quelque action injuste, pareillement que si
quelque orateur fait un usage injuste de la
rhétorique, on ne doit point en faire tomber la faute
sur son maître, ni le bannir de l'Etat, mais qu'il faut
la rejeter sur l'auteur même de l'injustice, qui n'a
point usé de la rhétorique comme il devait ?
As-tu dit cela, ou non ?
GORGIAS
Je l'ai dit.
SOCRATE
Venons-nous de voir, ou non, que ce même orateur est
incapable de commettre aucune injustice ?
GORGIAS
Nous venons de le voir.
SOCRATE
Et ne disais-tu pas, dès le commencement, Gorgias, que
la rhétorique a pour objet les discours qui traitent,
non du pair et de l'impair, mais du juste et de l'injuste ?
N'est-il pas vrai ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Lors donc que tu parles de la sorte, je supposais que la
rhétorique ne pouvait jamais être une chose
injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la
justice. Mais quand je t'ai entendu dire un peu après
que l'orateur pouvait faire un usage injuste de la
rhétorique, j'ai été surpris, j'ai cru
que tes deux discours ne s'accordaient pas : et c'est ce qui
m'a fait dire que si tu regardais, ainsi que moi, comme un
avantage d'être réfuté, nous pouvions
continuer l'entretien : sinon, qu'il fallait le laisser
là. Nous étant mis ensuite à examiner la
chose, tu vois toi-même qu'il a été
accordé que l'orateur ne peut user injustement de la
rhétorique, ni vouloir commettre une injustice. Et,
par le Chien ! ce n'est pas la matière d'un petit
entretien, Gorgias, que d'examiner à fond ce qu'il
faut penser à cet égard.
POLUS
Quoi donc, Socrate ! as-tu réellement de la
rhétorique l'opinion que tu viens de dire ? ou ne
crois-tu pas plutôt que Gorgias a eu honte de t'avouer
que l'orateur ne connaît ni le juste, ni
l'honnête, ni le bon, et que si on venait chez lui sans
être instruit de ces choses, il ne les enseignerait pas
? C'est cet aveu probablement qui est cause de la
contradiction où il est tombé, et dont tu
t'applaudis, l'ayant jeté dans ces sortes de
questions. Mais penses-tu qu'il y ait quelqu'un au monde qui
reconnaisse qu'il n'a aucune connaissance de la justice, et
qu'il n'est pas en état d'en instruire les autres ? En
vérité, c'est une grande
étrangeté que d'amener le discours à de
pareilles fadaises.
SOCRATE
Charmant Polus, nous nous procurons des amis et des enfants
tout exprès, afin que si nous venons à faire
quelque faux pas étant devenus vieux, vous autres
jeunes gens, vous redressiez et nos actions et nos discours.
Si donc nous nous sommes trompés dans ce que nous
avons dit, Gorgias et moi, toi qui as tout entendu,
relève-nous. Tu le dois. Parmi tous nos aveux, s'il y
en a quelqu'un qui te paraisse mal accordé, je te
permets de revenir dessus, et de le réformer à
ta guise, pourvu seulement que tu prennes garde à une
chose.
POLUS
A quoi donc ?
SOCRATE
A réprimer, Polus, cette démangeaison de faire
de longs discours, à laquelle tu étais sur le
point de te livrer au commencement de cet entretien.
POLUS
Quoi ! ne pourrai-je point parler aussi longtemps qu'il me
plaira ?
SOCRATE
Ce serait en user bien mal avec toi, mon cher si étant
venu à Athènes, l'endroit de la Grèce
où l'on a la plus grande liberté de parler, tu
étais le seul que l'on privât de ce droit. Mais
mets-toi aussi à ma place. Si tu discours à ton
aise, et que tu refuses de répondre avec
précision à ce qu'on te propose, ne serais-je
pas bien à plaindre à mon tour, s'il ne
m'était point permis de m'en aller, et de ne pas
t'entendre ? Ainsi, au cas que tu prennes quelque
intérêt à la dispute
précédente, et que tu veuilles la rectifier,
reviens, ainsi que je l'ai dit, sur tel endroit qu'il te
plaira, interrogeant et répondant à ton tour,
comme nous avons fait Gorgias et moi, combattant mes raisons,
et me permettant de combattre les tiennes. Tu te donnes sans
doute pour savoir les mêmes choses que Gorgias :
n'est-ce pas ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Par conséquent tu te livres aussi à quiconque
veut t'interroger sur quelque sujet que ce soit, comme
étant en état de le satisfaire.
POLUS
Assurément.
SOCRATE
Eh bien, choisis lequel des deux il te plaira, d'interroger
ou de répondre.
POLUS
J'accepte la proposition : réponds-moi, Socrate.
Puisque Gorgias te paraît embarrassé d'expliquer
ce que c'est que la rhétorique, dis-nous ce que tu en
penses.
SOCRATE
Me demandes-tu quelle espèce d'art c'est, selon moi
?
POLUS
Oui.
SOCRATE
A te dire la vérité, Polus, je ne la tiens pas
pour un art.
POLUS
Comment la regardes-tu donc ?
SOCRATE
Comme une chose que tu te vantes d'avoir réduite en
art dans un écrit que j'ai lu depuis peu.
POLUS
Quelle chose encore ?
SOCRATE
Une espèce de routine.
POLUS
La rhétorique est donc une routine à ton avis
?
SOCRATE
Oui, à moins que tu ne sois d'un autre
sentiment.
POLUS
Et quel est l'objet de cette routine ?
SOCRATE
De procurer de l'agrément et du plaisir.
POLUS
Ne juges-tu pas que la rhétorique est une belle chose,
puisqu'elle met en état de plaire aux hommes ?
SOCRATE
Quoi donc, Polus, t'ai-je déjà expliqué
ce que j'entends par la rhétorique, pour me demander,
comme tu fais, si je ne la trouve pas belle ?
POLUS
Ne t'ai-je point entendu dire que c'est une certaine routine
?
SOCRATE
Puisque tu prises si fort ce qu'on appelle faire plaisir,
voudrais-tu bien m'en faire un petit ?
POLUS
Volontiers.
SOCRATE
Demande-moi un peu si je regarde la cuisine comme un
art.
POLUS
J'y consens. Quel art est-ce que la cuisine ?
SOCRATE
Ce n'en est point un, Polus.
POLUS
Qu'est-ce donc ? parle.
SOCRATE
Je vais le dire. C'est une espèce de routine.
POLUS
Quel est son objet ? dis.
SOCRATE
Le voici. C'est, mon cher Polus, de procurer de
l'agrément et du plaisir.
POLUS
La cuisine et la rhétorique sont-elles la même
chose ?
SOCRATE
Point du tout : mais elles font l'une et l'autre partie de la
même profession.
POLUS
De quelle profession, s'il te plaît ?
SOCRATE
Je crains qu'il soit trop grossier de dire ce qui en est, et
je n'ose le faire à cause de Gorgias, de peur qu'il ne
s'imagine que je veux tourner en ridicule sa profession. Pour
moi, j'ignore si la rhétorique que Gorgias professe
est celle que j'ai en vue, d'autant que la dispute
précédente ne nous a pas découvert
clairement ce qu'il en pense. Quant à ce que j'appelle
rhétorique, c'est une partie d'une certaine chose qui
n'est point du tout belle.
GORGIAS
De quelle chose, Socrate ? dis, et ne crains point de
m'offenser.
SOCRATE
Il me paraît donc, Gorgias, que c'est une certaine
profession où l'art n'entre à la
vérité pour rien, mais qui suppose dans une
âme le talent de la conjecture, du courage, et de
grandes dispositions naturelles à converser avec les
hommes. J'appelle flatterie le genre sous lequel elle est
comprise. Ce genre me paraît se diviser en je ne sais
combien de parties, du nombre desquelles est la cuisine. On
croit communément que c'est un art : mais, à
mon avis, ce n'en est point un : c'est seulement un usage,
une routine. Je compte aussi parmi les parties de la
flatterie, la rhétorique, ainsi que la toilette et la
sophistique, et j'attribue à ces quatre parties quatre
objets différents. Maintenant, si Polus veut
m'interroger, qu'il interroge. Car je ne lui ai pas encore
expliqué quelle partie de la flatterie je dis qu'est
la rhétorique. Il ne s'aperçoit pas que je n'ai
point achevé ma réponse ; et comme si elle
l'était, il me demande si je ne tiens point la
rhéorique pour une belle chose. Pour moi, je ne lui
dirai pas si je la tiens pour belle ou pour laide,
qu'auparavant je ne lui aie répondu ce que c'est. Cela
ne serait pas dans l'ordre, Polus. Demande-moi donc, si tu
veux l'entendre, quelle partie de la flatterie je dis qu'est
la rhétorique.
POLUS
Soit : je te le demande. Dis-moi quelle partie c'est.
SOCRATE
Comprendras-tu ma réponse ? La rhétorique est,
selon moi, le simulacre d'une partie de la politique.
POLUS
Mais encore, est-elle belle ou laide ?
SOCRATE
Je dis qu'elle est laide ; car j'appelle laid tout ce qui est
mauvais, puisqu'il faut te répondre comme si tu
comprenais déjà ma pensée.
GORGIAS
Par Jupiter, Socrate, je ne conçois pas moi-même
ce que tu veux dire.
SOCRATE
Je n'en suis pas surpris, Gorgias ; je n'ai encore rien
développé. Mais Polus est jeune et
ardent.
GORGIAS
Laisse-le là, et explique-moi en quel sens tu dis que
la rhétorique est le simulacre d'une partie de la
politique.
SOCRATE
Je vais essayer de t'exposer sur cela ma pensée. Si la
chose n'est point telle que je dis, Polus me réfutera.
N'y a-t-il pas une substance que tu appelles corps, et une
autre que tu appelles âme ?
GORGIAS
Sans contredit.
SOCRATE
Ne juges-tu pas qu'il y a une bonne constitution de l'une et
de l'autre ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Ne reconnais-tu pas aussi à leur égard une
constitution qui paraît bonne, et qui ne l'est pas ? Je
m'explique. Plusieurs paraissent avoir le corps bien
constitué ; et tout autre qu'un médecin ou un
maître de gymnase ne s'apercevrait pas aisément
qu'il est mal constitué.
GORGIAS
Tu as raison.
SOCRATE
Je dis donc qu'il y a dans le corps et dans l'âme je ne
sais quoi, qui fait juger qu'ils sont l'un et l'autre en bon
état, quoiqu'ils ne s'en portent pas mieux pour
cela.
GORGIAS
Cela est vrai.
SOCRATE
Voyons si je pourrai te faire entendre plus clairement ce que
je veux dire. Je dis qu'il y a deux arts qui répondent
à ces deux substances. Celui qui répond
à l'âme, je l'appelle politique. Pour l'autre,
qui regarde le corps, je ne saurais le désigner par un
seul nom. Mais quoique la culture du corps soit une, j'en
fais deux parties, dont l'une est la gymnastique, et l'autre
la médecine. Et divisant de même la politique en
deux, je mets la partie législative vis-à-vis
de la gymnastique, et la partie judiciaire vis-à-vis
de la médecine. Car d'un côté la
gymnastique et la médecine, et de l'autre la partie
législative et la judiciaire ont beaucoup de rapport
entre elles, parce qu'elles s'exercent sur le même
objet. Néanmoins elles diffèrent l'une de
l'autre en quelque chose. Ces quatre arts étant tels
que j'ai dit, et ayant toujours pour but le meilleur
état possible, les uns du corps, les autres de
l'âme, la flatterie s'en est aperçue, je ne dis
point par une connaissance réfléchie, mais par
voie de conjecture : et s'étant partagée en
quatre, elle s'est insinuée sous chacun de ces arts,
se donnant pour être l'art sous lequel elle s'est
glissée. Elle ne se met nullement en peine du meilleur
état ; mais, visant toujours au plus agréable,
elle attire dans ses filets les insensés, et les
trompe, en sorte qu'elle leur paraît d'un grand prix.
La cuisine s'est glissée sous la médecine, et
s'attribue le discernement des aliments les plus salutaires
au corps. De façon que, si le médecin et le
cuisinier avaient à disputer ensemble devant des
enfants, ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les
enfants, pour savoir qui des deux, du cuisinier ou du
médecin, connaît mieux les qualités
bonnes et mauvaises de la nourriture, le médecin
mourrait de faim. Voilà donc ce que j'appelle
flatterie, et ce que je dis être une chose honteuse,
Polus, car c'est à toi que j'adresse ceci, parce
qu'elle ne vise qu'à l'agréable en
négligeant le meilleur. J'ajoute que ce n'est point un
art, mais une routine, d'autant qu'elle n'a aucun principe
certain touchant la nature des choses qu'elle propose, sur
lequel elle se conduise ; en sorte qu'elle ne peut rendre
raison de rien. Or je n'appelle point art toute chose qui est
dépourvue de raison. Si tu prétends me
contester ceci, je suis prêt à te
répondre. La flatterie en fait de ragoûts s'est
donc cachée sous la médecine, comme j'ai dit.
Sous la gymnastique s'est glissée de la même
manière la toilette, pratique frauduleuse, trompeuse,
ignoble et lâche, qui emploie, pour séduire les
figures, les couleurs, le poli, et la sensation ; de
manière qu'elle engage à se parer d'une
beauté empruntée, etqu'elle fait
négliger la beauté naturelle que donne la
gymnastique. Et pour ne pas m'étendre, je te dirai,
comme les géomètres (peut-être me
comprendras-tu mieux), que ce que la toilette est à la
gymnastique, la cuisine l'est à la médecine ;
ou plutôt de cette manière : Ce que la toilette
est à la gymnastique, la sophistique l'est à la
partie législative ; et ce que la cuisine est à
la médecine, la rhétorique l'est à l'art
judiciaire. La différence que la nature a mise entre
ces choses, est telle que je viens de l'expliquer : mais,
à cause de leur affinité, les sophistes et les
orateurs se rapprochent des législateurs et des juges
et s'appliquent aux mêmes objets. D'où il arrive
qu'ils ne savent pas au juste eux-mêmes quelle est leur
profession, ni les autres hommes à quoi ils sont bons.
Si l'âme, en effet, ne commandait point au corps, et
que le corps se gouvernât lui-même ; si
l'âme n'examinait point par elle-même, et ne
discernait pas la différence de la cuisine et de la
médecine, mais que le corps en fût juge, et
qu'il les estimât par le plaisir qu'elles lui procurent
; rien ne serait plus commun, mon cher Polus, que ce que dit
Anaxagore (car tu es sans doute habile en ces
matières) : toutes choses seraient confondues
pêle-mêle, on ne pourrait distinguer les aliments
salutaires, ni ceux que prescrit le médecin de ceux
qu'apprête le cuisinier. Tu as donc entendu ce que je
pense de la rhétorique : elle est par rapport à
l'âme ce que la cuisine est par rapport au corps.
Peut-être est-ce une inconséquence de ma part
d'avoir fait un long discours, après te les avoir
interdits. Mais je mérite d'être excusé :
car lorsque je me suis expliqué en peu de mots, tu ne
m'as pas compris, et tu ne savais quel parti tirer de mes
réponses : en un mot, il te fallait un
développement. Lors donc que tu répondras, si
je me trouve dans le même embarras à
l'égard de tes réponses, je te permets de
t'étendre à ton tour. Mais tant que je pourrai
en tirer parti, laisse-moi faire : rien n'est plus juste. Et
maintenant, si cette réponse te donne quelque avantage
sur moi, fais-en usage.
POLUS
Que dis-tu ? La rhétorique est, à ton avis, la
même chose que la flatterie ?
SOCRATE
J'ai dit seulement qu'elle en était une partie. Eh
quoi ! Polus, à ton âge, tu manques
déjà de mémoire ? que sera-ce donc quand
tu seras vieux ?
POLUS
Te semble-t-il que dans les villes les bons orateurs soient
regardés comme de vils flatteurs ?
SOCRATE
Est-ce une question que tu me fais, ou un discours que tu
entames ?
POLUS
C'est une question.
SOCRATE
Eh bien, il me paraît qu'on ne les regarde pas
même.
POLUS
Comment ! on ne les regarde pas ? De tous les citoyens ne
sont-ils pas ceux qui ont le plus de pouvoir ?
SOCRATE
Non, si tu entends que le pouvoir est un bien pour celui qui
l'a.
POLUS
C'est ainsi que je l'entends.
SOCRATE
Alors, je dis que les orateurs sont de tous les citoyens ceux
qui ont le moins d'autorité.
POLUS
Quoi! semblables aux tyrans, ne font-ils pas mourir celui
qu'ils veulent ? ne dépouillent-ils pas de ses biens,
et ne bannissent-ils pas des villes qui il leur plaît
?
SOCRATE
Par le Chien ! je suis incertain, Polus, à chaque
chose que tu dis, si tu parles de ton chef et si tu m'exposes
ta façon de penser, ou si tu me demandes la
mienne.
POLUS
Je te demande la tienne.
SOCRATE
A la bonne heure, mon cher ami. Pourquoi donc me fais-tu deux
questions à la fois ?
POLUS
Comment, deux questions ?
SOCRATE
Ne me disais-tu pas tout à l'heure que les orateurs,
comme les tyrans, mettent à mort qui ils veulent ;
qu'ils dépouillent de ses biens et chassent des villes
qui il leur plaît ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Eh bien, je te dis que ce sont deux questions, et je vais te
satisfaire sur l'une et sur l'autre. Je soutiens, Polus, que
les orateurs et les tyrans ont très peu de pouvoir
dans les villes comme je disais tout à l'heure ; et
qu'ils ne font presque rien de ce qu'ils veulent, quoiqu'ils
fassent ce qui leur paraît être le plus
avantageux.
POLUS
Mais n'est-ce point là avoir un grand pouvoir ?
SOCRATE
Non, à ce que prétend Polus.
POLUS
Moi, je prétends cela ? c'est tout le contraire.
SOCRATE
Tu le prétends, te dis-je. N'as-tu point avoué
qu'un grand pouvoir est un bien pour celui qui en est
revêtu ?
POLUS
Je le dis encore.
SOCRATE
Crois-tu que ce soit un bien pour quelqu'un de faire ce qui
lui paraît être le plus avantageux, lorsqu'il est
dépourvu de bon sens ? et appelles-tu cela avoir un
grand pouvoir ?
POLUS
Nullement.
SOCRATE
Prouve-moi donc que les orateurs ont du bon sens, et que la
rhétorique est un art, et non une flatterie ; et tu
m'auras réfuté. Mais tant que tu ne feras rien
de ce côté-là, il demeurera toujours vrai
que ce n'est point un bien pour les orateurs, ni pour les
tyrans, de faire dans les villes ce qui leur plaît. Le
pouvoir est à la vérité un bien, comme
tu dis. Mals tu conviens toi-même que faire ce qu'on
juge à propos, lorsqu'on est dépourvu de bon
sens est un mal. N'est-il pas vrai ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Comment donc les orateurs et les tyrans auraient-ils un grand
pouvoir dans les villes, à moins que Polus ne
réduise Socrate à avouer qu'ils font ce qu'ils
veulent ?
POLUS
Quel homme !
SOCRATE
Je dis qu'ils ne font pas ce qu'ils veulent :
réfute-moi.
POLUS
Ne viens-tu pas d'accorder qu'ils font ce qu'ils croient
être le plus avantageux pour eux ?
SOCRATE
Je l'accorde encore.
POLUS
Ils font donc ce qu'ils veulent.
SOCRATE
Je le nie.
POLUS
Quoi ! lorsqu'ils font ce qu'ils jugent à propos
!
SOCRATE
Sans doute.
POLUS
En vérité, Socrate, tu avances des choses
pitoyables et insoutenables.
SOCRATE
Ne me condamne pas si vite, charmant Polus, pour parler ton
langage. Mais si tu as encore quelque question à me
faire, prouve-moi que je me trompe : sinon,
réponds-moi.
POLUS
Je consens à te répondre, afin de voir clair
dans ce que tu viens de dire.
SOCRATE
Juges-tu que les hommes veulent les actions mêmes
qu'ils font habituellement, ou la chose en vue de laquelle
ils font ces actions ? Par exemple, ceux qui prennent une
potion de la main des médecins, veulent-ils, à
ton avis, ce qu'ils font, c'est-à-dire avaler une
potion et ressentir de la douleur ? ou bien veulent-ils la
santé, en vue de laquelle ils prennent la
médecine ?
POLUS
Il est évident qu'ils veulent la santé, en vue
de laquelle ils prennent la médecine.
SOCRATE
Pareillement ceux qui vont sur mer, et qui font toute autre
espèce de commerce, ne veulent pas ce qu'ils font
journellement : car quel est l'homme qui veut aller sur mer,
s'exposer à mille dangers, et avoir mille embarras ?
Mais ils veulent, ce me semble, la chose en vue de laquelle
ils vont sur mer, c'est-à-dire s'enrichir : les
richesses, en effet, sont le but de ces voyages par
mer.
POLUS
J'en conviens.
SOCRATE
N'en est-il pas de même par rapport à tout le
reste ? de façon que quiconque fait une chose en vue
d'une autre, ne veut point la chose même qu'il fait,
mais celle en vue de laquelle il la fait.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Y a-t-il quoi que ce soit au monde qui ne soit ou bon ou
mauvais, ou tenant le milieu entre le bon et le mauvais, sans
être ni l'un ni l'autre ?
POLUS
Cela ne saurait être autrement, Socrate.
SOCRATE
Ne mets-tu pas au rang des bonnes choses la sagesse, la
santé, la richesse et toutes les autres semblables ;
et leurs contraires, au rang des mauvaises ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Et par les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises,
n'entends-tu pas celles qui tantôt tiennent du bien,
tantôt du mal, et tantôt ne tiennent ni de l'un
ni de l'autre ? par exemple, être assis, marcher,
courir, naviguer : et encore, les pierres, les bois, et les
autres choses de cette nature. N'est-ce pas là ce que
tu conçois par ce qui n'est ni bon ni mauvais, ou bien
est-ce autre chose ?
POLUS
Non, c'est cela même.
SOCRATE
Lorsque les hommes font ces choses indifférentes, les
font-ils en vue des bonnes, ou font-ils les bonnes en vue de
celles-là ?
POLUS
Ils font les indifférentes en vue des bonnes.
SOCRATE
C'est donc toujours le bien que nous poursuivons ; lorsque
nous marchons, c'est dans la pensée que cela nous sera
plus avantageux : et c'est en vue du même bien que nous
nous arrêtons, lorsque nous nous arrêtons.
N'est-ce pas ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Et soit qu'on mette quelqu'un à mort, qu'on le
bannisse, ou qu'on lui ravisse ses biens, ne se porte-t-on
point à ces actions, persuadé que c'est ce
qu'il y a de mieux à faire ? N'est-il pas vrai ?
POLUS
Assurément.
SOCRATE
Tout ce qu'on fait en ce genre, c'est donc en vue du bien
qu'on le fait.
POLUS
J'en conviens.
SOCRATE
Ne sommes-nous pas convenus que l'on ne veut point la chose
qu'on fait en vue d'une autre, mais celle en vue de laquelle
on la fait ?
POLUS
Sans contredit.
SOCRATE
Ainsi on ne veut pas simplement tuer quelqu'un, le bannir de
la ville, lui enlever ses biens : mais si cela est
avantageux, on veut le faire ; si cela est nuisible, on ne le
veut pas. Car, comme tu l'avoues, on veut les choses qui sont
bonnes : quant à celles qui ne sont ni bonnes ni
mauvaises, et aux mauvaises, on ne les veut pas. Ce que je
dis, Polus, te paraît-il vrai, ou non ? Pourquoi ne
réponds-tu pas ?
POLUS
Cela me semble vrai.
SOCRATE
Puisque nous sommes d'accord là-dessus, quand un tyran
ou un orateur fait mourir quelqu'un, le condamne au
bannissement, ou à la perte de ses biens, croyant que
c'est le parti le plus avantageux pour lui-même,
quoique ce soit en effet le plus mauvais, il fait alors ce
qu'il juge à propos : n'est-ce pas ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Fait-il pour cela ce qu'il veut, s'il est vrai que ce qu'il
fait est mauvais ? Que ne réponds-tu ?
POLUS
Il ne me paraît pas qu'il fasse ce qu'il veut.
SOCRATE
Se peut-il donc qu'un tel homme ait un grand pouvoir dans sa
ville, si, de ton aveu, c'est un bien d'être
revêtu d'un grand pouvoir ?
POLUS
Cela ne se peut.
SOCRATE
Par conséquent, j'avais raison de dire qu'il est
possible qu'un homme fasse dans une ville ce qu'il juge
à propos, sans jouir néanmoins d'un grand
pouvoir, ni faire ce qu'il veut.
POLUS
Comme si toi-même, Socrate, tu n'aimerais pas mieux
avoir la liberté de faire dans une ville tout ce qui
te plaît, que de ne pas l'avoir : et comme si, lorsque
tu vois quelqu'un faire mourir celui qu'il juge à
propos, le dépouiller de ses biens, le mettre dans les
fers, tu ne lui portais pas envie !
SOCRATE
Supposes-tu qu'il agisse en cela justement, ou injustement
?
POLUS
De quelque manière qu'il agisse, n'est-ce pas toujours
une chose digne d'envie ?
SOCRATE
Parle mieux, Polus.
POLUS
Pourquoi donc ?
SOCRATE
Parce qu'il ne faut point porter envie à ceux dont le
sort n'en doit exciter aucune, ni aux malheureux mais en
avoir pitié.
POLUS
Quoi ! juges-tu que telle est la condition de ceux dont je
parle ?
SOCRATE
Quelle autre idée pourrais-je en avoir ?
POLUS
Tu regardes donc comme malheureux et digne de compassion
quiconque fait mourir celui qu'il juge à propos, lors
même qu'il le condamne justement à la mort
?
SOCRATE
Point du tout : mais aussi il ne me paraît pas digne
d'envie.
POLUS
N'as-tu pas dit tout à l'heure qu'il est malheureux
?
SOCRATE
Oui, mon cher, je l'ai dit de celui qui met à mort
injustement, et de plus qu'il est digne de pitié. Pour
celui qui ôte la vie justement à un autre, je
dis qu'il ne doit point faire envie.
POLUS
L'homme qui est injustement mis à mort, n'est-il pas
en même temps malheureux et à plaindre ?
SOCRATE
Moins que l'auteur de sa mort, Polus, et moins encore que
celui qui a mérité de mourir.
POLUS
Comment cela, Socrate ?
SOCRATE
Le voici. C'est que le plus grand de tous les maux est de
commettre l'injustice.
POLUS
Est-ce là le plus grand mal ? Souffrir une injustice
n'en est-ce pas un plus grand ?
SOCRATE
Nullement.
POLUS
Aimerais-tu donc mieux recevoir une injustice que de la faire
?
SOCRATE
Je ne voudrais ni l'un ni l'autre. Mais s'il fallait
absolument commettre une injustice ou la souffrir, j'aimerais
mieux la souffrir que de la commettre.
POLUS
Est-ce que tu n'accepterais pas la condition de tyran ?
SOCRATE
Non, si par être tyran tu entends la même chose
que moi.
POLUS
J'entends par là ce que je disais tout à
l'heure, avoir le pouvoir de faire dans une ville tout ce
qu'on juge à propos, de tuer, de bannir, en un mot
d'agir en tout à sa fantaisie.
SOCRATE
Mon cher ami, fais réflexion à ce que je vais
dire. Si lorsque la place publique est pleine de monde,
tenant un poignard caché sous mon bras je te disais :
Je me trouve en ce moment, Polus, revêtu d'un pouvoir
merveilleux et égal à celui d'un tyran. De tous
ces hommes que tu vois, celui que je jugerai à propos
de faire mourir mourra tout à l'heure. S'il me semble
que je doive casser la têle à quelqu'un, il
l'aura cassée à l'instant. Si je veux
déchirer son habit, il sera déchiré :
tant est grand le pouvoir que j'ai dans cette ville ! Si tu
refusais de me croire, et que je te montrasse mon poignard,
peut-être dirais-tu en le voyant : Socrate, il n'est
personne, à ce compte, qui n'eût un grand
pouvoir. Tu pourrais de la même façon
brûler la maison de tel citoyen qu'il te plairait,
mettre le feu aux arsenaux des Athéniens, à
leurs galères, et à tous les vaisseaux
appartenant au public et aux particuliers. Mais la grandeur
du pouvoir ne consiste point précisément
à faire ce qu'on juge à propos. Le crois-tu
?
POLUS
Non assurément, de la manière que tu viens de
dire.
SOCRATE
Me dirais-tu bien la raison pour laquelle tu rejettes un
semblable pouvoir ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Dis-la donc.
POLUS
C'est qu'il est inévitable pour quiconque en userait
d'être puni.
SOCRATE
Etre puni n'est-ce point un mal ?
POLUS
Sans doute.
SOCRATE
Ainsi, mon cher, tu juges donc de nouveau que l'on a un grand
pouvoir lorsque, faisant ce qu'on juge à propos, on ne
fait rien que d'avantageux : et qu'alors c'est une bonne
chose. C'est en cela que consiste en effet le grand pouvoir :
hors de là, c'est une mauvaise chose et un faible
pouvoir. Exami-nons encore ceci. Ne convenons-nous point
qu'il est quelquefois meilleur de faire ce dont nous parlions
à l'instant, de mettre à mort les citoyens, de
les bannir, de leur ôter leurs biens ; et que
quelquefois il ne l'est point ?
POLUS
Sans contredit.
SOCRATE
Nous sommes donc, à ce qu'il paraît, d'accord
sur ce point toi et moi.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Dans quel cas dis-tu qu'il est meilleur de faire ces sortes
de choses ? Assigne-moi les bornes que tu y mets.
POLUS
Réponds toi-même à cette question,
Socrate.
SOCRATE
Eh bien, Polus, puisque tu aimes mieux savoir
là-dessus ma pensée, je dis qu'il est meilleur
de les faire, lorsqu'on les fait justement, et plus mauvais
lorsqu'on les fait injustement.
POLUS
Il est vraiment bien difficile de te réfuter, Socrate.
Un enfant même ne te prouverait-il pas que tu ne dis
point la vérité ?
SOCRATE
Je serai fort redevable à cet enfant, et je ne te le
serai pas moins, si tu me réfutes, et si tu me
délivres de mes extravagances. Ne te lasse point
d'obliger un homme qui t'aime : de grâce, montre-moi
que j'ai tort.
POLUS
Il n'est pas besoin, Socrate, de recourir pour cela à
des événements anciens. Ce qui s'est
passé hier et avant-hier suffit pour te confondre, et
pour démontrer que beaucoup d'hommes coupables
d'injustice sont heureux.
SOCRATE
Quels sont ces événements ?
POLUS
Tu vois cet Archélaüs fils de Perdiccas, roi de
Macédoine.
SOCRATE
Si je ne le vois, du moins j'en entends parler.
POLUS
Qu'en penses-tu ? est-il heureux ou malheureux ?
SOCRATE
Je n'en sais rien, Polus. Je n'ai point encore eu d'entretien
avec lui.
POLUS
Quoi donc ! tu saurais ce qui en est, si tu avais
conversé avec lui ; et tu ne peux connaître par
une autre voie, d'ici même, s'il est heureux ?
SOCRATE
Non, certes.
POLUS
Evidemment, Socrate, tu diras de même que tu ignores si
le grand roi est heureux.
SOCRATE
Et je dirai vrai : car j'ignore l'état de son
âme par rapport à la science et à la
justice.
POLUS
Eh quoi ! est-ce que tout le bonheur consiste en cela ?
SOCRATE
Oui, selon moi, Polus. Je prétends que quiconque a de
la probité et de la vertu, homme ou femme, est heureux
; et que l'injuste, le méchant, est malheureux.
POLUS
Cet Archélaüs dont je parle est donc malheureux,
à ton compte ?
SOCRATE
Oui, mon cher ami, s'il est injuste.
POLUS
Et comment ne serait-il pas injuste ? lui qui n'avait aucun
droit au trône qu'il occupe, étant né
d'une mère esclave d'Alcétas, frère de
Perdiccas ; lui qui, selon les lois, était esclave
d'Alcétas, qui aurait dû le servir en cette
qualité, s'il eût voulu remplir toute justice,
et qui en conséquence aurait été
heureux, à ce que tu prétends. Au lieu
qu'aujourd'hui il est devenu souverainement malheureux,
puisqu'il a commis les plus grands forfaits. Car, ayant
d'abord envoyé chercher Alcétas, son
maître et son oncle, comme pour lui remettre
l'autorité dont Perdiccas l'avait
dépouillé, il le reçut chez lui,
l'enivra, lui et son fils Alexandre, qui était son
cousin et à peu près du même âge,
et, les ayant mis dans un chariot et transportés de
nuit hors du palais, il les fit égorger tous deux, et
s'en débarrassa ainsi. Cet attentat commis, il ne
s'aperçut point du malheur extrême où il
s'était précipité, il n'en conçut
nul repentir ; et peu de temps après, loin de
consentir à devenir heureux, en prenant soin, comme la
justice l'exigeait, de l'éducation de son
frère, fils légitime de Perdiccas,
âgé d'environ sept ans, à qui la couronne
appartenait de droit, et en lui rendant cette couronne, il le
jeta dans un puits après l'avoir fait étouffer,
et dit à Cléopâtre, mère de
l'enfant, qu'il était tombé dans ce puits en
poursuivant une oie, et y était mort. Aussi
s'étant rendu coupable de plus de crimes qu'aucun
homme de Macédoine, est-il aujourd'hui, non pas le
plus heureux, mais le plus malheureux de tous les
Macédoniens. Et peut-être y a-t-il plus d'un
Athénien, à commencer par toi, qui
préférerait la condition de tout autre
Macédonien à celle
d'Archélaüs.
SOCRATE
Dès le commencement de cet entretien, Polus, je t'ai
fait compliment sur ce que tu me paraissais fort versé
dans la rhétorique, ajoutant que tu as
négligé l'art de converser. Voilà donc
ces raisons avec lesquelles un enfant me réfuterait ?
et à t'entendre, tu as détruit avec ces raisons
ce que j'ai avancé, que l'injuste n'est point heureux.
Par où, mon cher ? puisque je ne t'accorde absolument
rien de ce que tu as dit.
POLUS
C'est que tu ne le veux pas : car du reste tu penses comme
moi.
SOCRATE
Tu es admirable de prétendre me réfuter avec
des arguments de rhétorique, comme ceux qui croient
faire la même chose devant les tribunaux. Là, en
effet, un avocat s'imagine en avoir réfuté un
autre, lorsqu'il a produit un grand nombre de témoins
distingués touchant la vérité de ce
qu'il avance, et que sa partie adverse n'en a produit qu'un
seul, ou point du tout. Mais cette sorte de réfutation
ne sert de rien pour découvrir la
vérité. Car quelquefois un accusé peut
être condamné à faux sur la
déposition d'un grand nombre de témoins, qui
paraissent être de quelque poids. Et, dans le cas
présent, presque tous les Athéniens et les
étrangers seront de ton avis sur les choses dont tu
parles ; et, si tu veux produire contre moi des
témoignages pour me prouver que la
vérité n'est pas de mon côté, tu
auras, quand il te plaira, pour témoins Nicias, fils
de Nicérate, et ses frères, qui ont
donné ces trépieds qu'on voit rangés
dans le temple de Bacchus ; tu as encore, si tu veux,
Aristocrate, fils de Scellios, de qui est cette belle
offrande dans le temple d'Apollon Pythien ; tu auras aussi
toute la famille de Périclès, et telle autre
famille d'Athènes que tu jugeras à propos de
choisir. Mais je suis, quoique seul, d'un autre avis : car tu
ne dis rien qui m'oblige d'en changer ; mais, produisant
contre moi une foule de faux témoins, tu entreprends
de me déposséder de mon bien et de la
vérité. Pour moi, je ne crois point avoir rien
conclu qui en vaille la peine sur le sujet de notre dispute
à moins que je ne te réduise à rendre
toi-même témoignage à la
vérité de ce que je dis : et tu n'avances, je
pense, de rien contre moi, à moins que je ne
dépose, étant seul, en ta faveur, et que tu ne
comptes absolument pour rien le témoignage des autres.
Voilà donc deux manières de réfuter :
l'une que tu crois bonne, ainsi que bien d'autres ; l'autre,
que je juge telle aussi de mon côté.
Comparons-les ensemble, et voyons si elles ne
diffèrent en rien. Car les objets sur lesquels nous ne
sommes point d'accord ne sont pas de petite
conséquence : au contraire, il n'y en a
peut-être point qu'il soit plus beau de connaître
et plus honteux d'ignorer, puis-que le point capital auquel
ils aboutissent, c'est de savoir ou d'ignorer qui est heureux
ou malheureux. Et, pour en venir au sujet de notre dispute,
tu prétends en premier lieu qu'il est possible qu'on
soit heureux étant injuste, et au milieu même de
l'injustice : puisque tu crois qu'Archélaüs,
quoique injuste, n'en est pas moins heureux. N'est-ce
pas-là l'idée que nous devons prendre de ta
manière de penser ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Et moi, je soutiens que la chose est impossible. Voilà
un premier point sur lequel nous ne nous accordons pas. Soit.
Mais le coupable sera-t-il heureux, si on lui fait justice,
et s'il est puni ?
POLUS
Point du tout ; au contraire, s'il était dans ce cas,
il serait très malheureux.
SOCRATE
Si le coupable échappe à la punition qu'il
mérite, il sera donc heureux, à ton compte
?
POLUS
Assurément.
SOCRATE
Et moi, je pense, Polus, que l'homme injuste et criminel est
malheureux en toute manière ; mais qu'il l'est encore
davantage s'il ne subit aucun châtiment, et si ses
crimes demeurent impunis ; et qu'il l'est moins s'il
reçoit de la part des hommes et des Dieux la juste
punition de ses forfaits.
POLUS
Tu avances là d'étranges paradoxes,
Socrate.
SOCRATE
Je vais essayer, mon cher, de te faire dire les mêmes
choses que moi : car je te tiens pour mon ami. Voilà
donc les objets sur lesquels nous sommes divisés de
sentiment. Juges-en toi-même. J'ai dit plus haut que
commettre une injustice est un plus grand mal que de la
souffrir.
POLUS
Cela est vrai.
SOCRATE
Et toi, que c'est un plus grand mal de la souffrir.
POLUS
Oui.
SOCRATE
J'ai avancé que ceux qui agissent injustement sont
malheureux, et tu m'as réfuté
là-dessus.
POLUS
Oui, par Jupiter !
SOCRATE
A ce que tu crois, Polus.
POLUS
Et probablement j'ai raison de le croire.
SOCRATE
De ton côté, tu tiens les méchants pour
heureux, lorsqu'ils ne portent pas la peine de leur
injustice.
POLUS
Sans contredit.
SOCRATE
Et moi, je dis qu'ils sont très malheureux, et que
ceux qui subissent le châtiment qu'ils méritent
le sont moins. Veux-tu aussi réfuter cela ?
POLUS
Cette assertion est encore plus difficile à
réfuter que la précédente,
Socrate.
SOCRATE
Point du tout, Polus : mais c'est une entreprise impossible ;
car le vrai ne se réfute jamais.
POLUS
Comment dis-tu ? Quoi ! un homme que l'on surprend dans
quelque forfait, comme celui d'aspirer à la tyrannie,
qu'on met ensuite à la torture, qu'on déchire,
à qui on brûle les yeux, qui après avoir
souffert en sa personne des tourments sans mesure, sans
nombre, et de toute espèce, et en avoir vu souffrir
autant à ses enfants et à sa femme, est enfin
mis en croix, ou enduit de poix et brûlé vif,
cet homme sera plus heureux que si, échappant à
ces supplices, il devenait tyran, s'il passait toute sa vie,
maître dans sa ville, faisant ce qui lui plaît,
étant un objet d'envie pour ses concitoyens et pour
les étrangers, et regardé comme heureux par
tout le monde ? Et tu prétends qu'il est impossible de
réfuter de pareilles absurdités ?
SOCRATE
Tu cherches à m'épouvanter par de grands mots,
brave Polus ; mais tu ne me réfutes point ; et tout
à l'heure tu appelais les témoins à ton
secours. Quoi qu'il en soit, rappelle-moi une petite chose :
as-tu supposé que cet homme aspirât injustement
à la tyrannie ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Cela étant, l'un ne sera pas plus heureux que l'autre,
ni celui qui a réussi à s'emparer injustement
de la tyrannie, ni celui qui a été puni : car
il ne saurait se faire que de deux malheureux l'un soit plus
heureux que l'autre. Mais le plus malheureux des deux est
celui qui a échappé et s'est mis en possession
de la tyrannie. Pourquoi ris-tu, Polus ? C'est sans doute
encore une nouvelle manière de réfuter, que de
rire au nez d'un homme, sans alléguer aucune raison
contre ce qu'il avance.
POLUS
Ne crois-tu pas être réfuté suffisamment,
Socrate, en avançant ainsi des choses qu'aucun homme
ne soutiendra jamais ? Interroge plutôt qui tu voudras
des assistants.
SOCRATE
Je ne suis point du nombre des politiques, Polus ; et, l'an
passé, le sort m'ayant fait sénateur, lorsque
ma tribu présida à son tour aux
assemblées du peuple, et qu'il me fallut recueillir
les suffrages, je me rendis ridicule, parce que je ne savais
comment m'y prendre. Ne me parle donc point de recueillir les
suffrages des assistants, et si, comme je l'ai
déjà dit, tu n'as point de meilleurs arguments
à m'opposer, laisse-moi t'interroger à mon
tour, et fais l'essai de ma façon de réfuter,
que je crois être la bonne. Je ne sais produire qu'un
seul témoin en faveur de ce que je dis ; c'est
celui-là même avec qui je converse ; et je ne
tiens nul compte de la multitude. Je ne recueille d'autre
suffrage que le sien : pour la foule, je ne lui adresse pas
même la parole. Vois donc si tu veux souffrir à
ton tour que je te réfute, en t'engageant à
répondre à mes questions. Car je suis convaincu
que toi et moi, et les autres hommes, nous pensons tous que
c'est un plus grand mal de commettre l'injustice que de la
souffrir, et de n'être point puni de ses crimes que
d'en être puni.
POLUS
Je soutiens, au contraire, que ce n'est ni mon sentiment, ni
celui d'aucun autre. Toi-même, aimerais-tu mieux qu'on
te fit une injustice que d'en faire à autrui ?
SOCRATE
Oui, et toi aussi, et tout le monde.
POLUS
Il s'en faut bien : ni toi, ni moi, ni qui que ce soit n'est
dans cette disposition.
SOCRATE
Eh bien, répondras-tu ?
POLUS
J'y consens : car je suis extrêmement curieux de savoir
ce que tu diras.
SOCRATE
Afin de l'apprendre, réponds-moi, Polus, comme si je
commençais pour la première fois à
t'interroger. Quel est le plus grand mal, à ton avis,
de faire une injustice, ou de la recevoir ?
POLUS
De la recevoir, selon moi.
SOCRATE
Et quel est le plus laid de faire une injustice, ou de la
recevoir ? Réponds.
POLUS
De la faire.
SOCRATE
Si cela est plus laid, c'est donc aussi un plus grand
mal.
POLUS
Point du tout.
SOCRATE
J'entends. Tu ne crois pas, à ce qu'il paraît,
que le beau et le bon, le mauvais et le laid soient la
même chose ?
POLUS
Non, certes.
SOCRATE
Et que dis-tu de ceci ? toutes les belles choses en fait de
corps, de couleurs, de figures, de sons, de professions, les
appelles-tu belles sans avoir rien en vue ? Et, pour
commencer par les beaux corps, quand tu dis qu'il sont beaux,
n'est-ce point ou par rapport à leur usage, à
cause de l'utilité qu'on peut tirer d'un chacun ; ou
en vue d'un certain plaisir, lorsque leur aspect fait
naître un sentiment de joie dans l'âme de ceux
qui les regardent ? Est-il hors de là quelque autre
raison qui te fasse dire qu'un corps est beau ?
POLUS
Je n'en connais point.
SOCRATE
N'appelles-tu pas belles de même toutes les autres
choses, figures, couleurs, à raison du plaisir ou de
l'utilité qui en revient, ou de l'un et de l'autre
à la fois ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
N'en est-il pas ainsi des sons, et de tout ce qui appartient
à la musique ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Ce qui est beau pareillement en fait de lois et de genres de
vie ne l'est pas, sans doute, pour une autre raison que parce
qu'il est ou utile, ou agréable, ou bien l'un et
l'autre ?
POLUS
Il ne me le paraît pas.
SOCRATE
N'est-ce point la même chose par rapport à la
beauté des sciences ?
POLUS
Sans contredit : et c'est bien définir le beau,
Socrate, que de le fixer, comme tu fais, à ce qui est
bon ou agréable.
SOCRATE
Le laid est donc bien défini par les deux contraires,
le douloureux et le mauvais ?
POLUS
Nécessairement.
SOCRATE
De deux belles choses, si l'une est plus belle que l'autre,
n'est-ce point parce qu'elle la surpasse ou en
agrément, ou en utilité, ou dans tous les deux
?
POLUS
Sans doute.
SOCRATE
Et de deux choses laides, si l'une est plus laide que
l'autre, ce sera parce qu'elle cause ou plus de douleur, ou
plus de mal, ou l'un et l'autre. N'est.ee pas une
nécessité ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Voyons à présent. Que disions-nous tout
à l'heure touchant l'injustice faite ou reçue ?
Ne disais-tu pas qu'il est plus mauvais de souffrir
l'injustice, et plu laid de la commettre ?
POLUS
Cela est vrai.
SOCRATE
Si donc il est plus laid de faire une injustice que de la
recevoir, c'est ou parce que cela est plus fâcheux et
cause plus de douleur, ou parce que c'est un plus grand mal,
ou l'un et l'autre à la fois, N'est-ce pas encore une
nécessité ?
POLUS
Sans contredit.
SOCRATE
Examinons, en premier lieu, s'il est plus douloureux de
commettre une injustice que de la souffrir, et si ceux qui la
font ressentent plus de douleur que ceux qui la
reçoivent.
POLUS
Nullement, Socrate, pour ce point-là.
SOCRATE
L'action de commettre une injustice ne l'emporte donc pas du
côté de la douleur.
POLUS
Non.
SOCRATE
Si cela est, elle ne l'emporte point par conséquent
à raison de la douleur et du mal à la
fois.
POLUS
Il n'y a pas d'apparence.
SOCRATE
Il reste donc qu'elle l'emporte par l'autre endroit.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Par l'endroit du mal : n'est-ce pas ?
POLUS
Apparemment.
SOCRATE
Puisque faire une injustice l'emporte du côté du
mal, c'est donc une chose plus mauvaise que de la
recevoir.
POLUS
Cela est évident.
SOCRATE
La plupart des hommes ne reconnaissent-ils point, et n'as-tu
pas toi-même avoué, qu'il est plus laid de
commettre une injustice que la souffrir ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Ne venons-nous pas de voir que c'est une chose plus mauvaise
?
POLUS
Il paraît qu'oui.
SOCRATE
Préférerais-tu ce qui est plus laid et plus
mauvais à ce qui l'est moins ? N'aie pas honte de
répondre Polus ; il ne t'en arrivera aucun mal. Mais
livre-toi généreusement à ce discours,
comme à un médecin ; réponds, et accorde
ou nie ce que je te demande.
POLUS
Je ne le préférerais point, Socrate.
SOCRATE
Est-il quelqu'un au monde qui le préférât
?
POLUS
Il me semble que non, du moins selon ce qui vient
d'être dit.
SOCRATE
Ainsi j'avais raison lorsque je disais que ni moi, ni toi, ni
qui que ce soit n'aimerait mieux faire une injustice que de
la recevoir, parce que c'est une chose plus mauvaise.
POLUS
Il y a apparence.
SOCRATE
Vois-tu présentement, Polus, comparaison faite de ma
manière de réfuter avec la tienne, qu'elles ne
se ressemblent en rien ? Tous les autres t'accordent ce que
tu avances, excepté moi. Pour moi, il me suffit de ton
seul aveu, de ton seul témoignage ; je ne recueille
point d'autre suffrage que le tien, et je me mets peu en
peine de ce que les autres pensent. Que ce point demeure donc
arrêté entre nous. Passons à l'examen de
l'autre, sur lequel nous n'étions pas d'accord,
savoir, si être puni pour les injustices qu'on a
commises est le plus grand des maux, comme tu le pensais ; ou
si c'est un plus grand mal de jouir de l'impunité,
comme je le croyais. Procédons de cette
manière. Porter la peine de son injustice, et
être châtié à juste titre, n'est-ce
pas la même chose, selon toi ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Pourrais-tu me nier que tout ce qui est juste, en tant que
juste, est beau ? fais-y réflexion avant que de
répondre.
POLUS
Il me paraît que cela est ainsi, Socrate.
SOCRATE
Considère encore ceci. Lorsque quelqu'un fait une
chose, n'est-il pas nécessaire qu'il y ait un patient
qui réponde à cet agent ?
POLUS
Je le pense ainsi.
SOCRATE
Ce que le patient souffre n'est-il pas le même et de
même nature que ce que fait l'agent ? Voici ce que je
veux dire : Si quelqu'un frappe, n'est-ce pas une
nécessité qu'une chose soit frappée
?
POLUS
. Assurément.
SOCRATE
Et s'il frappe fort ou vite, que la chose soit frappée
de même ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Ce qui est frappé éprouve donc une passion de
même nature que l'action de celui qui frappe.
POLUS
Sans doute.
SOCRATE
Pareillement, si quelqu'un brûle, il est
nécessaire qu'une chose soit
brûlée.
POLUS
Cela ne peut être autrement.
SOCRATE
Et s'il brûle fort ou d'une manière douloureuse,
que la chose soit brûlée
précisément de la façon dont on la
brûle.
POLUS
Sans difficulté.
SOCRATE
Il en est de même si une chose coupe : car une autre
est coupée.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Et si la coupure est grande, ou profonde, ou douloureuse, la
chose coupée l'est exactement de la manière
dont on la coupe.
POLUS
Il y a apparence.
SOCRATE
En un mot, vois si tu m'accordes à l'égard de
toute autre chose ce que je viens de dire, que ce que fait
l'agent, le patient le souffre tel que l'agent le fait.
POLUS
Je l'accorde.
SOCRATE
Ces aveux faits, dis-moi si être puni, c'est souffrir,
ou agir.
POLUS
Nécessairement, c'est souffrir, Socrate.
SOCRATE
De la part de quelque agent sans doute ?
POLUS
Cela va s'en dire : de la part de celui qui
châtie.
SOCRATE
Quiconque châtie à bon droit ne
châtie-t-il point justement ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Fait-il en cela une action juste, ou non ?
POLUS
Il fait une action juste.
SOCRATE
Ainsi, celui qui est châtié, lorsqu'on le punit
souffre une chose juste.
POLUS
Apparemment.
SOCRATE
N'avons-nous pas avoué que tout ce qui est juste est
beau ?
POLUS
Sans contredit.
SOCRATE
Ce que fait la personne qui châtie, et ce que souffre
la personne châtiée est donc beau.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Mais ce qui est beau est en même temps bon ; car il est
ou agréable, ou utile.
POLUS
Nécessairement.
SOCRATE
Ainsi ce que souffre celui qui est puni, est bon.
POLUS
Il paraît qu'oui.
SOCRATE
Il lui en revient, par conséquent, quelque
utilité.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Est-ce l'utilité que je conçois, je veux dire,
de devenir meilleur quant à l'âme, s'il est vrai
qu'il soit châtié à juste titre ?
POLUS
Cela est vraisemblable.
SOCRATE
Ainsi celui qui est puni est délivré de la
méchanceté qui est en son âme.
POLUS
Oui.
SOCRATE
N'est-il pas délivré par 1à du plus
grand des maux ? Envisage la chose de cette manière.
Connais-tu, par rapport à l'acquisition des richesses,
quelque autre mal pour l'homme que la pauvreté ?
POLUS
Non : je ne connais que celui-là.
SOCRATE
Et par rapport à la constitution du corps,
n'appelles-tu point mal la faiblesse, la maladie, la laideur,
et ainsi du reste ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Tu penses sans doute que l'âme a aussi son mal ?
POLUS
Sans contredit.
SOCRATE
N'est-ce pas ce que tu nommes injustice, ignorance,
lâcheté, et les autres défauts semblables
?
POLUS
Assurément.
SOCRATE
A ces trois choses donc, les richesses, le corps et
l'âme, répondent, selon toi, trois maux, la
pauvreté, la maladie, l'injustice.
POLUS
Oui.
SOCRATE
De ces trois maux quel est le plus laid ? N'est-ce pas
l'injustice, et, pour le dire en un mot, le vice de
l'âme ?
POLUS
Sans comparaison.
SOCRATE
Si c'est le plus laid, n'est-ce pas aussi le plus mauvais
?
POLUS
Comment entends-tu ceci, Socrate ?
SOCRATE
Le voici. En conséquence de nos aveux
précédents, ce qui est le plus laid est
toujours tel, parce qu'il cause la plus grande douleur, ou le
plus grand dommage, ou l'un et l'autre ensemble.
POLUS
Cela est vrai.
SOCRATE
Or ne venons-nous pas de reconnaître que l'injustice et
tout vice de l'âme est ce qu'il y a de plus laid
?
POLUS
Nous l'avons reconnu en effet.
SOCRATE
N'est-ce point tel, ou parce que rien n'est plus douloureux,
ou parce que rien n'est plus dommageable, ou à cause
de l'un et de l'autre ?
POLUS
De toute nécessité.
SOCRATE
Or, est-il plus douloureux d'étre injuste,
intempérant, lâche, ignorant, que d'être
indigent ou malade ?
POLUS
Il me paraît que non, Socrate, du moins à
prendre ainsi les choses.
SOCRATE
Le vice de l'âme n'est donc le plus laid que parce
qu'il l'emporte sur les autres en dommage et en mal, d'une
manière extraordinaire, et qui passe tout ce qu'on
pourrait dire, puisque, de ton aveu, il ne l'emporte point du
côté de la douleur.
POLUS
Selon toute apparence.
SOCRATE
Mais ce qui l'emporte par l'excès du dommage est le
plus grand de tous les maux.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Donc l'injustice, l'intempérance, et les autres vices
de l'âme sont de tous les maux les plus grands.
POLUS
Il paraît qu'oui.
SOCRATE
Quel art nous délivre de la pauvreté ? N'est-ce
pas l'économie ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Et de la maladie ? N'est-ce pas la médecine ?
POLUS
Sans difficulté.
SOCRATE
Et de la méchanceté et de l'injustice ? Si tu
ne comprends pas de cette manière, vois de celle-ci.
Où et chez qui conduisons-nous ceux dont le corps est
malade ?
POLUS
Chez les médecins, Socrate.
SOCRATE
Où conduit-on ceux qui s'abandonnent à
l'injustice et au libertinage ?
POLUS
Tu veux dire apparemment chez les juges.
SOCRATE
N'est-ce pas pour y être punis ?
POLUS
Sans doute.
SOCRATE
Ceux qui châtient avec raison ne suivent-ils point en
cela les règles d'une certaine justice ?
POLUS
C'est évident.
SOCRATE
Ainsi l'économie délivre de l'indigence, la
médecine de la maladie, et la justice de
l'intempérance et de l'injustice.
POLUS
Je le pense ainsi.
SOCRATE
Mais de ces trois choses dont tu parles, quelle est la plus
belle ?
POLUS
De quelles choses ?
SOCRATE
De l'économie, de la médecine, et de la justice
?
POLUS
La justice l'emporte de beaucoup, Socrate.
SOCRATE
Puisqu'elle est la plus belle, c'est donc parce qu'elle
procure le plus grand plaisir, ou la plus grande
utilité, ou l'un et l'autre.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Est-ce donc une chose agréable d'être entre les
mains des médecins ? et le traitement qu'on fait aux
malades leur cause-t-il du plaisir ?
POLUS
de ne le crois pas.
SOCRATE
Mais c'est une chose utile : n'est-ce pas ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Car elle délivre d'un grand mal : en sorte qu'il est
avantageux de souffrir la douleur afin de recouvrer la
santé.
POLUS
Sans contredit.
SOCRATE
L'homme qui est ainsi entre les mains des médecins
est-il dans la situation la plus heureuse par rapport au
corps ? Ou bien est-ce celui qui n'a point été
malade ?
POLUS
Il est évident que c'est le second.
SOCRATE
En effet, le bonheur ne consiste pas, ce semble, à
être soulagé du mal, mais à n'y
être point du tout sujet.
POLUS
Cela est vrai.
SOCRATE
Mais quoi ! de deux hommes malades quant au corps, ou quant
à l'âme, quel est le plus malheureux, de celui
qu'on traite et qu'on guérit de son mal, ou de celui
qu'on ne traite point, et qui le garde toujours ?
POLUS
Il me paraît que c'est celui qu'on ne traite
point.
SOCRATE
Ainsi la punition procure la délivrance du plus grand
des maux, la méchanceté.
POLUS
J'en conviens.
SOCRATE
Car elle rend sage, elle oblige à devenir plus juste,
et elle est la médecine de l'âme.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Le plus heureux, par conséquent, est celui qui ne
reçoit point du tout le mal dans son âme :
puisque nous avons vu que ce mal est le plus grand des
maux.
POLUS
Cela est évident.
SOCRATE
Le second est celui qu'on en a délivré.
POLUS
Vraisemblablement.
SOCRATE
C'est celui-là même qui a reçu des avis,
des réprimandes, qui a subi la punition.
POLUS
Oui.
SOCRATE
Ainsi celui qui admet chez soi l'injustice, et n'en est pas
délivré, mène la vie la plus
malheureuse.
POLUS
Selon toute apparence.
SOCRATE
Cet homme, n'est-ce pas celui qui s'étant rendu
coupable des plus grands crimes, et, se permettant les
injustices les plus criantes, parvient à se mettre
au-dessus des réprimandes, des corrections, des
punitions ? Telle est, comme tu disais, la situation
d'Archelaüs, et celle des autres tyrans, des orateurs,
et de tous ceux qui jouissent d'un grand pouvoir.
POLUS
Il paraît qu'oui.
SOCRATE
Et véritablement, mon cher Polus, tous ces
gens-là ont fait à peu près la
même chose que celui qui étant attaqué
des plus grandes maladies, trouverait le moyen de ne point
subir de la part des médecins le traitement des vices
de son corps, et de ne point passer par les remèdes ;
craignant, comme un enfant, qu'on ne lui applique le fer et
le feu, parce que cela fait mal. Ne te semble-t-il pas que la
chose est ainsi ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Le principe d'une telle conduite serait sans doute
l'ignorance des avantages de la santé et de la bonne
constitution du corps. Il paraît bien, d'après
nos aveux précédents, que ceux qui fuient leur
châtiment, se conduisent de la même
manière, mon cher Polus. Ils voient ce qu'elle a de
douloureux, mais ils sont aveugles sur son utilité ;
ils ignorent combien on est plus à plaindre d'habiter
avec une âme qui n'est pas saine, mais corrompue,
injuste et imp1e, qu'avec un corps malade. C'est pourquoi ils
mettent tout en oeuvre pour échapper à la
punition, et n'être point délivrés du
plus grand des maux. Dans cette vue ils amassent des
richesses, ils se font des amis, et s'étudient
à acquérir le talent de la parole et de la
persuasion. Mais si les choses dont nous sommes convenus sont
vraies, Polus, vois-tu ce qui résulte de ce discours ?
ou veux-tu que nous en tirions ensemble les conclusions
?
POLUS
J'y consens, à moins que tu ne sois d'un autre
avis.
SOCRATE
Ne suit-il pas de là que l'injustice est le plus grand
des maux ?
POLUS
Il me le semble, du moins.
SOCRATE
N'avons-nous pas vu que la punition procure la
délivrance de ce mal ?
POLUS
Vraisemblablement.
SOCRATE
Et que l'impunité ne fait que l'entretenir ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
Commettre l'injustice n'est donc que le second mal pour la
grandeur : mais la commettre et n'en être pas
châtié, c'est le premier et le plus grand de
tous les maux.
POLUS
Il y a toute apparence.
SOCRATE
Mon cher ami, n'est-ce point sur ceci que nous étions
partagés de sentiment ? Tu regardais comme heureux
Archelaüs, parce que, s'étant rendu coupable des
plus grands crimes, il n'en subissait aucun châtiment :
et moi, je soutenais au contraire qu'Archelaüs, et tout
autre quel qu'il soit, qui ne porte pas la peine des
injustices qu'il a commises, doit être tenu pour
infiniment plus malheureux qu'aucun autre ; que l'auteur
d'une injustice est toujours plus malheureux que celui qui la
souffre, et le méchant qui demeure impuni, plus que
celui que l'on châtie. N'est-ce pas-là ce que je
disais ?
POLUS
Oui.
SOCRATE
N'est-il pas démontré que j'avais la
vérité pour moi ?
POLUS
Il me paraît qu'oui.
SOCRATE
A la bonne heure. Mais si cela est vrai, Polus, quelle est
donc la grande utilité de la rhétorique ? Car
c'est une conséquence de nos aveux qu'il faut, avant
toutes choses, se préserver de toute action injuste,
parce que c'est un grand mal en soi. N'est-ce pas ?
POLUS
Assurément.
SOCRATE
Et que si on a commis une injustice soi-même, ou
quelque autre personne à qui l'on s'intéresse,
il faut aller se présenter au lieu où l'on
recevra au plus tôt la correction convenable, et
s'empresser de se rendre auprès du juge comme
auprès d'un médecin, de peur que la maladie de
l'injustice venant à séjourner dans l'âme
n'y engendre une corruption secrète, et ne la rende
incurable. Que pouvons-nous dire autre chose, Polus, si nos
premiers aveux subsistent ? N'est-ce pas une
nécessité que ce que nous disons s'accorde de
cette manière avec ce qui a été
établi auparavant, et ne puisse s'y accorder autrement
?
POLUS
Comment, en effet, tenir un autre langage, Socrate ?
SOCRATE
La rhétorique, Polus, ne nous est donc d'aucun usage
pour défendre, en cas d'injustice, notre cause, non
plus que celle de nos parents, de nos amis, de nos enfants,
de notre patrie : à quoi sert-elle alors, sinon
à s'accuser soi-même avant tout autre, ensuite
ses proches et ses amis, dès qu'ils auront commis
quelque injustice, et à ne point tenir le crime
secret, mais à l'exposer eu grand jour, afin que le
coupable soit puni et recouvre la santé ? Il faudrait,
en ce cas, se faire violence ainsi qu'aux autres pour
s'élever au-dessus de toute crainte, et s'offrir les
yeux fermés et de grand coeur, comme on s'offre au
médecin, pour souffrir les incisions et les
brûlures s'attachant à la poursuite du bon et de
l'honnête, sans tenir aucun compte de la douleur : en
sorte que si la faute qu'on a faite mérite des coups
de fouet, on se présente pour les recevoir ; si les
fers, on tende les mains aux chaînes ; si une amende,
on la paye ; si le bannissement, on s'y condamne ; si la
mort, on la subisse : qu'on soit le premier à
déposer contre soi-même et ses proches ; qu'on
ne s'épargne pas, et que pour cela on mette en oeuvre
la rhétorique, afin que par la manifestation de ses
crimes on parvienne à être délivré
du plus grand des maux, de l'injustice. Accorderons-nous
cela, Polus, ou le nierons-nous ?
POLUS
Cela me paraît bien étrange, Socrate. Toutefois
peut-être est-ce une suite de ce que nous avons dit
plus haut.
SOCRATE
Ainsi, il faut ou renverser nos discours
précédents, ou convenir que ceci en
résulte nécessairement.
POLUS
Oui ; la chose est ainsi.
SOCRATE
Et l'on prendra le contre-pied, lorsqu'il sera question de
faire du mal à quelqu'un, soit à son ennemi,
soit à tout autre. Il faut ne pas s'exposer
soi-même aux mauvais traitements de la part de son
ennemi, et tâcher de s'en garantir. Mais, s'il commet
une injustice envers quelque autre, il faut s'efforcer de
toutes les manières, et d'action et de paroles, de le
soustraire au châtiment, et empêcher qu'il ne
paraisse devant les juges ; et au cas qu'il y paraisse,
mettre tout en oeuvre pour qu'il échappe, et ne soit
pas puni : de façon que, s'il a volé une grande
quantité d'argent, il ne le rende point, mais qu'il le
garde, et l'emploie en dépenses injustes et impies
pour son usage et celui de ses amis ; que si son crime
mérite la mort, il ne la subisse point, et, s'il se
peut, qu'il ne meure jamais, mais que demeurant
méchant, il soit immortel ; sinon, qu'il vive dans le
crime le plus longtemps qu'il est possible. Voilà,
Polus, à quoi la rhétorique me semble utile :
car pour celui qui n'est dans le cas de faire aucune
injustice, je ne vois pas qu'elle puisse lui être d'une
grande utilité, s'il est vrai même qu'elle lui
en soit d'aucune, comme en effet nous avons vu plus haut
qu'elle n'est bonne à rien.
CALLICLES
Dis-moi, Chéréphon, Socrate parle-t-il
sérieusement, ou badine-t-il ?
CHEREPHON
Il me paraît, Calliclès, qu'il parle très
sérieusement : mais rien n'est tel que de l'interroger
lui-même.
CALLICLES
Par tous les dieux ! tu as raison ; c'est ce que j'ai envie
de faire. Socrate, dis-moi, croirons-nous que tout ceci est
sérieux de ta part, ou que ce n'est qu'un badinage ?
Car si c'est tout de bon que tu parles, et si ce que tu dis
est vrai, la conduite que nous tenons, tous tant que nous
sommes, qu'est-ce autre chose qu'un renversement de l'ordre,
et une suite d'actions toutes contraires, ce semble, à
nos devoirs ?
SOCRATE
Si les hommes, Calliclès, n'étaient pas sujets
aux mêmes passions, ceux-ci d'une façon,
ceux-là d'une autre, mais que chacun de nous eût
sa passion particulière, différente de celles
des autres, il ne serait point aisé de faire
connaître à autrui ce qu'on éprouve
soi-même. Je parle de la sorte, en faisant
réflexion que nous sommes actuellement affectés
toi et moi de la même manière, et que nous
aimons tous deux deux choses : moi, Alcibiade fils de
Clinias, et la philosophie ; toi, le peuple d'Athènes,
et le fils de Pyrilampe. Je remarque donc tous les jours que,
tout éloquent que tu es, lorsque les objets de ton
amour sont d'un autre avis que toi, et quelle que soit leur
façon de penser, tu n'as pas la force de les
contredire, et que tu passes comme il leur plaît du
blanc au noir. En effet, quand tu parles aux Athéniens
assemblés, s'ils soutiennent que les choses ne sont
pas telles que tu dis, tu changes aussitôt de
sentiment, pour te conformer à leurs intentions. La
même chose t'arrive vis-à-vis de ce beau
garçon, le fils de Pyrilampe. Tu ne saurais
résister ni à ses volontés, ni à
ses discours, en sorte que si quelqu'un, témoin du
langage que tu tiens ordinairement pour leur complaire, en
paraissait surpris, et le trouvait absurde, tu lui
répondrais probablement, si tu voulais dire la
vérité, qu'à moins qu'on ne vienne
à bout de faire cesser tes amours de parler comme ils
font, tu ne cesseras point toi-même de parler comme tu
fais. Figure-toi donc que tu as la même réponse
à entendre de ma part, et ne t'étonne point des
discours que je tiens ; mais engage la philosophie, mes
amours, à ne plus parler de même. Car c'est
elle, mon cher ami, qui dit ce que tu as entendu ; et elle
est beaucoup moins étourdie que l'autre objet de mes
amours. Le fils de Clinias parle tantôt d'une
façon, tantôt d'une autre ; mais la philosophie
a toujours le même langage. Ce qui te paraît en
ce moment si étrange est d'elle : tu étais
présent à ses discours. Ainsi, ou réfute
ce qu'elle disait tout à l'heure par ma bouche, et
prouve-lui que commettre l'injustice et vivre dans
l'impunité après l'avoir commise, n'est pas le
comble de tous les maux ; ou, si tu laisses cette
vérité subsister dans toute sa force, je te
jure, Calliclès, par le Chien, Dieu des Egyptiens, que
Calliclès ne s'accordera point avec lui-même, et
sera toute sa vie dans une contradiction perpétuelle.
Cependant il vaudrait beaucoup mieux pour moi, ce me semble,
que la lyre dont j'aurais à me servir fût mal
montée et peu d'accord avec elle-même, que le
choeur dont j'aurais fait les frais détonnât et
que la plupart des hommes, au lieu de penser comme moi,
fussent d'un sentiment opposé, que si j'étais
seul mal d'accord avec moi-même, et obligé de me
contredire moi-même.
CALLICLES
Il me paraît, Socrate, que tu triomphes dans tes
discours, comme si tu étais réellement un
déclamateur populaire. Toute ta déclamation
porte sur ce qu'il est arrivé à Polus la
même chose, qu'il a prétendu être
arrivée à Gorgias vis-à-vis de toi. Il a
dit, en effet, que lorsque tu as demandé à
Gorgias, en supposant qu'on se rendît auprès de
lui pour apprendre la rhétorique, et qu'on n'eût
aucune connaissance de ce qui appartient à la justice,
s'il en donnerait des leçons, Gorgias avait eu honte
de répondre conformément à la
vérité, et avait dit qu'il l'enseignerait,
à cause de l'usage reçu parmi les hommes, qui
trouveraient mauvais qu'on fît une réponse
contraire ; que cet aveu avait réduit Gorgias à
tomber en contradiction, et que tu en avais été
fort aise : en un mot, il s'est moqué de toi avec
raison en cette rencontre, autant qu'il m'a paru. Mais
voilà qu'il se trouve à présent dans le
même cas que Gorgias. Je t'avoue, pour moi, que je ne
suis nullement satisfait de Polus, en ce qu'il t'a
accordé qu'il est plus laid de faire une injustice que
de la recevoir ; car c'est pour t'avoir passé ce point
qu'il s'est embarrassé dans la dispute, et que tu lui
as fermé la bouche, parce qu'il a eu honte de parler
suivant sa pensée. En effet, Socrate, sous
prétexte de chercher la vérité, à
ce que tu dis, tu jettes ceux avec qui tu converses sur des
questions propres à un déclamateur, et qui ont
pour objet ce qui est beau, non selon la nature, mais selon
la loi. Or, dans la plupart des choses, la nature et la loi
sont opposées entre elles : d'où il arrive que
si on se laisse aller à la honte, et que l'on n'ose
dire ce qu'on pense, on est forcé de se contredire. Tu
as aperçu cette subtile distinction, et tu la fais
servir à dresser des pièges dans la dispute. Si
quelqu'un parle de ce qui appartient à la loi, tu
l'interroges sur ce qui regarde la nature ; et s'il parle de
ce qui est dans l'ordre de la nature, tu l'interroges sur ce
qui est dans l'ordre de la loi. C'est ce que tu viens de
faire au sujet de l'injustice commise et reçue. Polus
parlait de ce qui est plus laid en ce genre, à
consulter la nature. Toi, au contraire, tu t'es
attaché à la loi. Selon la nature, tout ce qui
est plus mauvais est aussi plus laid. Souffrir une injustice
est donc une chose plus laide. Mais selon la loi, il est plus
laid de la commettre. Et en effet, succomber sous l'injustice
d'autrui n'est pas le fait d'un homme, mais d'un vil esclave,
pour qui il est plus avantageux de mourir que de vivre,
lorsque souffrant des injustices et des affronts, il n'est
pas en état de se défendre soi-même, non
plus que ceux à qui il s'intéresse. Pour les
lois, comme elles sont, à ce que je pense, l'ouvrage
des plus faibles et du plus grand nombre, en les portant ils
n'ont eu égard qu'à eux-mêmes et à
leurs intérêts : s'ils approuvent, s'ils
blâment quelque chose, ce n'est que dans cette vue.
Pour effrayer les plus forts, qui pourraient avoir plus que
les autres, et les empêcher d'en venir là, ils
disent que c'est une chose laide et injuste d'avoir quelque
avantage sur les autres, et que travailler à devenir
plus puissant, c'est se rendre coupable d'injustice. Car
étant les plus faibles, ils se tiennent, je crois,
trop heureux que tout soit égal. Telle est la raison
pour laquelle dans l'ordre de la loi, il est injuste et laid
de chercher à l'emporter sur les autres, et pourquoi
on a donné à cela le nom d'injustice. Mais la
nature démontre, ce me semble, qu'il est juste que
celui qui vaut mieux ait plus qu'un autre qui vaut moins, et
le plus puissant plus que le plus faible. Elle fait voir en
mille rencontres que cela est ainsi, tant en ce qui concerne
les animaux que les hommes eux-mêmes, parmi lesquels
nous voyons des Etats et des nations entières,
où la règle du juste est que le plus fort
commande au plus faible, et qu'il soit mieux partagé.
De quel droit, en effet, Xerxès fit-il la guerre
à la Grèce, et son père aux Scythes ? Et
ainsi d'une infinité d'autres exemples qu'on pourrait
citer. Dans ces sortes d'entreprises, on agit, je pense,
selon la nature, et l'on suit la loi même de la nature,
quoique peut-être on ne consulte guère la loi
que les hommes ont établie. Nous prenons dès la
jeunesse les meilleurs et les plus forts d'entre nous ; nous
les formons et les domptons, comme on dompte des lionceaux,
par des discours pleins d'enchantements et de prestiges, leur
faisant entendre qu'il faut s'en tenir à
l'égalité, et qu'en cela consiste le beau et le
juste. Mais je m'imagine que s'il paraissait un homme
né avec de grandes qualités, qui, secouant et
brisant toutes ces entraves, trouvât le moyen de s'en
débarrasser, qui foulant aux pieds vos
écritures, et vos prestiges, et vos enchantements, et
vos lois toutes contraires à la nature, aspirât
à s'élever au-dessus de tous, et de votre
esclave devînt votre maître : alors on verrait
briller la justice telle qu'elle est dans l'institution de la
nature. Pindare me paraît appuyer ce sentiment dans
l'Ode où il dit que la loi est la Reine des mortels
et des immortels. Elle mène, poursuit-il, avec soi la
force, et d'une main puissante la rend légitime. J'en
juge par les actions d'Hercule, qui sans les avoir
achetés... Ce sont à peu près les
paroles de Pindare, car je ne sais point cette Ode par coeur.
Mais le sens est qu'Hercule emmena avec lui les boeufs de
Géryon, sans qu'il les eût achetés, ou
qu'on les lui eût donnés, laissant à
entendre que cette action était juste, à
consulter la nature, et que les boeufs et tous les autres
biens des faibles et des petits appartiennent de droit au
plus fort et au meilleur. La vérité est donc
telle que je dis : tu le reconnaîtras toi-même
si, laissant là la philosophie, tu t'appliques
à de plus grands objets. J'avoue, Socrate, que la
philosophie est une chose amusante, lorsqu'on l'étudie
avec modération dans la jeunesse. Mais si on s'y
arrête plus longtemps qu'il ne faut, elle est le
fléau des hommes. Quelque beau naturel que l'on ait,
si on continue à philosopher dans un âge
déjà avancé, c'est une
nécessité que l'on soit absolument neuf en
toutes les choses sur lesquelles on ne peut se dispenser
d'être instruit, si l'on veut devenir homme de bien, et
se faire une réputation. Les philosophes n'ont
effectivement aucune connaissance des lois qui s'observent
dans une ville ; ils ignorent comment il faut traiter avec
les hommes dans les rapports publics ou particuliers qu'on a
avec eux ; ils n'ont nulle expérience des plaisirs et
des passions humaines, ni, en un mot, de ce qu'on appelle la
vie. Aussi, lorsqu'ils se trouvent chargés de quelque
affaire domestique ou civile, ils se rendent ridicules,
à peu près comme les politiques, quand ils
assistent à vos assemblées et à vos
disputes. Car rien n'est plus vrai que ce mot d'Euripide :
Chacun s'applique avec plaisir aux choses pour lesquelles
il a le plus de talent ; il y consacre la meilleure partie du
jour, afin de se surpasser lui-même. Au contraire,
on s'éloigne de celles où l'on réussit
mal, et on en parle avec mépris ; tandis que par
amour-propre on vante les premières, croyant par
là se vanter soi-même. Mais le meilleur est,
à mon avis, d'avoir quelque connaissance des unes et
des autres. Il est bon d'avoir une teinture de philosophie,
autant qu'il en faut pour que l'esprit soit cultivé,
et il n'est pas honteux à un jeune homme de
philosopher. Mais lorsqu'on est sur le retour de l'âge,
et qu'on philosophe encore, la chose devient alors ridicule,
Socrate. Pour moi, je suis par rapport à ceux qui
s'appliquent à la philosophie, dans la même
disposition d'esprit qu'à l'égard de ceux qui
bégayent et s'amusent à jouer. Quand je vois un
enfant à qui cela convient encore bégayer ainsi
en parlant et badiner, j'en suis fort aise, je trouve cela
gracieux, à propos, et séant à cet
âge ; et si j'entends un enfant articuler avec
précision, cela me choque, me blesse l'oreille, et me
paraît sentir l'esclave. Mais si c'est un homme que
l'on entend ainsi bégayer, ou que l'on voit jouer, la
chose est jugée ridicule, indécente à
cet âge, et digne du fouet. Telle est ma façon
de penser touchant ceux qui se mêlent de philosophie.
Quand je vois un jeune homme s'y adonner, j'en suis
charmé, cela me semble à sa place, et je juge
que ce jeune homme a de la noblesse dans les sentiments. S'il
la néglige au contraire, je le regarde comme une
âme basse, qui ne se croira jamais capable d'aucune
action belle et généreuse. Mais lorsque je vois
un vieillard qui philosophe encore, et n'a point
renoncé à cette étude, je le tiens digne
du fouet, Socrate. Comme je disais en effet tout à
l'heure, quelque beau naturel qu'ait cet homme, il ne peut
manquer de se dégrader, en évitant les endroits
fréquentés de la ville et les places publiques,
où les hommes, selon le poète,
acquièrent de la célébrité et en
se cachant, comme il fait, il passe le reste de ses jours
à jaser dans un coin avec trois ou quatre enfants,
sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours noble,
grand, et qui en vaille la peine. Socrate, je pense du bien
de toi, et je suis de tes amis. Il me paraît que je
suis en ce moment dans les mêmes sentiments à
ton égard, que Zéthus vis-à-vis de
l'Amphion d'Euripide, dont j'ai déjà fait
mention : car il me vient à la pensée de
t'adresser un discours semblable à celui que
Zéthus tenait à son frère. Tu
négliges, Socrate, ce qui devrait faire ta principale
occupation, et tu avilis par un personnage d'enfant une
âme aussi bien faite que la tienne. Tu ne saurais
proposer un avis dans les délibérations sur la
justice, ni saisir dans une affaire ce qu'elle a de plausible
et de vraisemblable, ni suggérer aux autres un conseil
généreux. Cependant, mon cher Socrate (ne
t'offense point de ce que je vais dire ; c'est par
bienveillance que je te parle ainsi), ne trouves-tu pas qu'il
est honteux pour toi d'être dans l'état
où je suis persuadé que tu es, ainsi que les
autres qui passent leurs jours à marcher sans cesse
dans ia carrière philosophique ? Si quelqu'un mettait
actuellement la main sur toi, ou sur un de ceux qui te
ressemblent, et te conduisait en prison, disant que tu lui as
fait tort, quoiqu'il n'en soit rien, tu sais que tu serais
fort embarrassé de ta personne, que la tête te
tournerait, et que tu ouvrirais la bouche toute grande, sans
savoir que dire. Lorsque tu paraîtrais devant les
juges, quelque vil et méprisable que fût ton
accusateur, tu serais mis à mort, s'il lui plaisait de
te faire condamner à cette peine. Or quelle estime,
Socrate, peut-on faire d'un art qui rend plus mauvais ceux
qui s'y appliquent avec les meilleures qualités, les
met hors d'état de se secourir eux-mêmes, et de
sauver des plus grands dangers, ni leur personne, ni celle
d'aucun autre ; qui les expose à se voir
dépouillés de tous leurs biens par leurs
ennemis, et à traîner dans leur patrie une vie
sans honneur ? La chose est un peu forte à dire, mais
enfin on peut impunément frapper au visage un homme de
ce caractère. Ainsi crois-moi, mon cher, laisse
là tes arguments ; cultive les belles choses,
exerce-toi à ce qui te donnera la réputation
d'homme habile, abandonnant à d'autres ces vaines
subtilités, qu'on les traite d'extravagances ou de
puérilités, qui finiront par te réduire
à la misère ; et propose-toi pour
modèles, non ceux qui disputent sur ces
frivolités, mais les personnes qui ont du bien, du
crédit, et qui jouissent des autres avantages de la
vie.
SOCRATE
Si mon âme était d'or, Calliclès, ne
penses-tu pas que ce serait un grand sujet de joie pour moi
d'avoir trouvé quelque pierre excellente, de celles
dont on se sert pour éprouver l'or ; de façon
qu'approchant mon âme de cette pierre, si elle m'en
rendait un témoignage favorable, je reconnusse
à n'en pouvoir douter que je suis en bon état,
et que je n'ai plus besoin d'aucune épreuve ?
CALLICLES
A quel propos me demandes-tu cela, Socrate ?
SOCRATE
Je vais te le dire : je crois avoir fait en ta personne cette
heureuse rencontre.
CALLICLES
Pourquoi cela ?
SOCRATE
Je suis bien assuré que si tu tombes d'accord avec moi
sur les opinions que j'ai dans l'âme, ces opinions sont
vraies. Je remarque, en effet, que pour examiner comme il
faut si une âme est bien ou mal, il faut avoir trois
qualités, que tu réunis toutes, la science, la
bienveillance et la franchise. Je me trouve avec bien des
gens, qui ne sont pas capables de me sonder, parce qu'ils ne
sont pas savants comme toi. Il en est d'autres qui sont
savants ; mais comme ils ne s'intéressent pas à
moi comme toi, ils ne veulent pas me dire la
vérité. Quant à ces deux
étrangers, Gorgias et Polus, ils sont habiles l'un et
l'autre, et de mes amis ; mais ils manquent d'une certaine
hardiesse à parler, et ils sont plus circonspects
qu'il ne convient de l'être. Comment ne le seraient-ils
pas, puisqu'ils ont, par mauvaise honte, porté la
timidité à cet excès de se contredire
l'un et l'autre en présence de tant de personnes, et
cela sur les objets les plus importants ? Pour toi, tu as
d'abord tout ce qu'ont les autres. Car tu es grandement
habile, comme la plupart des Athéniens en conviendront
; et de plus, tu as de la bienveillance pour moi. Voici par
où j'en juge. Je sais, Calliclès, que vous
êtes quatre, qui avez étudié ensemble la
philosophie, toi, Tisandre d'Aphidne, Andron fils
d'Androtion, et Nausicide de Cholarge. Je vous ai entendus un
jour délibérer jusqu'à quel point il
fallait cultiver la sagesse ; et je sais que l'avis qui
l'emporta, fut qu'on ne devait pas se proposer de devenir un
philosophe consommé, et que vous vous avertissiez
mutuellement de prendre garde qu'ayant philosophé plus
qu'il ne convient, vous ne vous fissiez tort sans le savoir.
Aujourd'hui donc que je t'entends me donner le même
conseil qu'à tes plus intimes amis, c'est une preuve
décisive pour moi que tu m'es affectionné. Que
tu aies d'ailleurs ce qu'il faut pour me parler avec toute
liberté, et ne me rien déguiser par honte,
outre que tu le dis toi-même, le discours que tu viens
de m'adresser en fait foi. Puisque les choses sont ainsi, il
est évident que ce que tu m'accorderas dans cette
discussion sur le sujet qui nous partage aura passé
par une épreuve suffisante de ta part et de la mienne,
et qu'il ne sera plus nécessaire de le soumettre
à un nouvel examen. Car tu ne me l'auras laissé
passer ni par défaut de lumières, ni par
excès de honte : tu ne feras non plus aucun aveu
à dessein de me tromper, étant mon ami, comme
tu le dis. Ainsi le résultat de tes aveux et des miens
sera la pleine et entière vérité. Or, de
toutes les considérations, Calliclès, la plus
belle est sans doute celle qui concerne les objets sur
lesquels tu m'as fait une leçon : quel on doit
être, à quoi il faut s'appliquer, et
jusqu'à quel point, soit dans la vieillesse, soit dans
la jeunesse. Quant à moi, si le genre de vie que je
mène est répréhensible à quelques
égards, sois persuadé que la faute n'est pas
volontaire de ma part, et que l'ignorance seule en est la
cause. Ne renonce donc pas à me donner des avis, comme
tu as si bien commencé ; mais explique-moi à
fond quelle est la profession que je dois embrasser, et
comment je m'y prendrai pour l'exercer : et si après
que la chose aura été arrêtée
entre nous, tu découvres dans la suite que je ne suis
pas fidèle à mes conventions, tiens-moi pour un
homme sans coeur, et désormais ne me fais plus part de
tes conseils, comme en étant absolument indigne.
Expose donc, je te prie, de nouveau, ce que vous entendez par
le juste, toi et Pindare ; c'est, dis-tu, qu'à
consulter la nature, le plus puissant a droit de s'emparer de
ce qui appartient au plus faible, le meilleur de commander au
moins bon, et celui qui vaut davantage d'avoir plus que celui
qui vaut moins. As-tu quelque autre idée du juste ? ou
ma mémoire est-elle fidèle ?
CALLICLES
C'est ce que j'ai dit alors, et ce que je dis encore.
SOCRATE
Est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus
puissant ? car je t'avoue que je n'ai pu comprendre ce que tu
voulais dire ; ni si par les plus puissants tu entendais les
plus forts, et s'il faut que les plus faibles soient soumis
aux plus forts, comme tu l'as, ce me semble, insinué,
en disant que les grands Etats attaquent les petits en vertu
du droit de nature, parce qu'ils sont plus puissants et plus
forts ; ce qui suppose que plus puissant, plus fort et
meilleur sont la même chose : ou peut-on être
meilleur, et en même temps plus petit et plus faible ;
plus puissant, et aussi plus méchant ? ou le meilleur
et le plus puissant sont-ils compris sous la même
définition ? Distingue-moi nettement si plus puissant,
meilleur, et plus fort expriment la même idée,
ou des idées différentes.
CALLICLES
Je te déclare donc nettement que ces trois mots
expriment la même idée.
SOCRATE
Dans l'ordre de la nature, la multitude n'est-elle pas plus
puissante qu'un seul ? Cette même multitude qui, comme
tu disais tout à l'heure, fait des lois contre
l'individu ?
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Les lois du plus grand nombre sont donc celles des plus
puissants.
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Et, par conséquent, des meilleurs ; puisque, selon
toi, les plus puissants sont aussi les meilleurs de
beaucoup.
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Leurs lois sont donc belles suivant la nature, étant
celles des plus puissants.
CALLICLES
J'en conviens.
SOCRATE
Or le grand nombre ne pense-t-il pas que la justice consiste,
ainsi que tu le disais il n'y a qu'un moment, dans
l'égalité, et qu'il est plus laid de commettre
une injustice que de la souffrir ? Cela est-il vrai, ou non ?
Et prends garde d'aller montrer ici de la honte. Le grand
nombre pense-t-il, ou non qu'il est juste d'avoir autant,
etnon pas plus que les autres, et que faire une injustice est
une chose plus laide que de la recevoir ? Ne me refuse pas
une réponse là-dessus, Calliclès, afin
que si tu en conviens, je m'affermisse dans mon sentiment, le
voyant appuyé du suffrage d'un homme capable d'en
juger.
CALLICLES
Eh bien, oui ; le grand nombre est dans cette
persuasion.
SOCRATE
Ainsi ce n'est pas suivant la loi seulement, mais encore
suivant la nature, qu'il est plus laid de faire une injustice
que de la recevoir, et que la justice consiste dans
l'égalité. De sorte qu'il paraît que tu
ne disais pas la vérité tout à l'heure,
et que tu m'accusais à tort, en soutenant que la
nature et la loi sont opposées l'une à l'autre,
que je le savais fort bien, et que je me servais de cette
connaissance pour tendre des pièges dans mes discours,
faisant tomber la dispute sur la loi, lorsqu'on parlait de la
nature, et sur la nature, lorsqu'on parlait de la loi.
CALLICLES
Cet homme-là ne cessera pas de dire des
pauvretés. Socrate, réponds-moi : n'as-tu pas
honte, à ton âge, d'éplucher ainsi les
mots, et de croire que tu as cause gagnée lorsqu'on
s'est mépris sur une expression ? Penses-tu que par
les plus puissants j'entende autre chose que les meilleurs ?
Ne te dis-je pas depuis longtemps que je prends ces termes de
meilleur et de plus puissant dans la même acception ?
T'imagines-tu que ma pensée est qu'on doit tenir pour
des lois ce qui aura été arrêté
dans une assemblée composée d'un ramas
d'esclaves et de gens de toute espèce, qui n'ont
d'autre mérite peut-être que la force du corps
?
SOCRATE
A la bonne heure, très sage Calliclès. C'est
donc ainsi que tu l'entends ?
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
Je soupçonnais aussi depuis longtemps, mon cher, que
tu prenais le mot plus puissant en ce sens : et je ne
t'interroge que par l'envie de connaître clairement ta
pensée. Car tu ne crois pas apparemment que deux
soient meilleurs qu'un, ni tes esclaves meilleurs que toi,
parce qu'ils sont plus forts. Dis-moi donc de nouveau qui
sont ceux que tu appelles les meilleurs, puisque ce ne sont
point les plus forts : et de grâce tâche de
m'instruire d'une manière plus douce, afin que je ne
m'enfuie point de ton école.
CALLICLES
Tu railles, Socrate.
SOCRATE
Non, Calliclès, non par Zéthus, sous le nom
duquel tu m'as raillé tout à l'heure assez
longtemps. Allons, dis-moi qui sont ceux que tu appelles les
meilleurs.
CALLICLES
Ceux qui valent mieux.
SOCRATE
Tu vois que tu ne dis toi-même que des mots et que tu
n'expliques rien. Ne me diras-tu point si par les meilleurs
et les plus puissants tu entends les plus sages, ou d'autres
semblables ?
CALLICLES
Oui, par Jupiter, ce sont ceux-là que j'entends, et
très fort.
SOCRATE
Ainsi, souvent un sage est meilleur, à ton avis, que
dix mille qui ne le sont pas ; c'est à lui qu'il
appartient de commander, et aux autres d'obéir ; et en
qualité de maître, il doit avoir plus que ses
sujets. Voilà, ce me semble, ce que tu veux dire, s'il
est vrai qu'un seul soit meilleur que dix mille ; et je
n'épluche point les mots.
CALLICLES
C'est justement ce que je dis : et mon sentiment est que,
selon la nature, il est juste que le meilleur et le plus sage
commande, et soit mieux partagé que ceux qui n'ont
point de mérite.
SOCRATE
Tiens-t'en donc là. Que réponds-tu maintenant
à ceci ? Si nous étions plusieurs dans un
même lieu, comme nous sommes ici, et que nous eussions
en commun différents mets et différents
breuvages ; que notre assemblée fût
composée de toutes sortes de gens, les uns forts, les
autres faibles, et qu'un d'entre nous, en qualité de
médecin, eût plus de sagesse que les autres
touchant l'usage de ces aliments ; que d'ailleurs il
fût, comme il est vraisemblable, plus fort que les uns
et plus faible que les autres : n'est-il pas vrai que cet
homme, étant plus sage que nous, sera aussi meilleur
et plus puissant par rapport à ces choses ?
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Faudra-t-il, parce qu'il est meilleur, qu'il ait une plus
forte part d'aliments que les autres ? Ou plutôt, en
qualité de chef ne doit-il pas être
chargé de la distribution du tout ? Et pour ce qui est
de la consommation des aliments, et de leur usage pour la
nourriture de son corps, ne faut-il pas qu'il s'abstienne
d'en prendre plus que les autres, sous peine d'être
incommodé ; mais qu'il s'en donne plus qu'à
ceux-ci, et moins qu'à ceux-là ; et s'il est le
plus faible de tous, quoique le meilleur, qu'il en ait le
moins de tous, Calliclès ? Cela n'est-il pas ainsi,
mon cher ?
CALLICLES
Tu me parles d'aliments, de breuvages, de médecins, et
d'autres sottises semblables. Ce n'est point là ce que
je veux dire.
SOCRATE
N'avoues-tu pas que le plus sage est le meilleur ? accorde ou
nie.
CALLICLES
Je l'accorde.
SOCRATE
Et que le meilleur doit avoir davantage ?
CALLICLES
Oui, mais il n'est pas question d'aliments et de
breuvages.
SOCRATE
J'entends : peut-être s'agit-il d'habits ; et faut-il
que le plus habile à fabriquer des étoffes
porte l'habit le plus grand, et marche chargé d'un
plus grand nombre de vêtements et des plus beaux
?
CALLICLES
De quels habits me parles-tu ?
SOCRATE
Apparemment donc il faut que le plus entendu à faire
des chaussures, et le meilleur en ce genre, en ait aussi plus
que les autres ; et le cordonnier doit peut-être aller
par les rues portant les plus grands souliers et en plus
grand nombre.
CALLICLES
Quels souliers ? radotes-tu ?
SOCRATE
Si ce n'est point cela que tu as en vue, peut-être
est-ce ceci : par exemple, que le laboureur entendu, sage et
habile dans la culture des terres, doit avoir plus de
semences, et en jeter dans son champ beaucoup plus que les
autres.
CALLICLES
Tu rebats toujours les mêmes choses, Socrate.
SOCRATE
Non seulement les mêmes choses, Calliclès, mais
sur le même objet.
CALLICLES
Oui, par tous les dieux, tu as sans cesse à la bouche
des cordonniers, des foulons, des cuisiniers et des
médecins, comme s'il était ici question
d'eux.
SOCRATE
Ne me diras-tu pas enfin en quoi doit être plus
puissant et plus sage, celui que la justice autorise à
avoir plus que les autres ? Ne souffriras-tu pas que je te le
suggère, et ne voudrais-tu pas le dire toi-même
?
CALLICLES
Je te le dis depuis longtemps. D'abord, par les plus
puissants, je n'entends ni les cordonniers, ni les
cuisiniers, mais ceux qui sont entendus dans les affaires
publiques et la bonne administration d'un Etat : et non
seulement entendus, mais courageux, capables
d'exécuter les projets qu'ils ont conçus, et ne
se rebutant point par mollesse d'âme.
SOCRATE
Tu le vois, mon cher Calliclès, nous ne nous faisons
pas l'un à l'autre les mêmes reproches. Tu me
reproches de dire toujours les mêmes choses, et tu m'en
fais un crime. Je me plains au contraire de ce que tu ne
parles jamais d'une manière uniforme sur les
mêmes objets ; et de ce que par les meilleurs et les
plus puissants, tu entends tantôt les plus forts, et
tantôt les plus sages. Voilà que tu en donnes
une troisième définition ; et à
présent les plus puissants et les meilleurs sont,
selon toi, les plus courageux. Mon cher, dis-moi une fois
pour toutes qui sont ceux que tu appelles les meilleurs et
les plus puissants, et par rapport à quoi.
CALLICLES
J'ai déjà dit que ce sont les hommes habiles
dans les affaires politiques et courageux : à eux
appartient le gouvernement des Etats, et il est juste qu'ils
aient plus que les autres, puisqu'ils commandent, et que
ceux-là obéissent.
SOCRATE
Sont-ce, mon cher ami, ceux qui commandent à
eux-mêmes ? ou en quoi fais-tu consister leur empire et
leur dépendance ?
CALLICLES
De quoi parles-tu ?
SOCRATE
Je parle de chaque individu, en tant qu'il commande à
lui-même. Est-ce qu'il ne faut pas qu'on exerce un
empire sur soi-même, mais seulement sur les autres
?
CALLICLES
Qu'entends-tu par commander à soi-même ?
SOCRATE
Rien d'extraordinaire, mais ce que tout le monde entend
savoir, être tempérant, maître de
soi-même, et commander à ses passions et
à ses désirs.
CALLICLES
Que tu es charmant ! tu nous parles d'imbéciles sous
le nom de tempérants.
SOCRATE
Comment cela ? il n'est personne qui ne comprenne que ce
n'est pas là ce que je veux dire.
CALLICLES
C'est cela même, Socrate. Comment, en effet, un homme
serait-il heureux, s'il est asservi à quoi que ce soit
? Mais je vais te dire avec toute liberté ce que c'est
que le beau et le juste dans l'ordre de la nature. Pour mener
une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses
passions tout l'accroissement possible, et ne point les
réprimer. Lorsqu'elles sont ainsi parvenues à
leur comble, il faut être en état de les
satisfaire par son courage et son habileté, et de
remplir chaque désir à mesure qu'il naît.
C'est ce que la plupart des hommes ne sauraient faire,
à ce que je pense ; et de là vient qu'ils
condamnent ceux qui en viennent à bout, cachant par
honte leur propre impuissance. Ils disent donc que
l'intempérance est une chose laide, comme je l'ai
remarqué plus haut ; ils enchaînent ceux qui
sont nés avec de plus grandes qualités qu'eux ;
et ne pouvant fournir à leurs passions de quoi les
contenter, ils font l'éloge de la tempérance et
de la justice par pure lâcheté. Et dans le vrai,
pour quiconque a eu le bonheur de naître de parents
rois, ou bien qui a eu assez de grandeur d'âme pour se
procurer quelque souveraineté, comme une tyrannie ou
une royauté, y aurait-il rien de plus honteux et de
plus dommageable que la tempérance, lorsque des hommes
de ce caractère, pouvant jouir de tous les biens de la
vie, sans que personne les en empêche, se donneraient
eux-mêmes pour maîtres, les lois, les discours et
la censure du vulgaire ? Comment cette beauté
prétendue de la justice et de la tempérance ne
les rendrait-elle pas malheureux, puisqu'elle leur
ôterait la liberté de donner davantage à
leurs amis qu'à leurs ennemis ; et cela, tout
souverains qu'ils sont dans leur propre ville ? Tel est
l'état des choses dans la vérité,
Socrate, après laquelle tu cours, dis-tu. La mollesse,
l'intempérance, la licence, lorsqu'il ne leur manque
rien, voilà la vertu et la félicité.
Toutes ces autres belles idées, ces conventions
contraires à la nature, ne sont que des extravagances
humaines, auxquelles il ne faut avoir nul égard.
SOCRATE
Tu viens, Calliclès, d'exposer ton sentiment avec
beaucoup de courage et de liberté : tu t'expliques
nettement sur des choses que les autres pensent, il est vrai,
mais qu'ils n'osent pas dire. Je te conjure donc de ne te
relâcher en aucune manière, afin que nous
voyions clairement quel genre de vie il faut embrasser. Et
dis-moi ; tu soutiens que pour être tel qu'on doit
être, il ne faut point gourmander ses passions, mais
les laisser s'accroître le plus qu'il est possible, et
se ménager d'ailleurs de quoi les satisfaire, et qu'en
cela consiste la vertu ?
CALLICLES
Oui, je le soutiens.
SOCRATE
Cela posé, on a donc grand tort de dire que ceux qui
n'ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLES
A ce compte, il n'y aurait rien de plus heureux que les
pierres et les cadavres.
SOCRATE
Mais aussi ce serait une terrible vie que celle dont tu
parles. En vérité, je ne serais pas surpris que
ce que dit Euripide fût vrai : Qui sait si la vie
n'est pas pour nous une mort, et la mort une vie ?
Peut-être mourons-nous réellement nous autres,
comme je l'ai ouï dire à un sage qui
prétendait que notre vie actuelle est une mort, notre
corps un tombeau, et que cette partie de l'âme
où résident les passions est de nature à
changer de sentiment, et à passer d'une
extrémité à l'autre. Un homme d'esprit,
Sicilien peut-être ou Italien, expliquant ceci par la
Fable où il excellait, appelait, par une allusion de
nom, cette partie de l'âme un tonneau, à cause
de sa facilité à croire et à se laisser
persuader, et les insensés, des profanes qui n'ont pas
été initiés. Il comparait la partie de
l'âme de ces insensés dans laquelle
résident les passions, en tant qu'elle est
intempérante et ne saurait rien retenir, à un
tonneau percé, à cause de son insatiable
avidité. Cet homme, Calliclès, pensait tout au
contraire de toi, que de tous ceux qui sont aux enfers (il
entendait par ce mot ce qu'il y a d'invisible), les plus
malheureux sont ces profanes, et qu'ils portent dans un
tonneau percé de l'eau qu'ils puisent avec un crible
également percé. Ce crible, disait-il en
m'expliquant sa pensée, c'est l'âme : et il
désignait par un crible l'âme de ces
insensés, pour marquer qu'elle est percée, et
que la défiance et l'oubli ne lui permettent point de
rien retenir. Toute cette explication est assez bizarre.
Néanmoins elle fait entendre ce que je veux te donner
à connaître, si je puis réussir à
t'engager à changer de sentiment, et à
préférer à une vie insatiable et
dissolue une vie réglée, à qui ce
qu'elle a sous la main suffit, et qui n'en désire pas
davantage. Ai-je gagné en effet quelque chose sur ton
esprit, et, revenant sur tes pas, crois-tu que les
tempérants sont plus heureux que les
débauchés ? ou n'ai-je rien fait, et quand
j'emploierais plusieurs explications mythologiques
semblables, n'en seras-tu pas plus disposé à
changer d'avis ?
CALLICLES
Tu dis vrai pour le dernier point, Socrate.
SOCRATE
Souffre que je te propose un nouvel emblème sorti de
la même école que le précédent.
Vois si ce que tu dis de ces deux vies, la tempérante
et la déréglée, n'est pas comme si tu
supposais que deux hommes ont chacun un grand nombre de
tonneaux ; que les tonneaux de l'un sont en bon état,
et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un
troisième de lait, et d'autres de plusieurs autres
liqueurs ; que d'ailleurs les liqueurs de chaque tonneau sont
rares, malaisées à avoir, et qu'on ne peut se
les procurer qu'avec des peines infinies ; que celui-ci ayant
une fois rempli ses tonneaux, n'y verse plus rien
désormais, n'a plus aucune inquiétude, et est
parfaitement tranquille à cet égard ; que
l'autre peut, à la vérité, se procurer
les mêmes liqueurs, mais difficilement, comme le
premier ; que du reste ses tonneaux étant
percés et pourris, il est obligé de les remplir
sans cesse jour et nuit, sous peine d'être
dévoré par les chagrins les plus cuisants. Ce
tableau étant l'image de l'une et de l'autre vie,
dis-tu que celle du libertin est plus heureuse que celle du
tempérant ? Ce discours t'engage-t-il à
convenir que la condition du second est
préférable à celle de l'autre ? ou ne
fait-il nulle impression sur ton esprit ?
CALLICLES
Aucune, Socrate. Car cet homme dont les tonneaux demeurent
remplis ne goûte plus aucun plaisir, et dès
qu'une fois ils sont pleins, il est dans le cas dont je
parlais tout à l'heure, de vivre comme une pierre,
sans ressentir désormais ni plaisir ni douleur. Mais
la douceur de la vie consiste à y verser le plus qu'on
peut.
SOCRATE
N'est-ce pas une nécessité que plus on y verse,
plus il s'en écoule, et qu'il y ait de grands trous
pour ces écoulements ?
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
La condition dont tu parles n'est point à la
vérité celle d'un cadavre ni d'une pierre ;
mais c'est celle d'un gouffre. De plus, dis-moi : ne
reconnais-tu point ce qu'on appelle avoir faim et manger
ayant faim ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ainsi qu'avoir soif et boire ayant soif ?
CALLICLES
Oui ; et je soutiens que c'est vivre heureux que
d'éprouver ces désirs et les autres semblables
et d'être en état de les remplir.
SOCRATE
Fort bien, mon cher ; continue comme tu as commencé,
et prends garde que la honte ne s'empare de toi. Mais il
faut, ce me semble, que je ne sois pas honteux de mon
côté. Et d'abord, dis-moi, si c'est vivre
heureux que d'avoir la gale et des démangeaisons,
d'être à même de se gratter à son
aise, et de passer toute sa vie à se gratter ?
CALLICLES
Que tu es absurde, Socrate, et un vrai bavard !
SOCRATE
Aussi, Calliclès, ai-je déconcerté Polus
et Gorgias. Pour toi, je n'ai pas peur que tu te troubles, ni
que tu rougisses : tu es trop courageux ; mais réponds
seulement à ma question.
CALLICLES
Je dis donc que celui qui se gratte vit
agréablement.
SOCRATE
Et si sa vie est agréable, n'est-elle pas heureuse
?
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Est-ce assez qu'il éprouve des démangeaisons
à la tête seulement ? ou faut-il qu'il en sente
encore quelque autre part ? je te le demande. Vois,
Calliclès, ce que tu répondras, si on pousse
les questions en ce genre aussi loin qu'elles peuvent aller.
Et pour le dire en somme, les choses étant telles,
est-ce que la vie des débauchés n'est point
triste, honteuse et misérable ? Oseras-tu soutenir que
ces hommes-là même sont heureux, s'ils ont
abondamment de quoi se satisfaire ?
CALLICLES
Ne rougis-tu point, Socrate, de faire tomber la conversation
sur de pareils propos ?
SOCRATE
Est-ce moi, mon cher, qui y donne occasion, ou celui qui
avance effrontément que quiconque ressent du plaisir,
de quelque nature qu'il soit, est heureux, sans mettre aucune
distinction entre les plaisirs honnêtes et les
déshonnêtes ? Explique-moi donc encore ceci.
Prétends-tu que l'agréable et le bon sont la
même chose ? ou admets-tu des choses agréables
qui ne sont pas bonnes ?
CALLICLES
Afin qu'il n'y ait pas contradiction dans mon discours, si je
dis que l'un est différent de l'autre, je
réponds que c'est la même chose.
SOCRATE
Tu gâtes tout ce qui a été dit
précédemment, et nous ne cherchons plus
ensemble la vérité avec l'exactitude requise,
si tu réponds autrement que selon ta pensée,
mon cher Calliclès.
CALLICLES
Tu m'en donnes l'exemple, Socrate.
SOCRATE
Si cela est, je ne fais pas bien, non plus que toi. Mais
vois, mon cher, si le bien ne consiste point en toute autre
chose que dans le plaisir quel qu'il soit. Car si ce
sentiment est vrai, il paraît qu'il en résulte
toutes les conséquences honteuses queue viens
d'indiquer à mots couverts, et beaucoup d'autres
semblables.
CALLICLES
Oui, à ce que tu crois, Socrate.
SOCRATE
Et toi, Calliclès, assures-tu tout de bon que cela est
vrai ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Attaquerai-je ce discours, comme étant sérieux
de ta part ?
CALLICLES
Très sérieux.
SOCRATE
A la bonne heure. Puisque telle est ta manière de
penser, explique-moi ceci. N'est-il point une chose que tu
appelles science ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ne parlais-tu pas aussi tout à l'heure du courage
joint à la science ?
CALLICLES
Cela est vrai.
SOCRATE
N'as-tu pas distingué ces deux choses, par la raison
que le courage est autre que la science ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Mais quoi ! la volupté est-elle la même chose
que la science, ou en diffère-t-elle ?
CALLICLES
Elle en diffère, très sage Socrate.
SOCRATE
Et le courage est-il pareillement différent de la
volupté ?
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Attends, pour que nous nous gravions ceci dans la
mémoire : Calliclès d'Acharnée soutient
que l'agréable et le bon sont la même chose, et
que la science et le courage sont différents l'un de
l'autre et du bon. Socrate d'Alopèce convient-il de
cela ou non ?
CALLICLES
Il n'en convient pas.
SOCRATE
Je ne pense pas non plus que Calliclès en convienne,
lorsqu'il réfléchira sérieusement sur
lui-même. Car, dis-moi : ne crois-tu pas que la
manière d'être des gens heureux est contraire
à celle des malheureux ?
CALLICLES
Sans doute.
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Puisque ces deux manières d'être sont
opposées n'est-ce pas une nécessité
qu'il en soit d'elles comme de la santé et de la
maladie ? Car le même homme n'est point à la
fois sain et malade, et ne perd pas la santé en
même temps qu'il est délivré de la
maladie.
CALLICLES
Que veux-tu dire ?
SOCRATE
Le voici. Prenons pour exemple telle partie du corps qu'il te
plaira. N'a-t-on pas quelquefois une maladie d'yeux qu'on
appelle ophthalmie ?
CALLICLES
Qui en doute ?
SOCRATE
On n'a pas apparemment dans le même temps les yeux
sains.
CALLICLES
En aucune manière.
SOCRATE
Mais quoi ! lorsqu'on est guéri de l'ophthalmie,
perd-on la santé des yeux, et est-on enfin
privé à la fois de l'un et de l'autre ?
CALLICLES
Non, certes.
SOCRATE
Car ce serait, je pense, une chose prodigieuse et absurde :
n'est-ce pas ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Mais, autant qu'il me semble, l'un vient et l'autre s'en va
tour à tour.
CALLICLES
J'en conviens.
SOCRATE
N'en faut-il pas dire autant de la force et de la faiblesse
?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Et encore de la vitesse et de la lenteur ?
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Acquiert-on de même et perd-on tour à tour les
biens et les maux, le bonheur et le malheur ?
CALLICLES
Oui, certes.
SOCRATE
Si donc nous découvrons de certaines choses que l'on a
encore au moment qu'on en est délivré, ne
sera-t-il pas évident qu'elles ne sont ni un bien ni
un mal ? Avouons-nous cela ? Examine bien avant de
répondre.
CALLICLES
Je l'avoue sans balancer.
SOCRATE
Revenons maintenant à ce qui a été
accordé plus haut. As-tu dit de la faim que ce
fût un sentiment agréable ou douloureux ? Je
parle de la faim prise en elle-même.
CALLICLES
Oui, c'est un sentiment douloureux. Et manger ayant faim est
une chose agréable.
SOCRATE
J'entends : mais la faim en elle-même est-elle
douloureuse ou non ?
CALLICLES
Je dis qu'elle l'est.
SOCRATE
Et la soif aussi sans doute ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Est-il besoin que je te fasse de nouvelles questions ? ou
conviens-tu que tout besoin, tout désir est douloureux
?
CALLICLES
J'en conviens : n'interroge pas davantage.
SOCRATE
A la bonne heure. Boire ayant soif n'est-ce pas, selon toi,
une chose agréable ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
N'est-il pas vrai qu'avoir soif cause de la douleur ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Et boire est-ce l'assouvissement d'un besoin, et un plaisir
?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ainsi boire, c'est avoir du plaisir ?
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
Et parce qu'on a soif ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
C'est-à-dire parce qu'on éprouve de la douleur
?
CALLICLES
OUi.
SOCRATE
Vois-tu qu'il résulte de là que quand tu dis :
Boire ayant soif, c'est comme si tu disais : Goûter du
plaisir en ressentant de la douleur ? Ces deux sentiments ne
concourent-ils pas dans le même temps et dans le
même lieu, soit de l'âme, soit du corps, comme il
te plaira, car cela n'y fait rien, à mon avis ? Cela
est-il vrai ou non ?
CALLICLES
Cela est vrai.
SOCRATE
Mais n'as-tu pas avoué qu'il est impossible
d'êtremalheureux en même temps qu'on est heureux
?
CALLICLES
Je le dis encore.
SOCRATE
Tu viens aussi de reconnaître qu'on peut goûter
du plaisir en ressentant de la douleur.
CALLICLES
Il y a apparence.
SOCRATE
Jonc, goûter du plaisir n'est point être heureux,
ni ressentir de la douleur être malheureux ; et, par
conséquent, l'agréable est autre que le
bon.
CALLICLES
Je ne sais quels raisonnements captieux tu emploies,
Socrate.
SOCRATE
Tu le sais très bien ; mais tu dissimules,
Calliclès. Tout ceci n'est qu'un badinage de ta part.
Mais allons en avant, afin que tu voies bien jusqu'à
quel point tu es sage, toi qui me donnes des avis. Ne
cesse-t-on pas en même temps d'avoir soif et de sentir
le plaisir qu'il y a à boire ?
CALLICLES
Je n'entends rien à ce que tu dis.
GORGIAS
Ne parle point de la sorte, Calliclès ; réponds
du moins à cause de nous, afin d'achever cette
dispute.
CALLICLES
Socrate est toujours le même, Gorgias. Il fait de
petites questions, qui ne sont de nulle importance, et puis
il vous réfute.
GORGIAS
Que t'importe ? ce n'est point ton affaire, Calliclès.
Tu t'es engagé à laisser Socrate argumenter
à sa guise.
CALLICLES
Continue donc tes interrogations minutieuses et
étroites, puisque tel est l'avis de Gorgias.
SOCRATE
Tu es heureux, Calliclès, d'avoir été
initié aux grands mystères avant de
l'être aux petits ; pour moi, je n'aurais pas cru que
cela fût permis. Reviens donc à l'endroit
où tu en es resté, et dis-moi si on ne cesse
point en même temps d'avoir soif et de sentir du
plaisir.
CALLICLES
Je l'avoue.
SOCRATE
Ne perd-on pas de même à la fois le sentiment de
la faim et des autres désirs, et celui du plaisir
?
CALLICLES
Cela est vrai.
SOCRATE
On cesse donc en même temps d'avoir de la douleur et du
plaisir ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Or, on ne peut pas, comme tu en es convaincu, perdre à
la fois les biens et les maux. N'en conviens-tu pas encore
?
CALLICLES
Sans doute : que s'ensuit-il ?
SOCRATE
Il s'ensuit, mon cher ami, que le bon et l'agréable,
le mauvais et le douloureux ne sont pas la même chose,
puisqu'on cesse en même temps d'éprouver les
uns, et non pas les autres ; ce qui en montre la
différence. Comment, en effet, l'agréable
serait-il la même chose que le bon, et le douloureux
que le mauvais ? Examine encore ceci, si tu veux, de cette
autre manière ; car je ne crois pas que tu sois mieux
d'accord avec toi-même. Vois donc : N'appelles-tu pas
bons ceux qui sont bons, à cause du bien qui est en
eux, comme tu appelles beaux ceux en qui se trouve la
beauté ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Mais quoi ! appelles-tu gens de bien les insensés et
les lâches ? Tu ne le faisais pas tout à l'heure
; mais tu donnais ce nom aux hommes courageux et
intelligents. Ne dis-tu pas encore que ceux-là sont
les gens de bien ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
N'as-tu pas vu dans la joie des enfants dépourvus de
raison ?
CALLICLES
Si fait.
SOCRATE
N'as-tu pas vu aussi dans la joie des hommes faits qui
étaient insensés ?
CALLICLES
Je le pense. Mais à quoi tendent ces questions ?
SOCRATE
A rien : réponds toujours.
CALLICLES
J'en ai vu.
SOCRATE
Et des hommes raisonnables dans la tristesse et dans la joie,
n'en as-tu pas vu ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Lesquels ressentent plus vivement la joie et la douleur, des
sages ou des insensés ?
CALLICLES
Je ne crois pas qu'il y ait grande différence.
SOCRATE
Cela me suffit. N'as-tu pas vu à la guerre des hommes
lâches ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Lorsque les ennemis se retiraient, lesquels t'ont paru
témoigner plus de joie, des lâches ou des
courageux ?
CALLICLES
Il m'a semblé que tantôt les uns et tantôt
les autre, s'en réjouissaient davantage, ou du moins
à peu près également.
SOCRATE
Cela n'y fait rien. Les lâches ressentent donc aussi de
la joie ?
CALLICLES
Très fort.
SOCRATE
Et les insensés de même, à ce qu'il
paraît ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Quand l'ennemi s'avance, les lâches seuls en sont-ils
attristés, ou les courageux le sont-ils aussi ?
CALLICLES
Les uns et les autres.
SOCRATE
Le sont-ils également ?
CALLICLES
Les lâches le sont peut-être davantage.
SOCRATE
Et quand l'ennemi se retire, ne sont-ils pas aussi plus
joyeux ?
CALLICLES
Peut-être.
SOCRATE
Ainsi les insensés et les sages, les lâches et
le courageux ressentent la douleur et le plaisir à peu
près également, à ce que tu dis, et les
lâches plus que les courageux.
CALLICLES
Je le soutiens.
SOCRATE
Mais les sages et les courageux sont bons ; les lâches
et les insensés sont méchants.
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Les bons et les méchants éprouvent donc la joie
et la douleur à peu près
également.
CALLICLES
Je le prétends.
SOCRATE
Mais les bons et les méchants sont-ils à peu
près également bons ou méchants ? ou
plutôt les méchants ne sont-ils pas même
meilleurs et pires que les bons ?
CALLICLES
Par Jupiter, je ne sais ce que tu dis.
SOCRATE
Ne sais-tu pas que tu as dit que les bons sont bons par la
présence du bien, et les méchants,
méchants par celle du mal ; et que le plaisir est un
bien, et la douleur un mal ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Le bien ou le plaisir se trouve donc en ceux qui ressentent
de la joie, dans le temps qu'ils en ressentent.
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Ceux qui ressentent de la joie sont donc bons par la
présence du bien ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Eh quoi ! le mal ou la douleur ne se rencontrent-ils pas en
ceux qui ressentent de la peine ?
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
Dis-tu encore, ou ne dis-tu plus que les méchants sont
méchants par la présence du mal ?
CALLICLES
Je le dis encore.
SOCRATE
Ainsi ceux qui goûtent de la joie sont bons, et ceux
qui éprouvent de la douleur, méchants.
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Et ils le sont davantage, si ces sentiments sont plus vifs ;
moins, s'ils sont plus faibles ; également, s'ils sont
égaux.
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ne prétends-tu pas que les sages et les
insensés, les lâches et les courageux ressentent
la joie et la douleur à peu près
également, et même les lâches davantage
?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Tire en commun avec moi les conclusions qui résultent
de ces aveux : car il est beau, dit-on, de dire et de
considérer jusqu'à deux et trois fois les
belles choses. Nous avouons que le sage et le courageux sont
bons, n'est-ce pas ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Et que l'insensé et le lâche sont
méchants ?
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
De plus, que celui qui goûte de la joie est bon.
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Et celui qui ressent de la douleur, méchant.
CALLICLES
Nécessairement.
SOCRATE
Enfin que le bon et le méchant éprouvent
également de la joie et de la douleur, et le
méchant peut-être davantage.
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Donc le méchant devient aussi bon et même
meilleur que le bon. Ceci, et ce qui a été dit
plus haut, ne suit-il pas du sentiment qui confond ensemble
le bon et l'agréable ? Ces conséquences ne
sont-elles pas inévitables, Calliclès ?
CALLICLES
Il y a longtemps, Socrate, que je t'écoute et
t'accorde bien des choses, faisant réflexion en
même temps que si on te donne quoi que ce soit en
badinant, tu le saisis avec le même empressement que
les enfants. Penses-tu donc que mon sentiment, ou celui de
tout autre homme, n'est point que les plaisirs sont les uns
meilleurs, les autres plus mauvais ?
SOCRATE
Ah ! ah ! Calliclès, que tu es rusé! Tu me
traites comme un enfant, en me disant tantôt que les
choses sont d'une façon, tantôt qu'elles sont
d'une autre, et tu cherches ainsi à me tromper. Je ne
croyais pas pourtant, au commencement, que tu pusses
consentir à me tromper, parce que je te tenais pour
mon ami. Mais je me suis abusé, et je vois bien que
c'est une nécessité pour moi de me contenter,
selon le vieux proverbe, des choses telles qu'elles sont, et
de prendre ce que tu me donnes. Tu dis donc
présentement, à ce qu'il paraît, que les
voluptés sont, les unes bonnes, les autres mauvaises,
n'est-ce pas?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Les bonnes ne sont-elles pas les avantageuses, et les
mauvaises celles qui sont nuisibles ?
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
Les avantageuses sont apparemment celles qui procurent
quelque bien, et les mauvaises celles qui font du mal ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ne parles-tu point des voluptés que je vais dire :
à l'égard du corps, par exemple, de celles qui
se rencontrent, comme nous avons dit, dans le manger et le
boire ? Et ne tiens-tu pas pour bonnes celles qui procurent
au corps la santé, la force, ou quelque autre bonne
qualité semblable ; et pour mauvaises celles qui
engendrent les qualités contraires ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
N'en est-il pas ainsi des douleurs, et les unes ne sont-elles
pas bonnes et les autres mauvaises ?
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Ne faut-il pas choisir et se ménager les
voluptés et les douleurs qui font du bien ?
CALLICLES
Oui, certes.
SOCRATE
Et fuir celles qui font du mal ?
CALLICLES
Cela est évident.
SOCRATE
Car, s'il t'en souvient, nous sommes convenus, Polus et moi,
qu'en toutes choses on doit agir dans la vue du bien.
Penses-tu aussi, comme nous, que le bien est la fin de toutes
les actions, et que tout le reste doit s'y rapporter, et non
pas le bien se rapporter aux autres choses ? Joins-tu ton
suffrage aux nôtres ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ainsi, il faut faire toutes choses, même les
agréables, en vue du bien, et non le bien en vue de
l'agréable.
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
Le premier venu est-il en état de discerner parmi les
choses agréables les bonnes d'avec les mauvaises ? ou
bien est-il besoin pour cela d'un expert en chaque genre
?
CALLICLES
Il en est besoin.
SOCRATE
Rappelons ici ce que j'ai dit à ce sujet à
Polus et à Gorgias. Je disais, s'il t'en souvient,
qu'il y a de certaines industries qui ne vont que jusqu'au
plaisir, et, se bornant à le procurer, ignorent ce qui
est bon et ce qui est mauvais ; et qu'il y en d'autres qui
ont cette connaissance. Du nombre des industries dont l'objet
sont les plaisirs du corps, j'ai mis la cuisine, non comme un
art, mais comme une routine ; et j'ai compté la
médecine parmi les arts qui ont le bien pour objet.
Et, au nom de Jupiter qui préside à
l'amitié, ne crois pas, Calliclès, qu'il te
convienne de badiner ici vis-à-vis de moi, ni de me
répondre contre ta pensée tout ce qui te vient
à la bouche, ni de prendre ce que je dis pour un
badinage de ma part. Tu vois que notre dispute roule sur une
matière très importante. Et quel homme, en
effet, s'il a un peu de jugement, montrera pour quelque sujet
que ce soit plus d'empressement que pour savoir de quelle
manière il doit vivre ; s'il faut qu'il embrasse la
vie à laquelle tu l'invites, et agir comme doit agir
un homme, selon toi, discourant devant le peuple
assemblé, s'exerçant à la
rhétorique, et administrant les affaires publiques de
la même façon qu'on les administre aujourd'hui ;
ou s'il doit préférer la vie consacrée
à la philosophie ; et en quoi ce genre de vie
diffère du précédent ? Peut-être
est-il plus à propos de les distinguer l'un de
l'autre, comme j'ai commencé tout à l'heure
à le faire, et après les avoir
séparés et être convenus entre nous que
ce sont deux vies différentes, d'examiner en quoi
cette différence consiste, et laquelle des deux
n'érite d'être préférée. Tu
ne comprends peut-être pas encore ce que je veux te
dire.
CALLICLES
Non, vraiment.
SOCRATE
Je vais donc te l'expliquer plus clairement. Nous sommes
demeurés d'accord, toi et moi, qu'il y a un bon et un
agréable, et que l'agréable est autre que le
bon ; de plus, qu'il y a de certaines industries et de
certaines façons de se les procurer, qui tendent, les
unes à la recherche de l'agréable, les autres
à celle du bon. Commence avant tout par m'accorder ou
me nier ce point.
CALLICLES
Je l'accorde.
SOCRATE
Voyons si tu m'accorderas aussi que ce que je disais à
Polus et à Gorgias t'a paru vrai. Je leur disais que
l'adresse du cuisinier ne me paraît point être un
art, mais une routine ; qu'au contraire la médecine
est un art, me fondant sur ce que la médecine a
étudié la nature du sujet sur lequel elle
s'exerce, connaît les causes de ce qu'elle fait, et
peut rendre raison de chacune de ses opérations ; au
lieu que la cuisine, appliquée tout entière
à l'apprêt du plaisir, tend à ce but sans
être dirigée par aucune règle, n'ayant
examiné ni la nature du plaisir, ni les motifs de ses
opérations, qu'elle est tout à fait
dépourvue de raison, ne tient, pour ainsi dire, compte
de rien, et n'est qu'un usage, une routine, un simple
souvenir que l'on conserve de ce qu'on a coutume de faire, et
par où l'on procure du plaisir. Considère donc
d'abord si cela te paraît bien dit ; et ensuite s'il y
a par rapport à l'âme de pareilles professions,
dont les unes marchant suivant les règles de l'art,
prennent soin de ménager à l'âme ce qui
lui est plus avantageux, et dont les autres négligent
ce point, et, comme je l'ai dit au sujet du corps, s'occupent
uniquement du plaisir de l'âme et des moyens de lui en
procurer, n'examinant, du reste, en aucune manière
quels sont les bons plaisirs et les mauvais, et ne se mettant
en peine d'autre chose que d'affecter l'âme
agréablement, que cela lui soit avantageux ou non.
Pour moi, je pense, Calliclès, qu'il y en a, et je
soutiens que telle est la flatterie, tant par rapport au
corps que par rapport à l'âme, et à toute
autre chose dont on ménage le plaisir, sans avoir fait
la moindre recherche de ce qui lui est utile ou
préjudiciable. Es-tu du même avis que moi
là-dessus, ou d'un avis contraire ?
CALLICLES
Non, mais je te passe ce point, afin de terminer cette
dispute, et par complaisance pour Gorgias.
SOCRATE
La flatterie dont je parle a-t-elle lieu à
l'égard d'une âme et non pas à
l'égard de deux et de plusieurs ?
CALLICLES
Elle a lieu à l'égard de deux et de plusieurs
âmes.
SOCRATE
Ainsi, on peut chercher à complaire à une foule
d'âmes assemblées, sans s'embarrasser de ce qui
est le plus avantageux pour elles.
CALLICLES
Je le pense.
SOCRATE
Pourrais-tu me dire quelles sont les professions qui
produisent cet effet ? ou plutôt, si tu l'aimes mieux,
je t'interrogerai, et à mesure qu'il te paraîtra
qu'une profession est, de ce genre, tu diras oui ; si tu ne
juges pas qu'elle en soit, tu diras non. Commençons
par la profession de joueur de flûte. Ne te semble-t-il
point, Calliclès, qu'elle vise uniquement à
nous procurer du plaisir, et qu'elle ne se met point en peine
d'autre chose ?
CALLICLES
Il me le semble.
SOCRATE
Ne portes-tu pas le même jugement de toutes les autres
semblables, comme celle de jouer de la lyre dans les jeux
publics ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Mais quoi ! n'en diras-tu pas autant des exercices des
choeurs et de la composition des dithyrambes ? Crois-tu que
Cinésias, fils de Mélès, se soucie
beaucoup que ses chants soient propres à rendre
meilleurs ceux qui les entendent, et qu'il vise à
autre chose qu'à plaire à la foule des
spectateurs ?
CALLICLES
Cela est évident, Socrate, pour Cinésias.
SOCRATE
Et son père Mélès ? penses-tu que quand
il chantait sur la lyre, il eût en vue le bien ? Est-ce
qu'il ne visait pas aussi au plus agréable, quoique
son chant déplût aux spectateurs ? Examine bien.
Ne juges-tu pas que toute espèce de chant sur la lyre
et toute composition dithyrambique ont été
inventées en vue du plaisir ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Et la tragédie, ce poème imposant et admirable,
à quoi tend-elle ? Tous ses efforts, tous ses soins
n'ont-ils point, à ton avis, pour objet unique de
plaire au spectateur ? ou, lorsqu'il se présente
quelque chose d'agréable et de gracieux, mais en
même temps de mauvais, prend-elle sur soi de le
supprimer, et de déclamer et chanter ce qui est
désagréable, mais utile, que les spectateurs y
trouvent du plaisir ou non ? De ces deux dispositions, quelle
est, à ton avis, celle de la tragédie ?
CALLICLES
Il est clair, Socrate, qu'elle penche davantage du
côté du plaisir et de l'agrément du
spectateur.
SOCRATE
N'avons-nous pas vu tout à l'heure, Calliclès,
que tout cela n'est que flatterie ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Mais si on ôtait de quelque poésie que ce soit
le chant, le rythme et la mesure, resterait-il autre chose
que les paroles ?
CALLICLES
Non.
SOCRATE
Ces paroles ne s'adressent-elles pas à la multitude et
au peuple assemblé ?
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
La poésie est donc une espèce de
déclamation populaire.
CALLICLES
Il y a apparence.
SOCRATE
C'est une rhétorique, par conséquent, que cette
déclamation populaire : car ne te semble-t-il pas que
les poètes font sur les théâtres le
personnage d'orateurs ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Nous avons donc trouvé une rhétorique pour le
peuple, c'est-à-dire pour les enfants, les femmes et
les hommes libres et les esclaves, réunis ensemble,
rhétorique dont nous ne faisons pas grand cas, puisque
nous avons dit qu'elle n'était que flatterie.
CALLICLES
Cela est vrai.
SOCRATE
Fort bien. Et que nous emble de cette rhétorique faite
pour le peuple d'Athènes, et les peuples des autres
cités, tous composés de personnes libres ? Te
paraît-il que les orateurs fassent toujours leurs
harangues en vue du plus grand bien, et se proposent pour but
de rendre par leurs discours leurs citoyens aussi vertueux
qu'il est possible ? Ou bien les orateurs eux-mêmes,
cherchant à plaire aux citoyens, et négligeant
l'intérêt public pour ne s'occuper que de leur
intérêt personnel, ne se conduisent-ils point
avec les peuples comme avec des enfants, s'appliquant
uuiquement à leur faire plaisir, sans
s'inquiéter s'ils deviendront par là meilleurs
ou pires ?
CALLICLES
Il y a quelque distinction à faire ici. Certains
orateurs parlent en vue de l'utilité publique ;
d'autres sont tels que tu dis.
SOCRATE
Cela me suffit : car s'il y a deux manières de
haranguer, l'une des deux est une flatterie et une pratique
honteuse, et l'autre est honnête ; j'entends celle qui
travaille à rendre meilleures les âmes des
citoyens, et s'applique en toute rencontre à dire ce
qui est le plus avantageux, que cela doive être
agréable ou fâcheux aux auditeurs. Mais tu n'as
jamais vu de rhétorique semblable, ou si tu peux me
nommer quelque orateur de ce caractère, pourquoi ne me
dis-tu pas son nom ?
CALLICLES
Par Jupiter ! je n'en connais aucun entre tous ceux
d'aujourd'hui.
SOCRATE
Eh quoi ! m'en nommerais-tu un parmi les anciens, au sujet
duquel on dise que les Athénien sont devenus meilleurs
depuis qu'il a commencé à les haranguer, de
moins bons qu'ils étaient auparavant ? Car pour moi,
je ne vois pas qui ce pourrait être.
CALLICLES
Quoi donc ? n'entends-tu pas dire que Thémistocle fut
un homme de bien, ainsi que Cimon, Miltiade et ce
Périclès mort depuis peu, et dont tu as entendu
les discours ?
SOCRATE
Si la véritable vertu consiste, comme tu l'as dit,
Calliclès, à contenter ses passions et celles
des autres, tu as raison. Mais si ce n'est pas cela, si,
comme nous avons été forcés d'en
convenir dans la suite de cette discussion, la vertu consiste
à satisfaire ceux de nos désirs qui,
étant remplis, rendent l'homme meilleur, et à
ne rien accorder à ceux qui le rendent pire ; et si,
d'ailleurs, il y a un art pour cela, peux-tu me dire qu'aucun
de ceux que tu viens de nommer ait été vertueux
?
CALLICLES
Je ne sais quelle réponse te faire.
SOCRATE
Tu la trouveras si tu la cherches bien. Examinons donc ainsi
paisiblement si quelqu'un d'entre eux a été
tel. N'est-il pas vrai que l'homme vertueux, qui, dans tous
ses discours, a le plus grand bien en vue, ne parlera point
à l'aventure, et se proposera un but ? Il se conduira
comme tous les artistes qui, visant chacun à la
perfection de leur ouvrage, ne prennent point au hasard ce
qu'ils emploient pour l'exécuter, mais choisissent ce
qui est propre à lui donner la forme qu'il doit avoir.
Par exemple, si tu veux jeter les yeux sur les peintres, les
architectes, les constructeurs de vaisseaux, en un mot sur
tel ouvrier qu'il te plaira, tu verras que chacun d'eux place
dans un certain ordre tout ce qu'il place, et qu'il force
chaque partie de s'adapter et de s'arranger avec les autres,
jusqu'à ce que le tout ait l'assortiment, la forme et
la beauté qu'il doit avoir. Ce que les autres ouvriers
font par rapport à leur ouvrage, ceux dont nous
parlions auparavant, je veux dire les maîtres de
gymnase et les médecins, le font à
l'égard du corps, en y mettant de l'ordre et de
l'arrangement. Reconnaissons-nous ou non que la chose est
ainsi ?
CALLICLES
A la bonne heure, que cela soit.
SOCRATE
Une maison où règne l'ordre et l'arrangement
n'est-elle pas bonne ? et si le désordre y est,
n'est-elle pas mauvaise ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
N'en faut-il pas dire autant d'un vaisseau ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Nous tenons le même langage au sujet de notre
corps.
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
Et notre âme sera-t-elle bonne, si elle est
déréglée ? Ne le sera-t-elle pas
plutôt si tout y est dans l'ordre et dans la
règle ?
CALLICLES
C'est ce qu'on ne saurait nier après les aveux
précédents.
SOCRATE
Quel nom donnerait-on à l'effet que produisent la
règle et l'ordre par rapport au corps ? tu l'appelles
probablement santé et force ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Essaye à présent de trouver et de me dire
pareillement le nom de l'effet que la règle et l'ordre
produisent dans l'âme.
CALLICLES
Pourquoi ne le dis-tu pas toi-même, Socrate ?
SOCRATE
Si tu l'aimes mieux, je le dirai : seulement, si tu juges que
j'ai raison, conviens-en ; sinon, réfute-moi, et ne me
laisse rien passer. Il me semble donc que l'on donne le nom
de salutaire à tout ce qui entretient l'ordre dans le
corps, d'où naissent la Santé et les autres
bonnes qualités corporelles. Cela est-il vrai ou non
?
CALLICLES
Cela est vrai.
SOCRATE
Et qu'on appelle légitime et loi tout ce qui met de
l'ordre et de la règle dans l'âme : d'où
se forment les hommes justes et réglés. Ce qui
en est l'effet, c'est la justice et la tempérance.
L'accordes-tu ou le nies-tu ?
CALLICLES
Soit.
SOCRATE
Ainsi le bon orateur, celui qui se conduit selon les
règles de l'art, visera toujours à ce but dans
les discours qu'il adressera aux âmes, et dans toutes
ses actions ; s'il fait au peuple quelque concession, il la
fera dans cette vue ; s'il lui ôte quelque chose, ce
sera par le même motif. Son esprit sera sans cesse
occupé des moyens de faire naître la justice
dans l'âme de ses concitoyens, et d'en bannir
l'injustice ; d'y faire germer la tempérance, et d'en
écarter l'intempérance ; d'y introduire enfin
toutes les vertus, et d'en exclure tous les vices.
Conviens-tu de cela ou non ?
CALLICLES
J'en conviens.
SOCRATE
Que sert-il, en effet, Calliclès, à un corps
malade et mal disposé, qu'on lui présente des
mets en abondance et les breuvages les plus exquis, ou toute
autre chose qui, suivant toute bonne règle, ne lui
sera pas plus avantageuse que dommageable, et même
moins ? Cela est-il vrai ?
CALLICLES
A la bonne heure.
SOCRATE
Car ce n'est point, je pense, un avantage pour un homme de
vivre avec un corps malsain, puisque c'est une
nécessité qu'il mène en cet état
une vie malheureuse. N'est-ce pas ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Aussi les médecins laissent-ils pour l'ordinaire
à ceux qui se portent bien la liberté de
satisfaire leurs appétits, comme de manger autant
qu'ils veulent, lorsqu'ils ont faim, et de boire de
même, lorsqu'ils ont soif. Mais ils ne permettent
presque jamais aux malades de se rassasier de ce qu'ils
désirent. Accordes-tu cela aussi ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Mais, mon cher, ne faut-il pas tenir la même conduite
à l'égard de l'âme ? Je veux dire que,
tandis qu'elle est mauvaise, c'est-à-dire
insensée, intempérante, injuste et impie, on
doit l'éloigner de ce qu'elle désire, et ne lui
rien permettre que ce qui peut la rendre meilleure. Est-ce
ton avis ou non ?
CALLICLES
C'est mon avis.
SOCRATE
Car c'est le parti le plus avantageux pour l'âme.
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
Mais tenir quelqu'un éloigné de ce qu'il
désire, n'est-ce pas le corriger ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Il vaut donc mieux pour l'âme d'être
corrigée, que de vivre dans la licence, comme tu le
pensais tout à l'heure.
CALLICLES
Je ne comprends rien à ce que tu dis. Socrate :
interroge quelque autre.
SOCRATE
Voilà un homme qui ne saurait souffrir ce qu'on fait
pour lui, ni endurer la chose même dont nous parlons,
c'est-à-dire la correction
CALLICLES
Je me soucie comme de rien de tous tes discours ; et je ne
t'ai répondu que par complaisance pour Gorgias.
SOCRATE
Soit. Que ferons-nous donc ? Laisserons-nous cette discussion
imparfaite ?
CALLICLES
Tout ce qu'il te plaira.
SOCRATE
Mais on dit communément qu'il n'est pas permis de
laisser imparfaits les contes même, et qu'il faut y
mettre une tête, afin qu'ils n'aillent point sans
tête de côté et d'autre. Réponds
donc à ce qui reste pour donner une tête
à cet entretien.
CALLICLES
Que tu es pressant, Socrate ! Si tu m'en crois, tu renonceras
à cette dispute, ou tu l'achèveras avec quelque
autre.
SOCRATE
Et quel autre le voudra ? De grâce, ne quittons pas ce
discours sans l'achever.
CALLICLES
Ne pourrais-tu point l'achever seul, soit en parlant de
suite, soit en te répondant toi-même ?
SOCRATE
Non, de peur qu'il ne m'arrive ce que dit Epicharme, et que
je ne sois seul à dire ce que deux hommes disaient
auparavant. Je vois bien pourtant que de toute
nécessité il faudra que j'en vienne là.
Cependant, si nous le décidons ensemble, je pense que
tous tant que nous sommes, nous devons être très
empressés de connaître ce qu'il y a de vrai et
de faux dans le sujet que nous traitons ; car il est de notre
intérêt commun que la chose soit mise en
évidence. Ainsi je vais exposer ce que je pense
là-dessus. Si quelqu'un trouve que je reconnais pour
vraies des choses qui ne le sont pas, qu'il ne manque point
de m'arrêter et de me réfuter. Aussi bien je ne
parle pas comme un homme sûr de ce qu'il dit ; mais je
cherche en commun avec vous. C'est pourquoi si celui qui me
contestera une chose me paraît avoir raison, je serai
le premier à en tomber d'accord. Au reste, je ne vous
propose ceci qu'autant que vous jugerez qu'il faut achever
cette dispute : si vous n'en êtes pas d'avis,
laissons-la pour ce qu'elle est, et allons-nous-en.
GORGIAS
Pour moi, Socrate, mon avis n'est pas que nous nous
retirions, mais que tu finisses ce discours ; et il me
paraît que les autres pensent de même. Je serai
charmé de t'entendre exposer ce qui te reste à
dire.
SOCRATE
Et moi, Gorgias, je reprendrais de tout mon coeur la
conversation avec Calliclès, jusqu'à ce que je
lui eusse rendu le morceau d'Amphion pour celui de
Zéthus. Mais puisque tu ne veux pas, Calliclès,
achever cette dispute avec moi, écoute-moi du moins,
et lorsqu'il m'échappera quelque chose qui ne te
paraîtra pas bien dit, arrête-moi : si tu me
prouves que j'ai tort, je ne me fâcherai pas contre
toi, comme tu fais contre moi ; au contraire, je te tiendrai
pour mon plus grand bienfaiteur.
CALLICLES
Parle, mon cher, et achève.
SOCRATE
Ecoute donc ; je vais reprendre notre dispute dès le
commencement. L'agréable et le bon sont-ils la
même chose ? Non, comme nous en sommes convenus,
Calliclès et moi. Faut-il faire l'agréable en
vue du bon, ou le bon en vue de l'agréable ? Il faut
faire l'agréable en vue du bon. L'agréable
n'est-il point ce qui cause en nous un sentiment de plaisir,
lorsque nous en jouissons ? et le bon, ce qui nous rend bons
par sa présence ? Sans contredit. Or nous sommes bons,
nous et toutes les autres choses qui sont bonnes, par la
présence de quelque vertu. Cela me paraît
incontestable, Calliclès. Mais la vertu de quelque
chose que ce soit, meuble, corps, âme, animal, ne se
rencontre pas ainsi en elle à l'aventure d'une
manière très parfaite ; elle doit sa naissance
à l'arrangement, à l'art qui convient à
chacune de ces choses. Cela est-il vrai ? Pour moi, je dis
qu'oui. La vertu de chaque chose est donc
réglée et arrangée par l'ordre. J'en
conviendrais. Ainsi un certain ordre propre à chaque
chose est ce qui la rend bonne, lorsqu'il se trouve en elle.
C'est mon avis. Par conséquent, l'âme en qui se
trouve l'ordre qui lui convient, est meilleure que celle
où il n'y a aucun ordre. Nécessairement. Mais
l'âme en qui l'ordre règne est
réglée. Comment ne le serait-elle pas ?
L'âme réglée est tempérante ? De
toute nécessité. Donc l'âme
tempérante est bonne. Je ne saurais aller contre cela,
mon cher Calliclès : pour toi, si tu as quelque chose
à y opposer, apprends-le-moi.
CALLICLES
Poursuis, mon cher.
SOCRATE
Je dis donc que si l'âme tempérante est bonne,
celle qui est dans une disposition toute contraire est
mauvaise. Cette âme c'est l'âme insensée
et intempérante.
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
L'homme tempérant s'acquitte de tous ses devoirs
envers les dieux et envers ses semblables : car il ne serait
plus tempérant, s'il ne les remplissait pas. Il est
nécessaire que cela soit ainsi. En s'acquittant de ses
devoirs vis-à-vis de ses semblables, il fait des
actions justes ; et en les remplissant vis-à-vis des
dieux, il fait des actions saintes. Or quiconque fait des
actions justes et saintes est nécessairement juste et
saint. Cela est vrai. Nécessairement encore il est
courageux. Car il n'est pas d'un homme tempérant ni de
rechercher ni de fuir ce qu'il ne convient pas qu'il
recherche ou qu'il fuie. Mais lorsque le devoir l'exige, il
faut qu'il rejette, qu'il embrasse, qu'il supporte avec
patience les choses et les personnes, le plaisir et la
douleur. De sorte qu'il est de toute nécessité,
Calliclès, que l'homme tempérant étant,
comme on l'a vu, juste, courageux et saint, soit parfaitement
homme de bien, qu'étant homme de bien, toutes ses
actions soient bonnes et honnêtes, et qu'agissant bien,
il soit heureux ; qu'au contraire le méchant, dont les
actions sont mauvaises, soit malheureux ; et le
méchant, c'est celui qui est dans une disposition
contraire à celle du tempérant : c'est le
libertin, dont tu vantes la condition. Quant à moi,
voilà ce que je pose pour certain, ce que j'assure
être vrai. Mais si cela est vrai, il n'y a point, ce
semble, d'autre parti à prendre, pour quiconque veut
être heureux, que de s'attacher et de s'exercer
à la tempérance, de fuir de toutes ses forces
la vie licencieuse ; il doit par-dessus tout faire en sorte
de n'avoir aucun besoin de correction ; mais s'il eu a besoin
lui-même, ou quelqu'un de ses proches, soit dans la vie
privée, soit qu'il se mêle des affaires
publiques, il faut qu'on lui fasse subir un châtiment,
et qu'on le corrige, si l'on veut qu'il soit heureux. Tel
est, à mon avis, le but vers lequel on doit diriger sa
conduite, rapportant toutes ses actions et celles de l'Etat
à cette fin, que la justice et la tempérance
règnent en celui qui aspire à être
heureux. Et il faut bien se garder de donner une libre
carrière à ses passions, de s'efforcer de les
satisfaire, ce qui est un mal sans remède, et de mener
ainsi une vie de brigand. Un tel homme en effet ne saurait
être ami des autres hommes, ni des dieux : car il est
impossible qu'il ait aucun rapport avec eux, et où il
n'y a point de rapport, l'amitié ne peut avoir lieu.
Les sages, Calliclès, disent qu'un lien commun unit le
ciel et la terre, les dieux et les hommes, au moyen de
l'amitié, de la modération, de la
tempérance et de la justice : et c'est pour cette
raison, mon cher, qu'ils donnent à cet univers le nom
d'Ordre, et non celui de désordre ou de licence. Mais,
tout sage que tu es, il me paraît que tu ne fais point
attention à cela, et que tu ne vois pas que
l'égalité géométrique a beaucoup
de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Ainsi tu crois
qu'il faut s'étudier à avoir plus que les
autres, et négliger la géométrie. A la
bonne heure. Il nous faut donc réfuter ce que je viens
de dire, et montrer qu'on n'est point heureux par la
possession de la justice et de la tempérance, et
malheureux par celle du vice : ou si ce discours est vrai, il
faut examiner ce qui en résulte. Or, il en
résulte, Calliclès, tout ce que j'ai dit plus
haut, et sur quoi tu m'as demandé si je parlais
sérieusement, lorsque j'ai avancé qu'il
fallait, en cas d'injustice, s'accuser soi-même,
accuser son fils, son ami, et se servir de la
rhétorique à cette fin. Et ce que tu as cru que
Polus m'accordait par honte était donc vrai, à
savoir, qu'autant il est plus laid, autant aussi il est plus
mauvais de faire une injustice que de la recevoir. Il n'est
pas moins vrai que, pour être un bon orateur, il faut
être juste et versé dans la science des choses
justes ; ce que Polus a dit pareillement que Gorgias m'avait
accordé par honte. Les choses étant ainsi,
examinons un peu les reproches que tu me fais, et si tu as
raison ou non de me dire que je ne suis pas en état de
me défendre moi-même, ni aucun de mes amis, ou
de mes proches, et de me tirer des plus grands dangers, que
je suis, comme les hommes déclarés
infâmes, à la merci du premier venu, qu'on
veuille me frapper au visage (c'était là ton
expression), ou me ravir mes biens, ou me bannir de la ville,
ou enfin me faire mourir ; et qu'être dans une pareille
situation, c'est la chose du monde la plus laide. Tel
était ton sentiment. Voici le mien ; je l'ai
déjà dit plus d'une fois ; mais rien
n'empêche de le répéter.
Je soutiens, Calliclès, que ce qu'il y a de plus laid
n'est pas d'être frappé injustement sur la joue,
ni de se voir mutiler le corps, ou couper la bourse, mais
qu'il est plus laid et plus mauvais de me frapper et de
m'enlever injustement ce qui n'appartient ; et que me voler,
s'emparer de ma personne percer ma muraille, commettre en un
mot quelque espèce d'injustice que ce soit envers moi
et ce qui est à moi, est une chose plus mauvaise et
plus laide pour l'auteur de l'injustice que pour moi qui la
souffre. Ces vérités qui, à ce que je
prétends, ont été
démontrées dans toute la suite de cet
entretien, sont, autant qu'il me semble, attachées et
liées entre elles par des raisons de fer et de
diamant, pour me servir d'une expression un peu
grossière peut-être. Si tu ne parviens à
les rompre, toi ou quelque autre plus vigoureux que toi, il
n'est pas possible de parler sensément sur ces objets,
si on parle autrement que je fais. Car, pour moi, je tiens
toujours là-dessus le même langage, à
savoir, que je n'ai point de certitude que cela soit vrai ;
mais de tous ceux avec qui j'ai conversé, comme je le
fais maintenant avec toi, il n'en est aucun qui ait pu
éviter de se rendre ridicule, en soutenant une opinion
contraire. Ainsi je suppose que mon sentiment est le
véritable ; mais s'il l'est, si l'injustice est le
plus grand de tous les maux pour celui qui la commet, et si,
tout grand qu'est ce mal, c'en est un plus grand encore, s'il
se peut, de n'être point puni pour les injustices qu'on
a commises, quel est le genre de secours qu'on ne peut
être incapable de se procurer à soi-même,
sans être véritablement digne de risée ?
N'est-ce pas le secours dont l'effet est de détourner
de nous le plus grand dommage ? Oui, ce qu'il y a
incontestablement de plus laid, c'est de ne pouvoir se
ménager ce secours à soi-même, ni
à ses amis, ni à ses proches. Il faut mettre au
second rang pour la laideur, l'impuissance de parer au second
mal ; au troisième, l'impuissance d'éviter le
troisième, et ainsi de suite, à proportion de
la grandeur du mal. Ainsi, autant il est beau de pouvoir se
garantir de chacun de ces maux, autant il est laid de ne
pouvoir le faire. Cela est-il comme je dis, Calliclès,
ou autrement ?
CALLICLES
Cela est comme tu dis.
SOCRATE
De ces deux choses, commettre l'injustice et la recevoir, la
première étant, selon nous, un plus grand mal,
et la seconde un moindre, que faut-il donc que l'homme se
procure pour être à portée de se secourir
lui-même, et pour jouir du double avantage de ne
commettre et de ne recevoir aucune injustice ? Est-ce la
puissance, ou la volonté ? Voici ce que je veux dire.
Je demande si pour ne recevoir aucune injustice, il suffit
qu'on ne veuille pas en recevoir, ou s'il faut se rendre
assez puissant pour se mettre à l'abri de toute
injustice.
CALLICLES
Il est clair qu'on ne parviendra à s'en garantir qu'en
se rendant puissant.
SOCRATE
Et par rapport à l'autre point, qui est de commettre
l'injustice, est-ce assez de ne le vouloir pas pour n'en
point commettre, de sorte qu'en effet on n'en commettra point
? ou faut-il de plus acquérir pour cela une certaine
puissance, un certain art faute duquel, si on ne l'apprend et
ne le réduit en pratique, on tombera dans l'injustice
? Pourquoi ne me me réponds-tu pas là-dessus,
Calliclès ? Juges-tu que, quand nous sommes convenus,
Polus et moi, que personne ne commet l'injustice à
dessein, mais que tous les méchants sont tels
malgré eux, nous ayons été forcés
à cet aveu par de bonnes raisons, ou non ?
CALLICLES
Je te passe ce point, Socrate, afin que tu termines ton
discours.
SOCRATE
Il faut donc, à ce qu'il paraît, se procurer
aussi une certaine puissance, un certain art, pour ne point
faire d'injustice.
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
Mais quel est le moyen de se garantir de toute ou de presque
toute injustice de la part d'autrui ? Vois si tu es sur cela
de mon avis. Je pense qu'il faut avoir toute autorité
dans sa ville, en qualité de souverain ou de tyran, ou
être l'ami de ceux qui gouvernent.
CALLICLES
Vois-tu, Socrate, combien je suis disposé à
t'approuver quand tu dis bien ? Ceci me paraît tout
à fait bien dit.
SOCRATE
Examine si ce que j'ajoute est moins vrai. Il me semble,
comme l'ont dit d'anciens et sages personnages, que le
semblable est ami de son semblable, autant qu'il est possible
de l'être. Ne penses-tu pas de même ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ainsi, partout où il se trouve un tyran sauvage et
sans éducation, s'il y a dans sa ville quelque citoyen
beaucoup meilleur que lui, il le craindra, et ne pourra
jamais lui être attaché de toute son
âme.
CALLICLES
Cela est vrai.
SOCRATE
Ce tyran n'aimera pas non plus tout citoyen d'un
mérite fort inférieur au sien : car il le
méprisera, et n'aura jamais pour lui l'affection qu'on
a pour un ami.
CALLICLES
Cela est encore vrai.
SOCRATE
Le seul ami qui lui reste, par conséquent, le seul
à qui il donnera sa confiance, est celui qui,
étant du même caractère, approuvant et
blâmant les mêmes choses, consentira à lui
obéir et à être soumis à ses
volontés. Cet homme jouira d'nn grand crédit
dans la ville ; personne ne lui nuira impunément.
N'est-ce pas ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Si quelqu'un des jeunes gens de cette ville se disait
à lui-même : De quelle manière pourrai-je
m'élever à un grand pouvoir, et me mettre
à l'abri de toute injustice ? La voie pour y parvenir
est, ce me semble, de s'accoutumer de bonne heure à se
plaire et à se déplaire aux mêmes choses
que le tyran, et à s'efforcer d'acquérir la
plus parfaite ressemblance avec lui. N'est-il pas vrai
?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Par ce moyen, il se mettra bien vite, disons-nous, au-dessus
des atteintes de l'injustice, et se rendra puissant parmi ses
concitoyens.
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Mais se garantira-t-il également de commettre
l'injustice ? ou s'en faut-il beaucoup, au cas qu'il
ressemble à son maître qui est injuste, et qu'il
ait un grand pouvoir auprès de lui ? Pour moi, je
pense, au contraire, que toutes ses démarches tendront
à se mettre en état de commettre les plus
grandes injustices, et de n'avoir aucun châtiment
à appréhender. N'est-ce pas ?
CALLICLES
Il y a apparence.
SOCRATE
Il admettra, par conséquent, en soi le plus grand des
maux, ayant l'âme malade et dégradée par
sa ressemblance avec son maître, et par sa
puissance.
CALLICLES
Je ne sais, Socrate, quel secret tu as de tourner et de
retourner le discours en tout sens. Ignores-tu que cet homme
qui se modèle sur le tyran fera mourir, s'il le juge
à propos, et dépouillera de ses biens celui qui
ne veut pas faire comme lui ?
SOCRATE
Je le sais, mon cher Calliclès : il faudrait que je
fusse sourd pour l'ignorer, après l'avoir entendu tout
à l'heure plus d'une fois de ta bouche, de celle de
Polus, et de presque tous les habitants de cette ville. Mais
écoute-moi à mon tour. Je conviens qu'il mettra
à mort qui il voudra : mais il sera méchant, et
celui qu'il fera mourir homme de bien.
CALLICLES
N'est-ce pas justement ce qu'il y a de plus fâcheux
?
SOCRATE
Non, du moins pour l'homme sensé, comme ce discours le
prouve. Crois-tu donc qu'on doive s'appliquer à vivre
le plus longtemps qu'il est possible, et faire
l'apprentissage des arts qui nous sauvent en toute rencontre
des plus grands dangers, comme la rhétorique, que tu
me conseilles aujourd'hui d'étudier, et qui fait notre
sûreté devant les tribunaux ?
CALLICLES
Oui, par Jupiter, je te donne un très bon
conseil,
SOCRATE
Eh quoi ! mon cher, l'art de nager te paraît bien
estimable ?
CALLICLES
Non, certes.
SOCRATE
Cependant il sauve les hommes de la mort, lorsqu'ils se
trouvent dans les circonstances où l'on a besoin de
cet art. Mais si celui-ci te paraît méprisable,
je vais t'en nommer un plus important, l'art de diriger les
vaisseaux, qui ne préserve pas seulement les
âmes, mais aussi les corps et les biens des plus grands
dangers, comme la rhétorique. Cet art est modeste et
sans pompe ; il ne s'en fait point accroire, et ne se pavane
pas, comme s'il produisait des effets merveilleux : mais
quoiqu'il nous procure les mêmes avantages que l'art
oratoire, il ne prend, je pense, que deux oboles, pour nous
ramener sains et saufs d'Egine ici ; si c'est de l'Egypte ou
du Pont, pour un si grand bienfait, et pour avoir
conservé tout ce que je viens de dire, notre personne
et nos biens, nos enfants et nos femmes, après nous
avoir mis à terre sur le port, il n'exige que deux
drachmes. Quant à celui qui possède cet art, et
qui nous a rendu un si grand service, dès qu'il est
débarqué, il se promène dans une
contenance modeste le long du rivage et de son vaisseau. Car
il sait, à ce que j'imagine, se dire à
lui-même qu'il ne sait quels sont les passagers
à qui il fait du bien, en les préservant
d'être submergés, et ceux à qui il a fait
tort, sachant qu'ils ne sont pas sortis de son vaisseau
meilleurs qu'ils n'y sont entrés, ni pour le corps, ni
pour l'âme. Il raisonne donc de la sorte : Si quelqu'un
dont le corps est atteint de maladies graves et sans
remède n'a point été suffoqué par
les eaux, c'est un malheur pour lui de n'être point
mort, et il ne m'a aucune obligation. Si donc on
reçoit dans son âme, substance bien plus
précieuse que le corps, une foule de maux incurables,
est-ce un bien de vivre, et rend-on service à un tel
homme, en le sauvant, soit de la mer, soit des mains de la
justice, soit de tout autre danger ? Au contraire, le pilote
sait que ce n'est pas pour le méchant un avantage de
vivre, parce que c'est une nécessité qu'il vive
malheureux. Voilà pourquoi il n'est point d'usage que
le pilote tire vanité de son art, quoique nous lui
devions notre salut, non plus, mon cher ami, que le
machiniste, qui dans certains cas peut sauver autant de
choses, je ne dis pas que le pilote, mais que le
général d'armée, et tout autre, quel
qu'il soit, puisqu'il conserve quelquefois des villes
entières. Ainsi, ne va pas le mettre en comparaison
avec l'avocat. Cependant, Calliclès, s'il voulait
tenir le même langage que toi, et vanter son art, il
t'accablerait par ses raisons, en te prouvant que tu dois te
faire machiniste, et en t'y exhortant, parce que les autres
arts ne sont rien auprès de celui-là : et il
aurait belle matière à discourir. Tu ne l'en
mépriserais pas moins toutefois, lui et son art ; tu
lui dirais comme une injure qu'il n'est qu'un machiniste ; tu
ne voudrais ni lui donner ta fille en mariage, ni
épouser la sienne. Néanmoins, à examiner
les raisons sur lesquelles tu estimes si fort ton art de quel
droit méprises-tu le machiniste et les autres dont
j'ai parlé ? Je sais bien que tu vas me dire que tu es
meilleur qu'eux, et de meilleure famille, mais si par
meilleur il ne faut pas entendre ce que j'entends, et si
toute la vertu consiste à mettre en
sûreté sa personne et ses biens, ton
mépris pour le machiniste, le médecin et les
autres arts dont le but est de veiller à notre
conservation, est digne de risée. Mais, mon cher,
prends garde que le beau, que le bon ne soit autre chose que
d'assurer le salut des autres et le sien. En effet, celui qui
est vraiment homme ne doit point souhaiter de vivre, si
longtemps que l'on suppose, ni témoigner de
l'attachement pour la vie ; mais laissant à Dieu le
soin de tout cela, et ajoutant foi à ce que disent les
femmes, que personne n'a jamais échappé
à la destinée, il faut voir après cela
de quelle manière on s'y prendra pour passer le mieux
qu'il est possible le temps qu'on a à vivre. Est-ce en
se conformant aux moeurs du gouvernement sous lequel on vit ?
Il faut donc que, dès ce moment, tu t'efforces de
ressembler le plus qu'il se peut au peuple d'Athènes,
si tu veux lui être cher, et avoir un grand
crédit dans cette ville. Vois si c'est là ton
avantage et le mien. Mais il est à craindre, mon cher
ami, qu'il ne nous arrive la même chose qui arrive,
dit-on, aux femmes de Thessalie, lorsqu'elles font descendre
la lune, et que nous ne puissions faire choix d'une telle
puissance dans Athènes, qu'aux dépens de ce que
nous avons de plus cher. Et si tu crois que quelqu'un au
monde t'apprendra le secret de devenir puissant dans cette
ville, sans avoir aucun trait de ressemblance avec le
gouvernement, que cette ressemblance soit pour toi un bien,
ou plutôt un mal, comme je le pense, tu te trompes,
Calliclès. Car il ne suffit pas de contrefaire les
Athéniens ; il faut être né avec un
caractère tel que le leur, pour contracter une
amitié réelle avec eux, comme avec le fils de
Pyrilampe. Ainsi quiconque te donnera une parfaite
conformité avec eux fera de toi un politique et un
orateur, ce qui est l'objet de tes désirs. Les hommes,
en effet, se plaisent aux discours qui se rapportent à
leur caractère, et tout ce qui y est étranger
les offense : à moins, mon cher ami, que tu ne sois
d'un autre avis. Avons-nous quelque chose à opposer
à cela, Calliclès ?
CALLICLES
Je ne sais comment, Socrate, il me paraît que tu as
raison ; mais avec tout cela je suis dans le même cas
que la plupart de ceux qui t'écoutent : tu ne me
persuades point.
SOCRATE
Cela vient, Calliclès, de ce que l'amour du peuple et
du fils de Pyrilampe, enraciné dans ton âme,
combat mes raisons. Mais si nous réfléchissons
ensemble plus souvent et plus à fond sur les
mêmes objets, peut-être te rendras-tu.
Rappelle-toi donc ce que nous avons dit, qu'il y a deux
façons de cultiver le corps et l'âme ; l'une qui
a pour but le plaisir, l'autre qui se propose le bien, et
loin de chercher à les flatter, combat au contraire
leurs inclinations. N'est-ce pas là ce que nous avons
distinctement expliqué ci-dessus ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Celle qui ne vise qu'à la volupté est basse, et
n'est autre chose qu'une flatterie pure. N'est-ce pas ?
CALLICLES
A la bonne heure, puisque tu le veux.
SOCRATE
Au lieu que l'autre ne pense qu'à rendre meilleur
l'objet de nos soins, soit le corps, soit l'âme.
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
N'est-ce pas ainsi que nous devons entreprendre la culture de
l'Etat et des citoyens, en travaillant à les rendre
aussi bons qu'il est possible ? puisque, sans sans cela,
comme nous l'avons vu plus haut, tout autre service qu'on
leur rendrait ne leur serait d'aucune utilité ;
à moins que l'âme de ceux à qui on doit
procurer de grandes richesses, ou un accroissement de leur
domaine, ou quelque autre genre de puissance, ne soit bonne
et honnête. Poserons-nous cela pour certain ?
CALLICLES
Je le veux bien, si cela te fait plaisir.
SOCRATE
Si nous nous excitions mutuellement, Calliclès,
à nous charger de quelque entreprise publique, par
exemple, de la construction des murs, des arsenaux, des
temples, des édifices les plus considérables,
ne serait-il point à propos de nous sonder
nous-mêmes, et d'examiner en premier lieu si nous
sommes habiles ou non dans l'architecture, et de qui nous
avons appris cet art ? Cela serait-il nécessaire ou
non ?
CALLICLES
Sans contredit.
SOCRATE
La seconde chose qu'il faudrait examiner, n'est-ce pas si
nous avons bâti de notre chef quelque maison pour nous
ou pour nos amis, et si cette maison est bien ou mal
construite ? Et, cet examen fait, si nous trouvions que nous
avons eu des maîtres habiles et célèbres,
que sous leur direction nous avons bâti un grand nombre
de beaux édifices, et beaucoup d'autres aussi par
nous-mêmes, depuis que nous avons quitté nos
maîtres, les choses étant ainsi, il n'y aurait
que de la prudence à nous charger des ouvrages publics
; si, au contraire, nous ne pouvions dire quels ont
été nos maîtres, ni montrer aucun
bâtiment de notre façon ; ou si nous en
montrions plusieurs, mais mal entendus, ce serait une folie
de notre part d'entreprendre aucun ouvrage public, et de nous
y encourager l'un l'autre. Avouerons-nous que cela est bien
dit, ou non ?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
N'en est-il pas de même de toutes les autres choses ?
par exemple, si nous avions dessein de servir le public en
qualité de médecins, et que nous nous y
portassions mutuellement, comme étant suffisamment
versés dans cet art ; ne nous étudierions-nous
point de part et d'autre, toi et moi ? Voyons, dirais-tu,
comment Socrate lui-même se porte, et si quelque autre,
libre ou esclave, a été guéri de quelque
maladie par les soins de Socrate. J'en ferais autant, je
pense, par rapport à toi. Et, s'il se trouvait que
nous n'avons rendu la santé à personne, ni
étranger, ni citoyen, ni homme, ni femme, au nom de
Jupiter, Calliclès, ne serait-ce pas
véritablement une chose ridicule, que des hommes en
vinssent à cet excès d'extravagance, de
vouloir, comme l'on dit, faire sur la cruche même
l'apprentissage du métier de potier, de se consacrer
au service du public, et d'exhorter les autres à en
faire autant, avant que d'avoir fait en particulier plusieurs
coups d'essai suffisants, avant d'avoir réussi un bon
nombre de fois, et d'avoir suffisamment exercé leur
art ? Ne juges-tu pas qu'une pareille conduite serait
insensée ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Maintenant donc, ô le meilleur des hommes ! que tu
commences depuis peu à te mêler des affaires
publiques, que tu m'engages à t'imiter, et que tu me
reproches de n'y prendre aucune part, ne nous
examinerons-nous point l'un l'autre ? Voyons un peu :
Calliclès a-t-il par le passé rendu quelque
citoyen meilleur ? Est-il quelqu'un qui, étant
auparavant méchant, injuste, libertin et
insensé, soit devenu honnête homme par les soins
de Calliclès, étranger, citoyen, esclave ou
homme libre ? Dis-moi, Calliclès, si on te
questionnait là-dessus, que répondrais-tu ?
Diras-tu que ton commerce a rendu quelqu'un meilleur ? As-tu
honte de me déclarer si, n'étant que simple
particulier, et avant que de te mêler du gouvernement
de l'Etat, tu as fait quelque chose de semblable ?
CALLICLES
Tu es un disputeur, Socrate.
SOCRATE
Ce n'est point par esprit de dispute que je t'interroge, mais
dans le désir sincère d'apprendre comment tu
crois qu'on doit se conduire chez nous dans l'administration
publique : et si en te mêlant des affaires de l'Etat,
tu te proposeras un autre objet que de faire de nous des
citoyens accomplis. Ne sommes-nous pas convenus
déjà plusieurs fois que tel doit être le
but du politique ? En sommes-nous tombés d'accord ou
non ? Réponds. Nous en sommes tombés d'accord,
puisqu'il faut que je réponde pour toi. Si donc tel
est l'avantage que l'homme de bien doit tâcher de
procurer à sa patrie, réfléchis un peu,
et dis-moi s'il te semble encore que ces personnages dont tu
parlais il y a quelque temps, Périclès, et
Cimon, et Miltiade, et Thémistocle, aient
été de bons citoyens.
CALLICLES
Sans doute.
SOCRATE
S'ils ont été bons citoyens, il est
évident, par conséquent, qu'ils ont rendu leurs
compatriotes meilleurs, de pires qu'ils étaient
auparavant. L'ont-il fait ou non ?
CALLICLES
Ils l'ont fait.
SOCRATE
Lorsque Périclès commença à
parler en public, les Athéniens étaient donc
plus mauvais que quand il les harangua pour la
dernière fois ?
CALLICLES
Peut-être.
SOCRATE
Il ne faut pas dire peut-être, mon cher : cela suit
nécessairement de nos aveux, s'il est vrai que
Périclès fût un bon citoyen.
CALLICLES
Eh bien ! qu'est-ce que cela fait ?
SOCRATE
Rien. Mais dis-moi de plus : est-ce l'opinion commune que les
Athéniens sont devenus meilleurs par les soins de
Périclès ? ou, tout au contraire, qu'il les a
corrompus ? J'entends dire en effet que
Périclès a rendu les Athéniens
paresseux, lâches, babillards et
intéressés, ayant le premier soudoyé les
troupes.
CALLICLES
Tu entends tenir ce langage, Socrate, à ceux qui ont
les oreilles froissées.
SOCRATE
Du moins, ce qui suit n'est pas un ouï-dire. Je sais
certainement, et tu sais toi-même que
Périclès s'acquit au commencement une grande
réputation, et que les Athéniens, dans le temps
qu'ils étaient plus méchants, ne rendirent
contre lui aucune sentence infamante : mais que sur la fin de
la vie de Périclès, quand ils furent devenus
bons et vertueux par son moyen, ils le condamnèrent
pour cause de péculat, et que peu s'en fallut qu'ils
ne le condamnassent à mort, sans doute comme un
mauvais citoyen.
CALLICLES
Quoi donc ! Périclès était-il tel pour
cela ?
SOCRATE
On tiendrait pour méchant gardien tout homme qui
aurait des ânes, des chevaux, des boeufs à
garder, s'il lui ressemblait, et si ces animaux devenus
féroces entre ses mains, ruaient, frappaient de la
corne, mordaient, quoiqu'ils ne fissent rien de semblable
lorsqu'on les lui a confiés. Ne juges-tu pas en effet
qu'on s'entend mal à gouverner quelque animal que ce
soit, quand, l'ayant reçu doux, on le rend plus
intraitable qu'on ne l'a reçu ? Est-ce ton avis ou non
?
CALLICLES
Je le veux bien, pour te faire plaisir.
SOCRATE
Fais-moi donc encore le plaisir de me dire si l'homme est ou
n'est pas dans la classe des animaux ?
CALLICLES
Comment n'en serait-il pas ?
SOCRATE
N'est-ce point des hommes que Périclès prenait
soin ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Eh bien ! ne fallait-il pas, comme nous en sommes convenus,
que d'injustes qu'ils étaient, ils devinssent plus
justes sous sa conduite, puisqu'il en prenait soin, s'il
eût été réellement bon politique
?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Mais les justes sont doux, comme dit Homère, et toi,
qu'en dis-tu ? ne penses-tu pas de même ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Or, Périclès les a rendus plus féroces
qu'ils n'étaient quand il s'en est chargé, et
cela contre lui-même, la chose du monde la plus
contraire à ses intentions.
CALLICLES
Veux-tu que je te l'accorde ?
SOCRATE
Oui, si tu trouves que je dis vrai.
CALLICLES
Soit donc.
SOCRATE
Et les rendant plus féroces, ne les a-t-il pas,
conséquemment, rendus plus injustes et plus
méchants ?
CALLICLES
Soit.
SOCRATE
Ainsi Périclès n'était point, à
ce compte, un bon politique.
CALLICLES
Tu le dis.
SOCRATE
Et toi aussi assurément, si on en juge par tes aveux.
Dis-moi encore au sujet de Cimon : ceux dont il prenait soin
ne lui firent-ils pas subir la peine de l'ostracisme, afin
d'être dix ans entiers sans entendre sa voix ? Ne
tinrent-ils pas la même conduite à
l'égard de Thémistocle, et, de plus, ne le
condamnèrent-ils point au bannissement ? Pour
Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils le
condamnèrent à être
précipité dans la fosse, et sans le premier
prytane, il y eût été jeté.
Cependant, s'ils avaient tous été de bons
citoyens, comme tu le prétends, il ne leur serait
jamais arrivé rien de semblable. Il n'est pas naturel
que les habiles conducteurs de chars ne tombent point de
leurs chevaux dans les commencements, et qu'ils en tombent,
après avoir rendu leurs chevaux plus dociles, et
être devenus eux mêmes meilleurs cochers. C'est
ce qui n'arrive ni dans la conduite des chars, ni dans aucune
autre action. Qu'en penses-tu ?
CALLICLES
Non, en effet.
SOCRATE
Ce qui a été dit plus haut était donc
vrai, à ce qu'il paraît, que nous ne connaissons
aucun homme de cette ville qui ait été bon
politique. Tu avouais toi-même qu'il n'y en a point
aujourd'hui ; mais tu soutenais qu'il y en a eu autrefois ;
et tu as nommé par préférence ceux dont
je viens de parler. Or nous avons vu qu'ils n'ont aucun
avantage sur ceux de nos jours. C'est pourquoi, s'ils
étaient orateurs, ils n'ont fait usage ni de la
véritable rhétorique, car jamais ils ne
seraient déchus de leur puissance, ni de la
rhétorique flatteuse.
CALLICLES
Cependant, Socrate, il s'en faut de beaucoup qu'aucun des
politiques d'aujourd'hui exécute d'aussi grandes
choses que tel de ceux-là qu'il te plaira.
SOCRATE
Aussi, mon cher, je ne les méprise pas en
qualité de serviteurs du peuple : il me paraît,
au contraire, qu'à cet égard ils l'emportent
sur ceux de nos jours, et qu'ils ont montré plus
d'industrie à procurer au peuple ce qu'il
désirait. Mais pour ce qui est de faire changer
d'objet à ses désirs, de ne pas lui permettre
de les satisfaire, et de tourner les citoyens, soit par voie
de persuasion, soit par voie de contrainte, vers ce qui
pouvait les rendre meilleurs, c'est en quoi il n'y a, pour
ainsi dire, aucune différence entre eux et ceux
d'à présent. Voilà toutefois la seule
entreprise digne d'un bon citoyen. A l'égard des
vaisseaux, des murailles, des arsenaux et de beaucoup
d'autres choses semblables, je conviens avec toi que ceux du
temps passé s'entendaient mieux à nous procurer
tout cela que ceux de nos jours. Mais il nous arrive,
à toi et à moi, une chose plaisante dans cette
dispute. Depuis le temps que nous conversons, nous n'avons
pas cessé de tourner autour du même objet, et
nous ne nous entendons pas l'un l'autre. Je m'imagine donc
que tu as souvent avoué et reconnu que par rapport au
corps et à l'âme il y a deux manières de
les soigner ; l'une servile, qui se propose de fournir par
tous les moyens possibles des aliments aux corps, lorsqu'ils
ont faim, de la boisson, lorsqu'ils ont soif, des
vêtements pour le jour et pour la nuit, et des
chaussures, lorsqu'ils ont froid, en un mot toutes les autres
choses dont le corps peut avoir besoin. Je me sers
exprès de ces images, afin que tu comprennes mieux ma
pensée. Lorsqu'on est en état de fournir
à ces besoins, comme marchand, comme trafiquant, comme
artisan de quelqu'une de ces choses, boulanger, cuisinier,
tisserand, cordonnier, tanneur, il n'est pas surprenant
qu'étant tel on s'imagine être le pourvoyeur des
nécessités du corps, et qu'on soit
regardé sur ce pied par quiconque ignore qu'outre tous
ces arts, il y en a un dont les parties sont la gymnastique
et la médecine, auquel l'entretien du corps appartient
véritablement ; que c'est à lui qu'il convient
de commander à tous les autres arts, et de se servir
de leurs ouvrages, parce qu'il sait ce qu'il y a dans le
boire et le manger de salutaire et de nuisible à la
santé, et que les autres arts l'ignorent. C'est
pourquoi il faut qu'en ce qui concerne le soin du corps, les
autres arts soient réputés des fonctions
serviles et basses ; et que la gymnastique et la
médecine tiennent, comme il est juste, le rang de
maîtresses. Que les mêmes choses aient lieu
à l'égard de l'âme, il me paraît
quelquefois que tu comprends que telle est ma pensée ;
et tu me fais des aveux comme un homme qui entend
parfaitement ce que je dis. Mais tu ajoutes un moment
après qu'il y a eu dans cette ville d'excellents
hommes d'Etat ; et quand je te demande lesquels, tu me
présentes des hommes qui, pour les affaires
politiques, sont précisément tels que, si, te
demandant quels ont été ou quels sont les gens
habiles dans la gymnastique et capables de bien dresser les
corps, tu me nommais très sérieusement
Théarion le boulanger, Mithécos qui a
écrit sur la cuisine de Sicile, et Sarambos le
marchand de vin ; prétendant qu'ils ont excellé
dans l'art de traiter les corps, parce qu'ils savaient
apprêter admirablement, l'un le pain, l'autre les
ragoûts, le troisième le vin. Peut-être te
fâcherais-tu contre moi, si je te disais à ce
sujet : Tu n'as, mon cher ami, nulle idée de la
gymnastique ; tu me nommes des serviteurs de nos besoins,
dont toute l'occupation est de les satisfaire, mais qui ne
connaissent point ce qu'il y a de bon et d'honnête en
ce genre ; qui, après avoir rempli de toutes sortes
d'aliments et engraissé le corps des hommes, et en
avoir reçu des éloges, finissent par ruiner
jusqu'à leur tempérament primitif. Ceux-ci, vu
leur ignorance, n'accuseront point ces soutiens de leur
gourmandise d'être cause des maladies qui leur
surviennent et de la perte de leur premier embonpoint : mais
ils en rejetteront la faute sur ceux qui se trouvent
présents alors, et leur ont donné quelques
conseils. Et lorsque les excès de bouche qu'ils ont
faits, sans aucun égard pour leur santé, auront
amené longtemps après des maladies, ils s'en
prendront à ces derniers, les blâmeront, et leur
feront du mal, s'ils en sont capables ; pour les premiers, au
contraire, qui sont la vraie cause de leurs maux, ils les
combleront de louanges. Or, voilà
précisément la conduite que tu tiens à
présent, Calliclès. Tu exaltes des hommes qui
ont fait faire bonne chère aux Athéniens, en
leur servant tout ce qu'ils désiraient. Ils ont
agrandi l'Etat, disent les Athéniens ; mais ils ne
s'aperçoivent pas que cet agrandissement n'est qu'une
enflure, une tumeur pleine de corruption ; et que c'est
là tout ce qu'ont fait ces anciens politiques, pour
avoir rempli la cité de ports, d'arsenaux, de
murailles, de tributs et d'autres sottises semblables, sans y
joindre la tempérance et la justice. Lors donc que la
maladie se déclarera, ils s'en prendront à ceux
qui se mêleront pour lors de leur donner des conseils,
et ils n'auront que des éloges pour
Thémistocle, Cimon et Périclès, les
vrais auteurs de leurs maux. Peut-être se saisiront-ils
de toi, si tu n'es sur tes gardes, et de mon ami Alcibiade,
quand, outre leurs acquisitions, ils auront perdu leurs
anciens domaines, quoi, que vous ne soyez point les premiers
auteurs, mais peut-être les coopérateurs de leur
chute. Au reste, je vois qu'il se passe aujourd'hui une chose
tout à fait déraisonnable, et j'en entends dire
autant des hommes qui nous ont précédés.
Je remarque, en effet, que, quand la ville punit quelqu'un de
ceux qui se mêlent des affaires publiques, comme
coupable de malversation, ils s'emportent et se plaignent
amèrement des mauvais traitements qu'on leur fait,
après les services sans nombre qu'ils ont rendus
à l'Etat. Est-ce donc injustement, comme ils le
prétendent, que le peuple les fait périr ? Non,
rien n'est plus faux. Jamais un homme à la tête
d'un Etat ne peut être injustement opprimé par
l'Etat qu'il gouverne. Mais il paraît qu'il en est de
ceux qui se donnent pour politiques, comme des sophistes. Car
les sophistes, gens habiles d'ailleurs, tiennent à
certain égard une conduite dépourvue de bon
sens. En même temps qu'ils font profession d'enseigner
la vertu, ils accusent souvent leurs élèves
d'être coupables envers eux d'injustice, en ce qu'ils
les frustrent, de l'argent qui leur est dû, et ne
témoignent pour eux aucune sorte de reconnaissance,
après les bienfaits qu'ils en ont reçus. Or, y
a-t-il rien de plus inconséquent qu'un pareil discours
? Ne juges-tu pas toi-même, mon cher ami, qu'il est
absurde de dire que des hommes devenus bons et justes par les
soins de leur maître, et dans l'âme de qui
l'injustice a fait place à la justice, agissent
injustement par un vice qui n'est plus en eux ? Tu m'as
réduit, Calliclès, à faire une harangue
dans les formes, en refusant de me répondre.
CALLICLES
Quoi donc ! ne pourrais-tu point parler à moins qu'on
ne te réponde ?
SOCRATE
Il y a apparence que je le puis, puisque je m'étends
à présent en longs discours, depuis que tu ne
veux plus me répondre. Mais, mon cher, au nom de
Jupiter qui préside à l'amitié, dis-moi,
ne trouves-tu point absurde qu'un homme qui se vante d'en
avoir rendu un autre vertueux, se plaigne de lui comme d'un
méchant, tandis que par ses soins il est devenu, et
qu'il est réellement bon ?
CALLICLES
Cela me paraît absurde.
SOCRATE
N'est-ce pas pourtant le langage que tu entends tenir
à ceux qui font profession de former les hommes
à la vertu ?
CALLICLES
Il est vrai : mais que peut-on attendre autre chose de gens
méprisables, tels que les sophistes ?
SOCRATE
Eh bien ! que diras-tu de ceux qui, se vantant d'être
à la tête d'un Etat et de donner tous leurs
soins à le rendre très vertueux, l'accusent
ensuite à la première occasion, d'être
très corrompu ? Crois-tu qu'il y ait quelque
différence entre eux et les précédents ?
Le sophiste et l'orateur, mon cher, sont la même chose,
ou deux choses très ressemblantes, comme je le disais
à Polus. Mais, faute de connaître cette
ressemblance, tu penses que la rhétorique est ce qu'il
y a de plus beau au monde, et tu méprises la
profession de sophiste. Dans la vérité
cependant, la sophistique est d'autant plus belle que la
rhétorique, que la fonction de législateur
l'emporte sur celle de juge, et la gymnastique sur la
médecine. Et je croyais, pour moi, que les sophistes
et les orateurs étaient les seuls qui n'eussent aucun
droit de reprocher au sujet qu'ils forment d'être
mauvais à leur égard ; ou qu'en l'accusants ils
s'accusaient eux-mêmes de n'avoir fait aucun bien
à ceux qu'ils se vantent de rendre meilleurs. Cela
n'est-il pas vrai ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Ce sont aussi les seuls qui pourraient n'exiger aucune
récompense des avantages qu'ils procurent, si ce
qu'ils disent était vrai. En effet, quelqu'un qui
aurait reçu toute autre espèce de bienfait, par
exemple, qui serait devenu léger à la course
par les soins d'un maître de gymnase, serait
peut-être capable de le frustrer de la reconnaissance
qu'il lui doit, si le maître de gymnase la laissait
à sa discrétion, et qu'il n'eût pas fait
avec lui une convention pour le prix, en vertu de laquelle il
reçoit de l'argent en même temps qu'il lui
communique l'agilité. Car ce n'est point, je pense, la
lenteur à la course, mais l'injustice qui fait les
hommes méchants. N'est-ce pas ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Si donc quelqu'un détruisait ce principe de
méchanceté, je veux dire l'injustice, il
n'aurait point à craindre qu'on se comportât
injustement à son égard : et il serait le seul
qui pourrait en sûreté placer son bienfait
gratuitement, s'il était réellement en son
pouvoir de rendre les hommes vertueux. N'en conviens-tu pas
?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
C'est probablement pour cette raison qu'il n'y a nulle honte
à recevoir un salaire pour les autres conseils que
l'on donne, touchant l'architecture, par exemple, ou tout
autre art semblable.
CALLICLES
Il y a apparence.
SOCRATE
Au lieu que, si l'on a pour objet d'inspirer à un
homme toute la vertu qu'il peut avoir, et de lui apprendre
à gouverner parfaitement sa famille ou sa patrie, on
tient pour une chose honteuse de refuser ses conseils,
à moins qu'on ne nous donne de l'argent. N'est-ce pas
?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Et il est évident que la raison de cette
différence c'est que, de tous les bienfaits,
celui-là est le seul qui porte la personne qui l'a
reçu à désirer de faire du bien à
son tour à son bienfaiteur : en sorte que l'on regarde
comme un bon signe de donner à l'auteur d'un tel
bienfait des marques de sa reconnaissance, et comme un
mauvais signe de ne lui en donner aucune. La chose n'est-elle
pas ainsi ?
CALLICLES
Oui.
SOCRATE
Explique-moi donc nettement à laquelle de ces deux
manières de prendre soin de l'Etat tu m'invites, si
c'est à combattre les penchants des Athéniens,
dans la vue d'en faire d'excellents citoyens, en
qualité de médecin, ou à être le
serviteur de leurs passions, et à ne traiter avec eux
qu'à dessein de les flatter. Dis-moi là-dessus
la vérité, Calliclès : il est juste
qu'ayant débuté par me parler avec franchise,
tu continues jusqu'au bout à me dire ce que tu penses.
Ainsi, réponds-moi sincèrement et
généreusement.
CALLICLES
Je dis donc que je t'invite à être le serviteur
des Athéniens.
SOCRATE
C'est-à-dire, très généreux
Calliclès, que tu exhortes à devenir leur
flatteur.
CALLICLES
Si tu aimes mieux les traiter de Mysiens, Socrate, à
la bonne heure. Mais si tu ne prends le parti de les
flatter...
SOCRATE
Ne me répète point ce que tu m'as
déjà dit souvent, que le premier venu me mettra
à mort, si tu ne veux pas que je te
répète à mon tour que ce sera un
méchant qui fera mourir un homme de bien : ni qu'il me
ravira ce que je puis posséder, afin que je ne te dise
point que, m'ayant dépouillé de mes biens, il
ne saura quel usage en faire ; mais que, comme il me les aura
ravis injustement, il en usera de même injustement ; et
si injustement, d'une manière laide, et, par
conséquent, mal.
CALLICLES
Tu me parais, Socrate, être dans la ferme confiance
qu'il ne t'arrivera rien de semblable, comme si tu
étais éloigné de tout danger, et
qu'aucun homme, très méchant peut-être et
très-méprisable, ne pût te traîner
devant les tribunaux.
SOCRATE
Je serais à coup sûr insensé,
Calliclès, si je ne croyais que, dans une ville comme
Athènes, il n'est personne qui ne soit exposé
à toutes sortes d'accidents. Mais ce que je sais,
c'est que si je parais devant quelque tribunal pour un de ces
accidents dont tu me menaces, celui qui m'y citera sera un
méchant homme : car jamais un citoyen vertueux ne
citera en justice un innocent. Et il ne serait pas
étonnant que je fusse condamné à mort.
Veux-tu savoir pourquoi je m'y attends ?
CALLICLES
Je le veux bien.
SOCRATE
Je pense que je m'applique à la véritable
politique avec un petit nombre d'Athéniens (pour ne
pas dire que je m'y applique seul) et qu'aucun autre que moi
ne remplit aujourd'hui les devoirs d'un homme d'Etat. Comme
donc je ne cherche nullement à flatter ceux avec qui
je m'entretiens chaque jour, que je vise au plus utile et non
au plus agréable, et que je ne veux rien faire de
toutes ces belles choses que tu me conseilles, je ne saurai
que dire, lorsque je me trouverai devant mes juges ; et ce
que je disais à Polus revient fort bien ici ; je serai
jugé comme le serait un médecin accusé
devant des enfants par un cuisinier. Examine, en effet, ce
qu'un médecin au milieu de pareils juges aurait
à dire pour sa défense, si on l'accusait en ces
termes : Enfants, cet homme vous a fait beaucoup de mal : il
vous perd, vous et ceux qui sont plus jeunes que vous, et
vous jette dans le désespoir, vous coupant, vous
brûlant, vous amaigrissant et vous étouffant :
il vous donne des potions très amères, et vous
fait mourir de faim et de soif. Il ne vous sert pas, comme
moi, des mets de toute espèce, en grand nombre et
agréables au goût. Encore un coup, que penses-tu
que dirait un médecin dans un danger si pressant ?
Répondra-t-il, ce qui est vrai : Enfants, je n'ai fait
tout cela que pour vous conserver la santé. Comment
crois-tu que de tels juges se récrieront sur cette
réponse ? de toutes leurs forces, n'est-ce pas ?
CALLICLES
Il y a tout lieu de le croire.
SOCRATE
Ce médecin donc ne se trouvera-t-il pas, à ton
avis, dans le plus grand embarras sur ce qu'il doit dire
?
CALLICLES
Assurément.
SOCRATE
Je sais bien que la même chose m'arriverait, si je
comparaissais en justice. Car je ne pourrai parler aux juges
des plaisirs que je leur ai procurés, plaisirs qu'ils
comptent pour autant de bienfaits et de services : et je ne
porte envie ni à ceux qui les procurent, ni à
ceux qui en jouissent. Si on m'accuse, ou de corrompre la
jeunesse, en remplissant son esprit de doutes, ou de parler
mal des citoyens d'un âge plus avancé, tenant
sur leur compte des discours mordants, soit en particulier,
soit en public, je ne pourrai pas dire, comme il est vrai,
que si j'agis et parle de la sorte, c'est avec justice, ayant
en vue votre avantage, ô juges, et rien autre chose.
Ainsi, je dois m'attendre à tout ce qu'il plaira au
sort d'ordonner.
CALLICLES
Juges-tu, Socrate, qu'il soit beau pour un citoyen
d'être dans une semblable position, qui le met hors
d'état de se secourir lui-même ?
SOCRATE
Oui, Calliclès, pourvu qu'il puisse répondre
d'une chose dont tu es convenu plus d'une fois : pourvu
dis-je, qu'il puisse produire pour sa défense de
n'avoir aucun discours, aucune action injuste à se
reprocher, ni envers les dieux, ni envers les hommes. Car
nous avons reconnu souvent que ce secours est pour lui le
plus puissant de tous. Si l'on me prouvait donc que je suis
incapable de me donner ce secours à moi-même, ou
à quelque autre, je rougirais d'être pris en
défaut sur ce point, devant peu comme devant beaucoup
de personnes, et même vis-à-vis de moi seul ; et
je serais au désespoir qu'une pareille impuissance
fût cause de ma mort. Mais si je perdais la vie, faute
d'avoir quelque usage de la rhétorique flatteuse, je
suis bien sûr que tu me verrais supporter la mort de
bonne grâce. Aussi bien personne ne craint-il la mort,
à moins qu'il ne soit tout à fait
insensé et lâche. Ce qu'on craint, c'est de
commettre l'injustice, puisque le plus grand des malheurs est
de descendre aux enfers avec une âme chargée de
crimes. J'ai envie, si tu le souhaites, de te prouver par un
récit que la chose est ainsi.
CALLICLES
Puisque tu as achevé tout le reste, achève
encore ceci.
SOCRATE
Ecoute donc, comme l'on dit, un beau récit, que tu
prendras, à ce que j'imagine, pour une fable et que je
crois être une vérité. Car je te donne
pour vrai ce que je vais dire. Jupiter, Neptune et Pluton
partagèrent ensemble l'Empire, comme Homère le
rapporte après l'avoir reçu des mains de leur
père. Or, du temps de Saturne, c'était une loi
parmi les hommes, qui a toujours subsisté et subsiste
encore parmi les dieux, que celui des mortels qui avait
mené une vie juste et sainte allât après
sa mort dans les îles Fortunées, où il
jouissait d'un bonheur parfait, à l'abri de tous maux
: qu'au contraire celui qui avait vécu dans
l'injustice et dans l'impiété allât dans
un lieu de punition et de supplice, appelé Tartare.
Sous le règne de Saturne, et dans les premières
années de celui de Jupiter, ces hommes étaient
jugés vivants par des juges vivants, qui
prononçaient sur leur sort le jour même qu'ils
devaient mourir. Aussi ces jugements se rendaient-ils mal.
C'est pourquoi Pluton et les gouverneurs des îles
Fortunées, étant allés trouver Jupiter,
lui dirent qu'on leur envoyait des hommes qui ne
méritaient ni les récompenses, ni les
châtiments qu'on leur avait assignés. Je ferai
cesser cette injustice, répondit Jupiter. Ce qui fait
que les jugements se rendent mal aujourd'hui, c'est qu'on
juge les hommes tout vêtus : car on les juge lorsqu'ils
sont en vie. Ainsi, poursuivit-il, plusieurs dont l'âme
est corrompue sont revêtus de beaux corps, de noblesse,
de richesses ; et lorsqu'il est question de prononcer, il se
présente une foule de témoins en leur faveur,
prêts à attester qu'ils ont bien vécu.
Les juges se laissent éblouir par tout cela ; et, de
plus, eux-mêmes jugent vêtus, ayant devant leur
âme des yeux, des oreilles et toute la masse du corps
qui les enveloppe. Leurs vêtements, par
conséquent, et ceux des personnes qu'ils jugent sont
pour eux autant d'obstacles. Ainsi, il faut commencer,
dit-il, par ôter aux hommes la prescience de leur
dernière heure ; car maintenant ils la connaissent
d'avance. J'ai déjà donné mes ordres
à Prométhée, afin qu'il les
dépouille de ce privilège. En outre, je veux
qu'on les juge dans une nudité entière de ce
qui les environne : et qu'à cet effet ils ne soient
jugés qu'après leur mort. Il faut encore que le
juge lui-même soit nu, mort, et qu'il examine
immédiatement par son âme l'âme d'un
chacun, dès qu'il sera mort, et que,
séparé de sa parenté, il aura
laissé tout cet attirail sur la terre, afin que le
jugement soit équitable. J'étais instruit de
cet abus avant vous : en conséquence, j'ai
établi pour juges trois de mes fils, deux d'Asie,
Minos et Rhadamanthe, et un d'Europe, Eaque. Lorsqu'ils
seront morts, ils rendront leurs jugements dans la prairie,
à l'endroit où aboutissent trois chemins, dont
un conduit aux îles Fortunées et un autre au
Tartare. Rhadamanthe jugera les hommes de l'Asie, Eaque ceux
de l'Europe ; je donnerai à Minos l'autorité
suprême pour décider en dernier ressort dans les
cas où ils se trouveraient embarrassés l'un ou
l'autre, afin que la sentence touchant le terme auquel les
hommes doivent aboutir après la mort soit
portée avec toute l'équité possible. Tel
est, Calliclès, le récit que j'ai entendu et
que je tiens pour vrai. En raisonnant sur ce discours, voici
ce qui me paraît en résulter. La mort n'est
autre chose, à ce que je pense, que la
séparation de ces deux choses, l'âme et le
corps. Au moment qu'elles sont séparées l'une
de l'autre, chacune d'elles n'est pas beaucoup
différente de ce qu'elle était du vivant de
l'homme. Le corps conserve sa nature et les vestiges bien
marqués des soins qu'on a pris de lui, ou des
accidents qu'il a éprouvés : par exemple, si
quelqu'un étant en vie avait un grand corps, qu'il le
tînt de la nature ou de l'éducation, ou de l'une
et de l'autre, après sa mort son cadavre est grand ;
s'il avait de l'embonpoint, son cadavre en a aussi ; et ainsi
du reste. Pareillement, s'il avait pris plaisir à
cultiver sa chevelure, son cadavre a beaucoup de cheveux. Si
c'était un homme à étrivières,
qui portât sur son corps les traces et les cicatrices
des coups de fouet ou de toute autre blessure, lorsqu'il est
mort, on peut voir les mêmes traces sur son cadavre.
S'il avait quelque membre rompu ou disloqué durant sa
vie, ces défauts sont encore visibles après sa
mort. En un mot, tel on s'est étudié à
être pendant la vie en ce qui concerne le corps, tel on
est en tout ou en grande partie, durant un certain temps,
après la mort. Or, il me paraît,
Calliclès, que c'est la même chose à
l'égard de l'âme ; et que quand elle est
dépouillée de son corps, elle porte les marques
évidentes de son caractère, et des affections
diverses que chacun a éprouvées dans son
âme, par suite du genre de vie qu'il a embrassé.
Après donc qu'ils sont arrivés devant leur
juge, comme ceux d'Asie devant Rhadamanthe, Rhadamanthe les
faisant approcher examine l'âme de chacun, sans savoir
de qui elle est. Et souvent ayant entre les mains le grand
roi, ou quelque autre souverain ou potentat, il
découvre qu'il n'y a rien de sain en son âme,
mais que les parjures et les injustices l'ont en quelque
sorte flagellée et couverte de cicatrices, dont chaque
action a gravé l'empreinte sur son âme ; que le
mensonge et la vanité y ont tracé mille
détours obliques, et qu'il n'y a rien de droit en
elle, parce qu'elle a été élevée
loin de la vérité. Il voit que la puissance
sans bornes, la vie molle et licencieuse, une conduite
déréglée ont rempli cette âme de
désordre et d'infamie. Dès qu'il a vu tout
cela, il l'envoie honteusement à la prison, où
elle ne sera pas plutôt arrivée, qu'elle subira
les châtiments convenables. Or il arrive à
quiconque subit une peine, et est châtié par un
autre d'une manière raisonnable, ou qu'il en devient
meilleur, et que la punition tourne à son avantage, ou
qu'il sert d'exemple aux autres, afin qu'étant
témoins des tourments qu'il souffre, ils en craignent
autant pour eux, et travaillent à s'amender. Ceux qui
tirent du profit des punitions qu'ils subissent de la part
des dieux et des hommes sont ceux dont les fautes sont de
nature à pouvoir s'expier. Mais cet amendement ne
s'opère en eux, soit sur la terre, soit aux enfers,
que par la voie des douleurs et des souffrances ; car il
n'est pas possible d'être délivré
autrement de l'injustice. Pour ceux qui ont commis les plus
grands crimes, et qui, pour cette raison, sont incurables, on
fait sur eux un exemple pour les autres. Leur supplice n'est
pour eux d'aucune utilité, parce qu'ils sont
incapables de guérison ; mais il est utile aux autres,
qui voient les tourments très grands, très
douloureux et effroyables, qu'ils souffrent à jamais
pour leurs fautes, étant en quelque sorte suspendus
dans la prison des enfers, comme un exemple qui sert tout
à la fois de spectacle et d'instruction à tous
les méchants qui y abordent sans cesse. Je soutiens
qu'Archelaüs sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de
lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera.
Je crois même que la plupart de ceux qui sont
donnés ainsi en spectacle sont des tyrans, des rois,
des potentats, des hommes d'Etat. Car ce sont ceux qui,
à cause du pouvoir dont ils sont revêtus,
commettent les actions les plus injustes et les plus impies.
Homère me rend ici témoignage. Ceux qu'il
représente comme tourmentés pour toujours dans
les enfers sont des rois et des potentats, tels que Tantale,
Sisyphe et Tityus. Quant à Thersite, et aux autres
méchants qui ont vécu dans une condition
privée, aucun poète ne l'a
représenté souffrant les plus grands supplices
comme un coupable d'une espèce incurable ; sans doute
parce qu'il n'avait pas tout pouvoir ; en quoi il
était plus heureux que ceux qui pouvaient être
impunément méchants. En effet, mon cher
Calliclès, les plus grands scélérats se
forment de ceux qui ont en main l'autorité. Rien
n'empêche pourtant qu'il ne se rencontre parmi eux des
hommes vertueux, et on ne saurait assez admirer ceux qui le
sont. Car c'est une chose bien difficile, Calliclès,
et digne des plus grandes louanges, de vivre dans la justice,
lorsqu'on a une pleine liberté de mal faire ; et il
s'en trouvé très peu de ce caractère. Il
y a eu néanmoins, et dans cette ville et ailleurs, et
il y aura sans doute encore des personnages excellents en ce
genre de vertu, qui consiste à administrer suivant les
règles de la justice ce qui leur est confié. De
ce nombre a été Aristide, fils de Lysimaque,
qui s'est acquis par là beaucoup de
célébrité dans toute la Grèce ;
mais la plupart des hommes au pouvoir, mon cher, deviennent
méchants. Pour revenir donc à ce que je disais,
lorsque quelqu'un d'eux tombe entre les mains de ce
Rhadamanthe, il ne connaît nulle autre chose de lui, ni
quel il est, ni quels sont ses parents, sinon qu'il est
méchant ; et l'ayant connu pour tel, il le
relègue au Tartare, après lui avoir mis un
certain signe, selon qu'il le juge susceptible ou incapable
de guérison. Arrivé au Tartare, le coupable est
puni comme il mérite de l'être. D'autres fois,
voyant une âme qui a vécu saintement et dans la
vérité, l'âme d'un particulier, ou de
quelque autre, mais surtout, comme je le pense,
Calliclès, celle d'un philosophe uniquement
occupé de lui-même, et qui durant sa vie a
évité l'embarras des affaires, il en est ravi,
et l'envoie aux îles Fortunées. Eaque en fait
autant de son côté. L'un et l'autre exerce ses
jugements tenant une baguette en main. Pour Minos, il est
seul assis, et a inspection sur eux : il a un sceptre d'or,
comme Ulysse dans Homère rapporte qu'il l'a vu,
tenant un sceptre d'or, et rendant la justice aux
morts. J'ajoute donc, Calliclès, une foi
entière à ces discours ; et je m'étudie
à paraître devant le juge avec l'âme la
plus intègre. Ainsi, méprisant ce que la
plupart des hommes estiment, et ne visant qu'à la
vérité, je ferai mes efforts pour vivre et pour
mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi vertueux qu'il
dépendra de moi. J'invite tous les autres hommes,
autant que je puis, et je t'invite toi-même, à
mon tour, à embrasser ce genre de vie, et à
t'exercer à ce combat, le plus intéressant,
à mon avis, de tous ceux d'ici-bas. Je te fais un
reproche de ce que tu ne seras point en état de te
secourir toi-même, lorsqu'il faudra comparaître
et subir le jugement dont je parle ; de ce que, quand tu
seras en présence de ton juge, le fils d'Egine, et
qu'il t'aura pris et amené devant son tribunal, tu
ouvriras la bouche toute grande, et perdras la tête ni
plus ni moins que moi devant les juges de cette ville.
Peut-être qu'alors on le frappera ignominieusement sur
la joue, et que l'on te fera toutes sortes d'outrages. Tu
regardes apparemment tout cela comme des contes de vieille
femme et tu n'en fais nul cas. Il ne serait pas surprenant
que nous n'en tinssions aucun compte, si, après bien
des recherches, nous pouvions trouver quelque chose de
meilleur et de plus vrai. Mais tu vois que vous trois, qui
êtes les plus savants des Grecs d'aujourd'hui, toi,
Polus et Gorgias, vous ne sauriez prouver qu'on doive mener
une autre vie que celle qui nous sera utile quand nous serons
là-bas. Au contraire, de tant de sentiments que nous
avons discutés, tous les autres ont été
réfutés ; et le seul qui demeure
inébranlable, c'est celui-ci, qu'on doit plutôt
prendre garde de faire une injustice que d'en recevoir, et
qu'avant toutes choses il faut s'appliquer, non pas à
paraître homme de bien, mais à l'être,
tant en public qu'en particulier ; que si quelqu'un devient
méchant en quelque point, il faut le châtier ;
et qu'après être juste, le second bien est de le
devenir, et de subir la punition qu'on a
méritée ; qu'il faut fuir toute flatterie, tant
pour soi-même que pour les autres, qu'ils soient en
petit ou en grand nombre ; et qu'on ne doit jamais faire
usage de la rhétorique, ni d'aucune autre profession,
qu'en vue de la justice. Rends-toi donc à mes raisons,
et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur dans
cette vie et après ta mort, comme ce discours vient de
le montrer. Souffre qu'on te méprise comme un
insensé, qu'on t'insulte, si l'on veut, et même
laisse-toi frapper de grand coeur de cette manière qui
te paraît si outrageante. Il ne t'en arrivera aucun
mal, si tu es réellement homme de bien et
adonné à la pratique de la vertu. Après
que nous l'aurons ainsi cultivée en commun, alors, si
nous le jugeons à propos, nous nous mêlerons des
affaires publiques, et, sur quelque parti que nous
délibérions, nous serons plus en état de
délibérer que nous ne le sommes à
présent. Car il est honteux pour nous que, dans la
situation où nous paraissons être, nous nous en
fassions accroire, comme si nous valions quelque chose,
tandis que nous changeons à tout instant de sentiment
sur les mêmes objets, et cela, sur ce qu'il y a de plus
important ; tant est grande notre ignorance ! Ainsi,
servons-nous du discours qui nous éclaire maintenant,
comme d'un guide qui nous fait voir que le meilleur parti que
nous puissions suivre, c'est de vivre et de mourir dans la
pratique de la justice et des autres vertus. Marchons dans la
route qu'il nous trace, et engageons les autres à nous
imiter. N'écoutons pas le discours qui t'a
séduit, et auquel tu m'exhortes à me rendre ;
car il ne vaut rien, mon cher Calliclès.
Traduction de Dacier et Grou, notes d'E. Chauvet et A. Saisset - Charpentier, Paris (1873)