Livre XXXVII, chap. 29 à 42
29. Je vais raconter de quelle manière périt
Catilina et quelles furent les causes de sa fin tragique. Il
briguait encore le consulat, à cette époque, et
ne négligeait rien pour l'obtenir : le sénat,
à l'instigation de Cicéron, ajouta aux peines
déjà établies contre la corruption un
exil de dix ans. Catilina, convaincu que ce décret
était dirigé contre lui (et il l'était
réellement), tenta avec une poignée d'hommes
qu'il avait réunis pour un coup de main de massacrer
dans les comices mêmes Cicéron et d'autres
citoyens considérables, afin d'être nommé
consul sur-le-champ ; mais il ne put y parvenir.
Cicéron, instruit à temps de ce projet, le
dénonça au sénat et accusa
vigoureusement Catilina. N'ayant pu faire
décréter aucune des mesures qu'il croyait
nécessaires (car ses révélations ne
parurent point vraisemblables, et on le soupçonna
d'avoir, par inimitié personnelle, calomnié les
accusés), il conçut des craintes ; parce qu'il
venait d'irriter encore davantage Catilina, il n'osa point se
rendre dans l'assemblée sans précaution, comme
il avait coutume de le faire ; mais il emmena avec lui des
amis prêts à le défendre, s'il
était menacé de quelque danger. Enfin, autant
pour sa propre sûreté que pour rendre les
conjurés odieux, il mit sous sa robe une cuirasse
qu'il laissait voir à dessein. Tout cela, joint au
bruit vaguement répandu que des embûches
étaient dressées au consul, souleva
l'indignation publique. Aussi les complices de Catilina,
craignant le courroux de la multitude, se tinrent-ils
tranquilles.
30. D'autres ayant ainsi obtenu le consulat, ce ne fut plus
en secret contre Cicéron et ses amis, mais contre la
République entière, que conspira Catilina. Il
associa à ses projets les hommes les plus corrompus de
Rome, toujours avides de changements, et un très grand
nombre d'alliés ; promettant aux uns et aux autres
l'abolition des dettes, le partage des terres et tout ce qui
était propre à les séduire. Il
força les plus distingués et les plus influents
de ses complices (dans ce nombre était le consul
Antoine), à se lier par d'horribles serments.
Après avoir immolé un jeune esclave, il jura
sur ses entrailles et confirma son serment, en les prenant
dans ses mains : ensuite les conjurés en firent
autant. Il avait pour agents principaux, à Rome, le
consul Antoine et Publius Lentulus qui, chassé du
sénat après son consulat, gérait alors
la préture dans le but de recouvrer son ancienne
dignité ; à Fésules, rendez-vous des
conjurés, C. Mallius très habile dans le
métier des armes et qui avait servi sous Sylla en
qualité de centurion ; mais homme fort prodigue.
Après avoir dissipé en folles dépenses
les richesses qu'il avait amassées à cette
époque (et elles étaient très
considérables), il aspirait à en
acquérir de nouvelles par les mêmes voies.
31. Pendant ces préparatifs des conjurés,
Cicéron fut instruit de ce qui se tramait à
Rome par des lettres anonymes, remises à Crassus et
à quelques autres nobles. Sur ces indices, on
décréta qu'il y avait tumulte et qu'il fallait
informer contre les coupables. On apprit ensuite ce qui se
passait dans l'étrurie : par un second décret,
les consuls furent chargés, suivant l'usage, de
veiller au salut de Rome et de la République ; car il
portait la formule solennelle, les consuls auront soin que
l'état n'éprouve aucun dommage. Ces mesures et
des corps de garde établis dans plusieurs quartiers de
Rome, ayant empêché toute tentative criminelle,
Cicéron fut regardé comme un calomniateur ;
mais les nouvelles venues de l'étrurie
confirmèrent ses révélations, et
Catilina fut accusé de violence.
32. Il soutint d'abord cette accusation avec
résolution, comme s'il avait eu la conscience pure. Il
se prépara à se défendre et proposa
à Cicéron de se mettre sous sa garde, afin
qu'on ne craignît pas qu'il pût prendre la fuite.
Cicéron ayant refusé de veiller sur lui,
Catilina, pour n'être plus soupçonné de
conspirer, vécut volontairement dans la maison de
Métellus jusqu'à ce que les conjurés qui
étaient à Rome, lui donnassent plus de force.
Mais, comme ses affaires n'avançaient pas (Antoine
effrayé montrait moins de résolution et
Lentulus n'avait aucune activité), il ordonna à
ses complices de se réunir, pendant la nuit, dans une
maison qu'il désigna. Il se rendit auprès
d'eux, à l'insu de Métellus, leur reprocha leur
lâcheté et leur mollesse : puis,
énumérant les maux qu'ils auraient à
souffrir si la conspiration était découverte,
et les avantages qu'ils obtiendraient par le succès,
il leur inspira tant d'assurance et tant d'ardeur que deux
d'entre eux promirent d'aller chez Cicéron, à
la pointe du jour, et de l'égorger dans sa
maison.
33. Mais ce complot fut
aussi dévoilé à temps. Cicéron
exerçait une grande influence : par les nombreuses
causes qu'il avait défendues, il avait gagné
l'affection des uns et il était devenu la terreur des
autres ; en sorte que beaucoup de gens s'empressaient de lui
révéler de semblables projets. Le sénat
ordonna donc à Catilina de sortir de Rome : celui-ci
partit volontiers sous ce prétexte. Il se dirigea vers
Fésules, se jeta ouvertement dans la guerre, prit le
titre et les insignes de consul et se mit à la
tête des troupes réunies par Mallius. En
même temps il attira autour de lui d'autres partisans :
c'étaient d'abord des hommes libres, puis des
esclaves. Les Romains, indignés de sa conduite, le
déclarèrent coupable de violence : ils
chargèrent Antoine de lui faire la guerre, ignorant
qu'il était son complice, et prirent des
vêtements de deuil : tout cela détermina
Cicéron à rester à Rome. Le sort l'avait
désigné pour le gouvernement de la
Macédoine ; mais il ne se rendit ni dans cette
province qu'il céda à son collègue, afin
de pouvoir se livrer à son goût pour le barreau,
ni dans la Gaule, voisine de l'Italie et qu'il avait
acceptée en échange, à cause des
circonstances présentes. Il veilla lui-même
à la sûreté de Rome, et il envoya
Métellus dans la Gaule, afin qu'elle ne tombât
pas aussi au pouvoir de Catilina.
34. Cicéron resta à Rome fort à propos
pour ses concitoyens ; car Lentulus, de concert avec ses
complices et avec les députés des Allobroges
qu'il avait entraînés dans la conjuration, se
préparait à incendier une partie de la ville et
à égorger plusieurs citoyens. Cicéron
fit arrêter ceux qui avaient été
chargés de porter des lettres à Catilina, les
introduisit avec ces lettres dans le sénat, leur
assura l'impunité et mit ainsi la conspiration
à nu. Lentulus, forcé par le sénat
d'abdiquer la préture, fut jeté en prison avec
tous ceux qui avaient été arrêtés,
et l'on se mit à la recherche des autres
conjurés. Le peuple approuva ces mesures ; surtout
parce qu'au moment où Cicéron parlait de cette
affaire, en pleine assemblée publique, la statue de
Jupiter fut replacée dans le Capitole, la face
tournée du côté de l'orient et du Forum,
suivant la prescription des augures. Ils avaient
déclaré que l'existence d'une conspiration
serait révélée par l'érection de
cette statue, et comme son rétablissement
coïncidait avec la découverte du complot de
Catilina, le peuple glorifia les dieux et se montra plus
irrité contre ses complices.
35. Le bruit courut que Crassus était aussi au nombre
des conjurés : il avait été
répandu par un de ceux qui étaient en prison ;
mais peu de gens y ajoutèrent foi. Les uns refusaient
absolument de soupçonner d'un tel crime un homme de ce
caractère ; les autres supposaient que cette rumeur
avait été semée par les conjurés,
dans le but d'obtenir ainsi quelque secours de Crassus, qui
jouissait d'un très grand crédit. Si
quelques-uns la regardèrent comme croyable, ils ne
voulurent pourtant pas faire mettre à mort un citoyen
placé au premier rang dans l'estime publique et
exciter de nouveaux orages dans l'état : ce bruit
tomba donc complètement. Cependant une foule d'hommes
libres et d'esclaves, ceux-ci par crainte, ceux-là par
compassion pour Lentulus et pour ses complices, se
disposaient à les enlever tous, pour qu'ils ne
subissent point la peine capitale. Cicéron, instruit
de leur dessein, plaça pendant la nuit une garde dans
le Capitole et dans le Forum. Puis, ayant reçu des
dieux un bon présage, dès l'aurore (car dans un
sacrifice célébré chez lui par les
vestales pour le salut de l'état, la flamme
s'était élevée plus haut que de
coutume), il ordonna au peuple de prêter serment entre
les mains des préteurs et de s'enrôler, si on
avait besoin de soldats. En même temps il convoqua le
sénat et tâcha de l'amener, par le trouble et
par la crainte, à décréter la peine
capitale contre ceux qui avaient été
arrêtés.
36. Les avis se divisèrent, et peu s'en fallut que les
conjurés ne fussent absous. Tous ceux qui
opinèrent avant César votèrent pour la
peine de mort ; mais César émit l'avis qu'on
les privât de leurs biens et qu'on leur donnât
diverses villes pour prison, à condition qu'il ne
serait jamais question de leur faire grâce, et que si
quelqu'un d'entre eux s'évadait, on regarderait comme
ennemie la ville d'où il se serait
échappé. Cette opinion fut partagée par
tous ceux qui votèrent après lui jusqu'à
Caton : quelques-uns même de ceux qui avaient
opiné avant César changèrent d'avis ;
mais Caton se prononça pour la peine capitale, et son
opinion fut adoptée par tous ceux qui n'avaient pas
encore voté. Elle prévalut, et les
conjurés subirent cette peine. On ordonna, à
cette occasion, un sacrifice et de solennelles actions de
grâces ; ce qui n'avait jamais eu lieu dans une
circonstance semblable. Des recherches furent dirigées
contre tous ceux qui avaient été
dénoncés : quelques citoyens,
soupçonnés d'avoir voulu entrer dans la
conspiration , eurent à rendre compte de leur
conduite. Tout cela était l'affaire des consuls ; mais
le sénateur Aulus Fulvius périt de la main de
son père, qui ne fut pas le seul, comme plusieurs
l'ont cru, qui agit ainsi, de son autorité
privée ; car beaucoup d'autres (je ne parle pas
seulement des consuls, mais des simples citoyens)
donnèrent la mort à leurs fils.
37. Tels sont les événements qui se
passèrent à cette époque. De plus, sur
la proposition de Labiénus secondé par
César, le peuple, contrairement à la loi de
Sylla et par le renouvellement de celle de Domitius,
décida que l'élection des pontifes lui
appartiendrait de nouveau. Métellus le Pieux
étant mort, César, jeune encore et qui n'avait
pas été préteur, aspira à lui
succéder. Il plaçait ses espérances dans
la multitude pour divers motifs ; mais surtout parce qu'il
avait soutenu Labiénus contre Rabirius et n'avait
point voté la mort de Lentulus. Il réussit et
fut nommé grand pontife, quoiqu'il eût de
nombreux compétiteurs, entre autres Catulus. Personne
ne se résignait plus promptement que César
à courtiser et à flatter les hommes les moins
considérés ; il ne reculait devant aucun
discours ni devant aucune action, pour obtenir ce qu'il
ambitionnait. Peu lui importait de s'abaisser dans le moment,
pourvu que cet abaissement servît à le rendre
puissant plus tard : il cherchait donc à se concilier,
comme s'ils avaient été au-dessus de lui,
ceux-là même qu'il espérait mettre sous
sa dépendance.
38. Par là il gagna la multitude, tandis qu'elle
était irritée contre Cicéron, à
cause du supplice des conjurés. Après lui avoir
témoigné son antipathie dans plusieurs
circonstances, elle alla jusqu'à lui imposer silence,
lorsqu'il voulut se défendre et
énumérer, le dernier jour de son consulat, ce
qu'il avait fait pendant cette magistrature ; car outre qu'il
aimait à être loué par les autres, il se
louait volontiers lui-même. Le peuple, à
l'instigation du tribun Métellus Népos, ne
permit à Cicéron que de prononcer le serment ;
mais Cicéron, ne voulant pas avoir le dessous dans
cette lutte, ajouta à son serment qu'il avait
sauvé Rome et souleva par là contre lui une
haine encore plus violente.
39. Catilina périt tout au commencement de
l'année qui eut pour consuls Junius Silanus et Lucius
Licinius. Quoiqu'il disposât de forces assez
considérables, il voulait voir quel serait le sort de
Lentulus, et il temporisait, persuadé qu'après
la mort de Cicéron et de ses amis, il lui serait
facile de mener son entreprise à bonne fin ; mais il
apprit que Lentulus avait été mis à mort
et s'aperçut que cet événement causait
plusieurs défections dans son parti. De plus Antoine
et Métellus, qui assiégeaient Fésules,
ne lui permettaient pas d'avancer : il fut donc forcé
de tenter la fortune des combats. Les deux
généraux étaient campés
séparément : Catilina se dirigea vers Antoine,
quoiqu'il fût supérieur en dignité
à Métellus et qu'il eût des troupes plus
nombreuses. Il agit ainsi dans l'espoir qu'Antoine, qui avait
trempé dans la conspiration, perdrait à dessein
la bataille ; mais celui-ci s'en douta, et comme il
n'était plus dévoué à Catilina
devenu faible (car la plupart des hommes, dans leurs haines
et dans leurs amitiés, ne tiennent compte que de la
puissance des autres ou de leurs avantages personnels) ;
comme il craignait d'ailleurs que Catilina, le voyant
combattre avec ardeur contre les conjurés, ne lui
adressât des reproches ou ne divulguât quelque
secret, il feignit d'être malade et chargea Marcius
Pétréius de livrer la bataille.
40. Pétréius l'engagea ; mais ce ne fut pas
sans effusion de sang qu'il remporta la victoire sur Catilina
et sur ses trois mille soldats, qui combattirent avec la plus
bouillante ardeur. Aucun ne prit la fuite et ils
tombèrent tous à leur place. Aussi les
vainqueurs eux-mêmes plaignaient-ils la
République d'avoir perdu tant d'hommes si braves, dont
la mort était juste, mais qui n'en étaient pas
moins des citoyens et des alliés ! Antoine envoya
à Rome la tête de Catilina, pour que la
certitude de sa mort mît fin à toutes les
craintes. Cette victoire lui valut le titre
d'imperator, quoique le nombre des morts fut moindre
que celui qui était fixé par les lois. On
ordonna des sacrifices, et les Romains changèrent de
vêtements, comme s'ils avaient été
délivrés de tous les maux.
41. Cependant les
alliés, qui s'étaient déclarés
pour Catilina et qui avaient échappé à
sa défaite, bien loin de se tenir tranquilles,
remuaient encore, dans la crainte d'être punis. Comme
ils étaient en quelque sorte dispersés, les
préteurs, envoyés contre eux sur divers points,
prévinrent leurs attaques et les
châtièrent. D'autres, qui étaient
cachés, furent trahis par Lucius Vettius, de l'ordre
des chevaliers et leur ancien complice, mais qui alors
découvrit leur retraite pour obtenir l'impunité
: ils furent convaincus d'avoir conspiré et
livrés au supplice. Vettius, qui avait
déjà dénoncé plusieurs
conjurés et inscrit leurs noms sur une tablette,
voulut en ajouter plusieurs autres ; mais les
sénateurs, le soupçonnant de ne pas agir
loyalement, refusèrent de lui confier la tablette, de
peur qu'il n'effaçât quelques noms, et lui
ordonnèrent de faire connaître de vive voix ceux
qu'il prétendait avoir omis. Vettius, par honte et par
crainte, ne dénonça presque plus personne.
Cependant le trouble régnait dans Rome et parmi les
alliés : comme les noms de ceux qui avaient
été dénoncés n'étaient pas
connus, les uns craignaient pour eux-mêmes sans aucune
raison ; les autres faisaient planer le soupçon sur
des innocents. Le sénat décréta que les
noms seraient exposés en public : de cette
manière ceux qui n'étaient pas inculpés
recouvrèrent leur tranquillité, et ceux qui
étaient accusés furent mis en jugement et
condamnés. Les uns étaient alors à Rome
: les autres furent condamnés par défaut.
42. Voilà ce que fit Catilina et comment il succomba :
la gloire de Cicéron et les discours qu'il
prononça contre Catilina donnèrent à
celui-ci plus de célébrité qu'il
n'aurait dû en avoir par son entreprise. Peu s'en
fallut que Cicéron ne fût accusé presque
aussitôt pour la mort de Lentulus et des
conjurés qui avaient été mis en prison.
Cette accusation, portée en apparence contre lui,
était en réalité dirigée contre
le sénat, que Métellus Népos attaquait
avec acharnement auprès de la multitude. Il
répétait sans cesse que le sénat n'avait
pas le droit de condamner un citoyen à mort, sans
l'intervention du peuple. Mais Cicéron ne fut point
condamné alors ; car le sénat avait
assuré l'impunité à tous ceux qui
avaient été mêlés à ces
affaires et déclaré que quiconque oserait citer
encore un homme en justice, au sujet de la conjuration de
Catilina, serait regardé comme un ennemi et comme
traître à la patrie. Népos effrayé
ne fit point de nouvelle tentative.