I. Fabius ayant remis les lettres de C. César aux
consuls, ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, et sur les
vives instances des tribuns du peuple, qu'on obtint d'eux
qu'il en fût fait lecture au sénat ; mais on ne
put obtenir que le sénat délibérât
sur le contenu de ces lettres. Au lieu de cela, les consuls
parlèrent du danger de la république. Le consul
L. Lentulus s'engage à défendre la
république et le sénat, si l'on opine avec
hardiesse et courage ; mais si l'on ne veut que
ménager César et gagner ses bonnes
grâces, comme on a fait jusqu'alors, il prendra conseil
de lui-même, et ne défèrera plus à
l'autorité du sénat : l'amitié de
César lui offre aussi un asile. Scipion parla dans le
même sens : «Pompée, dit-il, est
prêt à défendre la république, si
le sénat le seconde. Si l'on hésite, si l'on
agit mollement, le sénat, désormais, implorera
en vain son secours».
II. Ce langage de Scipion, à Rome, dans le
sénat, tandis que Pompée était aux
portes de la ville, semblait sortir de la bouche même
de Pompée. Toutefois quelques-uns avaient
proposé des avis plus modérés : M.
Marcellus voulait qu'on ne fît au sénat aucun
rapport sur cette affaire, avant d'avoir levé, dans
toute l'Italie, des troupes qui assurassent au sénat
sa liberté d'action et l'indépendance de ses
décrets ; M. Calidius demandait que Pompée se
retirât dans les provinces de son gouvernement, pour
ôter tout motif de guerre ; car César, à
qui l'on avait retiré deux légions, ne pouvait
voir Pompée les retenir sous les murs de Rome, sans
craindre qu'on ne les employât contre lui. M. Rufus
opinait à peu près dans les mêmes termes
; mais le consul L. Lentulus les poursuivit de ses reproches
: il refusa de mettre aux voix l'avis de Calidius. Marcellus
s'effraya et retira le sien. Alors les clameurs du consul, la
présence d'une armée, les menaces des amis de
Pompée entraînèrent la plupart des
sénateurs, et les forcèrent, malgré eux,
à se ranger à l'avis de Scipion, et à
décréter : «Que César
licenciât son armée dans le terme prescrit ;
sinon, qu'il fût déclaré perturbateur du
repos public». M. Antonius et Q. Cassius, tribuns du
peuple, s'opposent au décret. Aussitôt on fait
un rapport sur leur opposition ; on ouvre des avis violents :
les plus acerbes et les plus cruels sont les plus applaudis
par les ennemis de César.
III. Sur le soir, au sortir de l'assemblée,
Pompée mande tous les sénateurs ; il encourage
les uns par ses éloges, et excite, par des
réprimandes, la timidité des autres. Il
rappelle un grand nombre de vétérans de ses
armées par l'espoir des récompenses et des
grades ; la plupart des soldats des deux légions
livrées par César sont également
appelés sous les drapeaux. L'agitation règne
partout. Le tribun du peuple, C. Curion, invoque le droit des
comices. Pendant ce temps, les amis des consuls, les
partisans de Pompée, tous ceux qui avaient d'anciennes
inimitiés contre César, se rendent en foule au
sénat : leurs cris et leur concours intimident les
faibles, rassurent ceux qui hésitent, enlèvent
au plus grand nombre toute liberté de décision.
Le censeur L. Pison offre d'aller vers César pour
l'instruire de ce qui se passe ; le préteur L. Roscius
fait la même proposition : ils ne demandent pour cela
qu'un délai de six jours. Quelques-uns veulent qu'on
envoie à César des députés qui
lui exposent la volonté du sénat.
IV. On résiste à tous ces avis ; on oppose
à chacun d'eux le discours du consul, de Scipion, de
Caton. D'anciennes inimitiés et la honte d'un refus
animent Caton contre César. Lentulus, accablé
de dettes, espère obtenir une armée, des
provinces, les largesses des rois avides de notre alliance,
et se vante parmi ses amis d'être un autre Sylla, un
maître futur de l'empire. Scipion se flatte du
même espoir : ami de Pompée, il pense partager
avec lui le commandement des armées ; d'autres motifs
l'animent encore, la crainte d'un jugement,
l'intérêt de sa vanité, la faveur des
hommes les plus puissants dans la république et dans
les tribunaux. Enfin Pompée, excité par les
ennemis de César, et ne voulant point d'égal,
s'était entièrement séparé de
lui, et s'unissait à leurs ennemis communs, qu'il
avait lui-même attirés en grande partie à
César dans le temps de leur alliance. Son injustice,
la honte d'avoir fait servir à son pouvoir et à
sa domination les deux légions destinées pour
l'Asie et la Syrie, tout lui faisait désirer la
guerre.
V. Par ces motifs, on décide en tumulte et à la
hâte on ne laisse le temps ni aux parents de
César de l'avertir, ni aux tribuns du peuple de
détourner le péril qui les menace, ou de faire
valoir leur dernier privilège, le droit d'opposition,
que L. Sylla même avait respecté. Dès le
septième jour, ils sont forcés de songer
à leur sûreté ; or jusque-là les
tribuns les plus furieux n'avaient pas été
inquiétés, avant le huitième mois, sur
le compte qu'ils avaient à rendre de leur conduite. On
a recours à ce terrible sénatus-consulte, le
plus sévère dont s'armât la rigueur des
lois, et qui était réservé pour les
grands désastres et les extrêmes périls :
«Que les consuls, les préteurs, les tribuns du
peuple, les consulaires qui sont près de Rome,
veillent à ce que la chose publique ne reçoive
aucun dommage». Ce décret fut rendu le 7 des
ides de janvier. Ainsi, des cinq premiers jours du consulat
de Lentulus où le sénat put s'assembler, deux
furent employés à la tenue des comices, et le
reste à rendre les décrets les plus durs et les
plus injurieux contre l'autorité de César et
contre les tribuns du peuple, si dignes de respect. Les
tribuns s'enfuient aussitôt de la ville, et se rendent
près de César. Tranquille à Ravenne, il
attendait une réponse à ses offres
modérées, espérant que
l'équité des hommes permettrait peut-être
le maintien de la paix.
VI. Les jours suivants, le sénat s'assemble hors de
Rome. Pompée y répète ce qu'il a fait
dire par Scipion : il applaudit au courage et à la
fermeté du sénat ; il énumère ses
forces : «Il a dix légions toutes prêtes :
il sait en outre avec exactitude que les soldats n'aiment
point César, et qu'un ne saurait leur persuader de le
suivre et de le défendre». Pour le reste, on en
réfère au sénat : on propose de faire
des levées dans toute l'Italie, d'envoyer en
Mauritanie Faustus Sylla, en qualité de
propréteur, et de prendre au trésor public de
l'argent pour Pompée. On veut encore déclarer
le roi Juba ami et allié du peuple romain. Mais
Marcellus dit qu'il ne le souffrira pas ; Philippe, tribun du
peuple, s'oppose également à la mission de
Faustus : le reste passe en décrets. On donne des
gouvernements à de simples particuliers : deux de ces
gouvernements étaient consulaires, les autres
prétoriens. La Syrie échoit à Scipion,
la Gaule à L. Domitius. Philippe et Marcellus sont
exclus par des intrigues ; leurs noms ne sont pas
tirés au sort. Les autres provinces sont
assignées à des préteurs. Ils
n'attendent pas, selon l'usage, que le peuple ait
ratifié leur élection, et qu'ils aient
revêtu l'habit de guerre et prononcé les voeux
accoutumés. Chose inouïe ! les consuls sortent de
la ville, et de simples particuliers se font
précéder de licteurs à Rome et au
Capitole, contre tous les exemples du passé. On fait
des levées par toute l'Italie ; on ordonne de
fabriquer des armes ; on demande de l'argent aux villes
municipales ; on en prend dans les temples : tous les droits
divins et humains sont confondus.
VII. A la nouvelle de ces événements,
César harangue ses troupes : il leur rappelle les
injures dont ses ennemis n'ont cessé de l'accabler
dans tous les temps : il se plaint que les efforts d'une
malignité envieuse lui aient à ce point
aliéné Pompée, dont il avait toujours
aidé et favorisé l'élévation et
le crédit. Il se plaint que, par une violence sans
exemple dans la république, on ait
étouffé par les armes le droit d'opposition
tribunitienne, rétabli les années
précédentes. Sylla, qui dépouilla les
tribuns de tout le reste, leur laissa du moins la
liberté d'opposition ; Pompée, qui passe pour
le restaurateur de leurs droits, leur a même
ôté ceux dont ils jouissaient. Et ce
décret dont la teneur ordonne aux magistrats de
veiller à la sûreté publique,
décret qui appelle aux armes tout le peuple romain, on
ne le rendit jamais qu'à l'occasion de lois
désastreuses, de quelque violence tribunitienne, d'une
révolte populaire, d'une invasion hostile des temples
et des lieux fortifiés ; excès autrefois
expiés par la mort de Saturninus et des Gracques. Mais
aujourd'hui, rien de semblable : pas le moindre fait, pas le
moindre projet ; aucune loi n'est promulguée, aucune
proposition faite au peuple, aucune sédition
fomentée. Que les soldats se souviennent du
général sous lequel ils ont, pendant neuf ans,
servi la république avec tant de gloire, gagné
tant de batailles, soumis la Gaule entière et la
Germanie ; qu'ils défendent contre ses ennemis sa
dignité et sa gloire. Aussitôt les soldats de la
treizième légion, la seule qui fût alors
arrivée (César l'avait rappelée
dès le commencement des troubles), s'écrient
unanimement «qu'ils sont prêts à venger
les outrages de leur général et des tribuns du
peuple».
VIII. Ainsi assuré des dispositions du soldat,
César part avec cette légion pour Ariminum, et
y trouve les tribuns du peuple qui venaient se
réfugier vers lui. Il donne ordre aux autres
légions de quitter leurs quartiers d'hiver et de le
suivre. Là, le fils de l'un de ses lieutenants, le
jeune L. César, se rend près de lui.
Après avoir exposé les motifs qui
l'amènent, il déclare qu'il a reçu de
Pompée une mission particulière ; «que
Pompée désire justifier sa conduite aux yeux de
César. Il voudrait qu'on ne lui imputât point
à crime ce qu'il a fait pour le bien de la
république ; toujours il a
préféré les intérêts de
l'Etat à ses affections personnelles : c'est aussi un
devoir pour César de sacrifier ses ressentiments au
bien de sa patrie, de peur qu'en voulant frapper ses ennemis,
il n'atteigne la république». Lucius ajoute
encore quelques considérations tendant à
justifier Pompée. Le préteur Roscius s'exprime
dans le même sens, et déclare parler au nom de
Pompée.
IX. Ces discours ne pouvaient être pris pour une
réparation : cependant César, trouvant une
occasion favorable de communiquer avec Pompée, pria
les émissaires qui s'étaient chargés de
la mission, de vouloir bien aussi se charger de la
réponse : ils pouvaient peut-être, par ce
message qui leur coûtait si peu, prévenir des
démêlés funestes, et affranchir l'Italie
de ses craintes. «Lui aussi il aime la gloire de la
république plus que la vie ; mais il s'indigne que ses
ennemis lui arrachent par un affront la faveur du peuple
romain ; qu'ils lui ôtent six mois de son gouvernement,
et le forcent de rentrer dans Rome, tandis que le peuple
avait, pour les prochains comices, autorisé son
absence. Toutefois, il avait supporté, dans
l'intérêt de la république, ce sacrifice
de sa gloire. Il a écrit et demandé au
sénat que toutes les armées fussent
licenciées : il n'a pu l'obtenir. On fait des
levées dans toute l'Italie ; on retient deux
légions, qu'on lui a retirées sous
prétexte d'une guerre contre les Parthes ; la ville
elle-même est en armes. Ces mouvements ont-ils d'autre
but que sa ruine ? Cependant il consent à tout ; il
est prêt à tout endurer pour le bien de la
république. Que Pompée se rende dans ses
gouvernements ; que tous deux licencient leurs troupes ; que
l'Italie entière pose les armes ; que Rome soit
délivrée de ses craintes ; que les comices
soient libres, et les affaires publiques remises au
sénat et au peuple romain ; enfin, pour faciliter le
traité et le sceller de la foi du serment, que
Pompée s'approche, ou qu'il souffre que César
aille le trouver : une entrevue terminera leurs
différends».
X. La mission est acceptée : Roscius se rend avec L.
César à Capoue, et y trouve les consuls et
Pompée. Il expose les propositions de César.
Ceux-ci délibèrent, et le renvoient avec une
réponse par écrit : elle portait «que
César retournât en Gaule, sortît
d'Ariminum et licenciât ses troupes : Pompée
alors irait en Espagne. Jusqu'à ce que César
eût pleinement garanti la fidélité de ses
promesses, les consuls et Pompée ne cesseraient point
les levées».
XI. Il était injuste d'exiger que César
sortît d'Ariminum et retournât dans son
gouvernement, tandis que Pompée retiendrait des
provinces et des légions sur lesquelles il n'avait
aucun droit ; que César licenciât ses troupes,
et qu'on fît des levées ; que Pompée
promît de se rendre dans son gouvernement, sans fixer
le jour de son départ : de sorte que si, à la
fin du consulat de César, Pompée n'était
pas parti, il ne paraîtrait point avoir faussé
son serment. De plus, ne marquer aucun temps pour une
entrevue, ne pas promettre de se rapprocher de César,
c'était ôter tout espoir de paix. César
fait partir M. Antoine d'Ariminum, et l'envoie à
Arretium avec cinq cohortes ; il en garde deux à
Ariminum, et y ordonne des levées. Il fait occuper
Pisaurum, Fanum, Ancône, et met une cohorte dans
chacune de ces trois places.
XII. Cependant informé que le préteur Thermus
tenait Iguvium avec cinq cohortes, et s'y fortifiait, mais
que l'opinion des habitants était tout en sa faveur,
César y envoya Curion avec les trois cohortes de
Pisaurum et d'Ariminum. A leur approche, Thermus, se
défiant des dispositions des citoyens, retira sa
troupe et s'enfuit. Mais en chemin ses soldats le quittent et
retournent chez eux. Curion est accueilli avec empressement
dans Iguvium. Sûr alors de l'opinion des villes
municipales, César tire de leurs garnisons les
cohortes de la treizième légion, et part pour
Auximum, où Attius s'était jeté avec
quelques cohortes, et d'où il envoyait des
sénateurs faire des levées dans tout le
Picenum.
XIII. Au bruit de l'arrivée de César, les
décurions d'Auximum s'assemblent en grand nombre, et
vont trouver Attius Varus. Ils lui disent «qu'ils n'ont
point à juger la querelle présente, et que ni
leurs concitoyens ni eux-mêmes ne peuvent souffrir que
C. César, après tant de services et d'exploits,
soit exclu de la ville et des murs ; qu'ainsi il pourvoie
à sa sûreté et songe à sa
renommée dans l'avenir». Attius, effrayé,
retire la garnison qu'il avait amenée, et s'enfuit.
Quelques soldats des premiers rangs le poursuivent et le
forcent à combattre. Varus est abandonné des
siens ; plusieurs se retirent chez eux ; les autres vont
joindre César et amènent prisonnier L. Pupius,
premier centurion, qui avait occupé ce même
grade dans l'armée de Cn. Pompée. Quant
à César, il donne des éloges aux soldats
d'Attius, renvoie Pupius, remercie les Auximates, et promet
de ne pas oublier leur dévouement.
XIV. Dès que ces nouvelles parvinrent à Borne,
la terreur fut si grande, que le consul Lentulus, qui
était venu, d'après l'ordre du sénat,
ouvrir le trésor pour en tirer de l'argent
destiné à Pompée, s'enfuit tout à
coup de la ville, en laissant le trésor ouvert, parce
qu'un faux bruit avait annoncé l'arrivée de
César et de sa cavalerie. Marcellus, son
collègue, et la plupart des magistrats le suivirent.
La veille, Pompée était parti pour se rendre
auprès des légions qu'il avait reçues de
César et mises en quartier d'hiver dans 1'Apulie. On
suspendit les levées dans la ville ; l'on ne se crut
pas en sûreté en deçà de Capoue. A
Capoue seulement, on commence à se rassurer ; on se
rassemble ; on enrôle les colons qui y avaient
été conduits d'après la loi Julia.
César y entretenait une troupe de gladiateurs :
Lentulus les rassemble sur la place publique, leur assure la
liberté, leur donne des chevaux, avec ordre de le
suivre ; mais bientôt, averti par ses amis qu'on
blâmait généralement cette mesure, il les
distribua dans la Campanie pour veiller à la garde des
esclaves.
XV. César, étant parti d'Auximum, parcourut le
Picenum tout entier. Toutes les préfectures du pays
l'accueillent avec joie, et fournissent à son
armée toute espèce de secours. La ville
même de Cingulum, que Labienus avait fondée et
bâtie à ses frais, lui envoie des
députés, et promet à César le
plus grand empressement à suivre ses ordres. Il
demande des soldats : on les donne. Cependant la
douzième légion le rejoint : avec ces deux
légions, il marche sur Asculum. Lentulus Spinther
tenait cette place avec dix cohortes : il en sort à la
nouvelle de l'approche de César, et s'efforce
d'emmener ses troupes ; mais le plus grand nombre
l'abandonne. Laissé en chemin avec un petit nombre de
soldats, il rencontre Vibullius Rufus, que Pompée
envoyait dans le Picenum pour y rassurer les esprits.
Vibullius, ayant appris ce qui se passe, prend ses soldats et
le laisse aller. Il rassemble autant qu'il peut les cohortes
levées par Pompée dans les villes voisines : il
rencontre Ulcilles Hirrus qui fuyait de Camerinum avec six
cohortes qu'il y avait eues en garnison ; il les joint aux
siennes ; en sorte qu'il en eut treize, avec lesquelles il se
rendit à grandes journées à Corfinium,
vers Domitius Aenobarbus, et lui apprit que César
venait à la tête de deux légions. De son
côté, Domitius avait levé environ vingt
cohortes à Albe, chez les Marses, les Pelignes et
autres peuples voisins.
XVI. Après la prise de Firmum et d'Asculum,
d'où Lentulus venait de fuir, César fit
rechercher les soldats qui avaient abandonné ce
général, et ordonna des levées dans le
pays. Il s'arrêta un jour, afin de pourvoir aux
subsistances, et marcha sur Corfinium. Cinq cohortes
envoyées par Domitius travaillaient à rompre un
pont qui était à trois milles environ de la
ville. Un combat s'engagea avec les éclaireurs de
César ; les gens de Domitius furent bientôt
repoussés : ils se réfugièrent dans la
place. César fit passer ses légions et vint
camper sous les murailles.
XVII. Instruit de ces faits, Domitius envoie en Apulie vers
Pompée des hommes qui connaissent le pays : il leur
promet de grandes récompenses, et les charge de
lettres pour implorer son secours : «Avec deux
armées, disait-il, il sera aisé d'enfermer
César dans ses défilés, et de lui couper
les vivres : mais si Pompée ne se hâte, il me
laisse moi-même en péril avec plus de trente
cohortes, une foule de sénateurs et de chevaliers
romains». En même temps il exhorte ses troupes,
dispose les machines sur le rempart, assigne à chacun
son poste ; il promet à chaque soldat quatre arpents
de ses propriétés, et autant à
proportion aux centurions et aux
vétérans.
XVIII. Cependant on apprend à César que les
habitants de Sulmone, ville à sept milles de
Corfinium, désiraient se soumettre, mais en
étaient empêchés par le sénateur
Q. Lucretius et par Attius Pelignus, qui la gardaient avec
sept cohortes. César y envoie M. Antoine avec cinq
cohortes de la huitième légion. Sitôt que
les habitants virent nos enseignes, ils ouvrirent leurs
portes ; tous, citoyens et soldats, vinrent avec joie
au-devant d'Antoine : Lucretius et Attius se jetèrent
du haut des murs. Attius, amené vers Antoine, demanda
d'être conduit à César. Antoine revint le
même jour avec lui et les cohortes ; César
joignit ces cohortes aux siennes, et renvoya Attius. Les
trois premiers jours, il s'occupa de fortifier son camp, fit
venir du blé des villes municipales voisines, et
attendit le reste de ses troupes. Pendant ce temps
arrivèrent la huitième légion,
vingt-deux cohortes nouvellement levées dans la Gaule,
et environ trois cents cavaliers envoyés par le roi de
la Norique. Avec ces troupes, il forma un nouveau camp de
l'autre côté de la place, et en donna le
commandement à Curion ; les jours suivants, il entoura
la place de retranchements et de forts. La plus grande partie
de ces ouvrages était achevée, quand les
députés envoyés vers Pompée
revinrent dans la ville.
XIX. Domitius, ayant lu la lettre, en cacha le contenu, et
dit dans le conseil que Pompée se hâterait de
les secourir : il les exhorta à ne point perdre
courage et à tout dis-poser pour la défense de
la ville. Cependant il confère secrètement avec
quelques amis, et forme le projet de s'enfuir. Sa contenance
démentait son langage ; on remarqua en lui une
agitation et un trouble extraordinaires ; contre sa coutume,
il tenait des conseils secrets et se dérobait aux
regards : la vérité fut bientôt connue.
Pompée avait répondu «qu'il
n'était pas disposé à courir une chance
si périlleuse ; que ce n'était ni de son avis,
ni par son ordre, que Domitius s'était jeté
dans Corfinium : qu'ainsi il tâchât de venir le
joindre avec toutes ses troupes, s'il en avait la
possibilité». Mais déjà le
siège et la circonvallation de la place ne le
permettaient plus.
XX. Le projet de Domitius étant divulgué, les
soldats qui étaient à Corfinium se rassemblent
sur le soir, et s'entretiennent de la situation avec les
tribuns, les centurions et les principaux d'entre eux.
«César les assiège : ses ouvrages sont
presque achevés ; leur chef Domitius, en qui ils
avaient mis leur confiance et leur espoir, les trahit tous,
et songe à s'enfuir : c'est à eux de pourvoir
à leur sûreté». D'abord les Marses
s'y opposent, et s'emparent de la partie la plus
fortifiée de la ville : la querelle s'échauffe
au point qu'ils sont près d'en venir aux mains. Mais
bientôt on s'explique ; ils apprennent que Domitius
veut s'échapper : tous alors, d'un commun accord,
l'amènent sur la place, l'entourent, s'assurent de sa
personne, et font dire à César «qu'ils
sont prêts à lui ouvrir les portes, à lui
obéir, et à remettre L. Domitius en son
pouvoir».
XXI. César n'ignorait pas qu'il lui importait
d'être au plus tôt maître de la ville, et
de s'attacher les cohortes qui s'y trouvaient : des
largesses, une harangue, de fausses nouvelles pouvaient
changer les esprits, et souvent à la guerre tout
dépend d'un moment. Mais il craignait, si le soldat
entrait de nuit, d'exposer la ville à la licence et au
pillage. Il remercia donc les députés, les
renvoya avec de grands éloges, et leur recommanda de
s'assurer des portes et des remparts ; en même temps,
il plaça ses troupes le long des lignes, non plus
à différents intervalles, comme les jours
précédents, mais par une chaîne continue,
de manière à garnir tous les retranchements. Il
fit faire des rondes par les tribuns et les préfets
militaires, et leur recommanda de se mettre en garde, non
seulement contre toute sortie en masse, mais même
contre toute évasion d'individus isolés.
Personne n'eut assez de mollesse et de langueur pour se
permettre cette nuit un instant de repos. Les esprits
étaient en suspens et dans l'attente; on se demandait
que deviendraient et les citoyens de Corfinium, et Domitius,
et Lentulus et les autres, et quelle serait la suite de ces
événements.
XXII. Vers la quatrième veille, Lentulus Spinther
annonça, du haut de la muraille, à nos
sentinelles et à nos gardes, qu'il demandait la
permission de parler à César. Il l'obtient,
sort de la ville, et les soldats de Domitius ne le quittent
pas qu'il ne soit arrivé à notre camp.
Là il demande la vie à César ; il le
prie de l'épargner, lui rappelle leur ancienne
amitié et les bienfaits que César même
lui avait prodigués : il l'avait fait admettre dans le
collège des pontifes, lui avait fait donner le
gouvernement d'Espagne au sortir de sa préture, et
avait appuyé sa demande pour le consulat. César
l'interrompit, et lui dit «qu'il n'était point
sorti de sa province avec de mauvaises intentions, mais pour
se défendre des outrages de ses ennemis ; pour
rétablir dans leur rang les tribuns du peuple, que
l'on n'avait chassés qu'à cause de lui ; pour
rendre au peuple romain et à lui-même la
liberté qu'une faction opprimait». Lentulus,
rassuré par ces paroles, demande la permission de
rentrer dans la ville, afin que son exemple donne aux siens
l'espoir d'une grâce semblable ; car, dans leur
frayeur, quelques-uns se croyaient forcés de se donner
la mort. Cette permission lui est accordée ; il se
retire.
XXIII. Dès que le jour parut, César fit venir
devant lui tous les sénateurs, leurs enfants, les
tribuns militaires et les chevaliers romains. De l'ordre des
sénateurs étaient L. Domitius, P. Lentulus
Spinther, L. Vibullius Rufus, Sext. Quintilius Varus,
questeur, L. Rubrius ; en outre le fils de Domitius, une
foule d'autres jeunes gens et un grand nombre de chevaliers
romains et de décurions que Domitius avait
tirés des villes municipales. César les
garantit des insultes et des reproches du soldat, se plaignit
en peu de mots «de l'ingratitude dont plusieurs d'entre
eux payaient ses nombreux bienfaits», puis les renvoya
tous sans tirer d'eux aucune vengeance. Les duumvirs de
Corfinium lui présentant six millions de sesterces,
que Domitius avait apportés et déposés
au trésor, il les rendit à Domitius, pour ne
point paraître plus clément que
désintéressé ; et cependant on savait
que cet argent provenait des deniers publics, et avait
été donné par Pompée pour la
solde des troupes. César fit prêter serment aux
troupes de Domitius, leva son camp après être
resté sept jours devant Corfinium, et se rendit
à marches forcées en Apulie, par les
frontières des Marruciniens, des Frentaniens et des
Larinates.
XXIV. Pompée, instruit de ce qui s'était
passé à Cofinium, va de Luceria à
Canusium, et de là à Brindes. Il rassemble de
toutes parts les troupes nouvellement levées, arme les
esclaves et les pâtres, leur donne des chevaux et en
forme à peu près trois cents cavaliers. Le
préteur L. Manlius s'enfuit d'Albe avec six cohortes ;
Rutilius Lupus quitte Terracine avec trois autres :
celles-ci, apercevant de loin la cavalerie de César,
que commandait Bivius Curius, passent de son
côté, en abandonnant le préteur.
Plusieurs autres, dans le reste de la marche,
rencontrèrent les légions de César ou sa
cavalerie. On arrête et l'on amène Cn. Magius,
de Crémone, commandant des ouvriers de Pompée :
César le renvoie vers Pompée, avec ordre de lui
dire que, «n'ayant pu jusqu'alors conférer avec
lui, et devant bientôt le joindre à Brindes, il
importait à la république et au salut commun
qu'ils eussent ensemble une entrevue ; qu'il était
fort différent de communiquer par des tiers, et
à de grandes distances, ou de tout discuter ensemble
sur les lieux».
XXV. Après avoir donné ces instructions, il
arrive devant Brindes avec six légions, dont trois de
vétérans ; les autres, nouvellement
levées, avaient été
complétées en chemin : quant aux troupes de
Domitius, il les avait aussitôt envoyées de
Corfinium en Sicile. Il apprit que les consuls étaient
partis pour Dyrrachium avec une grande partie de
l'armée, et que Pompée était
resté à Brindes avec vingt cohortes : on ne
savait si son intention avait été de garder
cette place, pour mieux dominer la mer Adriatique par les
extrémités de l'Italie et de la Grèce,
et diriger ainsi la guerre des deux côtés, ou
s'il avait été retenu par le manque de navires.
César, craignant que Pompée ne voulût pas
quitter l'Italie, résolut de fermer la sortie du port
de Brindes et de le rendre inutile. Telle fut la disposition
de ses travaux : là où l'entrée du port
était le plus resserrée, il jeta aux deux
côtés du rivage un môle et des digues;
chose que les bas-fonds rendirent facile. Plus loin, comme
les eaux étaient trop profondes pour que la digue
pût se soutenir, il plaça à
l'extrémité des digues deux radeaux,
fixés aux quatre angles par des ancres, pour que les
vagues ne pussent les ébranler. Ceux-ci posés
et établis, il en ajouta d'autres de pareille grandeur
; il les couvrit de terre et de fascines, afin d'en maintenir
l'accès libre pour la défense. Sur le front et
sur les côtés, il les garnit de parapets et de
claies ; de quatre en quatre de ces radeaux, il éleva
des tours à deux étages, pour les mieux
garantir de l'attaque des navires et de l'incendie.
XXVI. Pompée opposa à ces travaux de grands
vaisseaux de transport, qu'il avait trouvés dans le
port de Brindes. Il y éleva des tours à trois
étages, les remplit de machines et de traits de toute
espèce, et les poussa contre les ouvrages de
César, pour briser les radeaux et troubler les
travailleurs. Ainsi chaque jour on combattait de loin avec
les frondes, les flèches et les autres traits.
Cependant César ne renonçait pas à un
accommodement. Quoiqu'il s'étonnât que Magius,
envoyé vers Pompée avec des
dépêches, ne revint point, et quoique ces
tentatives réitérées retardassent son
activité et ses entreprises, il résolut de
persévérer dans son premier dessein. Il envoya
donc Caninius Behilus, son lieutenant, ami intime de
Scribonius Libon, pour le prier de ménager un
entretien. Il demanda surtout à parler lui-même
à Pompée. «Il ne doutait point qu'une
entrevue ne pût rétablir la paix à des
conditions équitables ; si, par l'entremise de Libon,
les deux partis se décidaient à poser les
armes, une grande partie de l'honneur lui en
reviendrait». Libon, en quittant Caninius, alla trouver
Pompée ; un instant après, il vint
répondre que, «les consuls étant absents,
on ne pouvait traiter sans eux d'aucun accommodement».
Après tant d'efforts inutiles, César crut
devoir enfin y renoncer, et ne plus songer qu'à la
guerre.
XXVII. Neuf jours s'étaient écoulés, et
César avait presque achevé la moitié de
ses travaux, quand les vaisseaux qui avaient
transporté les consuls et la première partie de
l'armée revinrent de Dyrrachium à Brindes.
Pompée, effrayé peut-être des travaux de
César, ou résolu, dès le commencement de
la guerre, à quitter l'Italie, prépara
aussitôt son départ ; mais, pour retarder
l'impétuosité de César et de ses
troupes, il fit murer les portes, barricader les rues et les
places, couper les chemins par des fossés où il
enfonça des pieux et des bâtons pointus, qu'il
recouvrit légèrement de claies et de terre. Les
deux issues qui conduisent de la ville au port furent aussi
interceptées par de grandes poutres pointues. Tout
étant prêt, il ordonna à ses troupes de
s'embarquer sans bruit, et disposa sur les murailles et les
tours un petit nombre de vétérans, d'archers et
de frondeurs. Ceux-ci devaient partir à un signal
convenu, dès qu'ils verraient toutes les troupes
embarquées ; pour cela, il leur laissa, dans un lieu
sûr, quelques barques légères.
XXVIII. Les habitants de Brindes, fatigués des
outrages de Pompée et de ses soldats, favorisaient le
parti de César. Sur le premier indice du départ
de Pompée, tandis que ses soldats s'agitent et
s'empressent, ils en donnent avis du haut de leurs toits.
César ne néglige point l'occasion : il ordonne
de prendre les armes et de préparer les
échelles. Pompée lève l'ancre à
l'approche de la nuit. Les gardes placés sur les
murailles se retirent au signal convenu, et gagnent leurs
vaisseaux par des chemins détournés. Nos
soldats dressent les échelles et escaladent le mur ;
mais, avertis par les habitants de prendre garde aux
fossés et aux pièges, ils s'arrêtent,
puis, par un long détour, arrivent au port, où
ils trouvent deux navires chargés de troupes qui
avaient échoué contre la digue de César.
Ils s'en rendent maîtres avec des esquifs et des
bateaux.
XXIX. César pouvait espérer de terminer
à souhait cette affaire, s'il assemblait des vaisseaux
et poursuivait Pompée, avant que celui-ci eût
tiré des secours d'outre-mer. Mais il eût fallu
un trop long délai : Pompée avait emmené
tous les navires, et ôté par là tout
moyen d'une prompte poursuite. Il n'avait donc qu'à
attendre des vaisseaux des contrées lointaines de la
Gaule, du Picenum, ou du détroit de Sicile ; mais la
saison et les distances étaient un grand obstacle.
Pendant ce temps, il craignait que les vieilles troupes et
les deux Espagnes, dont l'une devait tout à
Pompée, ne s'attachassent à lui davantage, et
qu'on pût préparer des auxiliaires, de la
cavalerie, et attaquer en son absence la Gaule et
l'Italie.
XXX. Il renonce donc pour le moment à poursuivre
Pompée, et se décide à passer en
Espagne. Il ordonne aux duumvirs de toutes les villes
municipales d'assembler des vaisseaux et de les envoyer
à Brindes. Il fait passer en Sardaigne son lieutenant
Valerius avec une légion, et Curion en Sicile, comme
propréteur, avec quatre légions ; il lui
enjoint de se rendre en Afrique aussitôt que la Sicile
sera soumise. M. Cotta commandait alors en Sardaigne, priant
de ne pas oublier ses anciens bienfaits pour les services
récents de César. Fidèles à ces
instructions, les Marseillais avaient fermé leurs
portes à César ; ils avaient appelé
près d'eux les Albices, peuple sauvage qui habitait
les montagnes au-dessus de Marseille, et qu'ils avent
toujours trouvé dévoué ; ils avaient
fait entrer dans la ville tout le blé des cantons et
des châteaux voisins, établi des fabriques
d'armes, et réparé leurs murailles, leurs
portes, leurs navires.
XXXV. César mande quinze des principaux de la ville :
il leur conseille de ne pas être les premiers à
commencer la guerre ; de se conformer au sentiment de
l'Italie entière plutôt qu'à la
volonté d'un seul. Il ajoute tout ce qu'il croit
capable de les guérir de leur
témérité. Les députés
reportent ces paroles à leurs concitoyens, et
reçoivent l'ordre de lui répondre que,
«voyant le peuple romain divisé en deux partis,
ils ne sont ni assez éclairés ni assez
puissants pour décider laquelle des deux causes est la
plus juste ; que les deux chefs opposés, Cn.
Pompée et C. César, étaient protecteurs
de leur ville ; que l'un leur avait publiquement
accordé les terres des Volsques Arécomiciens et
des Helviens ; que l'autre, vainqueur des Gaules, avait
augmenté leur territoire et leurs revenus ;
qu'à des services égaux ils devaient
témoigner une égale reconnaissance, ne servir
aucun des deux contre l'autre, ne recevoir ni l'un ni l'autre
dans leur ville et leurs ports».
XXXVI. Pendant ces explications, Domitius arrive à
Marseille avec sa flotte, et, reçu par les habitants,
il prend le commandement de la ville. On lui donne aussi la
conduite de la guerre. Les vaisseaux sont mis à ses
ordres. Ils vont chercher partout des bâtiments de
transport : ceux qui étaient en mauvais état
leur fournissent le fer, le bois, les agrès, pour
radouber et armer le reste ; il mettent en commun le
blé qu'ils ont pu recueillir ; ils serrent les autres
approvisionnements, en cas de siège. Irrité de
cette injure, César amène trois légions,
élève des tours et des mantelets pour l'attaque
de la ville, fait équiper à Arles douze
galères. En trente jours, à compter de celui
où l'on coupa le bois, elles furent faites et
armées ; elles furent amenées à
Marseille. César en donne le commandement à D.
Brutus, et laisse son lieutenant C. Trebonius pour conduire
le siège.
XXXVII. En même temps, il fait partir pour l'Espagne
son lieutenant C. Fabius, avec trois légions qu'il
avait placées en quartier d'hiver à Narbonne et
aux environs. Il lui ordonne de s'emparer des passages des
Pyrénées, alors gardés par L. Afranius,
et le fait suivre par les autres légions, dont les
quartiers étaient plus éloignés. Fabius
exécuta ces ordres avec promptitude, chassa les
troupes qui occupaient ces défilés, et marcha
à grandes journées coutre Afranius.
XXXVIII. A l'arrivée de Vibullius Rufus, que nous
avons vu envoyé en Espagne par Pompée, les
lieutenants de Pompée, Afranius, Petreius et Varron se
partagèrent le soin de la guerre : l'un commandait
avec trois légions dans l'Espagne citérieure ;
l'autre, avec deux, depuis les défilés de
Castulo jusqu'au fleuve Anas ; le troisième, avec
pareil nombre, dans le territoire des Vettones et en
Lusitanie. Petreius devait partir de la Lusitanie par le pays
des Vettones, et joindre Afranius avec toutes ses troupes,
tandis que Varron tiendrait avec ses légions toute
l'Espagne ultérieure. Cela réglé,
Petreius fit des levées d'hommes et de chevaux dans la
Lusitanie, et Afranius en ordonna chez les Celtibères,
les Cantabres et tous les Barbares qui habitent les
côtes de l'Océan. Petreius court aussitôt
joindre Afranius : ils se décident, d'un commun
accord, à soutenir la guerre près d'Ilerda,
à cause de l'avantage de ce poste.
XXX1X. Ainsi Afranius commandait trois légions, et
Petreius en avait deux, sans compter environ quatre-vingts
cohortes levées dans les deux Espagnes et près
de cinq mille chevaux. César y avait envoyé en
avant trois légions, avec six mille auxiliaires et
trois mille chevaux qui l'avaient servi dans toutes les
guerres précédentes, et pareil nombre de
troupes gauloises, que lui-même avait
rassemblées en appelant de chaque ville ce qu'il y
avait de plus illustre et de plus brave, principalement en
Aquitaine et dans les montagnes qui touchent à la
province romaine. A la nouvelle que Pompée arrivait en
Espagne par la Mauritanie avec ses légions, il
emprunta de l'argent aux tribuns des soldats et aux
centurions, et le distribua aux troupes : par ce gage, il
s'assurait de la fidélité des centurions, comme
il gagnait les soldats par ses largesses.
XL. Fabius essayait, par lettres et par messages, de soulever
les villes voisines. Il avait jeté deux ponts sur la
Sègre, à quatre milles l'un de l'autre, et s'en
servait pour envoyer au fourrage, tout ce qui était en
deçà du fleuve ayant été
consommé les jours précédents. Les chefs
de l'armée de Pompée faisaient à peu
près de même, et pour le même motif : de
là résultaient de fréquentes
escarmouches entre les cavaliers des deux partis. Deux
légions de Fabius, qui, selon leur usage, escortaient
les fourrageurs, ayant passé le fleuve, suivies de la
cavalerie et des bagages, tout-à-coup la violence des
vents et la crue des eaux rompirent le pont et
séparèrent l'armée. Petreius et Afranius
s'aperçurent de cet accident par les débris de
bois et de claies que la rivière emportait.
Aussitôt Afranius, prenant quatre légions et
toute sa cavalerie, traverse le pont qu'il avait construit
entre son camp et la ville, et marche à la rencontre
des deux légions de Fabius. L. Planeus, qui les
commandait, fut obligé de gagner une hauteur et de
faire face des deux côtés pour n'être pas
enveloppé par la cavalerie. En cet état,
malgré l'inégalité du nombre, il soutint
les vives attaques et de la cavalerie et des légions.
L'action ainsi engagée, les deux partis
aperçurent de loin les enseignes des deux
légions que C. Fabius avait fait passer sur l'autre
pont pour nous secourir. 1i s'était bien douté
que les chefs ennemis ne manqueraient pas de profiter de
cette faveur de la fortune pour nous accabler.
L'arrivée de ces troupes fit cesser le combat, et
chacun ramena ses légions au camp.
XLI. Deux jours après, César arriva avec neuf
cents chevaux qu'il avait gardés pour son escorte. On
avait presque rétabli le pont qui avait
été rompu : César le fit terminer dans
la nuit. Lorsqu'il eut reconnu le pays, il laissa six
cohortes à la garde du pont, du camp et des bagages,
marcha le lendemain sur Ilerda avec toutes ses troupes
rangées sur trois lignes, et s'arrêta devant le
camp d'Afranius. Il y resta quelque temps sous les armes, et
lui présenta le combat en rase campagne. De son
côté, Afranius fit sortir ses troupes et les
rangea sur le milieu d'une colline, en avant de son camp.
César, voyant qu'Afranius ne se pressait pas de
combattre, résolut de camper au pied de la montagne,
à environ quatre cents pas de distance ; et afin que
ses troupes ne pussent être alarmées ou
interrompues dans leurs travaux par quelque attaque soudaine
de l'ennemi, au lieu d'élever un rempart qui
nécessairement se serait vu de loin, il fit seulement
creuser à la tête du camp un fossé de
quinze pieds. La première et la seconde ligne
restaient sous les armes, dans le même rang où
elles étaient d'abord ; la troisième
travaillait derrière elles : par ce moyen, l'ouvrage
fut achevé avant qu'Afranius s'aperçut que l'on
fortifiait le camp.
XLII. Sur le soir, César ramène ses troupes
dans ce retranchement, et y passe la nuit sous les armes. Le
lendemain il retient toute son armée dans le camp, et,
comme il eût fallu trop s'éloigner pour se
procurer des matériaux, il se contenta, pour le
moment, de continuer l'ouvrage sur le même plan : il
chargea deux légions de fortifier les
côtés du camp, d'ouvrir des fossés de la
même largeur, et tint les autres légions en
bataille vis-à-vis de l'ennemi. Afranius et Petreius,
voulant, effrayer ou troubler les travailleurs, font
paraître leurs troupes au pied de la colline et nous
provoquent au combat. Mais César laisse continuer le
travail, sûr d'être assez défendu par son
fossé et ses trois légions. L'ennemi n'osa
s'avancer, et ne tarda pas à se retirer. Le
troisième jour, César fortifie son camp d'un
rempart et y fait venir les bagages et le reste des cohortes
qu'il avait laissées dans l'autre.
XLIII. Entre la ville d'Ilerda et la colline voisine,
où campaient Afranius et Petreius, était une
plaine d'environ trois cents pas, et au milieu une petite
hauteur : si César parvenait à s'en rendre
maître et à s'y fortifier, il croyait pouvoir
ôter aux ennemis toute communication avec le pont et la
ville d'où ils tiraient leurs subsistances. Dans cet
espoir, il fait sortir trois légions, les range en
bataille dans un lieu convenable, et ordonne au premier rang
de l'une d'elles de courir en avant et de prendre cette
hauteur. A cette vue, les cohortes qui étaient de
garde en tête du camp d'Afranius sont envoyées
au même endroit par un chemin plus court. Le combat
s'engage ; mais les soldats d'Afranius, qui étaient
arrivés les premiers, repoussent les nôtres, et,
à l'aide d'un renfort, les contraignent de tourner le
dos et de rejoindre les légions.
XLIV. Telle était la manière de combattre des
soldats d'Afranius : ils attaquaient avec vivacité,
s'emparaient d'une position avec audace, s'embarrassaient peu
de garder leur rangs, ne se montraient que par peloton :
s'ils étaient pressés, ils reculaient et
lâchaient pied sans scrupule. Ils avaient pris cette
habitude chez les Lusitaniens et les autres Barbares : car on
sait que le soldat est fort disposé prendre les
coutumes des peuples chez lesquels il a longtemps
séjourné. Les nôtres, peu faits à
ce genre de combat, ne laissèrent pas d'être
troublés. A chacune de ces attaques partielles et
soudaines, ils croyaient qu'on voulait les envelopper et les
prendre en flanc : car, pour eux, ils ne savaient que garder
leurs rangs, ne point se séparer des étendards,
ne jamais quitter, sans de fortes raisons, le poste qu'ils
avaient pris d'abord. Le désordre s'étant donc
mis dans les rangs avancés de la légion, cette
aile entière s'ébranla et se retira sur un
coteau voisin.
XLV. César, voyant l'effroi gagner presque tous les
siens, contre leur coutume et contre son attente, cherche
à les rassurer, et conduit la neuvième
légion au secours des troupes en péril : il
arrête les vives poursuites d'un ennemi enhardi par le
succès, le force à son tour de fuir et de se
retirer vers Ilerda, sous les murs mêmes de la ville.
Mais le désir de la vengeance emporta trop loin nos
soldats : tandis qu'ils poursuivent imprudemment les fuyards,
ils s'engagent dans une position dangereuse, au pied
même de la montagne où la ville est
située. Quand ils voulurent se retirer, l'ennemi les
accabla d'en haut. L'endroit était escarpé et
à pic des deux côtés ; il n'avait de
largeur que pour contenir trois cohortes en bataille ; on ne
pouvait envoyer des renforts sur les flancs, ni faire
soutenir l'attaque par la cavalerie. Du côté de
la ville, le terrain descendait en pente douce durant environ
cinq cents pas ; c'est par-là que les nôtres
cherchaient à sortir du passage dangereux où
leur ardeur les avait témérairement
engagés. Resserrés entre un
défilé étroit et placés au pied
de la montagne, ils combattaient avec désavantage :
aucun des traits lancés contre eux n'était
perdu. Cependant ils se soutenaient par leur valeur et
supportaient leurs blessures avec une inébranlable
patience. A chaque instant le nombre des ennemis augmentait ;
des cohortes fraîches traversaient la ville, pour
relever celles qui étaient fatiguées.
César, de son côté, était
forcé d'envoyer des cohortes nouvelles, pour remplacer
ses soldats harassés.
XLVI. L'action durait depuis cinq heures sans relâche,
et les nôtres étaient vivement pressés
par le nombre : tous leurs traits étaient
épuisés ; ils mirent l'épée
à la nain, s'élancèrent sur la colline
avec impétuosité, renversèrent quelques
cohortes et obligèrent le reste à reculer elles
furent repoussées jusque sous les murs, et même,
en plus d'un endroit, la terreur les chassa jusque dans la
ville : ainsi, elles laissèrent aux nôtres une
facile retraite. En même temps, notre cavalerie passa
sur les deux flancs : quoique placée au bas de la
montagne, elle parvint au sommet par ses efforts, et,
voltigeant entre les deux armées, rendit la retraite
plus aisée et plus sûre. Ainsi, le succès
du combat fut partagé. A la première attaque,
nous perdîmes environ soixante-dix des nôtres, et
de ce nombre Q. Fulginius, centurion des hastaires de la
première cohorte de la quatorzième
légion, qui, par sa valeur, s'était
élevé des derniers rangs de la milice à
ce grade supérieur. Plus de six cents furent
blessés. Du côté d'Afranius,
périrent T. Cécilius, centurion primipilaire,
quatre autres centurions et plus de deux cents soldats.
XLVII. Chacun pourtant s'attribua l'avantage de la
journée : les soldats d'Afranius alléguaient
que, malgré leur infériorité reconnue,
ils avaient longtemps résisté de près,
repoussé notre première attaque et gardé
d'abord la hauteur disputée, en nous forçant de
reculer ; les nôtres, au contraire, se glorifiaient
d'avoir, quoique inférieurs en nombre, tenu un mauvais
poste pendant cinq heures, gravi la montagne
l'épée à la main, chassé et
poussé l'ennemi jusque dans les murs. Afranius
fortifia avec soin le poste pour lequel on avait combattu, et
y plaça un corps de troupes.
XLVII I. Deux jours après, il arriva un accident
imprévu : un violent orage amena une crue d'eau, telle
qu'on n'en avait jamais vu de plus grande en ces
contrées. Des masses de neige roulèrent du haut
des montagnes, la rivière déborda, et les deux
ponts construits par C. Fabius furent emportés en un
jour. Cet événement mit l'armée de
César dans une position critique : son camp, comme on
l'a dit, était situé dans une plaine d'environ
trente milles, entre la Sègre et la Cinga. Ces fleuves
n'étaient point guéables ; l'armée se
trouvait resserrée dans un espace étroit. Ni
les peuples alliés de César ne pouvaient lui
apporter des vivres, ni les fourrageurs, arrêtés
par les eaux ; revenir au camp, ni les grands convois de
l'Italie et de la Gaule arriver jusqu''à lui.
C'était l'époque la plus difficile de
l'année, le temps de la moisson approchait, et il ne
restait plus rien des approvisionnements d'hiver. Le pays
était épuisé, et par Afranius, qui,
avant l'arrivée de César, avait fait porter
à Ilerda presque tout le blé, et par
César, qui, les jours précédents, avait
consommé le reste. Les bestiaux eussent
été d'un utile secours dans cette disette, mais
les habitants les avaient éloignés à
cause de la guerre. Ceux qui s'écartaient pour
chercher des grains et des fourrages étaient
poursuivis par les troupes légères de la
Lusitanie et de l'Espagne citérieure, Celles-ci
connaissaient bien le pays et pouvaient aisément
traverser les rivières, parce que leur coutume est de
ne jamais se mettre en marche sans porter des outres.
XLIX. L'armée d'Afranius avait tout en abondance. Il
avait fait d'avance de grandes provisions de blé ; on
lui en apportait de toute la province : le fourrage ne lui
manquait pas. Le pont d'Ilerda lui assurait tous ces
transports et lui ouvrait au-delà du fleuve un pays
neuf, où César ne pouvait
pénétrer.
L. Les eaux restèrent élevées pendant
plusieurs jours. César tâcha de rétablir
les ponts, mais ne le put, à cause de la profondeur du
fleuve et des cohortes ennemies placées sur la rive.
Il était facile à ceux-ci de s'opposer à
ses efforts, parce que le fleuve était large et
naturellement rapide, et que de toute la rive ils
lançaient leurs traits sur un point unique et
resserré : il nous était bien difficile de
vaincre à la fois la rapidité du fleuve,
d'achever les travaux et d'éviter les traits de
l'ennemi.
LI. On vint annoncer à Afranius qu'un grand convoi,
destiné à César, était
arrêté au bord de la rivière.
C'étaient des archers du pays des Rutènes et
des cavaliers gaulois, traînant à leur suite,
selon l'usage de la Gaule, quantité de chariots et de
bagages. Il y avait, de plus, environ six mille hommes de
toute condition, avec leurs esclaves et leurs affranchis ;
mais tous sans ordre, sans chef, agissant à leur
fantaisie, sans crainte et sans précaution, comme ils
avaient fait au début de leur marche. Parmi eux se
trouvaient des jeunes gens de noble famille, des fils de
sénateurs et de chevaliers, des députés
des villes, des lieutenants de César : cette multitude
était retenue sur la rive. Afranius part de nuit avec
toute sa cavalerie et trois légions pour les accabler
; la cavalerie prend les devants et tombe inopinément
sur eux. La cavalerie gauloise se met promptement en
défense, et engage le combat. Tant qu'elle n'eut
à résister qu'à des troupes de
même arme, elle se soutint contre des forces
supérieures ; mais à la vue des enseignes des
légions, elle se retira sur les montagnes voisines
avec peu de perte. Le temps que dura le combat fut d'un grand
secours pour les autres ; ils purent se sauver et gagner les
hauteurs. On perdit ce jour-là environ deux cents
archers, un petit nombre de cavaliers, des valets et quelques
bagages.
LII. Cependant toutes ces circonstances augmentèrent
la cherté des vivres, suite inévitable de la
disette du moment et de la crainte de l'avenir.
Déjà le boisseau de blé se vendait
cinquante deniers, le soldat perdait ses forces, et le mal
croissait sans cesse. En peu de jours, il s'était fait
un grand changement dans nos affaires et notre fortune : nos
soldats manquaient du nécessaire ; ceux d'Afranius
étaient dans l'abondance et semblaient avoir
l'avantage sur nous. César, ne pouvant trouver de
blé, demandait du bétail aux villes qui avaient
pris son parti ; il renvoyait au loin les valets de
l'armée, et pourvoyait lui-même, autant qu'il
était possible, aux nécessités du
moment.
LIII. Ces embarras étaient encore
exagérés dans les lettres que Petreius,
Afranius et leurs amis envoyaient à Rome. Le bruit
public y ajoutait encore : on croyait la guerre
terminée. Ces récits parvenus à Rome, la
foule se pressa chez Afranius et apporta ses
félicitations ; un grand nombre de citoyens partirent
d'Italie pour aller joindre Cn. Pompée : les uns, afin
d'être les premiers à lui porter ces nouvelles ;
d'autres, pour ne point paraître avoir attendu
l'événement ou venir les derniers de
tous.
LIV. En cette extrémité, tous les passages
étant fermés par les troupes et par la
cavalerie d'Afranius, César, qui ne pouvait achever
ses ponts, ordonne aux soldats de construire des navires
semblables à ceux dont il avait appris autrefois
à se servir en Bretagne. La quille et les flancs
étaient d'un bois léger, et le reste du corps
formé d'un tissu d'osier recouvert de cuir. Quand ils
furent terminés, il les fit conduire, la nuit, sur des
chariots accouplés, jusqu'à vingt-deux milles
de son camp. Les soldats passent le fleuve sur ces navires,
s'emparent à l'improviste d'une hauteur tout proche du
rivage, et la fortifient avant que l'ennemi se soit
aperçu de ce mouvement. César y mène
ensuite une légion, établit un pont des deux
côtés, et l'achève en deux jours. Par ce
moyen, le convoi et les fourrageurs reviennent en
sûreté, et l'on commence à avoir des
vivres.
LV. Le même jour, une grande partie de sa cavalerie
passe le fleuve, surprend les fourrageurs ennemis qui
s'étaient dispersés sans crainte, et leur
enlève beaucoup d'hommes et de chevaux. Des cohortes
étant venues à leur secours, elle se partage
habilement en deux troupes, l'une pour garder le butin,
l'autre pour faire face à l'ennemi et le repousser.
Une cohorte ennemie qui s'avança imprudemment fut
enveloppée et égorgée ; les nôtres
revinrent au camp par le même pont, sans perte et avec
un butin considérable.
LVI. Tandis que ces faits se passent à Ilerda, les
Marseillais équipent, par le conseil de L. Domitius,
dix-sept galères, dont onze étaient
pontées. Ils y ajoutent beaucoup de bâtiments
légers, afin d'effrayer notre flotte par le nombre, et
les remplissent d'une foule d'archers et de ces Albices dont
nous avons parlé : ils n'épargnent, pour les
exciter, ni argent ni promesses. Domitius se réserve
quelques navires, et les remplit des cultivateurs et des
pâtres qu'il avait amenés. Tout étant
disposé, ils s'avancent avec confiance contre notre
flotte, que commandait D. Brutus : elle était à
l'ancre devant une île située vis-à-vis
de Marseille.
LVII. La flotte de Brutus était bien inférieure
en nombre ; mais César y avait placé
l'élite de toutes ses légions, des soldats
choisis dans les premiers rangs et des centurions qui avaient
eux-mêmes demandé cet emploi. Tous
s'étaient pourvus de harpons, de mains de fer, d'une
grande quantité de javelots, de dards et d'autres
traits. A l'approche de la flotte ennemie, ils sortent du
port et engagent l'action. Des deux côtés,
l'ardeur fut extrême. Les Albices, montagnards robustes
et aguerris, ne le cédaient guère aux
nôtres en courage : à peine sortis de la ville,
ils avaient l'esprit encore plein des promesses qu'on venait
de leur faire. Quant aux pâtres de Domitius,
animés par l'espoir de la liberté, ils
brûlaient de déployer leur vaillance sous les
yeux de leur maître.
LVIII. Les Marseillais, par la vitesse de leurs navires et
l'adresse de leurs pilotes, savaient éviter ou
soutenir le choc des galères, et, étendant
leurs ailes autant que l'espace le permettait, ils
cherchaient à nous enveloper, se réunissaient
contre un seul navire, ou tâchaient, en passant, de
briser nos rames. S'ils étaient forcés d'en
venir à l'abordage, la science et l'habileté
des pilotes faisaient place à la vigueur des
montagnards. Les nôtres avaient des rameurs et des
pilotes moins exercés, qui, tirés tout à
coup des vaisseaux de transport, ignoraient même les
termes de la manoeuvre ; nos vaisseaux étaient
d'ailleurs retardés par leur pesanteur : faits
à la hâte et de bois vert, ils ne pouvaient
avoir la même vitesse. Mais si l'on venait à
s'approcher, les nôtres ne craignaient pas d'avoir
affaire à deux vaisseaux à la fois ; et, les
retenant avec la main de fer, ils combattaient en même
temps à droite et à gauche, et
s'élançaient dans les navires ennemis.
Après un grand carnage des Albites et des
pâtres, plusieurs navires furent coulés à
fond, quelques-uns furent pris avec les hommes qui les
montaient, les autres repoussés dans le port. Les
Marseillais perdirent dans cette journée neuf
galères, en comptant celles qui furent prises.
LIX. César reçut cette nouvelle à
Ilerda. Son pont était achevé : la face des
affaires changea bientôt. Les ennemis, redoutant la
valeur de notre cavalerie, se montraient moins libres et
moins hardis dans leurs courses. Tantôt ils
fourrageaient assez près du camp pour se
ménager une prompte retraite, tantôt ils
prenaient de longs détours. Ils évitaient nos
gardes et nos postes de cavaleries. Au moindre échec,
ou seulement à la vue de quelques-uns de nos
cavaliers, ils jetaient leur charge au milieu du chemin et
s'enfuyaient. Ils finirent même par rester plusieurs
jours au camp, et se décidèrent, contre
l'usage, à ne plus sortir que de nuit.
LX. Cependant les Oscenses et les Calagurritains, peuple
dépendant des Oscenses, envoient une députation
à César et lui promettent obéissance.
Les Tarragonais, les Jacétaniens, les Ausétans,
et, peu de jours après, les Illurgavoniens, voisins de
l'Ebre, suivent leur exemple. César leur demande
à tous du blé ; ils s'engagent à en
fournir, et, ayant rassemblé de toutes parts des
bêtes de somme, ils en portent à son camp. Une
cohorte d'Illurgavoniens, apprenant la résolution de
leurs concitoyens, passent de son côté avec
leurs enseignes. Tout change bientôt : le pont
était terminé, cinq grands peuples
s'étaient ralliés à César, on
avait des vivres en abondance, il n'était plus
question des légions que Pompée devait amener
par la Mauritanie ; aussi plusieurs nations
éloignées quittent le parti d'Afranius et
embrassent celui de César.
LXI. César s'aperçut de la frayeur des ennemis.
Pour que sa cavalerie ne fût pas toujours
obligée d'aller si loin chercher un pont, il
résolut de détourner une partie de la
Sègre, et de la rendre guéable. Dans ce but, il
choisit un endroit convenable, et fit faire plusieurs
fossés de trente pieds de large. L'ouvrage presque
achevé, Afranius et Petreius craignirent que
César, avec sa nombreuse cavalerie, ne leur
coupât tout à fait les vivres et le fourrage.
Ils se décident à se retirer et à porter
la guerre en Celtibérie. Ce qui contribua encore
à les déterminer, c'est que, dans la scission
qui avait éclaté dans la dernière guerre
de Sertorius, les vaincus redoutaient Pompée,
même absent, et les autres, ses anciens alliés,
lui étaient attachés par les plus grands
bienfaits : le nom de César, au contraire,
était presque ignoré de ces barbares. Afranius
et Petreius comptaient tirer de cette contrée des
forces considérables de cavalerie et d'infanterie, et
pouvoir traîner la guerre en longueur jusqu'à
l'hiver dans un pays ami. Cette résolution prise, ils
rassemblent de tous côtés des vaisseaux sur
l'Ebre, et les amènent à Octogesa, ville
située sur ce fleuve à vingt milles de leur
camp. Là, ils ordonnent d'établir un pont
formé de navires joints ensemble, font passer la
Sègre à deux légions, et garnissent le
camp d'un retranchement de douze pieds.
LXII. César en fut instruit par ses éclaireurs.
Déjà, par le travail opiniâtre de ses
soldats, qui ne se reposaient ni le jour ni la nuit, il
était parvenu à détourner la
Sègre, assez pour que la cavalerie pût et
osât la traverser, quoique avec peine ; mais
l'infanterie, ayant de l'eau jusqu'aux épaules,
était retenue par la profondeur et la rapidité
du fleuve. Toujours est-il vrai que la Sègre se
trouvait guéable au moment où l'on apprenait
que l'ennemi avait presque achevé son pont sur
l'Ebre.
LXIII. Ce fut pour les ennemis un motif de hâter leur
départ. Laissant donc deux cohortes auxiliaires
à la garde d'Ilerda, ils passent la Sègre avec
toutes leurs troupes, et rejoignent les deux légions
qui l'avaient déjà passée les jours
précédents. Il ne restait à César
qu'à envoyer sa cavalerie pour les harceler dans leur
marche : car il fallait faire un grand détour pour
gagner le pont qu'il avait construit, et les ennemis avaient
une bien moindre distance pour parvenir à l'Ebre. La
cavalerie de César part, traverse le fleuve, se montre
tout à coup à l'arrière-garde d'Afranius
et de Petreius, qui avaient levé leur camp à la
troisième veille ; elle se répand à
l'entour, inquiète et retarde leur marche.
LXIV. Au point du jour, on voyait des hauteurs voisines du
camp notre cavalerie, aux prises avec cette
arrière-garde, la presser vivement, quelquefois la
forcer de s'arrêter et de faire face ; puis toutes
leurs cohortes se porter contre les nôtres, les
repousser, et ensuite se remettre en marelle, toujours
poursuivies par nos troupes. Dans tout le camp les soldats se
rassemblent ; ils se plaignent qu'on laisse échapper
l'ennemi de leurs mains, et qu'on prolonge la guerre sans
nécessité : ils s'adressent aux centurions et
aux tribuns ; ils les conjurent de faire savoir à
César «qu'il n'ait à leur épargner
ni fatigues, ni périls ; qu'ils sont prêts
à tout ; qu'ils pourront et oseront traverser le
fleuve où la cavalerie l'a passé».
Excité par leur zèle et leurs plaintes,
César, bien qu'il craignît d'exposer
l'armée à un courant si rapide, crut devoir
essayer le passage. Choisissant dans toutes les centuries les
soldats qui ne lui semblent ni assez forts ni assez hardis,
il les laisse à la garde du camp avec une
légion ; il emmène les autres sans bagage, fait
placer au dessus et au dessous du courant un grand nombre de
chevaux de charge, et passe le fleuve avec l'armée.
Quelques soldats, emportés par le courant, furent
reçus et tirés de l'eau par la cavalerie ;
aucun ne périt. César, ayant fait passer ses
troupes sans perte, les rangea sur trois lignes ; et telle
fut leur ardeur, que, malgré un détour de six
milles et la longueur du temps employé au passage, ils
atteignirent, avant la neuvième heure du jour,
l'ennemi parti à la troisième veille.
LXV. Afranius et Petreius, apercevant de loin nos troupes,
furent saisis d'étonnement et de crainte,
s'arrêtèrent sur les hauteurs, et s'y mirent en
bataille. César fit reposer les siens dans la plaine,
pour ne pas combattre avec des troupes fatiguées ;
mais, voyant les ennemis essayer de continuer leur marche, il
les suit et les arrête : ils furent obligés de
camper plus tôt qu'ils n'avaient résolu.
Près de là étaient des montagnes, et,
à cinq milles, des chemins difficiles et
étroits. Ils voulaient se retirer derrière ces
montagnes, pour échapper à la cavalerie de
César, et pour entraver notre marche en plaçant
des postes dans les défilés, tandis
qu'eux-mêmes passeraient l'Ebre sans péril et
sans crainte. Ce devait être le but de tous leurs
efforts ; mais la fatigue du combat et de la marche leur fit
remettre ce projet au lendemain. César, de son
côté, établit son camp sur une colline
voisine.
LXVI. Vers le milieu de la nuit, la cavalerie ayant saisi
quelques soldats qui s'étaient écartés
pour chercher de l'eau, César apprit d'eux que les
chefs ennemis faisaient sortir leurs troupes en silence :
aussitôt il fait proclamer, selon l'usage, qu'on ait
à se mettre en marche, et il donne le signal du
départ. Les ennemis entendent ce bruit. Craignant
d'être enfermés dans les défilés
par notre cavalerie ou obligés de combattre de nuit
chargés de leurs bagages, ils s'arrêtent et
rentrent dans le camp. Le lendemain, Petreius part
secrètement avec quelques cavaliers, pour
reconnaître le pays. César fait de même,
et envoie L. Decidius Saxa, avec quelques hommes, examiner la
nature des lieux. Tous deux rapportent aux leurs,
qu'après avoir traversé une plaine de cinq
milles, on trouve un pays rude et montueux, et que le premier
qui occupera ces défilés n'aura pas de peine
à en défendre l'approche à
l'ennemi.
LXVII. Petreius et Albanus tiennent conseil : on
délibère sur le moment du départ.
Presque tous étaient d'avis de partir la nuit, disant
que l'armée atteindrait les défilés
avant d'être aperçue. Les autres concluaient de
l'expérience faite la nuit précédente,
qu'on ne saurait sortir secrètement : «la
cavalerie de César, disaient-ils, se répandait
la nuit dans la campagne, et gardait les chemins ; il fallait
éviter tout combat nocturne, surtout dans une guerre
civile, où d'ordinaire le soldat consulte plus sa
frayeur que ses serments, tandis qu'en plein jour la honte
l'arrête ; la présence des tribuns et des
centurions agit sur lui, et tout cela le retient dans le
devoir. Il fallait donc à tout prix s'ouvrir un
passage pendant le jour : éprouvât-on quelque
perte, au moins l'armée se sauverait et gagnerait le
poste qu'on voulait prendre». Cet avis l'emporta au
conseil ; le départ fut résolu pour le
lendemain au point du jour.
LXVIII. César, bien informé de la disposition
des lieux, fait sortir ses troupes aux premières
blancheurs de l'aube, et les conduit par un grand
détour, sans tenir de route certaine, parce que
l'ennemi avait son camp sur les chemins qui conduisaient
à Octogesa et à l'Ebre. Il eut à
traverser des vallées profondes et difficiles ; des
roches escarpées arrêtaient leur marche en
plusieurs endroits ; les soldats étaient
obligés de se donner leurs armes de main en main, et
de se soulever les uns les autres. On fit ainsi une partie de
la route ; mais aucun ne se refusait à la fatigue,
espérant en trouver le terme s'ils pouvaient couper
à l'ennemi le chemin de l'Ebre et les vivres.
LXIX. D'abord les soldats d'Afranius sortent avec joie de
leur camp pour nous voir partir, et nous adressent des
paroles insultantes, disant «que le défaut de
vivres nous obligeait à fuir et à retourner
à Ilerda». Nous prenions, en effet, une route
qui semblait tout opposée à celle que nous
aurions dû suivre. Leurs chefs s'applaudissaient de
s'être décidés à garder leur
position ; et, nous voyant partir sans bêtes de somme
ni équipages, ils ne s'en persuadaient que mieux que
nous ne pouvions supporter plus longtemps la disette. Mais
lorsqu'ils virent notre armée tourner peu à peu
vers la droite, et que déjà la tête de
nos troupes avait dépassé les hauteurs qui
dominaient leur camp, tous, jusqu'aux plus lents et aux plus
paresseux, se mirent aussitôt en devoir de sortir du
camp et de marcher au-devant de nous. On crie aux armes, et,
laissant quelques cohortes à la garde des bagages,
toutes les troupes sortent et vont droit à
l'Ebre.
LXX. C'était un combat de vitesse, à qui
occuperait le premier les défilés et les
montagnes. La difficulté des chemins retardait
l'armée de César, et la cavalerie de
César arrêtait la marche des troupes d'Afranlus.
Et telle était la position d'Afranius, que, s'il
atteignait le premier les l'auteurs, il évitait pour
lui le péril, mais ne pouvait sauver ni les bagages de
toute l'armée, ni les cohortes qu'il avait
laissées au camp. Il en était
séparé par l'armée de César, de
manière à ne pouvoir les secourir. César
arriva le premier ; et, ayant trouvé une plaine au
sortir de ces rochers, il s'y rangea en bataille en face de
l'ennemi. Afranius, dont l'arrière-garde était
pressée par notre cavalerie, et qui nous voyait devant
lui, gagna la colline et s'y arrêta. De là, il
détacha quatre cohortes espagnoles vers une haute
montagne qui était en vue des deux armées : il
leur ordonna d'y courir en toute hâte. Son dessein
était de s'y porter lui-même avec toutes ses
troupes, et, changeant sa route, d'arriver à Octogesa
par les hauteurs. Tandis que ces cohortes se dirigeaient vers
ce poste par une marche oblique, la cavalerie de César
les aperçut, tomba sur elles sans qu'elles pussent
soutenir le choc un seul instant, les enveloppa et les tailla
en pièces, à la vue des deux
armées.
LWXI. L'occasion était favorable. César
n'ignorait pas que l'armée ennemie ne pourrait
soutenir l'attaque après un tel échec, dans un
lieu plat et découvert, où sa cavalerie
l'enveloppait de toutes parts. Tous demandaient le signal :
les lieutenants, les centurions, les tribuns militaires,
accourant vers lui, le suppliaient «de ne pas
hésiter à livrer bataille. Ses soldats sont on
ne peut mieux disposés : ceux d'Afranius ont
donné plusieurs marques de crainte ; ils n'ont pas
osé secourir leurs cohortes, descendre de leur
colline, soutenir le choc de notre cavalerie ; ils ont
réuni leurs enseignes, sans se mettre en peine de les
défendre ni de garder leurs rangs. Si c'est le
désavantage du terrain qui l'arrête, l'occasion
de combattre n'en sera pas moins inévitable ; car
Afranius, ne pouvant rester sans eau, quittera
nécessairement ce poste».
LXXII. César, en coupant les vivres à ses
ennemis, espérait terminer l'affaire sans combat et
sans aucune perte des siens. «Pourquoi acheter
même une victoire au prix du sang de quelques-uns des
siens ? exposer aux blessures des soldats qui avaient si bien
mérité de lui ? enfin tenter la fortune, quand
le devoir d'un général est de vaincre par la
prudence aussi bien que par l'épée ?»
D'ailleurs, il se sentait ému de pitié pour
tant de citoyens dont il voyait la perte inévitable ;
il aimait mieux vaincre en les sauvant. Cette
résolution de César déplaisait au plus
grand nombre. Les soldats disaient ouvertement entre eux que,
puisqu'il laissait échapper une occasion si belle, ils
ne combattraient plus quand César le voudrait. Il
demeura inébranlable, et s'éloigna un peu pour
diminuer la frayeur de l'ennemi. Afranius et Petreius
profitèrent de ce mouvement, et rentrèrent dans
leur camp. César plaça des postes sur les
hauteurs, ferma tous les chemins jusqu'à l'Ebre, et
vint camper le plus près qu'il put des ennemis.
LXXIII. Le lendemain, leurs généraux, inquiets
d'être séparés de l'Ebre et privés
de subsistances, délibèrent sur ee qu'ils ont
à faire. Il leur restait un chemin pour retourner
à Ilerda, un autre pour aller à Tarragone.
Pendant qu'ils se consultent, on leur annonce que ceux de
leurs gens qui allaient à l'eau sont pressés
par notre cavalerie : sur cet avis, ils disposent plusieurs
postes de cavalerie et d'infanterie auxiliaire, les
entremêlent de cohortes légionnaires, et
commencent un retranchement depuis leur camp jusqu'à
la source, afin de pouvoir y aller à couvert sans
crainte et sans escorte. Afranius et Petreius partagent entre
eux le travail, et s'éloignent pour le
surveiller.
LXXIV. Les soldats profitent de cette absence pour
s'entretenir librement avec les nôtres : ils sortent du
camp et chacun d'eux cherche et appelle parmi nous ceux qui
sont de sa connaissance ou de son pays. D'abord ce sont
partout des actions de grâces: ils nous remercient de
les avoir épargnés la veille, et reconnaissent
qu'ils nous doivent la vie ; puis ils s'informent de ce
qu'ils peuvent espérer de César, et s'ils ne
risqueraient rien à se confier à lui : ils
regrettent de ne point l'avoir fait d'abord, et de
s'être armés contre leurs amis et leurs proches.
De propos en propos, ils demandent la parole de César
pour la vie d'Afranius et de Petreius, afin de ne pas
paraître coupables d'une odieuse trahison. Sur cette
assurance, ils s'engagent à passer aussitôt dans
le camp de César avec leurs enseignes : ils envoient
vers lui les centurions de premier rang pour traiter de la
paix. En même temps ils s'invitent, ils se conduisent
mutuellement d'un camp à l'autre, et bientôt les
deux camps n'en forment plus qu'un seul. Un grand nombre de
tribuns et de centurions vont trouver César, et se
recommandent à lui. Les principaux Espagnols qu'ils
avaient mandés au camp ou gardés en otage, font
de même, et cherchent des amis et des hôtes qui
les présentent à César. Le jeune fils
d'Afranius traitait de la sûreté de son
père et de la sienne par l'entremise du lieutenant
Sulpicius. Ce n'était partout que félicitations
et allégresse, les uns pour avoir
échappé à un si grand péril, les
autres pour avoir terminé, sans verser de sang, une
affaire si importante. César recueillait, au jugement
de tous, le précieux fruit de sa clémence ;
chacun applaudissait au parti qu'il avait pris.
LXXV. Afranius, averti de ce qui se passe, quitte les travaux
et revient au camp, décidé, selon les
apparences, à supporter avec patience
l'événement, quel qu'il fût. Mais
Petreius ne désespère point ; il arme ses
domestiques, y joint une cohorte prétorienne espagnole
et quelques cavaliers barbares qu'il avait à sa solde
et qui lui servaient de garde ; il vole aussitôt aux
retranchements, rompt les entretiens des soldats, chasse les
nôtres du camp, tue ceux qu'il saisit. Les autres, dans
ce danger imprévu, se rassemblent, s'enveloppent le
bras gauche de leur manteau, et, rassurés par la
proximité du camp, ils se défendent contre
l'infanterie espagnole et la cavalerie, et rentrent au camp,
protégés par les cohortes qui étaient de
garde aux portes.
LXXVI. Ensuite Petreius parcourt les rangs en versant des
larmes ; il exhorte les soldats, il les conjure de ne point
livrer à César et au supplice Pompée,
leur général absent, et lui-même. Sur le
champ on s'assemble devant sa tente. Là il fait jurer
à tous de n'abandonner ni l'armée ni les chefs,
de ne point les trahir, et de ne faire aucun traité
particulier. Il s'y engage le premier : il exige le
même serment d'Afranius : les tribuns des soldats et
les centurions suivent cet exemple : les soldats viennent
ensuite par centuries. On ordonne à tous ceux qui ont
en leur pouvoir quelque soldat de César, de l'amener,
et là, dans le prétoire, on l'égorge.
Mais la plupart de ceux qui en avaient reçu les
cachent et les font échapper, la nuit, par le rempart.
Ainsi la crainte que surent inspirer les chefs, la
cruauté du massacre, la religion d'un nouveau serment,
tout détruisit l'espoir d'un accommodement, changea
les dispositions du soldat, et ramena les anciennes
idées de guerre.
LXXVII. César fit rechercher avec soin les soldats
ennemis qui étaient venus dans son camp à
l'époque des premiers pourparlers, et les renvoya. Il
y eut plusieurs centurions et tribuns qui
préférèrent rester avec lui :
César les honora depuis d'une manière
particulière ; il éleva les centurions à
des grades supérieurs, et fit les chevaliers romains
tribuns des soldats.
LXXVIII. Les ennemis souffraient de la disette de fourrage,
et n'avaient de l'eau qu'avec peine. Les légionnaires
avaient bien un peu de blé, parce qu'en partant
d'Ilerda l'ordre avait été donné d'en
prendre pour vingt-deux jours ; mais l'infanterie espagnole
et les troupes auxiliaires en manquaient : elles avaient peu
de moyens de s'en procurer, et d'ailleurs n'étaient
point accoutumées à porter des fardeaux. Aussi
venaient-elles chaque jour en grand nombre se rendre à
César. La position était critique. Des deux
partis qui s'offraient, le plus sûr parut de retourner
à Ilerda, où ils avaient laissé quelque
blé : ils pourraient ensuite aviser au reste.
Tarragone était plus éloignée, et par
conséquent la route les exposait à plus de
hasards. Cette résolution prise, ils partent du camp.
César envoie sa cavalerie pour inquiéter leur
arrière-garde, et les suit avec ses légions. La
cavalerie ne leur donne pas un instant de
relâche.
LXXIX. Voici comment on se battait : des cohortes sans bagage
fermaient l'arrière-garde et s'arrêtaient
souvent dans les plaines. S'il fallait franchir une hauteur,
le site même les favorisait, parce que les premiers
arrivés, défendaient, d'en haut, ceux qui
venaient ensuite. Mais avaient-ils à défendre
une vallée ou quelque lieu en pente, les derniers
rangs ne pouvaient alors être secourus, et notre
cavalerie leur lançait d'en haut une grêle de
traits : leur retraite ne s'opérait alors qu'avec de
grands périls. Quand ils approchaient de pareils
endroits, leurs légions étaient obligées
de faire halte, et de repousser notre cavalerie par une
charge vigoureuse ; puis, après l'avoir
écartée, tout à coup elles
précipitaient leur course, se jetaient toutes ensemble
dans les vallées, et, après les avoir
traversées, se reformaient ensuite sur les hauteurs.
Leur cavalerie, quoique nombreuse, loin de leur être
d'aucun secours, était si effrayée des combats
précédents, qu'ils étaient
obligés de la placer dans leur centre, et de la
défendre eux-mêmes. Aucun homme ne sortait de la
ligne sans être enlevé par la cavalerie de
César.
LXXX. Ces combats continuels rendaient la marche lente et
tardive ; la nécessité de secourir les derniers
rangs leur faisait faire des haltes fréquentes. Aussi,
après une marche de quatre milles, vivement poursuivis
par notre cavalerie, ils gagnent une haute montagne et y
fortifient leur camp du côté qui fait face
à l'ennemi, sans décharger le bagage.
Dès qu'ils voient notre camp établi, nos tentes
dressées, et notre cavalerie partie pour le fourrage,
ils se mettent aussitôt en route vers la sixième
heure, espérant nous devancer, tandis que nous
attendrions notre cavalerie pour les poursuivre. César
s'en aperçoit, prend le reste des légions,
laisse quelques cohortes à la garde du bagage, et
ordonne qu'à la dixième heure les fourrageurs
le suivent et qu'on rappelle la cavalerie. Celle-ci revient
bientôt reprendre son service journalier : on combat si
vivement à l'arrière-garde, que l'ennemi est
prêt à tourner le dos ; un grand nombre de
soldats, plusieurs centurions même, périssent.
L'armée entière de César approchait et
allait fondre sur eux.
LXXXI. Alors, ne pouvant plus trouver un lieu convenable pour
camper, ni continuer leur route, ils sont forcés de
s'arrêter et de camper en un lieu désavantageux
et éloigné de l'eau. César, par les
motifs exposés ci-dessus, ne voulut point les attaquer
: il défendit seulement de dresser les tentes, afin
d'être plus en état de les suivre le jour ou la
nuit, s'ils voulaient s'échapper. Ceux-ci, remarquant
le désavantage du poste, changent la disposition de
leur camp, et travaillent toute la nuit à prolonger
leurs retranchements. Ils font de même le lendemain,
dès le matin, et y emploient toute la journée.
Mais plus ils s'étendaient, plus ils
s'éloignaient de l'eau, et ils remédiaient
ainsi à un mal par un autre. La première nuit,
personne n'osa sortir du camp pour aller à l'eau ; le
jour suivant, on laissa une garde au camp, toute
l'armée y alla en masse ; mais personne n'alla au
fourrage. César, plutôt que de combattre,
préférait les réduire par ce moyen
à la nécessité de se rendre. En
même temps il travailla à les enfermer par un
fossé et un retranchement, pour arrêter les
sorties subites auxquelles il pensait bien qu'ils auraient
recours. Alors manquant de fourrage, et voulant être
plus libres dans leur marche, ils firent tuer toutes leurs
bêtes de somme.
LXXXII. Deux jours se passèrent dans ces
préparatifs ; le troisième, les travaux de
César étaient déjà fort
avancés. Vers la huitième heure, à un
signal donné, ils essayent de nous interrompre, font
sortir leurs légions, et les rangent devant leur camp.
César rappelle ses travailleurs, rassemble toute la
cavalerie, et se met en bataille : car paraître
éviter une action, contre le désir des soldats
et l'opinion de tous, c'eût été se faire
grand tort. Cependant les motifs déjà connus
l'empêchaient de souhaiter le combat, d'autant plus que
le peu d'étendue du terrain ne permettait pas,
même en cas de succès, une victoire
décisive : il n'y avait guère que deux mille
pas d'un camp à l'autre. Deux tiers étaient
occupés par les deux armées ; un seul tiers
restait pour l'attaque et pour le choc. Si l'on en venait aux
mains, la proximité du camp donnait aux vaincus une
facile retraite dans leur fuite. Cette raison l'avait
déterminé à attendre l'attaque, au lieu
de la commencer.
LXXXIII. L'armée d'Afranius était rangée
sur deux lignes composées de cinq légions, et
les troupes auxiliaires formaient le corps de réserve.
Celle de César était sur trois lignes ; la
première, formée de quatre cohortes prises
à chacune des cinq légions ; trois de chaque en
seconde ligne, et autant dans la troisième ; au
milieu, les archers et les frondeurs ; la cavalerie sur les
ailes. Dans cet ordre de bataille, César et Afranius
paraissaient s'en tenir à leur plan ; l'un, de ne
point combattre, l'autre, d'empêcher les travaux de
César. Les armées restèrent en cet
état jusqu'au coucher du soleil, après quoi
chacun se retira dans son camp. Le lendemain, César
cherche à continuer ses travaux : l'ennemi tente le
passage de la Sègre et cherche un gué.
César, s'en étant aperçu, fait passer la
rivière à une partie de la cavalerie et
à l'infanterie légère des Germains, et
place sur le bord des postes nombreux.
LXXXIV. Entin, assiégés de tous
côtés, depuis quatre jours sans fourrage,
privés d'eau, de bois, de grains, les
généraux ennemis demandent une entrevue, et,
s'il se peut, dans un lieu éloigné des troupes.
César refuse, et offre de les entendre publiquement :
on lui donne en otage le fils d'Afranius, et l'on se rend au
lieu qu'il désigne. Là, en présence des
deux armées, Afranius prend la parole : «On ne
doit pas, dit-il, leur faire un crime, à eux et
à leurs troupes, d'avoir voulu rester fidèles
à Cn. Pompée, leur général. Mais
ils ont satisfait à leur devoir ; ils ont assez
souffert ; ils ont assez enduré de privations de tout
genre. Maintenant encore, enfermés comme des femmes,
ils manquent d'eau et ne peuvent faire le moindre mouvement.
Ni leurs corps ne sauraient plus longtemps supporter tant de
souffrances, ni leurs âmes tant d'ignominies : ils
s'avouent donc vaincus, et demandent, s'il reste quelque
recours à la pitié, qu'on ne les réduise
pas à la nécessité de mourir». Il
prononça ces paroles du ton le plus humble et le plus
soumis.
LXXXV. César répondit «que personne
n'avait moins le droit d'implorer la compassion et de faire
entendre des plaintes. Tous les autres ont fait leur devoir ;
lui, César, en s'abstenant de combattre dans un temps
et un lieu favorables, afin de laisser accès à
des voies de conciliation ; ses soldats, en conservant et
protégeant les ennemis qui étaient en leur
pouvoir, malgré la plus cruelle injure et le massacre
des leurs ; enfin les troupes d'Afranius, en venant traiter
elles-mêmes de la paix et en même temps du salut
de tous. Ainsi dans tous les rangs on s'arrêtait au
parti conseillé par l'humanité : les chefs
seuls ont repoussé la paix ; loin de respecter une
trêve et une entrevue, ils ont cruellement
massacré des hommes sans défiance qui se
reposaient sur la foi publique. Aujourd'hui, par un sort
ordinaire aux hommes opiniâtres et arrogants, ils
recherchent avec empressement ce qu'ils ont d'abord
dédaigné. Il ne se prévaudra point de
leur abaissement, ni des circonstances, pour accroître
son pouvoir ; mais il veut que les armées depuis
longtemps entretenues contre lui soient licenciées. En
effet, ce n'est point pour d'autre motif qu'on a
envoyé six légions en Espagne et qu'on y en a
levé une septième ; qu'on a
équipé tant de flottes, convoqué de si
habiles généraux ; ce n'était ni pour
pacifier l'Espagne, ni pour secourir la Province, dont une
longue paix avait assuré le sort : c'est contre lui
que toutes ces mesures ont éié prises : c'est
pour le combattre que les formes anciennes du gouvernement
ont été changées ; que, des portes de
Rome, le même homme préside aux
délibérations intérieures, et, quoique
absent, gouverne depuis tant d'années deux provinces
belliqueuses ; que les droits sacrés des magistrats
ont été violés, et qu'on a donné
des provinces, non plus, selon l'usage constant, à
d'anciens préteurs et à d'anciens consuls, mais
à des particuliers choisis par une faction ; qu'enfin,
au mépris du privilège de l'âge, on
appelait aux armes des vétérans, malgré
leurs anciens services. A lui seul on refuse ce qui fut
toujours accordé aux généraux qui ont
bien servi l'Etat, de rentrer dans Rome avec honneur, ou du
moins sans honte, après avoir congédié
l'armée. Tous ces outrages, il les a supportés
patiemment et les supportera encore : il ne veut pas
même, ce qui lui serait facile, incorporer dans son
armée les troupes qu'ils commandent, mais seulement
les empêcher de s'en servir contre lui ; il faut donc,
comme il a été proposé, qu'ils sortent
de la Province et licencient leurs soldats. A ce prix, il ne
maltraitera personne. Telle est l'unique et dernière
condition qu'il met à la paix».
LXXXVI. La joie des soldats montra assez que ce discours leur
avait plu : ils s'attendaient à un juste
châtiment, et le congé qu'ils recevaient
était pour eux une sorte de récompense. Aussi,
comme on discutait sur le lieu et l'époque du
licenciement, tous, du geste et de la voix,
demandèrent qu'il se fît à l'instant ;
aucun serment n'en assurerait assez l'exécution si on
le différait. Après quelques paroles
échangées à ce sujet, on convint que
ceux qui avaient leur demeure ou des propriétés
en Espagne y seraient renvoyés sur-le-champ, les
autres sur les bords du Var : il fut stipulé qu'aucun
mal ne leur serait fait, et que nul ne serait forcé de
prêter le serment militaire à
César.
LXXXVII. César s'engagea à leur fournir du
blé dès ce moment jusqu'à leur
arrivée sur les bords du Var : il ajouta que tout ce
qu'ils avaient perdu à la guerre, et qui se trouverait
entre les mains de ses soldats, leur serait rendu ; il en fit
faire l'estimation et en paya le prix à ses troupes.
Depuis lors, il devint l'arbitre de tous les
différends qui s'élevèrent entre les
soldats : Petreius et Afranius, refusant le payement de la
solde, dont le terme, disaient-ils, n'était pas encore
échu, virent une sédition près
d'éclater et prièrent César de prononcer
: les uns et les autres s'en tinrent à son jugement.
Le tiers environ de cette armée fut licencié en
deux jours. César fit prendre les devants à
deux légions et ordonna aux autres de les suivre, de
manière que leurs camps ne fussent jamais
éloignés l'un de l'autre. Il donna la conduite
de cette marche à son lieutenant Q. Fufius Calenus.
D'après son ordre, on alla ainsi depuis l'Espagne
jusqu'au Var, où le reste de l'armée fut
licencié.
Traduction de Nicolas-Louis Artaud (1828)