Claude
1. Caius étant mort de la manière que nous avons dit, les consuls, après avoir établi des postes dans toutes les parties de la ville, assemblèrent le sénat au Capitole, où furent proposés des avis aussi nombreux que divers : les uns voulaient un gouvernement populaire, les autres un gouvernement monarchique ; les uns préféraient tel prince, les autres tel autre. Aussi passèrent-ils le reste du jour et la nuit entière sans prendre aucune résolution. Sur ces entrefaites, quelques soldats étant entrés dans le palais, à dessein de piller, trouvèrent Claude caché dans un coin obscur (il était avec Caius et s'était alors tapi dans une cachette, effrayé du tumulte) ; ils commencèrent par l'en tirer, dans la créance que c'était un autre ou qu'il avait quelque objet précieux ; puis, l'ayant reconnu, ils le saluèrent empereur, et l'emmenèrent dans le camp, où, avec le reste de leurs compagnons, attendu qu'il était de la famille impériale et qu'il passait pour homme de bon caractère, ils lui donnèrent la souveraine puissance. Les consuls, jusque-là, avaient envoyé, entre autres personnages, des tribuns du peuple pour défendre à Claude de rien faire et de demeurer soumis à l'autorité du peuple, du sénat et des lois ; mais, abandonnés par les soldats qui les entouraient, ils finirent par consentir à cette élection et décernèrent à Claude tous les honneurs appartenant au pouvoir suprême.
2. C'est ainsi que Claude Tibère Néron Germanicus, fils de Drusus fils de Livie, parvint à l'empire, bien qu'auparavant il n'eût exercé absolument aucune charge, sinon, une seule fois, celle de consul ; il était alors âgé de cinquante ans. Son esprit n'était pas sans distinction : il s'était exercé aux lettres assez pour avoir composé des mémoires ; mais son corps était tellement maladif, qu'il avait un tremblement dans la tête et dans les mains. Aussi sa voix manquait-elle de fermeté, et, quand il apportait au sénat quelque projet, ce n'était pas toujours lui qui le lisait ; presque toujours, dans les premiers temps, il en faisait, même lorsqu'il était présent, communication par le questeur. Tout ce qu'il lisait lui-même, il le prononçait assis. Il fut le premier des Romains qui fit usage d'une chaise couverte ; depuis lui, non seulement les empereurs, mais nous aussi, lorsque nous avons passé par le consulat, nous avons une chaise ; auparavant, Auguste et Tibère, ainsi que quelques autres, se faisaient porter parfois dans des litières semblables à celles dont les femmes se servent encore communément aujourd'hui. Néanmoins, ce ne furent pas tant ces infirmités que ses affranchis et les femmes avec qui il eut commerce, qui lui firent tort. Parmi ceux de sa famille, nul ne fut plus que lui dominé d'une façon aussi manifeste par les esclaves et par les femmes ; car ayant été, dès son enfance, sujet aux maladies et d'une timidité extrême, affectant pour cette raison, comme il l'avoua lui-même un jour dans le sénat, une sottise plus grande que celle qu'il avait réellement, longtemps dans la compagnie de son aïeule Livie, de sa mère Antonia et des affranchis, et, de plus, ayant eu des relations avec beaucoup de femmes, il n'y eut chez lui aucun sentiment libéral ; et, bien qu'il fùt maître de l'empire romain et de ses sujets, il n'en fut pas moins esclave. C'était surtout par les plaisirs de la table et de l'amour qu'on l'attaquait, car il avait pour les deux une passion insatiable, et, dans ces occasions, il était très facile à circonvenir. En outre, il était d'une faiblesse de coeur qui, souvent, le saisissait si vivement, qu'il ne raisonnait plus. C'était par ce moyen que ceux qui s'étaient emparés de son esprit accomplissaient beaucoup de choses ; ils l'effrayaient pour profiter de sa peur, et ils inspiraient aux autres tant de crainte, que, pour tout dire en un mot, bien des gens invités à souper, le même jour à la fois, et par Claude et par ses ministres, négligeaient l'invitation de l'empereur, comme chose indifférente, et se rendaient à celle des autres.
3. Bref, avec un tel caractère, Claude faisait beaucoup de choses bonnes, toutes les fois qu'il n'était pas sous l'influence des passions que j'ai dites et qu'il était maître de lui. Je vais rapporter ici le détail de ses actes. Il accepta immédiatement tous les honneurs qui lui étaient décernés, excepté le surnom de Père (il le prit dans la suite) ; néanmoins, il ne se rendit pas sur-le-champ au sénat, ce ne fut que tard et trente jours après son élection. Voyant de quelle manière avait péri Caius, et apprenant que plusieurs avaient été proposés par cette compagnie comme préférables à lui, il manquait de confiance, et, entre autres précautions dont il s'entourait, il faisait fouiller tous ceux qui l'approchaient, hommes et femmes, de peur qu'ils n'eussent un poignard ; dans n'importe quels festins, il avait des soldats auprès de lui. Cette coutume, introduite par lui, subsiste encore de nos jours. Quant à l'usage de fouiller rigoureusement les gens, il fut aboli par Vespasien. Mais, pour revenir à Claude, bien qu'il fût content de la mort de Caius, il n'en fit pas moins mettre à mort Chéréas ; loin de lui être reconnaissant d'une action qui lui avait valu l'empire, il le haïssait pour avoir osé assassiner son empereur, prenant de loin à l'avance des mesures en vue de sa propre sûreté pour l'avenir. En apparence, ce ne fut pas pour venger Caius qu'il en agit ainsi, mais parce qu'il avait surpris Chéréas tramant un complot contre sa personne. Sabinus mourut volontairement avec Chéréas, ne croyant pas devoir survivre au supplice de son ami. Quant aux autres citoyens qui s'étaient déclarés partisans du gouvernement populaire ou qui jouissaient d'une considération assez grande pour arriver au pouvoir, non seulement il ne montra aucun ressentiment contre eux, mais même il leur donna des honneurs et des charges ; car, mieux que personne, il sut et promettre une amnistie, à l'exemple de celle des Athéniens, comme il le disait, et l'observer. Il abolit également les accusations de majesté, non pas par des édits, mais encore par ses actes, et il ne punit personne pour ces sortes de délits, soit antérieurs, soit postérieurs à son avénement! Ceux qui, pendant qu'il n'était que simple particulier, l'avaient offensé en paroles ou en actions (beaucoup l'avaient fait sans réflexion comme s'adressant à un homme de nulle valeur, pour complaire les uns à Tibère, les autres à Caius), ne furent de sa part exposés à aucune accusation déguisée ; néanmoins, quand ils se trouvaient avoir commis quelque autre crime, ils étaient également punis de leurs offenses.
4. Il abolit les impôts établis sous le règne de Caius et rapporta celles des mesures prises par ce prince qui méritaient le blâme, sans toutefois le faire d'un seul coup, mais selon que l'occasion se présenta pour chacune d'elles. Il rappela les citoyens injustement exilés par son prédécesseur, ainsi qu'Agrippine et Julie, soeurs de Caius, à qui il rendit leurs biens. Parmi les citoyens jetés en prison (beaucoup étaient dans les fers), il fit relâcher ceux qui étaient accusés de lèse-majesté ou d'autres crimes de ce genre et punir ceux qui étaient véritablement coupables : il porta, en effet, une attention sérieuse à empêcher que ceux qui avaient commis quelque crime fussent relâchés parce qu'il y avait des calomniateurs, ou que les gens calomniés fussent confondus avec les coupables ! Chaque jour, pour ainsi dire, il rendait la justice, soit en compagnie du sénat entier, soit en son particulier, la plupart du temps sur le Forum, quelquefois aussi dans un autre endroit, sur son tribunal ; car il rétablit l'usage des assesseurs, usage tombé en désuétude depuis la retraite de Tibère dans son île. Souvent aussi il examinait les causes de concert avec les consuls et avec les préteurs, surtout avec ceux qui étaient chargés de l'administration du trésor public, et il en confiait fort peu aux autres tribunaux. Les nombreux poisons trouvés dans les coffres de Caius, les livres de Protogène, qu'il fit mettre à mort, les lettres que Caius feignait d'avoir brùlées et qui furent retrouvées dans la demeure impériale, Claude les montra aux sénateurs, les donna à lire tant à ceux qui les avaient écrites qu'à ceux contre qui elles étaient écrites, et ensuite les livra aux flammes. Cependant, lorsque le sénat voulut noter Caius d'infamie, Claude s'opposa au décret, et, la nuit, il fit, en son privé nom, disparaître toutes les statues de ce prince. C'est pour cela que le nom de Caius, non plus que celui de Tibère, ne se trouve dans la liste des empereurs dont nous faisons mention soit dans nos serments soit dans nos prières; néanmoins ni l'un ni l'autre n'ont été notés d'infamie.
5. Claude rapporta donc les mesures injustes prises par Caius et par d'autres à cause de lui ; il donna les jeux du cirque pour le jour natal de Drusus son père et pour celui d'Antonia sa mère, transportant à d'autres jours les jeux qui tombaient en même temps, afin qu'ils ne fussent pas célébrés ensemble. Non seulement il honora la mémoire de son aïeule Livie par des jeux équestres, mais, de plus, il la mit au rang des déesses en lui consacrant une statue dans le temple d'Auguste, en prescrivant aux Vestales de lui offrir des sacrifices et en ordonnant aux femmes de jurer par son nom. Bien qu'ayant accordé de tels honneurs à ses parents, il n'acccepta pour lui-même d'autres noms que ceux qui se rapportaient à son autorité. Le premier jour des calendes d'Auguste, qui était le jour de sa naissance, il y eut des jeux équestres, non pas en son honneur, mais en celui de Mars dont le temple avait été dédié ce jour-là, jour qui était, en souvenir de cette dédicace, fêté par des jeux annuels. En cela Claude se tint dans les bornes de la modération ; de plus, il défendit qu'on se prosternât devant lui et qu'on lui offrît aucun sacrifice. Il mit aussi un terme aux acclamations fréquentes et exagérées ; il n'accepta d'abord qu'une seule figure de lui, et encore était-ce en argent, avec deux statues d'airain et de pierre, qui lui furent décernées par un décret. Ces sortes de dépenses étaient, disait-il, superflues, et occasionnaient de grandes pertes et de grands embarras pour la ville ; tous les temples et tous les autres édifices étaient tellement remplis de statues et d'offrandes qu'il déclara vouloir délibérer sur le parti à prendre à leur égard. Il défendit aux préteurs de donner des combats de gens armés, et ordonna que, toutes les fois qu'une autre personne en donnerait, n'importe en quel endroit, on se gardât bien d'écrire ou de dire qu'on le faisait pour le salut du prince. Tout cela était chez lui une résolution tellement arrêtée et si peu le résultat d'un calcul, qu'il prit encore d'autres mesures semblables. Les fiançailles de l'une de ses filles avec Junius Silanus et le mariage de l'autre avec Cn. Pompée Magnus (le Grand), qu'on célébra cette année, ne donnèrent lieu à rien d'extraordinaire ; Claude, ces jours-là, rendit la justice et il y eut réunion du sénat. Il voulut que ses gendres fussent alors investis du vigintivirat et ensuite de la charge de préfets urbains pendant les Féries Latines ; ce ne fut que tard qu'il finit par leur permettre de demander les autres charges cinq ans avant l'âge. Caius avait enlevé au Pompée dont il s'agit ici son nom de Magnus. Il avait même été sur le point de le faire périr parce qu'il s'appelait ainsi ; mais, dédaignant de recourir à ce parti à cause du bas âge de Pompée, il n'exécuta pas son dessein et se contenta de lui supprimer ce surnom, en disant qu'il était dangereux pour lui que quelqu'un portât le surnom de Magnus. Claude lui rendit ce nom et lui donna sa fille en mariage.
6. Voilà de la part de Claude des actes estimables ; de plus, les consuls, dans la curie, étant un jour descendus de leurs sièges pour lui parler, il se leva à leur approche et alla à leur rencontre. A Naples, il vécut tout à fait en simple particulier : lui et ceux de sa suite employèrent leur temps à la manière des Grecs ; il prit le pallium et les sandales dans les concours de musique, la robe de pourpre et la couronne d'or dans les jeux gymniques. Il montra un désintéressement admirable à l'endroit des richesses. Il interdit l'usage de lui apporter de l'argent, comme cela s'était pratiqué sous Auguste et sous Caius, et défendit à ceux qui avaient des parents à un degré quelconque de l'instituer héritier ; il alla même jusqu'à restituer les biens de ceux qui avaient été dépouillés sous Tibère et sous Caius, soit aux victimes elles-mêmes, lorsqu'elles existaient encore, soit à leurs enfants. L'usage voulait aussi que si, dans la célébration des jeux, il s'était passé la moindre chose contraire aux prescriptions de la loi, on les recommençât, comme je l'ai dit, chose qui souvent se répétait trois, quatre, cinq et jusqu'à dix fois, tantôt par l'effet du hasard, tantôt, et le plus souvent, par préméditation des intéressés ; une loi établit que les jeux du cirque n'auraient lieu qu'un seul jour la seconde fois, et le plus souvent même il empêcha de les recommencer ; les entrepreneurs, en effet, n'y trouvant plus de gros bénéfices à réaliser cessèrent aisément leurs prévarications. Les Juifs étant de nouveau devenus trop nombreux pour qu'on pût, attendu leur multitude, les expulser de Rome sans occasionner des troubles, il ne les chassa pas, mais il leur défendit de s'assembler pour vivre selon les coutumes de leurs pères. Il supprima aussi les confréries rétablies par Caius. Voyant que la plupart du temps il est inutile de défendre une chose aux hommes lorsqu'on ne réforme pas leur vie de chaque jour, il ferma les cabarets où se réunissaient les buveurs, défendit de vendre de la viande cuite et de l'eau chaude et châtia les contrevenants. Il restitua aux villes les statues que Caius avait transportées de chez elles à Rome, il restitua également leur temple aux Dioscures, et à Pompée un souvenir pour son théâtre sur la scène duquel il ajouta une inscription portant le nom de Tibère, parce que ce prince l'avait reconstruite à la suite d'un incendie. Il y grava son nom, parce qu'il l'avait non seulement restaurée, mais dédiée ; il ne le mit sur aucune autre partie. Il ne garda pas non plus la toge triomphale tout le temps des jeux, mais seulement pendant le sacrifice ; le reste du temps, il les présida vêtu de la prétexte.
7. Il fit paraître sur l'orchestre, entre autres citoyens, des chevaliers et des femmes du même rang qui avaient coutume d'y monter du temps de Caius, non parce que la chose lui plaisait, mais il voulait faire honte du passé ; car, sous le règne de Claude, aucun d'eux ne fut admis désormais à monter sur la scène. Les enfants que Caius avait fait venir pour apprendre la pyrrhique, la dansèrent une seule fois, et, après avoir été, pour cela, honorés du droit de cité, furent renvoyés : les acteurs furent de nouveau pris parmi les esclaves. Voilà ce qui eut lieu pour le théâtre ; dans le cirque, il y eut des courses de chameaux une fois, et douze fois des courses de chevaux ; de plus, trois cents ours et un nombre égal de bêtes libyennes y furent égorgées. Chaque ordre en particulier, le sénat, les chevaliers et les plébéiens, y occupaient déjà une place séparée des autres, depuis que cette distinction avait été établie par une loi, sans néanmoins qu'aucune place fixe leur fût assignée ; Claude alors réserva pour les sénateurs les bancs où ils sont encore aujourd'hui assis et permit, en outre, à ceux d'entre eux qui le voudraient d'assister au spectacle à une place quelconque, pourvu que ce fût en costume de simple particulier. Cela fait, il donna un banquet aux sénateurs et à leurs femmes, ainsi qu'aux chevaliers et aux tribus.
8. Ensuite il rendit à Antiochus la Commagène (Caius, en effet, après la lui avoir donnée lui-même, l'en avait dépouillé), et renvoya Mithridate l'Ibère dans son pays reprendre son royaume. Il accorda aussi à un autre Mithridate, descendant du fameux Mithridate, le Bosphore, en échange duquel il donna une partie de la Cilicie à Polémon. Il augmenta les Etats d'Agrippa de Palestine (ce prince se trouvait alors par hasard à Rome), qui l'avait aidé à se rendre maître de l'empire, et le décora des ornements consulaires. De plus, il donna à Hérode, frère d'Agrippa, le rang de préteur et un gouvernement ; il permit aux deux princes de venir au sénat et de lui rendre grâces en langue grecque. Ces actes émanaient de Claude personnellement, et lui valurent l'approbation de tous ; mais d'autres actes, qui ne ressemblaient en rien à ceux-là, furent commis par ses affranchis et par sa femme Valéria Messaline. Messaline, en effet, irritée de ne recevoir de Julie, nièce de son mari, ni honneur ni flatteries, jalouse d'ailleurs de sa beauté et de ce que souvent elle s'entretenait seule avec Claude, la fit bannir, lui intentant, entre autres, une accusation d'adultère, qui fut aussi cause de l'exil d'Annius Sénèque, et, peu après, elle la fit mourir. Les affranchis, de leur côté, persuadèrent à Claude de recevoir les honneurs du triomphe pour les faits accomplis en Mauritanie, bien que, loin d'y avoir remporté quelque succès, il ne fut pas encore parvenu à l'empire au moment de la guerre. Au reste, cette même année, Sulpicius Galba battit les Maurusiens, et P. Gabinius, vainqueur des Cattes, conquit, entre autres honneurs, celui de rapporter la seule aigle restée chez ce peuple à la suite du désastre de Varus, de telle sorte que les deux victoires permirent à Claude de prendre justement le nom d'imperator.
9. L'année suivante, les Maures, qui avaient recommencé la guerre, furent domptés. Suétonius Paulinus, ancien préteur, fit à son tour des incursions dans leur pays jusqu'à l'Atlas ; Cn. Hosidius Géta, personnage du même rang et successeur du précédent, fit aussitôt marcher son armée contre leur chef Salabus et le vainquit une première et une deuxième fois. Celui-ci, après avoir laissé sur les frontières quelques soldats chargés d'arrêter la poursuite, s'étant réfugié dans les régions sablonneuses, Hosidius osa y pénétrer avec lui : disposant une partie de son armée de façon à se garder contre les embuscades, il poussa en avant, emportant avec lui la plus grande quantité d'eau qu'il put. Mais, quand cette eau vint à manquer et qu'il n'en trouva plus d'autre, il fut en proie à toute sorte de tourments ; les barbares, habitués à résister pendant longtemps à la soif, et réussissant, grâce à leur connaissance des lieux, à se procurer de l'eau, prolongeaient leur résistance, tandis qu'il était impossible aux Romains d'avancer et qu'il leur était difficile de revenir en arriere. Dans cet embarras, un indigène allié décida Hosidius à recourir aux incantations et à la magie, affirmant que souvent un pareil moyen avait amené de l'eau en grande quantité : en effet, il en tomba du ciel une si grande abondance que l'armée put éteindre sa soif et que les ennemis furent effrayés, pensant que c'était un secours divin survenu à leurs adversaires. Aussi se décidèrent-ils spontanément à traiter de la paix. Cela fait, Claude partagea les Maures soumis en deux provinces, l'une comprenant les pays qui sont aux environs de Tingis, l'autre ceux qui entourent Césarée (c'est aussi de là que vient le nom donné à ces provinces), dont il confia le gouvernement à deux chevaliers. Dans ce même temps, plusiers parties de la Numidie furent attaquées par les barbares du voisinage, et ne retrouvèrent la paix qu'après leur défaite dans plusieurs batailles.
10. Claude fut consul avec C. Largus ; il le laissa exercer cette charge l'année entière ; mais, pour lui, il ne la garda, cette fois encore, que deux mois. Il fit jurer les autres sur les actes d'Auguste et lui-même il s'engagea à y être fidèle (pour les siens, il ne permit à qui que ce fut de le faire), et, en sortant de charge, il prêta de nouveau serment comme les autres magistrats. Toujours, chaque fois qu'il fut consul, il observa cette règle ; il fit alors cesser la lecture de certains discours d'Auguste et de Tibère, qui avait lieu, en vertu d'un sénatus-consulte, aux calendes de janvier, lecture qui retenait les sénateurs jusqu'au soir, disant que c'était assez que ces discours fussent gravés sur les plaques. Quelques-uns des préteurs chargés de l'administration du trésor ayant été accusés de malversation, Claude ne les poursuivit pas, mais, par la surveillance qu'il porta sur les ventes et sur les locations faites par eux, il corrigea tout ce qu'il trouvait mal, chose qu'il répéta fréquemment dans la suite. Le nombre des préteurs qu'on élisait à cette époque n'était jamais le même : on en nommait quatorze ou dix-huit, quelquefois un nombre intermédiaire, selon les circonstances. Telles furent les mesures qu'il prit relativement à l'administration du trésor ; de plus, il chargea du recouvrement des sommes dues à l'Etat trois anciens préteurs, à qui il donna des licteurs et tous les autres gens dont le service leur était utile.
11. Une grande famine étant survenue, Claude avisa aux moyens d'avoir, non seulement dans le présent, mais aussi toujours dans l'avenir, des vivres en abondance. Presque tout le blé, en effet, que consomment les Romains étant apporté du dehors, et le pays situé à l'embouchure du Tibre, n'offrant ni rades sûres ni ports convenables, rendait inutile aux Romains l'empire de la mer ; car, excepté celui qui arrivait dans la belle saison et qu'on portait dans les greniers, il n'en venait point l'hiver, et, si quelqu'un essayait d'en amener, la tentative réussissait mal. Claude, comprenant ces difficultés, entreprit de construire un port, sans se laisser détourner de son projet par les architectes, qui, lorsqu'il leur demanda à combien monterait la dépense, lui répondirent : «Tu ne le feras pas», tant ils espéraient, par la grandeur de la dépense, s'il en était informé à l'avance, le forcer de renoncer à son dessein ; mais, bien loin de là, il crut la chose digne de la majesté et de la grandeur de Rome, et il la mena à son terme. Il creusa bien avant dans le rivage un espace qu'il garnit de quais, et y fit entrer la mer ; puis il jeta de chaque côté dans les flots des môles immenses, dont il entoura une grande portion de mer et y fit une île où il bâtit une tour portant des fanaux. Le Port, qui aujourd'hui conserve ce nom dans la langue du pays, fut alors construit par lui. Il voulut aussi, par la dérivation du lac Fucin dans le Liris, chez les Marses, donner les terres d'alentour à l'agriculture et rendre le fleuve plus navigable, mais ces dépenses ont été en pure perte. Il fit encore plusieurs lois qu'il n'est nullement nécessaire de rapporter ; il ordonna aussi que les gouverneurs élus par le sort auraient à se rendre dans leurs provinces avant les calendes d'avril, attendu qu'ils s'attardaient longtemps dans Rome ; que ceux qui avaient été nommés au choix seraient dispensés de lui adresser des remerciements dans le sénat, comme cela se pratiquait d'habitude : «Ce n'est pas à eux, disait-il, de me remercier, comme s'ils obtenaient leurs charges par brigue ; c'est à moi, au contraire, puisque, par leur zèle, il m'aident à supporter le poids de l'empire ; et, s'ils gouvernent bien, c'est à moi plutôt de les louer». Ceux à qui leurs moyens ne permettaient pas de tenir leur rang de sénateurs eurent l'autorisation de se retirer ; des chevaliers furent admis à être tribuns du peuple ; quant aux autres, il les força tous d'assister aux délibérations chaque fois qu'ils seraient convoqués. Ceux qui n'obéirent pas furent punis avec tant de rigueur que plusieurs se donnèrent eux-mêmes la mort.
12. Il était du reste populaire et affable à leur égard, il les visitait quand ils étaient malades et se mêlait à leurs fêtes. Un tribun du peuple ayant publiquement fait battre de verges un de ses esclaves, il ne lui infligea d'autre punition que de lui retirer ses licteurs, qu'il lui rendit peu de temps après. Un autre esclave de ce tribun ayant outragé une personne de distinction, il l'envoya sur le Forum pour y être fouetté. Dans la curie, lorsque les sénateurs étaient longtemps restés debout, il se levait aussi lui-même ; car, je l'ai dit, sa santé le forçait souvent de rester assis pour lire son avis quand on le lui demandait. Il permit également à L. Sylla, qui, empêché par son grand âge d'entendre certaines paroles, s'était levé de sa place, de s'asseoir sur le banc des préteurs. Le jour du premier anniversaire de son élévation â l'empire, il ne fit rien d'extraordinaire ; seulement il donna vingt-cinq drachmes aux soldats prétoriens, ce qu'il fit chaque année dans la suite. Quelques préteurs, néanmoins, par un mouvement spontané et sans aucun décret, célébrèrent au nom de l'Etat ce jour et celui de la naissance de Messaline. Car tous ne le firent pas, il n'y eut que ceux qui le voulurent ; tant était grande la liberté qui leur était laissée. Claude montra d'ailleurs en toutes ces choses une modération si vraie que la naissance d'un fils, qui reçut alors les noms de Claude Tibère Germanicus, et, plus tard, celui de Britannicus, ne lui inspira aucun orgueil ; il ne permit pas qu'on lui décernât le titre d'Auguste, ni à Messaline celui d'Augusta.
13. Il donnait sans cesse des combats de gladiateurs, car il les aimait au point de s'être attiré le blâme à ce sujet. Fort peu de bêtes y périssaient, mais en revanche beaucoup d'hommes, les uns en combattant, les autres dévorés par les bêtes. En effet, les esclaves et les affranchis qui, sous Tibère et sous Caius, avaient dressé des embûches à leurs maîtres, ceux qui avaient légèrement intenté des accusations calomnieuses ou porté de faux témoignages contre des citoyens, étaient de sa part l'objet d'une haine impitoyable : il en fit périr de cette manière le plus grand nombre ; d'autres furent châtiés différemment, beaucoup aussi furent remis à leurs maîtres pour être punis par eux. Telle était la multitude des condamnés livrés en public au supplice, que la statue d'Auguste érigée en cet endroit fut transportée ailleurs, pour qu'elle fut censée ne pas voir ces meurtres et ne restât pas perpétuellement voilée. Cette précaution excita un rire général, attendu que, les spectacles qu'il voulait que l'airain insensible semblât ne pas voir, lui-même il s'en repaissait ; car, entre autres délassements, dans l'intervalle des spectacles, au moment de son dîner, il prenait plaisir à voir des combattants qui se déchiraient les uns les autres, et cela, bien qu'il eût fait tuer un lion instruit à manger des hommes et qui, pour ce sujet, était fort agréable au peuple, sous le prétexte qu'une pareille vue était indigne de Romains ; mais les manières populaires qu'il montrait en assistant aux spectacles, la facilité avec laquelle il accordait tout ce qu'on lui demandait, et le peu d'usage qu'il faisait de hérauts, écrivant sur des tablettes la plupart de ses communications, lui attiraient de grands éloges.
14. Habitué à se repaître ainsi de sang et de meurtres, il n'en fut que plus porté à ordonner les autres supplices. Les auteurs de ces crimes furent les Césariens et Messaline. Quand ils voulaient tuer quelqu'un, ils effrayaient le prince et obtenaient ainsi la permission de faire tout ce qu'ils voulaient. Souvent même, frappé tout à coup de terreur, et ayant, dans le saisissement de la crainte, ordonné la mort de quelqu'un, lorsque ensuite il était revenu à lui et avait repris son calme, il le redemandait, et, en apprenant ce qui s'était passé, il en était chagrin et plein de repentir. Le premier de ces meurtres fut celui de C. Appius Silanus. Claude, après avoir mandé près de lui, comme s'il eût besoin de ses services, ce Silanus, qui était d'une haute naissance et alors gouverneur de l'Espagne, après l'avoir marié à la mère de Messaline et l'avoir quelque temps honoré comme l'un de ses plus grands amis et de ses plus proches parents, le fit ensuite mettre à mort tout à coup, pour avoir offensé Messaline en refusant les faveurs de cette femme impudique et luxurieuse, et, par elle, Narcisse, affranchi du prince. Narcisse, attendu qu'ils n'avaient rien de vrai ni de croyable à dire contre Silanus, imagina un songe où il avait vu Claude égorgé de la propre main de Silanus, et il vint, dès le point du jour, raconter, tout tremblant, ce songe au prince qui était encore au lit, et Messaline, reprenant le récit de Narcisse, l'exagéra encore. C'est ainsi que Silanus mourut victime d'un songe.
15. Silanus mort, les Romains n'espérèrent plus rien de bon de Claude, et des complots furent immédiatement tramés contre lui, entre autres par Annius Vinicianus. Vinicianus était un de ceux qui, après la mort de Caius, avaient été proposés pour l'empire, et la crainte que cela lui causait le poussa à la révolte. Comme il ne disposait d'aucunes forces, il envoya des messagers à Furius Camillus Scribonianus, gouverneur de la Palmatie, qui était à la tête d'une nombreuse armée composée de troupes romaines et étrangères, et, attendu surtout qu'il avait paru digne du pouvoir souverain, il poussa cet officier, qui en avait déjà la pensée secrète, à faire défection. Un grand nombre de sénateurs et de chevaliers se rendirent, en cette occurrence, auprès de Camillus. [...] Les soldats, en effet, voyant Camillus mettre en avant le nom du peuple et promettre le rétablissement de l'antique liberté, craignirent de nouveaux ennuis et de nouvelles séditions, et ils cessèrent de lui obéir. Alors celui-ci effrayé s'enfuit de son camp, et, arrivé dans l'île d'Issa, se donna volontairement la mort. Quant à Claude, il avait été jusque-là tellement effrayé, qu'il était disposé à céder l'empire ; mais alors, reprenant courage, il récompensa les soldats par des présents, puis la septième et la onzième légion romaine par le surnom de Claudiennes, de Fidèles et de Pieuses, qu'il leur fit accorder par le sénat. Il fit rechercher les complices de la conjuration, et mettre à mort, entre autres, un préteur, après qu'il eut abdiqué sa charge. Beaucoup aussi, et entre autres Vinicianus, se tuèrent eux-mêmes. Car Messaline, Narcisse et les affranchis de Claude saisirent ce prétexte pour se porter à tous les excès. Entre autres moyens, ils avaient recours à la dénonciation des maîtres par leurs esclaves et par leurs affranchis. Ils les mettaient à la torture, eux et d'autres personnes nobles, non seulement des étrangers, mais aussi des citoyens, non seulement des plébéiens, mais encore des chevaliers et des sénateurs, bien que Claude, au commencement, de son règne, eût juré de ne mettre à la torture aucune personne libre.
16. Beaucoup d'hommes et de femmes, quelques-unes dans la prison même, furent, en cette circonstance, livrés au supplice. Les femmes condamnées à mourir étaient amenées au tribunal chargées de chaînes comme des captives, et leurs corps, à elles aussi, étaient précipités aux Gémonies ; car les têtes seules de ceux qui étaient mis à mort hors de la prison étaient exposées en cet endroit. Néanmoins quelques-uns des plus coupables échappèrent par faveur et par argent, grâce à l'intervention de Messaline et des Césariens qui entouraient Narcisse. Aucun des enfants de ceux qui périrent ne furent inquiétés, quelques-uns même eurent les biens de leurs pères. Les informations avaient lieu dans l'assemblée du sénat, en présence de Claude, des préfets du prétoire et des affranchis du prince. Claude faisait lui-même le rapport, assis au milieu des consuls, sur la chaise curule ou sur le banc des tribuns ; après quoi, il retournait à sa place ordinaire, et on plaçait des siéges pour ces magistrats aussi. Ces formalités s'observaient également dans les affaires les plus importantes ; mais alors un certain Galèse, affranchi de Camillus, ayant été amené dans le sénat, fit entendre, entre autres paroles libres, celle-ci qui mérite d'être rapportée. Narcisse s'étant avancé au milieu de l'assemblée et lui ayant demandé : «Qu'aurais-tu fait, Galèse, si Camillus eût régné ? - Je me serais, répondit celui-ci, tenu debout derrière lui en silence». Galèse par ce mot, Arria par un autre, ont rendu leur nom célèbre. Arria, femme de Caecina Poetus, ne voulut pas survivre à son mari condamné à mort, bien qu'elle pût, en le faisant, jouir d'une certaine considération (elle était, en effet, grande amie de Messaline) ; bien plus, le voyant trembler, elle le rassura : saisisissant l'épée de son mari, elle s'en porta un coup, puis elle la lui présenta en disant : «Tiens, Poetus, cela ne fait pas de mal». On leur donna des éloges ; car, par la continuité des maux, on en était venu au point qu'on ne voyait plus la vertu que dans le courage de mourir. Quant à Claude, il avait tellement à coeur leur punition et celle des autres coupables, qu'il donnait sans cesse comme mot d'ordre aux soldats ce vers, qu'il faut se venger de qui nous a le premier fait une injure. Il leur faisait aussi, à eux et au sénat, une foule de citations grecques de ce genre, et dont quelques-unes excitaient le rire de ceux qui étaient capables de les comprendre. Voilà ce qui se passait alors ; de plus, un des tribuns étant mort, ses collègues, bien que les consuls fussent présents, convoquèrent eux-mêmes le sénat pour lui élire un successeur.
17. Ensuite Claude, étant consul pour la troisième fois, abolit un grand nombre de sacrifices et de fêtes qui occupaient la plus grande partie de l'année au grand détriment de l'Etat. Il les supprima donc et abrégea tout ce qu'il était possible d'abréger dans les autres. Il força plusieurs citoyens de rapporter les sommes que Caius leur avait données sans justice et sans raison, et restitua aux curateurs des routes les amendes que sous ce règne Corbulon leur avait infligées. De plus, il enjoignit aux gouverneurs de provinces tirés au sort, qui alors encore tardaient à quitter Rome, d'avoir à partir avant le milieu d'avril. Les Lyciens, dans une sédition, étant allés jusqu'à tuer des citoyens romains, perdirent leur liberté et furent réunis à la préfecture de Pamphylie. Claude, dans le courant de l'information (il la fit dans le sénat), interrogea en latin un des députés, Lycien d'origine mais devenu Romain ; celui-ci n'ayant pas compris la question, i1 lui enleva le droit de cité, en disant qu'on ne devait pas être citoyen de Rome quand on n'en savait pas la langue. Il priva aussi de ce droit beaucoup de gens qui en étaient indignes, et le donna sans retenue à d'autres, tantôt individuellement, tantôt en masse. En effet, les Romains étant, en toutes choses, pour ainsi dire, préférés aux étrangers, beaucoup lui demandaient le droit de cité, ou l'achetaient de Messaline et des Césariens ; aussi ce droit, vendu à haut prix d'abord, tomba plus tard si bas, par suite de la facilité de l'obtenir, qu'on disait communément qu'en donnant à quelqu'un des vases de verre, quand même ils seraient cassés, on était citoyen romain, Claude, sur ce chef, fut exposé aux railleries, mais il s'attira des éloges pour ce que, plusieurs personnes étant accusées, celles-ci de ne pas prendre le nom de Claude, celles-là de ne rien lui laisser en mourant, comme si l'un et l'autre eût été obligatoire à ceux qui avaient reçu de lui le droit de cité, il défendit d'inquiéter qui que ce soit à raison de ces faits. Messaline et les affranchis du prince vendaient, comme de vrais cabaretiers, avec si peu de réserve, non seulement le droit de cité, ou les charges militaires et celles de procurateur et de gouverneur, mais encore tout le reste, que toutes les denrées devinrent rares, et que, par suite, Claude fut forcé de convoquer le peuple dans le Champ-de-Mars, et, là, de fixer, du haut d'un tribunal, le prix des divers objets. Il donna en personne, dans le camp des prétoriens, un combat de gladiateurs, revêtu d'une chlamyde ; les préteurs, de leur propre mouvement, célébrèrent le jour natal de son fils par des spectacles et des banquets. Tous ceux d'entre eux qui le jugèrent à propos en firent autant dans la suite.
18. Pendant ce temps, Messaline vivait dans le désordre, et contraignait les autres femmes à se livrer elles-mêmes à la débauche : plusieurs durent, à son instigation, commettre l'adultère dans le palais même, en présence et sous les yeux de leurs maris. Ceux-là, elle les aimait et les favorisait, elle les comblait d'honneurs et de dignités ; ceux, au contraire, qui ne se prêtaient pas à ces débordements, elle les haïssait et elle les faisait périr. Ces désordres, si graves et si ouvertement commis, échappèrent longtemps à Claude : Messaline faisait coucher auprès de lui de jeunes servantes, et détournait, soit par des bienfaits, soit par des supplices, ceux qui auraient pu lui découvrir ses débauches, comme Justus Catonius, préfet des gardes prétoriennes, dont la mort prévint les révélations. Jalouse de Julie, fille de Drusus, fils de Tibère et femme de Germanicus Néron, elle la fit périr comme l'autre Julie. Dans ce même temps aussi, un chevalier, accusé d'avoir conspiré contre Claude, fut précipité du Capitole par les tribuns du peuple et par les consuls.
19. Voilà ce qui se passait à Rome. Dans le même temps, Aulus Plautius, sénateur distingué, fit une expédition en Bretagne : un certain Béricus, chassé de l'île par une sédition, avait persuadé à Claude d'y envoyer une armée. Plautius eut peine, pour cette expédition, à emmener ses troupes de la Gaule : les soldats, persuadés qu'ils allaient combattre hors du monde habitable, s'irritèrent et refusèrent d'obéir, jusqu'au moment où Narcisse, envoyé par Claude, voulut monter sur le tribunal de Plautius et les haranguer ; alors, irrités bien plus encore de cette prétention, ils l'empêchèrent de parler, en poussant subitement et tous ensemble le fameux cri Io ! Saturnales, attendu qu'au temps des Saturnales, les esclaves, pour célébrer la fête, changent de rôles avec leurs maîtres ; et aussitôt ils suivirent volontairement Plautius. Ils partirent donc, après un long retard causé par cette mutinerie, partagés en trois corps, de peur d'être repoussés s'ils tentaient d'aborder sur un seul point. Incommodés par le roulis dans la traversée, mais ayant repris courage à la vue d'un flambeau qui courut, dans le ciel, de l'Orient à l'Occident, dans le sens de leur navigation, ils débarquèrent dans l'île sans obstacle, attendu que les Bretons, à cause de ce qu'ils avaient appris, ne croyant pas à la venue des Romains, n'avaient pas réuni leurs troupes. Cependant, même alors, ils n'en vinrent pas aux mains, mais ils se réfugièrent dans les marécages et les forêts, espérant fatiguer l'ennemi par ces vains retards, au point de le forcer, comme cela était arrivé sous Jules César, à s'en retourner sans avoir obtenu aucun résultat.
20. Plautius eut donc beaucoup de peine à leur recherche ; puis, quand il les eut enfin trouvés (les Bretons n'étaient pàs indépendants, mais soumis à divers rois), il vainquit d'abord Cataratacus, et puis Togodumnus, tous deux fils de Cynobellinus, car Cynobellinus lui-même était mort. Leur fuite lui procura la soumission d'une partie des Boduni qui obéissaient aux Catuellani ; et, après y avoir laissé garnison, il poussa plus loin. Quand on fut arrivé à un fleuve que les barbares croyaient les Romains incapables de passer autrement que sur un pont, et sur la rive opposée duquel ils étaient, pour cette raison, campés sans précaution, Plautius détacha les Celtes, habitués à traverser facilement à la nage, avec leurs armes, les courants les plus rapides. Ceux-ci, fondant sur les ennemis qui ne s'y attendaient pas, au lieu de frapper les hommes, blessèrent les chevaux qui traînaient les chars, et, portant ainsi le désordre dans leurs rangs, ils enlevèrent toute espèce de sureté à ceux qui les montaient ; Plautius envoya en outre Flavius Vespasien qui, plus tard, fut empereur, avec son frère Sabinus, placé sous ses ordres : ceux-ci, ayant également passé le fleuve, firent un grand carnage parmi les barbares pris ainsi à l'improviste. Le reste, néanmoins, loin de prendre la fuite, engagea de nouveau, le lendemain, une lutte dont le succès fut balancé, jusqu'au moment où Cn. Hosidius Géta, qui avait failli être pris auparavant, les vainquit si complètement qu'il reçut les ornements du triomphe, bien qu'il n'eut pas été consul. Les Bretons s'étant de là portés vers la Tamise, à l'endroit où elle se jette dans l'Océan et forme port à son embouchure, et ayant passé le fleuve sans difficulté, grâce à leur grande connaissance des endroits fermes et praticables, les Romains en les poursuivant éprouvèrent là un échec ; mais les Celtes, traversant une seconde fois le fleuve à la nage, et d'autres corps de troupes passant par un pont situé un peu au-dessus de l'ennemi, fondirent sur lui de plusieurs côtés à la fois et en firent un grand carnage ; puis, poursuivant le reste sans précaution, ils tombèrent dans des marais inextricables, où ils perdirent beaucoup de monde.
21. Cette perte, jointe à ce que, malgré la mort de Togodumnus, les Bretons, loin de céder, ne s'en soulevaient qu'avec plus d'ardeur de toute part pour le venger, ayant inspiré des craintes à Plautius, il ne s'avança pas plus loin, il se contenta de veiller sur les parties conquises et manda Claude ; car il lui avait été prescrit d'agir ainsi, s'il survenait quelque accident ; entre autres ressources préparées en abondance pour cette expédition, on avait réuni des éléphants. Quand la nouvelle parvint à Claude, il remit les affaires intérieures et même les soldats à L. Vitellius, son collègue (il lui avait donné le consulat pour six mois entiers, sur le pied d'égalité avec lui), et partit lui-même pour la guerre. S'embarquant pour Ostie, il gagna Marseille, et de là, voyageant tantôt par terre, tantôt sur les fleuves, il parvint à l'Océan, d'où, passant en Bretagne, il rejoignit, sur les bords de la Tamise, son armée qui l'attendait. A sa tête, il passa le fleuve, et, engageant l'action avec ceux qui avaient pris les armes en masse à son approche, il les vainquit en bataille rangée et se rendit maître de Camulodunum, résidence du roi Cynobellinus. Ayant, à la suite de ce succès, réduit, les uns par composition, les autres par force, un grand nombre de peuples sous sa puissance, il fut, contre les usages des ancêtres, proclamé plusieurs fois imperator (il n'est, en effet, permis à personne de prendre ce titre plus d'une fois pour la même guerre) ; il enleva les armes à ces peuples dont le gouvernement fut par lui confié à Plautius, avec ordre d'achever la soumission du reste du pays. Puis il se hâta de retourner lui-même à Rome, où il fit apporter d'avance la nouvelle de sa victoire par ses gendres Magnus et Silanus.
22. Le sénat, lorsqu'il connut les succès remportés en Bretagne, donna à Claude le surnom de Britannicus, et lui décerna le triomphe. Il décréta, en outre, des jeux annuels, l'érection de deux arcs de triomphe, l'un à Rome, l'autre dans la Gaule, à l'endroit où il s'était embarqué pour passer en Bretagne ; il décora son fils du même surnom, en sorte que le nom de Britannicus devint, pour ainsi dire, véritablement celui de l'enfant. Messaline eut la préséance, qu'avait eue autrefois Livie, et l'autorisation de faire usage d'un char. Tels furent les honneurs que le sénat rendit aux princes ; de plus, la mémoire de Caius lui étant odieuse, il ordonna que toutes les monnaies d'airain frappées à son image seraient fondues. La mesure fut exécutée, mais l'airain ne fut pas mieux employé, car Messaline en fit faire des statues du danseur Mnester. Ce Mnester avait été autrefois le familier de Caius, et Messaline lui témoignait ainsi la reconnaissance de ses rapports avec elle. Car elle était vivement éprise de ce danseur, et, comme elle ne pouvait en aucune façon, ni par promesses, ni par menaces, le faire consentir à ses désirs, elle s'adressa à son mari, le priant de forcer Mnester à lui obéir, comme si elle avait eu besoin de lui pour un service d'un autre genre : Claude lui ayant dit alors de faire tout ce qui lui serait commandé par Messaline, Mnester entra en commerce avec elle, comme si cela eût été compris dans l'ordre de l'empereur. Elle fit la même chose à l'égard de beaucoup d'autres ; car elle commettait des adultères, comme si Claude avait connaissance de ce qui se passait, et lui avait permis de se plonger dans la débauche.
23. C'est ainsi que certaines parties de la Bretagne furent alors soumises ; à la suite de cette conquête, sous le second consulat de C. Crispus et le premier de T. Statilius, Claude rentra dans Rome après une absence de six mois, sur lesquels il n'avait passé que seize jours en Bretagne, et célébra un triomphe où, entre autres prescriptions de la loi qu'il accomplit, il monta à genoux les degrés du Capitole, soutenu sous les deux bras par ses gendres. Il accorda les ornements triomphaux à tous les sénateurs qui l'avaient accompagné dans son expédition, et non pas seulement aux consulaires, faveur que, du reste, il prodiguait à tort et à travers même pour les moindres choses ; une statue et un siège parmi les sénateurs à Rubrius Pollion, préfet du prétoire, toutes les fois qu'il l'accompagnerait dans le sénat ; et, pour ne paraître introduire aucune nouveauté, il allégua qu'Auguste en avait fait autant à l'égard d'un certain Valérius Ligur. Lacon, autrefois chef des Vigiles, en ce moment gouverneur de la Gaule, reçut le même honneur et, de plus, fut décoré des ornements consulaires. Après cela, Claude célébra les jeux triomphaux, et pour cela il recut le pouvoir consulaire. Ces jeux eurent lieu sur les deux théâtres à la fois : souvent il quitta le spectacle, et d'autres y présidèrent à sa place. Il promit autant de courses de chevaux qu'il pourrait y en avoir dans le jour, néanmoins il n'y en eut pas plus de dix : car, dans l'intervalle des courses, on égorgea des ours et on fit combattre des athlètes ; des enfants, venus d'Asie, dansèrent la pyrrhique. Les artistes dramatiques donnèrent aussi, avec la permission du sénat, d'autres jeux, célébrés également à l'occasion de la victoire de l'empereur. Voilà ce qui eut lieu pour les affaires de Bretagne, et, pour faciliter la soumission du reste du pays, on décréta que toutes les conventions faites par Claude et toutes celles que feraient ses lieutenants avec quelqu'un de ces peuples seraient valables comme faites avec le sénat et le peuple.
24. L'Achaïe et la Macédoine qui, depuis le règne de Tibère, étaient confiées à des gouverneurs choisis par le prince, furent alors remises au sort par Claude, qui, ayant destitué les préteurs chargés de l'administration du trésor, la confia, suivant l'antique usage, aux questeurs, sans, toutefois, rendre annuels ces fonctionnaires, ce qui avait eu lieu pour eux auparavant, et qui eut lieu plus tard pour les préteurs, puisque les deux mêmes questeurs administrèrent trois années entières ; quelques-uns d'entre eux arrivèrent aussitôt après à la préture, les autres reçurent un salaire proportionné à l'opinion qu'ils donnèrent de leur administration. Claude rendit donc aux questeurs l'administration du trésor, au lieu de gouvernements en Italie hors de Rome (elles furent toutes abolies), et il confia, en revanche, aux préteurs la connaissance de certaines causes qui étaient auparavant du ressort des consuls. Il accorda aux soldats, attendu que les lois ne leur permettaient pas d'avoir de femmes, les droits d'hommes mariés. Il augmenta les Etats que M. Julius Cottius tenait de son père, auprès des Alpes appelées de son nom Cottiennes, avec le titre de roi, qu'il lui donna alors pour la première fois. Il priva les Rhodiens de la liberté, pour avoir mis en croix des citoyens romains. Il fit venir de Bétique Umbonius Silion, qu'il chassa du sénat, pour avoir envoyé trop peu de blé aux troupes qui servaient en Mauritanie : c'était le crime dont on le chargeait ; mais son crime réel était d'avoir offensé des affranchis du prince, Silion mit sous la haste tout son nombreux et magnifique mobilier, comme pour tout mettre à l'enchère, mais il ne vendit que sa toge de sénateur, montrant par là qu'il n'était pas bien malheureux et qu'il pourrait vivre agréablement dans une condition privée. Voilà ce qui eut lieu alors ; de plus, les nundines furent transférées à un autre jour, à cause de certains sacrifices, chose qui arriva encore dans plusieurs autres occasions.
25. L'année suivante, furent consuls M. Vinicius pour la seconde fois, et Statilius Corvinus. Claude prêta seul tous les serments en usage, et défendit aux autres de jurer individuellement ; de même, parmi les préteurs, il n'y en eut qu'un, comme autrefois, et un aussi parmi les tribuns, qui récita la formule du serment pour ses collègues. Cette manière se pratiqua pendant plusieurs années. Rome était remplie de statues innombrables (il était permis, sans réserve, à quiconque le voulait, de se faire représenter en public par la peinture, par l'airain, ou par le marbre) ; Claude en fit transporter la plupart dans d'autres lieux, et défendit qu'on érigeât une statue à un particulier sans l'autorisation du sénat, à moins qu'il n'eût construit ou réparé quelque édifice ; alors il lui était loisible, à lui et à ses descendants, de le faire en cet endroit. De plus, en punissant de l'exil un gouverneur de province qui s'était laissé corrompre, il confisqua tout ce que cet homme avait acquis durant son gouvernement. Pour empêcher ceux qui commettraient une semblable infraction de se soustraire aux accusations qu'on voudrait leur intenter, il n'accorda à personne un gouvernement immédiatement à la suite d'un autre. C'était bien, en effet, déjà auparavant, une prescription de la loi que l'on pût librement citer en justice, dans l'intervalle de leurs fonctions, ceux qui avaient exercé une charge (il ne leur était même pas permis, au sortir d'une province, d'entreprendre des voyages successifs, afin que, s'ils avaient prévariqué, ils ne parvinssent pas, soit par l'exercice d'un nouvel emploi, soit par des voyages, à éluder leur responsabilité), mais cette disposition était tombée en désuétude. Claude observa ces deux prescriptions avec tant de soin, qu'il ne permettait pas même à un assesseur de tirer immédiatement la province qui lui revenait, bien que continuant deux années à quelques-uns le gouvernement de la même province, et y envoyant même parfois des citoyens de son choix. Lorsqu'on lui demandait une légation libre hors de l'Italie, il l'accordait de son propre chef, sans prendre l'avis du sénat ; mais, pour paraître agir légalement, il s'y fit autoriser par un sénatus-consulte. Cette mesure fut décrétée encore l'année suivante ; pour le moment, il célébra les jeux votifs qu'il avait promis pour son expédition, et donna à tous les citoyens qui recevaient du blé de l'Etat soixante-quinze drachmes par tête, plus même à quelques-uns ; ce qui fit que certains eurent jusqu'à trois cent douze drachmes et demie. Néanmoins tout ne fut pas distribué par lui ; une partie le fut par ses gendres, car la répartition dura plusieurs jours, durant lesquels il voulut aussi rendre la justice. Il rétablit en outre le cinquième jour que Caius avait ajouté aux Saturnales, et qu'on avait ensuite supprimé.
26. Le soleil devant s'éclipser le jour anniversaire de sa naissance, Claude craignit qu'il n'en résultât quelque trouble, attendu qu'il était arrivé d'autres prodiges, et il publia un édit pour faire connaître à l'avance, non seulement l'éclipse, son moment et sa grandeur, mais les causes qui devaient nécessairement l'amener. Ces causes, les voici. La lune qui, comme on le croit, fait son tour au-dessous du soleil, qu'elle le fasse immédiatement sous lui, ou que Mercure et Vénus soient entre deux, se meut en longitude comme cet astre ; elle se meut aussi comme lui en hauteur, et elle a, de plus, un mouvement en latitude que n'a nullement le soleil. Lors donc que la lune vient à se trouver sur la même droite que lui, au-dessus de nos regards, et qu'elle s'interpose entre nous et ses rayons, alors elle dérobe la lumière qui vient de cet astre à la terre, plus pour certains lieux, moins pour d'autres ; pour quelques endroits même, elle n'en cache rien du tout ; car le soleil, ayant toujours une lumière qui lui est propre, ne la perd jamais ; et c'est ce qui fait que, dans les endroits où la lune n'est pas en opposition, de manière à le couvrir de son ombre, il ne cesse d'être visible en entier. Voilà ce qui a constamment lieu pour le soleil, et ce que Claude fit alors publier. Quant à la lune (il n'est pas hors de propos de parler d'elle aussi, puisque je suis engagé dans cette matière), toutes les fois que, se trouvant à son opposition avec le soleil (cela ne lui arrive qu'aux époques de pleine lune, comme au soleil qu'aux époques de nouvelle lune), elle rencontre l'ombre de la terre, qui a la forme d'un cône (la chose a lieu lorsqu'elle est au milieu de son mouvement latitudinal), elle est privée de la lumière que lui envoie le soleil, et se montre telle qu'elle est par elle-même. Voilà ce qu'il en est de ce phénomène.
27. Cette année écoulée, Valérius Asiaticus fut consul pour la seconde fois, et M. Silanus pour la première. Ce dernier exerça sa charge pendant tout le temps pour lequel il avait été nommé ; Asiaticus avait été désigné consul pour l'année entière, ce qui se pratiquait pour d'autres aussi ; au lieu de cela, il abdiqua volontairement cette charge, ce que d'autres avaient fait encore. Mais ceux-là l'avaient fait à cause de leur pauvreté (les dépenses pour les jeux du cirque étaient montées fort haut, et la plupart du temps il y avait vingt-quatre courses) ; Asiaticus le fit à cause de ses richesses, qui causèrent sa mort. Comme il avait de grands biens, et que son deuxième consulat l'avait rendu incommode et odieux à beaucoup de monde, il voulut se rabaisser, et, pour ainsi dire, s'amoindrir lui-même, dans l'espoir d'être ainsi moins exposé au danger. Son attente fut trompée. Pour Vinicius, Claude ne lui fit aucun mal (c'était un homme illustre, et il vivait en sûreté, tranquillement occupé de ses propres affaires) ; mais Messaline, ayant conçu des soupçons contre lui, parce qu'elle avait tué sa femme Julie, irritée, en outre, de ce qu'il avait refusé d'avoir commerce avec elle, le fit périr par le poison. Aussi fut-il honoré de funérailles aux frais de l'Etat, et d'une oraison funèbre, honneur qui, du reste, était accordé à beaucoup de monde. Quant à Asinius Gallus, frère utérin de Drusus, il ourdit une conspiration contre Claude ; néanmoins il ne fut pas mis à mort, mais condamné à l'exil. La cause en fut, sans doute, qu'il n'avait pour cela ni réuni d'armée, ni amassé d'argent, et que l'excès de la folie, lui persuadant que les Romains, en considération de sa naissance, lui accorderaient volontairement la souveraineté, l'avait seul poussé à cette audace ; mais ce fut plutôt que, méprisé pour la petitesse de sa taille et pour sa laideur, il était un sujet de risée, loin d'être un sujet d'inquiétude.
28. Claude obtint pour cet acte des éloges sans réserve, et aussi, par Jupiter ! parce qu'un affranchi ayant, non content de citer devant les tribuns du peuple le patron qui lui avait donné la liberté, demandé et obtenu l'assistance d'un licteur, il s'en montra indigné, punit l'affranchi et ceux qui lui avaient prêté leur concours, et défendit que, par la suite, personne prêtât aide à des affranchis qui présenteraient pareilles requêtes contre leurs anciens maîtres, sous peine d'être privé à jamais du droit d'intenter une accusation. On n'en était pas moins chagrin de le voir esclave de sa femme et de ses affranchis, surtout depuis le jour où plusieurs citoyens, et Claude lui-même, ayant cherché à faire périr, dans un combat de gladiateurs, Sabinus, gouverneur de la Gaule sous Caius, Messaline lui avait sauvé la vie ; Sabinus, en effet, était son amant. Les Romains étaient affligés de cela, et aussi de ce que Messaline retenait près d'elle Mnester, qu'elle avait enlevé au théâtre, et parce que, toutes les fois que le peuple parlait des motifs qui empêchaient Mnester de danser, Claude en témoignait sa surprise et protestait avec serment, entre autres choses, qu'il n'avait pas de relations avec lui. Comme on croyait qu'il n'avait réellement pas connaissance de ce qui se passait, on était peiné qu'il fût le seul à ignorer les désordres de la maison impériale, désordres dont le bruit s'était déjà répandu jusque chez les ennemis; mais on ne voulait pas l'en avertir, par respect pour Messaline, et par crainte de nuire à Mnester, qui, s'il était agréable à Messaline pour sa beauté, ne l'était pas moins au peuple pour son talent. En effet, il était si habile danseur, qu'un jour, les spectateurs l'ayant prié avec de grandes instances de danser une pièce célèbre, il les regarda de la scène et répondit : «Je ne saurais, car j'ai couché avec Oreste». Tels étaient donc les actes de Claude ; de plus, comme le nombre des procès était infini, et que ceux qui craignaient de succomber ne se rendaient pas à l'appel de leur cause, il avertit par un édit les parties intéressées que, passé un certain jour, qu'il fixa, il statuerait sur elles, même en leur absence, et il tint parole.
29. L'année suivante, qui fut la huit-centième de Rome, furent consuls, Claude pour la quatrième fois, et L. Vitellius pour la troisième. Claude raya du sénat plusieurs membres qui, la plupart, loin de répugner à cette dégradation, la subirent volontiers à cause de leur pauvreté, et il en mit plusieurs autres en leur place. Un certain Surdinius Gallus, à qui ses moyens permettaient de faire partie du sénat; s'étant retiré à Carthage, il s'empressa de l'envoyer quérir, et lui dit : «Je t'attacherai par des chaînes d'or». Ainsi Surdinius, enchaîné par sa dignité, demeura à Rome. Bien que Claude châtiât avec rigueur les affranchis des autres, quand il les prenait à mal faire, il était tellement indulgent pour les siens qu'un jour, au théâtre, un acteur ayant prononcé ce mot bien connu : Insupportable est le marchand d'étrivières que la fortune a élevé ; et Polybe, son affranchi, sur qui tout le peuple avait jeté les yeux, ayant reparti à haute voix : «Le même poète a dit aussi : Rois sont devenus, qui auparavant étaient chevriers » ; il ne lui fit aucun mal. Avant reçu avis que plusieurs avaient conspiré contre lui, il méprisa tous les autres accusés en disant : «On ne se doit pas venger d'une puce comme on se venge d'une bête farouche» ; Asiaticus fut, seul, jugé dans l'appartement du prince, et encore il s'en fallut bien peu qu'il ne fût absous. Car, comme Asiaticus niait le crime, et répétait sans cesse : «Je n'ai jamais vu, je ne reconnais aucun de ces témoins qui déposent contre moi», un soldat qui prétendait avoir été son complice, et à qui on demanda où était Asiaticus, montra un homme chauve qui, par hasard, se tenait à peu de distance de l'accusé ; c'était, en effet, le seul signalement qu'il eût de sa personne. Un grand éclat de rire s'en étant suivi et Claude étant sur le point d'absoudre l'accusé, Vitellius, pour faire sa cour à Messaline, dit qu'Asiaticus l'avait supplié de faire en sorte qu'il eût le choix du genre de mort. Ces paroles persuadèrent à Claude qu'Asiaticus s'était véritablement condamné lui-même dans sa conscience, et il le fit périr. Il sortit des flots cette même année, auprès de l'île de Théra, un îlot qui n'y était pas auparavant. Comme il y avait des maîtres qui, loin de prendre soin de leurs esclaves malades, les chassaient de leurs maisons, Claude disposa que tous ceux de ces esclaves qui, ayant été chassés de la sorte, recouvreraient la santé, seraient libres.
30. En Bretagne, cependant, Vespasien ayant été enfermé par les barbares et courant risque d'y périr, son fils, saisi de crainte pour son père, rompit le cercle ennemi par une hardiesse extraordinaire, et tailla en pièces les fuyards. Plautius, pour sa belle conduite et ses succès dans la guerre de Bretagne, obtint de Claude des éloges et le triomphe. [Dans le combat de gladiateurs, on mit aux prises plusieurs affranchis étrangers et les captifs bretons ; un grand nombre fut moissonné dans cette sorte de spectacle, et Claude s'en fit gloire]. Cn. Domitius Corbulon, qui commandait en Germanie, rassembla ses troupes et incommoda, entre autres barbares, le peuple appelé les Cauques. Il était sur la terre ennemie, lorsqu'il fut rappelé par Claude; instruit de sa valeur et de la discipline qu'il appliquait, le prince ne lui permit pas de grandir davantage. Informé de cet ordre, Corbulon revint sur ses pas, en se contentant de s'écrier : «Heureux les généraux d'autrefois !» pour montrer qu'on pouvait alors sans danger être vaillant, au lieu que, lui, il trouvait un obstacle dans la jalousie de l'empereur. Malgré cela cependant il obtint les ornements du triomphe. Replacé à la tête de ses troupes, il n'en continua pas moins l'application de la même discipline, et, comme on était en paix, il les occupa à creuser, dans tout l'espace compris entre le Rhin et la Meuse, cent soixante-douze stades environ, un canal destiné à empêcher que le reflux de l'Océan, faisant remonter ces fleuves, inondât le pays.
31. Messaline, comme s'il ne lui eût pas suffi d'être adultère et courtisane (elle allait jusqu'à se prostituer elle-même et à prostituer, dans le palais, d'autres femmes du premier rang), voulut encore, comme dit le proverbe, avoir plusieurs maris. [Peut-être eut-elle contracté mariage avec tous ceux qui avaient commerce avec elle, si elle n'eût, surprise dès le premier, été punie de mort aussitôt. Tous les Césariens, en effet, jusque-là parlaient comme elle, et rien ne se faisait que d'un commun accord ; mais quand elle eut, malgré ses accointances avec lui, accusé et fait périr Polybe, ils n'eurent plus confiance en elle ; ainsi abandonnée d'eux, elle succomba]. Elle prit pour mari C. Silius, [fils de ce Silius qui avait été égorgé par Tibère], célébra ses noces par des festins somptueux, donna à ce nouvel époux une demeure princière, où elle fit transporter les meubles les plus précieux de Claude, et enfin le nomma consul. Or, ces scandales qui, [déjà auparavant], étaient venus aux oreilles et aux yeux de tous [les autres], étaient ignorés de Claude. Mais, dans le temps qu'il était descendu à Ostie pour veiller à l'apport des blés, tandis que Messaline, sous prétexte d'indisposition, était restée à Rome où elle célébra un festin fameux et se livra à l'orgie la plus effrénée, Narcisse profita de cet isolement de Claude pour lui découvrir, par l'entremise de ses concubines, tout ce qui se passait. [Puis, l'effrayant de l'idée que Messaline allait le tuer et mettre Silius à sa place, il le décida à se saisir de plusieurs personnes et à leur donner la question]. Par suite de ces révélations, Claude revint en hâte à Rome, et, à peine arrivé, livra au supplice un grand nombre de citoyens, entre autres Mnester, et fit mourir Messaline elle-même, [retirée dans les jardins d'Asiaticus, jardins qui n'avaient pas peu contribué à la perte de leur maître]. Peu après, il épousa sa nièce Agrippine, mère de Domitius surnommé Néron : elle était belle, visitait souvent l'empereur, s'entretenait en particulier avec lui, en sa qualité d'oncle et se conduisait à son égard d'une façon trop tendre pour une nièce. [Silanus avait la réputation d'homme de bien, et Claude l'estimait si fort, qu'il le décora, encore enfant, des ornements triomphaux, lui fiança sa fille Octavie, le nomma préteur bien avant le temps fixé par les lois, fit les frais des jeux que Silanus devait donner, jeux pendant lesquels il vint lui-même, comme un chef de parti, lui demander une permission, et ordonna à haute voix tout ce qu'il s'apercevait que le peuple désirait. Mais Claude fut tellement esclave de ses femmes, que, pour elles, il tua ses deux gendres].
32. Agrippine ne fut pas plutôt dans la demeure du prince que, femme habile à tirer parti des choses, elle s'empara de l'esprit de Claude et s'attacha par la crainte ou par de bons offices ceux qui avaient quelque bienveillance pour lui. [Elle faisait élever comme un enfant du peuple Britannicus, fils de Claude ; car l'autre fils du prince, celui qui avait été fiancé à la fille de Séjan, était déjà mort. Pour le moment, elle procura à Domitius l'honneur de devenir le gendre de Claude ; plus tard, elle le fit adopter par lui. Elle réussit dans ses menées, partie en usant de la persuasion avec Claude par l'entremise de ses affranchis, partie en subornant le sénat, le peuple et les soldats, de manière qu'on entendît sans cesse retentir des cris favorables à son projet. Agrippine élevait son fils] pour être le maître un jour, lui donnait Sénèque pour précepteur, lui amassait des richesses incalculables, sans reculer devant aucuns moyens, même les plus infâmes, de se procurer de l'argent, caressant tout le monde, pour peu qu'on fût riche, et faisant périr plusieurs citoyens pour ce seul motif. Il y eut aussi des femmes illustres qui furent victimes de sa jalousie ; c'est ainsi que Paulina Lollia fut punie de mort pour avoir autrefois eu quelque espérance d'épouser Claude. Quand on lui eut apporté la tête de Lollia, ne pouvant la reconnaître, elle lui ouvrit la bouche de sa propre main et regarda ses dents qu'elle avait faites d'une façon particulière. [Néron grandissait, et Britannicus n'obtenait aucun honneur, aucun soin ; Agrippine, bien loin de là, s'appliquait à chasser ou à faire mourir tous ceux qui portaient quelque intérêt au jeune prince; Sosibius, à qui son éducation et son instruction étaient confiées, fut égorgé sous prétexte d'avoir conspiré contre Néron. A partir de ce moment, livrant Britannicus à des gens de son choix, elle lui fit tout le mal qu'elle put, ne lui permit ni de s'entretenir avec son père ni de sortir en public, et le tint, pour ainsi dire, en garde libre].
33. [Personne n'osait offenser Agrippine en quoi que ce fût, car elle était plus puissante que Claude lui-même, et elle admettait publiquement à la saluer tous ceux qui le voulaient ; et la chose était consignée dans les Actes]. [Elle devint bientôt une seconde Messaline, surtout parce que, entre autres honneurs, elle reçut du sénat la permission de se faire porter en char dans les jeux. Lorsque Claude adopta Néron, fils d'Agrippine, et le nomma son gendre, après avoir fait passer sa fille dans une autre famille, pour ne pas sembler unir un frère et une soeur, il survint un grand prodige : le ciel, ce jour-là, parut tout en feu]. Claude désira donner un combat naval sur sur un lac ; il fit mettre une muraille de bois et construire des échafauds tout autour, et il rassembla une multitude innombrable de personnes. Les autres citoyens s'y trouvèrent en tel équipage qu'il plut à chacun d'eux ; Claude et Néron portaient le paludamentum ; Agrippine était parée d'une chlamyde tissue d'or. Les combattants étaient des condamnés à mort ; ils avaient cinquante vaisseaux de chaque côté, avec les noms de Rhodiens et de Siciliens. Après s'être d'abord réunis en une seule troupe, ils s'adressèrent tous ensemble à Claude en ces termes : «Joie à toi, empereur ; au moment de mourir, nous te saluons». N'ayant pu obtenir grâce et ayant, malgré cette prière, reçu l'ordre de combattre, ils se mirent simplement en rangs et ne s'attaquèrent que lorsqu'ils eurent été contraints de se massacrer les uns les autres. Narcisse se jouait tellement de la stupidité de Claude, qu'un jour, comme les Bithyniens, dit-on, se plaignaient à grands cris devant son tribunal de Junius Cilon, leur gouverneur, coupable d'une vénalité sans borne, et que Claude (le bruit qu'ils faisaient l'avait empêché d'entendre distinctement) demandait à l'assistance ce que disaient les Bithyniens, Narcisse, par un mensonge, lui ayant répondu qu'ils remerçiaient Junius, Claude le crut et ajouta : «Eh bien ! il les gouvernera encore deux ans». [Narcisse fut vivement accusé à cause de l'accident du lac Fucin, travaux dont il avait eu l'intendance, et on crut qu'ayant dépensé beaucoup moins que les prévisions, il avait à dessein préparé cet accident pour que ses malversations ne pussent être découvertes]. Agrippine était souvent à côté de Claude en public, soit lorsqu'il s'occupait des affaires de l'Etat, soit lorsqu'il donnait audience à des ambassadeurs, assise sur une tribune particulière. C'était un spectacle qui ne le cédait à aucun autre. Claude, irrité contre un orateur, Julius Gallicus, qui plaidait devant lui, commanda qu'on le jetât dans le Tibre, dont son tribunal se trouvait voisin. P. Domitius Afer, le plus célèbre des avocats de son siècle, fit une agréable raillerie à ce sujet. La partie abandonnée par Gallicus l'ayant prié de prendre sa défense, il lui répondit : «Et qui t'a dit que je nage mieux que Gallicus ?»
34. Claude, irrité des menées d'Agrippine, dont il commençait à s'apercevoir, et cherchant son fils Britannicus qu'elle avait soin de soustraire la plupart du temps à ses yeux, en même temps qu'elle faisait tout pour assurer l'empire à l'enfant qu'elle avait eu de Domitius son premier mari, ne voulut plus supporter cette conduite ; il s'apprêta à renverser Agrippine et à nommer son fils successeur à l'empire. Quand Agrippine fut instruite de ces projets de Claude, elle fut saisie de crainte et résolut de le prévenir par le poison. Mais, comme le vin qu'il prenait toujours en grande quantité, et les autres précautions dont usent les empereurs pour conserver leur vie, empêchaient qu'il pût en ressentir aucune atteinte, elle envoya chercher Lucuste, empoisonneuse fameuse, et prépara, avec son assistance, un poison sans remède qu'elle mit dans ce qu'on appelle un champignon. Elle mangea ensuite elle-même des autres champignons, et fit manger à Claude celui qui était empoisonné (c'était aussi le plus gros et le plus beau). Quand il eut été surpris de la sorte, on l'emporta hors de table, comme si, ce qui lui était mainte autre fois arrivé, il eût été gorgé outre mesure par l'excès de l'ivresse ; et, la nuit, il mourut sans avoir pu retrouver ni la parole ni l'ouïe, le 13 octobre, après une vie de soixante-trois ans et un règne de treize, plus huit mois et vingt jours. Agrippine réussit dans ces entreprises, parce qu'elle avait envoyé en avant Narcisse dans la Campanie, sous prétexte d'y prendre les eaux pour se guérir de la goutte ; car, s'il eût été présent, jamais elle n'en serait venue à bout, tant était grande la vigilance avec laquelle il veillait sur son maître. La mort de Claude fut incontinent suivie de celle de Narcisse, qui s'était rendu l'homme le plus puissant de son siècle. Il possédait une fortune de plus de mille fois dix mille drachmes, et avait des liaisons étroites avec des villes et avec des rois. Sur le point de mourir, il fit une belle action : il brûla tous les écrits secrets de Claude contre Agrippine et contre d'autres personnes qu'il avait en sa possession comme secrétaire du prince.
35. Ce fut ainsi que mourut Claude : une comète, qui se montra pendant longtemps, une pluie de sang, la foudre, qui tomba sur les enseignes des gardes prétoriennes, les portes du temple de Jupiter Vainqueur s'ouvrant d'elles-mêmes, un essaim d'abeilles qui se peletonna dans le camp, la mort d'un magistrat par chaque collège, semblèrent des signes de cette mort. Claude obtint la sépulture et tous les autres honneurs qui avaient été décernés à Auguste. Agrippine et Néron firent semblant de regretter celui qu'ils avaient tué, et élevèrent au ciel celui qu'ils avaient emporté de table sur un brancard. Ce fut pour L. Junius Gallion, frère de Sénèque, le sujet d'une plaisanterie. Sénèque a composé un écrit sous le titre de Apokolokuntosis, c'est-à-dire, la Divinisation en citrouille ; la raillerie que l'on rapporte de Gallion renferme beaucoup en très peu de mots. Comme les bourreaux traînent avec de grands crocs à travers le Forum le corps de ceux qui ont été exécutés dans la prison, et de là les jettent dans le fleuve, il dit que Claude avait été attiré au ciel avec un croc. Néron aussi a dit une parole qui mérite bien de ne pas rester oubliée ; il a dit que les champignons étaient un mets des dieux, puisqu'ils avaient valu à Claude de devenir dieu.