Tibère
LVII 1. Voilà ce qui eut lieu sous le règne d'Auguste. Tibère était de race et d'éducation patriciennes, mais il avait un caractère tout à fait à lui. Il n'avouait rien de ce qu'il désirait et ne voulait à peu près rien de ce qu'il disait vouloir ; tenant sans cesse un langage en contradiction avec ses vues, tout ce qu'il avait à coeur d'obtenir, il le repoussait ; tout ce qui lui était désagréable, il le proposait ; il s'emportait lorsqu'il était le moins en colère ; il paraissait doux, lorsqu'il était le plus mécontent ; on le voyait plaindre ceux qu'il punissait avec rigueur, s'irriter contre ceux auxquels il pardonnait ; quelquefois il accueillait son plus grand ennemi comme un ami intime, et il traitait son meilleur ami comme le plus étranger des hommes. En un mot, il pensait qu'un prince ne doit pas laisser voir ce qu'il a dans l'âme ; car, selon lui, cela entraînait de nombreux et graves inconvénients ; tandis que, disait-il, le système contraire avait des avantages beaucoup plus nombreux et beaucoup plus grands. Si c'eût été là son seul trait caractéristique, il eût été facile de se tenir en garde contre lui, quand une fois on en aurait eu l'expérience ; on aurait, prenant le contre-pied de toutes ses paroles, conclu de ce qu'il ne voulait pas une chose, qu'il la souhaitait avec ardeur ; de ce qu'il demandait telle autre chose, qu'il ne s'en souciait nullement ; mais il se fâchait dès qu'il se voyait compris, et il fit périr beaucoup de malheureux pour le seul crime de l'avoir deviné. Aussi était-il dangereux de ne le comprendre pas (beaucoup, en effet, se compromettaient en appuyant ce qu'il disait et non ce qu'il voulait), et plus dangereux encore de le comprendre, car alors on était soupçonné d'avoir surpris le secret de sa conduite, et, par suite, de la détester. Le seul, pour ainsi dire (encore la chose était-elle bien rare), qui échappât au danger, était celui qui n'ignorait ni ne démasquait son caractère ; c'était le moyen de n'être ni trompé pour avoir cru à ses discours, ni haï pour avoir témoigné qu'on pénétrait ses desseins. On lui causait un grand déplaisir soit que l'on combattît ses avis, soit qu'on les soutînt : en effet, tenant en même temps à faire que telle chose eût lieu, et à paraître en vouloir une autre, il trouvait nécessairement des opposants à cette double intention ; et il les haïssait pour avoir combattu, les uns sa pensée véritable, les autres sa volonté apparente.
2. Fidèle à ce caractère, il écrivit aussitôt de Nole aux armées et à toutes les provinces comme empereur, sans toutefois en prendre le titre ; bien qu'il lui eût été comme les autres, décerné, il ne l'accepta pas, et, bien qu'héritier d'Auguste, il ne voulut pas en porter le surnom ; de plus, quoiqu'il eût déjà des gardes autour de sa personne, il pria le sénat de lui venir en aide pour le garantir de la violence lors des funérailles ; il craignait, disait-il, qu'on n'enlevât le corps d'Auguste, comme autrefois celui de César, pour le brûler sur le Forum. Quelqu'un ayant, pour se moquer de cette demande, proposé de lui donner une garde, comme s'il n'en avait pas eu une, Tibère comprit la raillerie, et répondit : «Ce n'est pas à moi, mais à l'Etat que les soldats appartiennent». Telle fut sa conduite en cette circonstance, et, bien qu'il disposât en réalité de toutes les affaires, il disait qu'il n'avait nul besoin de l'empire. D'abord il s'excusa de ne pas l'accepter tout entier sur son âge (il avait cinquante-six ans) et sur la faiblesse de sa vue (quoiqu'il vît très bien dans l'obscurité, ses yeux, le jour, étaient très faibles) ; puis il demanda des citoyens pour partager avec lui le soin des affaires et pour l'aider à gouverner, non tout l'empire à la fois, ainsi que cela se pratique dans un gouvernement oligarchique, mais une des trois divisions qu'il établissait, et dont il prenait une pour lui et cédait deux aux autres. Ces divisions comprenaient : la première, Rome et le reste de l'Italie ; la seconde, les armées ; la troisième, le reste des peuples soumis. Comme il insistait avec force sur ce partage, et que les sénateurs, de leur côté, faisaient semblant de le contredire et le priaient de se charger de tout, Asinius Gallus, qui usait sans cesse, même contre ses intérêts, d'une liberté de parler qu'il tenait de son père, s'écria : «Eh bien donc, choisis la part qu'il te plaira. - Comment, repartit Tibère, est-il possible que le même fasse les parts et choisisse ?» Gallus, comprenant alors dans quel malheur il s'était précipité, essaya d'adoucir Tibère par ses paroles, en ajoutant : «Ce n'est pas pour que tu te contentes d'un tiers de l'empire, c'est parce que son partage est impossible que je t'ai fait cette offre» ; mais, en réalité, il ne l'apaisa pas et finit, après beaucoup de mauvais traitements, par être mis à mort. Il est vrai aussi de dire que Gallus avait épousé la première femme de Tibère, et qu'il revendiquait Drusus pour son fils, ce qui lui avait valu, déjà même avant cette époque, la haine du prince.
3. Cette conduite de Tibère lui était dictée, avant tout, par son naturel et par sa politique, et aussi par ses soupçons à l'égard des légions de Pannonie et de Germanie, et par la crainte de Germanicus, alors gouverneur de Germanie et l'amour de ces légions. Quant à celles qui étaient en Italie, il y avait pourvu en exigeant d'elles le serment institué par Auguste ; mais, soupçonnant la fidélité des autres, il hésitait à prendre l'un ou l'autre parti, afin de pouvoir, dans le cas où une révolte leur assurerait l'avantage, vivre en sûreté comme n'étant qu'un simple particulier. Plusieurs fois, pour ce motif, il feignit d'être malade et se renferma chez lui, afin de ne pas être contraint de faire ou dire rien de positif. On m'a raconté aussi que Livie prétendant l'avoir fait arriver à l'empire malgré Auguste, il usait de ce stratagème, afin de paraître le tenir non pas de sa mère (il était vivement irrité contre elle), mais du sénat, qui lui aurait fait violence, à cause de la supériorité de son mérite ; et aussi que, voyant les esprits mal disposés en sa faveur, il attendait et traînait le temps en longueur, afin que, dans l'espérance de le voir renoncer volontairement à l'empire, personne ne vînt, en se révoltant, devancer le moment où il se sentit bien le maître. Néanmoins je rapporte ces choses moins pour affirmer que telles furent les causes de sa conduite, que pour montrer quel était le tour de son esprit et quels soulèvements eurent lieu parmi les troupes. Il envoya sur-le-champ de Nole un agent tuer Agrippa ; il prétendit ensuite que le meurtre n'avait pas été ordonné par lui, et fit des menaces à celui qui l'avait commis. Néanmoins il ne le punit pas, et laissa dire aux uns qu'Auguste, sur la fin de sa vie, avait fait périr Agrippa ; aux autres, que le centurion chargé de sa garde l'avait tué de son propre mouvement, parce qu'il tentait de se révolter ; à d'autres encore, que c'était Livie, et non Tibère, qui avait ordonné la mort de ce prince.
4. Tibère fit donc sur-le-champ disparaître Agrippa ; mais il redoutait beaucoup Germanicus. En effet, les légions de Pannonie se mutinèrent aussitôt qu'elles apprirent la mort d'Auguste ; les soldats, rassemblés dans un camp qu'ils fortifièrent, s'y livrèrent à une foule d'actes séditieux. Ainsi, ils tentèrent de tuer leur chef, Junius Blésus, et se saisirent de ses esclaves, qui furent mis à la torture. En un mot, ils voulaient ne pas servir plus de seize ans, gagner une drachme par jour, et demandaient à recevoir immédiatement leur récompense, dans le camp même, menaçant, s'ils n'obtenaient leur demande, de soulever la province et de marcher sur Rome. A la fin, cependant, cédant avec peine aux conseils de Blésus, ils envoyèrent à Tibère des députés chargés de leurs intérêts : ils espéraient, à la faveur du changement de gouvernement, arriver au but de leurs désirs, soit en effrayant le prince, soit en donnant l'empire à un autre. Drusus étant ensuite venu vers eux avec les gardes prétoriennes, des troubles éclatèrent, vu qu'il ne leur promettait rien d'assuré ; quelques hommes de sa suite furent blessés, et lui-même fut cerné, pendant la nuit, de peur qu'il ne prît la fuite. Mais une éclipse de lune leur inspira une crainte qui émoussa leur courroux, au point qu'ils renoncèrent à faire aucun mal à personne, et envoyèrent de nouveaux députés à Tibère. Pendant ce temps, l'hiver, qui fut rigoureux, les ayant décidés à se retirer chacun dans son propre camp, les plus mutins, mandés comme pour un tout autre motif, furent mis à mort par Drusus, dans sa tente même et par ceux de sa suite, l'un d'une façon, l'autre d'une autre ; le reste se calma, au point de livrer, pour être traînés au supplice, quelques-uns d'entre eux qu'ils accusaient d'avoir été les instigateurs de la sédition. C'est ainsi que le calme fut rétabli.
5. D'un autre côté, en Germanie, les troupes qu'on y avait concentrées en grand nombre à cause de la guerre, voyant que Germanicus était aussi un César et qu'il était supérieur à Tibère, ne gardèrent aucune mesure ; mettant en avant les mêmes prétextes, elles se répandirent en injures contre Tibère, et saluèrent Germanicus empereur. Celui-ci n'ayant pu, malgré de nombreuses remontrances, les faire rentrer dans l'ordre, et même, à la fin, ayant tiré son épée comme pour se tuer, elles se mirent à pousser un cri de douleur ; alors un soldat lui tendant la sienne : «Prends celle-ci, lui dit-il, elle est plus pointue». Germanicus alors, voyant à quel point les choses en étaient venues, n'osa pas se donner la mort, parce que, entre autres motifs, il pensait que la sédition n'en continuerait pas moins. Composant une lettre qu'il dit avoir été envoyée par Tibère, il leur paya double les legs faits par Auguste, comme s'il eût agi d'après les ordres de Tibère, et accorda leur congé aux soldats qui avaient passé l'âge ; car le plus grand nombre d'entre eux appartenait à cette foule de citadins qu'Auguste avait enrôlés après le désastre de Varus. C'est ainsi que se termina cette sédition. Plus tard, à l'arrivée de sénateurs députés par Tibère, qui ne leur donna en secret d'autres instructions que ce qu'il voulait faire connaître à Germanicus (il savait bien, en effet, qu'en n'importe quel état de choses, ils ne manqueraient pas de lui découvrir tous ses desseins, et son intention était qu'en dehors de ces desseins, comme s'ils eussent été les seuls qu'il méditait, ni eux ni Germanicus ne se préoccupassent de rien), à l'arrivée, dis-je, des députés, les soldats, comprenant le stratagème de Germanicus et soupçonnant les sénateurs de n'être venus que pour annuler les concessions de leur général, recommencèrent à se mutiner ; ils faillirent même égorger quelques-uns des députés ; ils pressèrent vivement Germanicus, et se saisirent de sa femme Agrippine, fille d'Agrippa et de Julie fille d'Auguste, ainsi que de son fils, qu'ils nommaient Caius Caligula, parce que, élevé en grande partie dans le camp, il portait la chaussure militaire au lieu de la chaussure des habitants des villes, tous les deux secrètement éloignés. A sa prière, ils relâchèrent Agrippine, qui était grosse, et retinrent Caius. Au bout de quelque temps, comme ils ne gagnaient rien, ils se tinrent en repos, et changèrent de dispositions au point que, de leur propre mouvement, ils se saisirent des plus mutins, et, de leur autorité privée, en mirent quelques-uns à mort ; puis, après avoir produit les autres au milieu d'une assemblée, ils massacrèrent les uns et relâchèrent les autres, sur décision prise à la pluralité des voix.
6. Germanicus, redoutant malgré cela une nouvelle sédition, mena son armée sur la terre ennemie, où il séjourna longtemps, afin de donner de l'occupation aux soldats et de leur procurer des vivres en abondance, aux dépens de l'étranger. Bien qu'il pût arriver à l'empire (l'amour de tous les Romains, celui des peuples soumis inclinait en sa faveur), il ne le voulut pas. Tibère, à cette occasion, lui donna des éloges, et lui écrivit, à lui et à Agrippine, une foule de choses agréables, sans pour cela se réjouir de ses exploits ; l'attachement des légions lui était, au contraire, un motif de le craindre davantage. La conscience qu'autres étaient chez lui les paroles, autres les actions, lui laissait croire que Germanicus n'avait pas les pensées qu'il faisait paraître ; en sorte qu'il le soupçonnait, et qu'il soupçonnait aussi sa femme, dont les sentiments répondaient à la grandeur de sa race. Il feignit néanmoins de ne pas en être mécontent ; il combla Germanicus d'éloges dans le sénat, proposa d'offrir des sacrifices, à l'occasion de ses exploits, comme on l'avait fait à l'occasion de ceux de Drusus. Il accorda aux soldats de Pannonie les mêmes récompenses que celles qui avaient été accordées à ceux de Germanie. Néanmoins, dans la suite, il ne donna de congé définitif qu'après vingt ans de service à ceux qui avaient porté les armes hors de l'Italie.
7. Comme on ne parlait plus de nouveaux soulèvements, et que tout ce qui se passait chez les Romains conspirait pour lui assurer la souveraineté, Tibère accepta l'empire, sans désormais dissimuler, et, tant que vécut Germanicus, il se conduisit de la sorte. Il ne décidait rien ou presque rien par lui-même et portait au sénat toutes les affaires, même les moins importantes, et les lui communiquait. On avait élevé sur le Forum un tribunal du haut duquel il présidait à l'administration de la justice, et, à l'exemple d'Auguste, il prenait toujours des conseillers ; mais, néanmoins, il ne réglait aucune affaire un peu importante sans l'avoir communiquée aux autres sénateurs. `Lorsqu'il avait proposé son avis, non seulement il accordait à tous la liberté de le contredire, mais il souffrait parfois qu'on rendît des décrets contraires à ses propositions. Lui-même, en effet, donnait souvent sa voix. Drusus était sur le pied de l'égalité avec tous, parlant tantôt le premier, tantôt après d'autres; mais Tibère parfois gardait le silence, parfois aussi exprimait son avis, tantôt le premier, tantôt après plusieurs autres membres, tantôt même le dernier, proposant hautement certaines choses, et, la plupart du temps, afin de ne point paraître enlever la liberté de la parole, il ajoutait : «Si j'avais à donner un avis, je prendrais telle et telle résolution». Bien que cette opinion eût la même force que toutes les autres, le reste des sénateurs n'étaient pas néanmoins empêchés de dire ce qu'ils pensaient ; souvent même Tibère ouvrait un avis, et si les sénateurs qui parlaient après lui en opposaient un autre, parfois ce dernier l'emportait. Il ne se fâchait contre personne à ce propos. Il rendait donc la justice de la façon que j'ai dit, et allait fréquemment aux jugements que rendaient les magistrats, soit qu'il y fut appelé par eux, soit qu'il ne le fut pas. Il permettait qu'ils demeurassent sur leurs siéges, et, assis sur un banc en face d'eux, il leur adressait, comme s'il eût été leur assesseur, les observations qu'il jugeait convenables.
8. En tout, il se conduisait de la même façon. Il ne souffrait pas, en effet, d'être appelé maître par des hommes libres ; empereur, par d'autres que par les soldats ; il refusa obstinément le surnom de Père de la patrie ; il ne s'arrogea pas non plus celui d'Auguste (jamais il ne permit qu'on le lui décernât ; mais il le supportait quand il l'entendait prononcer, ou qu'il le lisait écrit ; bien plus, toutes les fois qu'il écrivait à quelque roi, il l'ajoutait à la suscription de sa lettre). En un mot, le nom de César, parfois aussi celui de Germanicus, à cause des exploits de Germanicus, et celui de prince du sénat, au sens antique, était celui qu'il se donnait lui-même ; souvent il répétait : «Je suis le maître des esclaves, l'empereur des soldats, le premier des autres Romains». Toutes les fois que l'occasion s'en présentait, il souhaitait de ne vivre et de ne commander qu'autant de temps qu'il serait utile à l'Etat. Il était même si populaire en toutes choses, qu'à son jour natal il ne permit de rien faire d'extraordinaire : il ne laissa personne jurer par sa fortune, et refusa de poursuivre ceux qui, après avoir juré de la sorte, étaient accusés de parjure. Bref, l'usage, toujours nécessairement observé jusqu'à notre temps, le premier jour de l'année, en l'honneur d'Auguste et de ceux qui ont régné après lui, de ceux du moins dont nous faisons quelque cas, comme aussi en l'honneur de ceux qui se succèdent au pouvoir, usage en vertu duquel les citoyens existants s'engagent à ratifier les actes passés et futurs du prince ; cet usage, dis-je, il ne souffrit pas, dans les premiers temps, qu'on l'observât à son égard, bien qu'il eût fait jurer tout le monde sur les actes d'Auguste, et qu'il eût lui-même prêté ce serment. Ce fut afin de rendre cette intention plus manifeste qu'aux calendes de janvier, évitant de venir au sénat et de se montrer, ce jour-là, nulle part dans la ville et restant dans un faubourg, il entra ensuite dans la curie, le temps écoulé, et prêta isolément son serment. Ce fut donc pour ce motif qu'il passa les calendes au dehors, et aussi pour ne distraire aucun citoyen au moment où l'on était occupé des nouveaux magistrats et de la fête, ou encore pour ne pas recevoir la quête annuelle. En effet, il n'approuvait pas en cela Auguste, à cause de l'embarras qu'occasionnait cet usage et de la dépense qu'entraînait la réciprocité.
9. Par de tels actes, il faisait aimer au peuple son gouvernement, et aussi parce qu'alors il n'y eut aucun temple élevé en son honneur, non seulement de son consentement, mais encore d'une manière quelconque, et qu'il ne permit à personne de lui dresser des statues ; car il le défendit expressément, dès les premiers jours, aux villes et aux particuliers. Il ajouta bien cette réserve à sa défense : sans ma permission, mais il ajouta cette déclaration à la réserve : laquelle permission je n'accorderai jamais. Quant aux crimes d'injures et d'impiété envers sa personne (on donnait déjà le nom d'impiété à ces sortes de crimes, et beaucoup de citoyens étaient cités en justice sous cette prévention), il feignit de s'en soucier fort peu et n'accueillit aucune accusation de cette sorte relative à sa personne, bien qu'il employât ce moyen pour faire vénérer le nom d'Auguste. Dans les premiers temps, en effet, il ne condamna personne, même de ceux qui étaient accusés d'être coupables envers Auguste ; il acquitta même plusieurs citoyens appelés en justice pour avoir fait un faux serment en jurant par sa fortune ; mais, dans la suite, il en punit de mort un grand nombre.
10. Outre cet hommage rendu à Auguste, il lui en rendit encore un autre, qui fut, en achevant les édifices qu'il avait commencés et non terminés, d'y graver le nom de ce prince ; quant aux statues et aux sanctuaires que les villes ou les particuliers lui élevaient, il fit lui-même la dédicace des uns, et confia celle des autres à un pontife. Cette modestie à l'égard des inscriptions, il l'observa non seulement pour les ouvrages d'Auguste, mais aussi pour tous ceux qui avaient besoin de réparation ; car, bien qu'il relevât les édifices tombant en ruines (il ne construisit lui-même absolument aucun monument nouveau, si ce n'est le temple d'Auguste), loin de s'en approprier la gloire pour aucun d'eux, il y rétablit jusqu'aux noms de ceux qui les avaient entrepris les premiers. D'une grande parcimonie pour lui-même, il dépensait largement pour l'intérêt commun, reconstruisant pour ainsi dire tous les édifices publics ou les décorant, accordant de nombreux secours aux villes et aux particuliers. Il enrichit plusieurs sénateurs qui se trouvaient réduits à l'indigence, et qui, pour ce motif, ne voulaient plus faire partie du sénat. Là encore, il n'agissait pas sans examen : il rayait ceux qui avaient des moeurs licencieuses et ceux qui étaient tombés dans une pauvreté dont ils ne pouvaient rendre un compte satisfaisant. Il ne faisait jamais un don à personne que la somme ne fût comptée immédiatement, sous ses yeux ; car, comme il savait que, du temps d'Auguste, les dispensateurs retenaient une forte partie de ces largesses, il prenait un soin extrême que cet abus ne se commît pas sous son règne. Toutes ces dépenses, néanmoins, étaient prélevées sur les revenus que lui accordaient les lois ; car il ne fît mourir personne pour avoir ses biens, et, du moins alors, il ne confisqua la fortune d'aucun citoyen ; loin de là, jamais il n'amassa d'argent par des voies iniques. Ainsi, Aemilius Rectus lui ayant un jour envoyé de l'Egypte, dont il était gouverneur, une somme plus forte que celle qui avait été fixée, il lui écrivit : «Je veux qu'on tonde mes brebis, et non qu'on les écorche».
11. Il était d'un abord facile, et on lui parlait sans peine. Il ordonna que les sénateurs viendraient ensemble le saluer, afin de ne pas être bousculés dans la foule. En un mot, il montrait une telle modération que les magistrats de Rhodes lui ayant écrit sans mettre à la fin de leur lettre la formule par laquelle il était d'usage de faire des voeux pour sa personne, il se hâta de les mander, comme pour les punir, et, quand ils furent venus, il ne leur infligea aucun châtiment, et se contenta de les renvoyer, après leur avoir fait ajouter à leur lettre ce qui y manquait. Il honorait les magistrats comme s'il eût vécu sous un gouvernement républicain, et se levait devant les consuls ; les invitait-il à un festin, il allait jusqu'à la porte les recevoir à leur arrivée, et les reconduisait à leur départ. Si, parfois, il se faisait porter en litière, il ne permettait pas qu'aucun sénateur ou chevalier des premiers rangs le suivit. Quand il y avait des jeux ou quelque autre spectacle qui devait occuper la multitude, il se rendait, le soir, pour y passer la nuit, dans la maison de quelqu'un des Césariens qui fut voisine du lieu de la réunion, afin qu'on pût l'aborder facilement et sans peine. Souvent aussi, il regardait les jeux équestres de la maison d'un de ses affranchis. Il venait, en effet, fréquemment à ces spectacles, tant pour faire honneur à celui qui les donnait, que pour maintenir la décence parmi la foule et paraître prendre part à la fête. Car, pour lui, jamais il n'eut la moindre inclination pour ces sortes de divertissements et ne se montra jaloux en aucune façon de rivaliser avec personne. Il était en tout si attentif observateur de l'égalité, qu'un jour le peuple ayant voulu affranchir un danseur, il n'y consentit que lorsque le maître y eut acquiescé et eut reçu le prix de son esclave. Ses rapports avec ses amis étaient ceux d'un simple particulier : il les défendait en justice, et prenait part avec eux au banquet, lorsqu'ils offraient un sacrifice ; il venait, dans leurs maladies, les visiter sans escorte ; il y en eut même un dont, à sa mort, il prononça l'oraison funèbre.
12. Il ordonna aussi à sa mère de se conformer, dans ces sortes de choses, à tout ce qu'exigeait la bienséance, partie pour qu'elle imitât son exemple, partie pour qu'elle ne s'abandonnât pas à son orgueil. Livie, en effet, affichait une morgue plus grande que n'en eût auparavant montré aucune femme, au point qu'elle ne cessait de recevoir chez elle les sénateurs et les citoyens qui venaient la saluer, et que mention en était faite dans les actes publics. Les lettres de Tibère portèrent même le nom de Livie et celui du prince pendant un certain temps, et on écrivait pareillement à l'un et à l'autre. Car, si ce n'est qu'elle n'osa jamais paraître ni au sénat, ni aux armées, ni aux assemblées du peuple, elle essayait de tout régler, comme si elle eût été maîtresse de l'empire. Son pouvoir, sous Auguste, avait été fort grand, et elle se vantait d'avoir fait Tibère empereur ; et, pour cela, elle prétendait avoir moins une autorité égale à la sienne, qu'une autorité supérieure. Aussi y eut-il en son honneur diverses propositions en dehors de tous les usages : plusieurs voulurent lui donner le nom de Mater patriae, plusieurs même celui de Parens. D'autres furent d'avis d'appeler Tibère du nom de Livie, afin que, de même que chez les Grecs les enfants prenaient le nom de leur père, de même Tibère prît le nom de sa mère. Indigné de ces adulations, Tibère ne ratifia que les moins importants des honneurs décernés à sa mère, et ne lui laissa faire rien qui sortît des bornes. C'est ainsi que Livie, ayant une fois consacré chez elle une statue à Auguste, et voulant, à cette occasion, donner un banquet au sénat et aux chevaliers, ainsi qu'à leurs femmes, il ne lui permit ni de procéder à cette consécration avant d'y avoir été autorisée par un sénatus-consulte, ni, après cette autorisation, de donner un banquet aux hommes ; ce fut lui qui traita les hommes, et elle les femmes. Il finit même par l'écarter complètement des affaires publiques, ne lui laissant que la conduite des affaires domestiques ; puis, comme là encore elle lui était à charge, il se mit à voyager, et se déroba de toutes les façons à son empire ; en sorte qu'elle ne fut pas une des moindres causes de sa retraite à Caprée. Voilà ce que la tradition rapporte de Livie.
13. Du reste, si Tibère se montrait sévère à l'égard ceux qui étaient accusés de quelque crime, il souffrait aussi de voir son fils Drusus si fort adonné à la débauche et à la cruauté qu'on appelait, de son nom, des Drusus les épées les plus pointues, et plusieurs fois il lui adressa des réprimandes et en particulier et en public. Un jour même, en présence de nombreux témoins, il lui dit : «Garde-toi, tant que je vis, de commettre aucune violence, ni aucun excès ; si tu l'osais, tu n'en commettrais même pas après ma mort». Pendant un certain temps, en effet, Tibère garda une grande modération, sans souffrir aucun déréglement ; il punit même, pour ces désordres, un grand nombre de citoyens, bien que, le sénat ayant un jour voulu porter une loi contre ceux qui menaient mauvaise vie, il n'eût rien statué, et se fût contenté de dire «qu'il valait mieux les corriger de quelque façon en leur particulier, que de leur imposer un châtiment public. Maintenant, ajoutait-il, quelques-uns d'entre eux pouvaient se modérer par crainte de la honte, au point de chercher à se cacher ; mais, si une fois la nature l'emportait sur la loi, personne n'en aurait plus souci». Beaucoup, et même des hommes, malgré les défenses précédentes, portaient des vêtements de pourpre : il ne blâma et ne punit personne ; mais la pluie étant venue à tomber pendant des jeux, il se couvrit d'un manteau de couleur sombre, et, depuis ce temps, nul n'osa prendre un vêtement autre que celui de son rang. Telle était sa conduite en tout, tant que vécut Germanicus ; car, après ce malheur, il s'opéra en lui de nombreux changements, soit que son caractère fût tel dès le principe, comme il le fit voir plus tard, soit qu'il l'eût dissimulé pendant la vie de Germanicus, en qui il voyait une menace contre sa puissance absolue ; soit encore qu'il ait eu un bon naturel et qu'il soit sorti de son chemin, une fois débarrassé d'un rival.
14. Je vais rapporter, suivant que le temps les présentera, les faits dignes de mémoire. Sous le consulat de Drusus, fils de Tibère, et de C. Norbanus, Tibère paya au peuple les sommes léguées par Auguste, parce qu'un jour, au moment où un convoi traversait le Forum, un homme, s'étant approché du cadavre et penché à son oreille, lui murmura quelques mots, et que, aux spectateurs qui demandaient ce qu'il avait dit, il fit réponse qu'il avait chargé le défunt de rapporter à Auguste qu'on n'avait encore rien reçu. Tibère fit mettre à mort cet homme sur-le-champ, afin qu'il allât, disait-il en raillant, porter lui-même le message ; quant aux autres citoyens, il ne tarda pas à s'acquitter envers eux, en leur distribuant environ soixante-cinq drachmes par tête. Voilà, au rapport de certains historiens, ce qui se passa la première année ; pour l'instant, des chevaliers ayant voulu, dans les jeux célébrés par Drusus, tant en son nom personnel qu'en celui de Germanicus, se faire gladiateurs, Tibère refusa de voir la lutte, et, comme l'un d'eux fut tué, il défendit â l'autre de combattre désormais. Dans les jeux du cirque en l'honneur du jour natal d'Auguste, il y eut, entre autres combats, des bêtes féroces égorgées. Cela se répéta ainsi plusieurs années ; en outre, l'administration de la Crète, dont, le gouverneur vint alors à mourir, fut dorénavant confiée au questeur et à son assesseur. Comme beaucoup de ceux à qui étaient échues des provinces séjournaient longtemps à Rome et en Italie, ce qui faisait que leurs prédécesseurs restaient dans leur gouvernement au-delà du temps prescrit, Tibère leur ordonna d'y être rendus aux calendes de juin. Sur ces entrefaites, le petit-fils qu'il avait de Drusus étant mort, il n'interrompit aucune de ses occupations habituelles ; il ne convenait pas, selon lui, que des malheurs privés fissent abandonner à un prince le soin des affaires de l'Etat, et c'était aux autres un enseignement de ne pas négliger les affaires des vivants à cause de ceux qui s'en vont de la terre. Le Tibre ayant envahi une partie considérable de la ville, au point de la rendre navigable, tout le monde prenait ce débordement pour un prodige, de même que les violents tremblements de terre qui firent tomber une partie des murailles, et les foudres nombreuses qui tarissaient le vin dans les vases, sans les briser ; mais lui, pensant que la chose tenait à l'abondance des eaux du fleuve, ordonna que cinq sénateurs, désignés par le sort, veilleraient continuellement à ce qu'il ne débordât pas l'hiver et ne tarît pas l'été, et que son cours fût toujours aussi égal que possible. Tels étaient alors les actes de Tibère. Quant à Drusus, il remplit, comme un simple particulier, les fonctions consulaires sur le pied d'égalité avec son collègue ; institué héritier par un citoyen, il accompagna son convoi ; mais il se laissait tellement emporter à la colère qu'il frappa du poing un chevalier des plus considérables, ce qui lui valut le surnom de Castor. Il était tellement adonné à l'ivresse qu'une nuit, forcé d'aller avec ses gardes porter secours à des incendiés, et ceux-ci lui demandant de l'eau, il ordonna qu'on leur en jetât de la chaude. Il avait pour les histrions de telles complaisances qu'ils se révoltèrent et sortirent des bornes assignées par les lois de Tibère sur leur profession.
15. Voilà ce qui eut lieu alors. Statilius Taurus et L. Libon étant consuls, Tibère défendit aux hommes de porter des étoffes de soie ; il défendit aussi de faire usage de vases d'or, excepté pour les sacrifices. Comme quelques-uns étaient embarrassés de savoir si l'interdiction s'appliquait aussi à la possession de vaisselle d'argent avec ornements d'or (emblemata), il refusa de laisser employer, dans l'édit qu'il eut intention de rendre à ce sujet, le mot emblema, comme étant un mot grec, bien que, dans la langue latine, il n'y en eût pas pour le traduire. Autre exemple de ces exigences : un centurion ayant voulu rendre témoignage en grec sur une affaire, en plein sénat, il ne le permit pas, bien que souvent lui-même il y écoutât ou y discutât des causes plaidées en cette langue. Ce fut là une contradiction dans sa conduite ; quant à L. Scribonius Libon, jeune homme de famille patricienne, accusé de complot contre l'ordre établi, tant qu'il fut en santé, Tibère ne le mit pas en jugement ; mais, aussitôt qu'il fut atteint d'une maladie mortelle, il le fit apporter au sénat, dans une litière couverte, semblable à celles dont font usage les femmes des sénateurs ; puis, quand, à la suite d'un sursis, Libon eut échappé par la mort à la condamnation, Tibère poursuivit l'affaire, malgré le trépas du coupable, partagea ses biens entre les accusateurs, et fit décréter des supplications non seulement en son nom, mais aussi en celui d'Auguste et de Jules, père d'Auguste, ainsi que cela avait été autrefois établi. Malgré sa conduite dans cette conjoncture, il n'inquiéta en rien Vibius Rufus, qui se servait du siège sur lequel César s'asseyait constamment et sur lequel il avait été tué. Rufus affectait d'en agir ainsi ; il était marié à la femme de Cicéron, deux choses dont il s'enorgueillissait, comme si la femme devait faire de lui un orateur et le siége un César. Aucune accusation ne lui fut néanmoins intentée à ce sujet, et même il parvint au consulat. Du reste, Tibère, bien qu'ayant constamment auprès de lui Thrasylle, et recourant chaque jour à la divination, art dans lequel il était lui-même si habile, qu'ayant une fois reçu en songe l'ordre de donner de l'argent à quelqu'un, il comprit que c'était un sort magique qui lui était envoyé, et fit tuer cette personne. Tibère n'en fut pas moins rigoureux pour tous les autres astrologues, magiciens, en un mot, pour ceux qui s'occupaient d'une manière quelconque de divination : les étrangers furent mis à mort ; les citoyens romains accusés de se livrer alors encore à ces pratiques depuis le premier décret leur interdisant toute occupation de ce genre dans Rome, furent bannis ; ceux qui avaient obéi obtinrent l'impunité. Tous les citoyens romains auraient même, contre l'avis de Tibère, obtenu leur pardon, sans l'intervention d'un tribun. Ce fut là surtout qu'on vit l'image du gouvernement républicain, car le sénat, s'étant rangé à l'avis de Cn. Calpurnius Pison, l'emporta sur Drusus et Tibère, et fut, à son tour, vaincu par le tribun.
16. C'est ainsi que les choses se passèrent ; de plus, on envoya dans les provinces quelques-uns des questeurs de l'année précédente, attendu que le nombre de ceux de l'année présente était insuffisant, et cette mesure eut lieu dans la suite toutes les fois qu'il y eut besoin. Beaucoup d'actes publics étaient complètement perdus, l'écriture des autres était effacée par le temps ; trois sénateurs furent élus pour transcrire ceux qui existaient et faire la recherche des autres. Plusieurs citoyens, qui avaient été victimes d'incendies, reçurent des secours non seulement de Tibère, mais aussi de Livie. Cette même année, un certain Clément, qui avait été esclave d'Agrippa et qui avait quelque ressemblance avec lui, se fit passer pour son maître, et, étant allé en Gaule, il attacha nombre de gens à sa cause dans cette contrée, et, plus tard, en Italie aussi ; il finit même par marcher sur Rome, pour reconquérir, disait-il, la souveraineté de son aïeul. Le trouble s'étant par suite répandu parmi les habitants, et beaucoup d'entre eux se rangeant du parti de l'imposteur, Tibère le réduisit adroitement en son pouvoir par l'intermédiaire d'agents qui feignirent d'embrasser sa cause; puis, comme malgré la torture qu'on lui infligea pour lui arracher des révélations sur ses complices, il ne faisait aucun aveu, il lui demanda : «Comment es-tu devenu Agrippa ? - Comme toi César», répondit Clément.
17. L'année suivante, C. Cécilius et L. Flaccus prirent le titre de consuls. Quelques citoyens ayant apporté de l'argent à Tibère, passé les calendes de janvier, il ne l'accepta pas, et publia à cette occasion un édit où il employa un mot qui n'était pas latin. Ayant ensuite, la nuit, réfléchi à ce mot, il manda tous ceux qui étaient experts en ces matières, car il avait grand soin de la pureté du langage. Atéius Capiton lui ayant dit : «Bien que personne ne se soit servi jusqu'ici de ce mot, nous ne laisserons pas désormais, à ta considération, de le compter tous parmi les mots anciens» ; un certain Marcellus répliqua : «César, tu peux donner à des hommes le droit de cité romaine, mais non à des mots». Tibère ne fit aucun mal à Marcellus pour cette réponse, bien que la franchise en fût vive. Irrité contre Archélaüs, roi de Cappadoce, qui, après l'avoir, à une époque antérieure, lorsqu'il était accusé devant le tribunal d'Auguste par les habitants de cette contrée, supplié de se charger de sa cause, l'avait ensuite négligé, pendant son séjour à Rhodes, pour faire sa cour à Caius venu en Asie, il le manda comme coupable de révolte, et le livra au jugement du sénat, bien qu'il fût non seulement dans une extrême vieillesse, mais, de plus, fort incommodé de la goutte, et qu'en outre il semblât atteint de folie. Archélaüs avait été autrefois attaqué de cette dernière maladie, au point qu'Auguste lui avait donné un tuteur pour gouverner son royaume ; mais, en ce moment, il n'avait plus l'esprit aliéné, et ce n'était qu'une feinte de sa part pour tâcher de se sauver. Il eût néanmoins été condamné à mort, sans un témoin qui déposa que le roi en effet, tant qu'il fit profession de quelque vertu, non content de s'abstenir scrupuleusement du bien d'autrui et de ne pas recueillir les successions qui lui étaient léguées par des citoyens qui avaient des parents, dépensa des sommes considérables en largesses à des villes et à des particuliers, sans accepter en reconnaissance ni honneurs ni éloges. Jamais il n'était seul, quand il donnait audience aux députations des villes et des provinces ; il prenait pour l'assister plusieurs citoyens, principalement ceux qui avaient gouverné le pays.
18. Les succès de Germanicus dans son expédition contre les Germains lui permirent de s'avancer jusqu'à l'Océan, et, vainqueur des barbares par la force de ses armes, il recueillit les ossements des soldats tombés avec Varus, leur donna la sépulture, et recouvra les enseignes. Comme le sénat pressait Tibère pour que le mois de novembre dans lequel il était né (le seize) s'appelât Tibérius : «Que ferez-vous donc, dit-il, si vous avez treize Césars ?» Ensuite, sous le consulat de M. Junius et de L. Norbanus, il arriva aux calendes mêmes de janvier un prodige de haute importance et qui était un présage de malheur pour Germanicus. Le consul Norbanus, qui se plaisait à jouer sans cesse de la trompette, et qui s'y exerçait avec une grande ardeur, voulut, alors encore, au point du jour, en présence d'un grand nombre de citoyens déjà rassemblés devant sa maison, faire retentir son instrument : ce bruit jeta le trouble parmi tous les citoyens, comme si le consul leur donnait ainsi un signal de guerre, et aussi parce que la statue de Janus tomba. En outre, un oracle, prétendu Sibyllin, et qui d'ailleurs ne se rapportait nullement à cette année de Rome, mais qu'on appliquait aux circonstances présentes, excita de vives émotions. L'oracle disait : «Trois fois trois cents ans accomplis, guerre civile, sybaritique délire, perdra les Romains». Tibère accusa ces vers d'être supposés, et fit examiner tous les livres qui contenaient des prédictions ; il condamna les uns comme apocryphes et approuva les autres. La mort de Germanicus causa une grande joie à Tibère et à Livie, mais elle affecta douloureusement tous les autres Romains. Car Germanicus était beau de figure, et il avait une âme noble ; il avait aussi une instruction et une force remarquables ; [vaillant contre l'ennemi, il était plein de bonté pour les siens ; très puissant à titre de César, il avait une modération égale à celle des citoyens les plus humbles ; jamais il ne faisait rien qui pût ou être importun aux peuples soumis], ou attirer l'envie sur Drusus, ou mériter les soupçons de Tibère ; [bref, il fut du petit nombre de ceux qui, de mémoire d'homme, ne firent pas défaut à leur fortune et ne se laissèrent pas corrompre par elle]. Plusieurs fois, placé en position de se rendre maître de l'empire, [du consentement non seulement des soldats, mais aussi du peuple et du sénat], il ne le voulut pas accepter. Il mourut à Antioche, par la perfidie de Pison et de Plancine. On trouva, en effet, pendant qu'il vivait encore, enfouis dans la maison qu'il habitait, des ossements humains, des lames de plomb, où son nom était gravé avec des imprécations. Pison, traduit devant le sénat par Tibère lui-même, à raison de ce meurtre, obtint un délai, et se donna la mort. [Ce fut pour Tibère une occasion de verser le sang ; plusieurs citoyens périrent sous l'inculpation de s'être réjouis de la mort de Germanicus].
19. Tibère, une fois libre de tout compétiteur, tint une conduite toute différente d'un passé où il comptait un grand nombre de belles actions. Entre autres cruautés de son gouvernement, il punit avec rigueur, en vertu de la loi de majesté, ceux qui étaient accusés d'un manque de respect, soit par leurs paroles, soit par leurs actes, non seulement envers Auguste, mais aussi envers lui-même et envers sa mère. On interrogeait par la torture non seulement des esclaves contre leurs maîtres, mais aussi des hommes libres et des citoyens. Les accusateurs, et même les témoins, se partageaient au sort les biens de leurs victimes, et recevaient en outre des charges et,des honneurs. Il fit également mourir un grand nombre de personnes, parce qu'il avait examiné le jour et l'heure de leur naissance, et qu'il avait, par ce moyen, vu quels étaient leur caractère et les intentions de la fortune à leur égard ; celui chez qui il découvrait quelque qualité supérieure et donnant l'espoir d'arriver à la souveraine puissance était sûr de périr. Il examinait et connaissait avec tant d'exactitude la destinée de chacun des principaux citoyens, qu'ayant rencontré Galba, celui qui fut empereur dans la suite, au moment où il venait de prendre femme, il lui dit : «Et toi aussi, tu goûteras un jour de l'empire». Il l'épargna, cependant, selon moi, parce que c'était l'ordre du destin, selon ce qu'il disait, parce que Galba ne devait régner que dans un âge avancé, et longtemps après qu'il ne serait plus. Il trouva un instrument et un aide actif pour toutes ses volontés dans L. Aelius Séjan, fils de Strabon, qui avait été autrefois le mignon de M. Gabius Apicius ; je parle de cet Apicius qui surpassa tous les hommes par ses prodigalités, au point qu'ayant un jour voulu savoir ce qu'il avait dépensé et ce qu'il possédait encore, quand il reconnut qu'il ne lui restait plus que deux millions cinq cent mille drachmes, il s'affligea à la pensée qu'il allait mourir de faim, et se tua. Ce Séjan fut quelque temps le collègue de son père dans le commandement des gardes prétoriennes ; puis, lorsque celui-ci ayant été envoyé en Egypte, il fut seul à leur tête, entre autres mesures qu'il prit pour accroître l'autorité de cette charge, il réunit dans un camp leurs cohortes, éparses et logées séparément l'une de l'autre, comme celles des Vigiles, de sorte qu'elles recevaient ses ordres toutes à la fois et promptement, et que cette concentration dans un camp les rendait redoutables à tous. Tibère l'ayant pris en amitié, à cause de la conformité de ses moeurs avec les siennes, le décora des ornements de la préture, chose qui, auparavant, n'était arrivée à aucun de ses pareils, et se servit en toute affaire de son conseil et de son ministère. [En un mot, Tibère changea tellement après la mort de Germanicus, que ce prince, déjà l'objet de louanges magnifiques, obtint, à partir de ce moment, une admiration bien plus grande encore].
20. Lorsque Tibère fut consul avec Drusus, on tira aussitôt de ce fait même l'augure de la perte de Drusus ; car il n'est pas un seul de ceux qu'il eut pour collègues dans le consulat qui ne soit mort de mort violente : ici c'est Quintilius Varus ; là c'est Cn. Pison et Germanicus lui-même, qui perdent la vie par la violence et d'une façon misérable. Cela était dû vraisemblablement à l'influence d'un génie attaché par le sort à Tibère durant sa vie. Ce qui est certain, c'est que Drusus, alors son collègue, et Séjan, qui le fut plus tard, périrent de la sorte. Pendant l'absence de Tibère, un chevalier, Cn. Lutorius Priscus, poète d'un grand talent et auteur de vers où il avait déploré avec succès le trépas de Germanicus, et pour lesquels il avait reçu de César une gratification, fut accusé d'avoir également composé un poème pour célébrer Drusus pendant sa maladie : il fut jugé pour ce fait dans le sénat, condamné et exécuté. Tibère, qu'irrita non le châtiment de Lutorius, mais la mise à mort d'un citoyen par ordre du sénat sans sa participation, fit des réprimandes aux sénateurs, et les obligea de porter un règlement en vertu duquel aucun de ceux qu'ils auraient condamnés ne serait exécuté qu'après un délai de dix jours, et que le décret de condamnation ne serait déposé au trésor public qu'après même délai ; il voulait pouvoir, même absent, prendre auparavant connaissance de leur résolution, et prononcer en dernier ressort.
21. Ensuite Tibère, son consulat fini, revint à Rome, et défendit que les consuls se chargeassent de la cause d'aucun accusé, ajoutant : «C'est chose que, si j'étais consul, je ne ferais pas !» Un des préteurs, accusé de s'être rendu coupable de lèse-majesté par paroles ou par actions, étant sorti de la curie, puis, après avoir déposé sa toge de magistrat et être rentré dans l'assemblée, ayant demandé à répondre sur-le-champ à l'accusation comme un simple particulier, Tibère fut saisi d'une vive douleur, et cessa de le poursuivre. Il chassa aussi les histrions de Rome et ne leur permit nulle part l'exercice de leur art, parce qu'ils déshonoraient les femmes et suscitaient des séditions. Il accorda après leur mort à plusieurs citoyens des statues et des sépultures aux frais de l'Etat, et fit ériger à Séjan, durant sa vie, une statue d'airain dans le théâtre. A la suite de cela, une foule de statues furent élevées au favori par une foule de gens, et une foule d'éloges de lui furent récités devant le peuple et dans le sénat. Les hommes les plus considérables et les consuls eux-mêmes se rendaient assidûment le matin à sa demeure et lui communiquaient et toutes les grâces particulières qu'ils avaient intention de demander à Tibère et les affaires publiques sur lesquelles le prince devait prononcer. Bref, rien ne se faisait plus sans lui. Vers cette époque, à Rome, un grand portique qui penchait d'un côté fut redressé d'une façon merveilleuse. Un architecte, dont personne ne sait le nom (jaloux de sa merveilleuse habileté, Tibère ne permit pas de le mettre dans les Actes), cet architecte, dis-je, quel que soit son nom, après avoir solidement appuyé tout à l'entour les fondements de manière qu'ils ne fussent pas ébranlés avec l'édifice, et avoir enveloppé tout le reste de toisons et d'étoffes épaisses, attacha le portique de toutes parts avec des cordes, et, lui imprimant une secousse à l'aide de bras nombreux et de machines, le ramena à son ancienne assiette. Tibère, pour le moment, se contenta d'admirer cet homme et de lui porter envie : il le récompensa d'une somme d'argent, parce qu'il l'admirait, et le chassa de la ville par jalousie ; mais, plus tard, lorsqu'étant venu le trouver et lui présenter une requête, cet architecte eut laissé tomber à dessein une coupe de verre qui se déforma ou se brisa, et la lui eut, en la pétrissant dans ses mains, sur-le-champ présentée intacte, dans l'espoir d'obtenir ainsi son pardon, il le fit mourir.
22. Drusus, fils de Tibère, périt par le poison. Séjan, enflé de sa puissance et de sa dignité, ne mettait aucune borne à sa morgue ; il finit par se tourner contre Drusus, et même un jour leva la main contre lui. Craignant, à la suite de cela, Drusus et Tibère, et en même temps persuadé que, s'il était une fois débarrassé de l'obstacle du jeune prince, il aurait facilement le vieillard en son pouvoir, il fit empoisonner Drusus par ceux qui le servaient et par sa femme, que quelques auteurs nomment Livilla, et qu'il avait séduite. Tibère en fut aussi accusé, parce qu'au temps de la maladie et de la mort de Drusus, il n'interrompit en rien ses occupations habituelles et ne permit à qui que ce fût d'interrompre les siennes ; mais ce bruit ne mérite pas croyance. Il en agissait ainsi de parti pris dans toutes les circonstances de ce genre ; mais il était attaché à Drusus, son fils unique et légitime, et les auteurs de sa mort furent punis, les uns sur-le-champ, les autres dans la suite. Pour le moment, il vint au sénat, et, après avoir donné à son fils les éloges exigés par les convenances, il retourna chez lui. Tibère priva du droit de tester ceux à qui on avait interdit le feu et l'eau, et cette règle s'observe encore aujourd'hui. Aelius Saturninus ayant composé contre lui des vers diffamatoires, il le traduisit devant le sénat, et, après qu'il eut été condamné, il le fit précipiter du haut du Capitole.
23. J'aurais bien des faits de cette sorte à rapporter, si je devais les citer tous. Qu'il me suffise de dire en somme qu'un grand nombre de citoyens furent mis à mort pour de semblables raisons, et que, de la part de Tibère, rechercher avec soin, un à un, les propos outrageants qu'on accusait certaines personnes d'avoir tenus sur son compte, c'était lui-même se déclarer convaincu de tous les vices dont les hommes peuvent être atteints En effet, ce qui était dit en secret et à une seule personne, il le divulguait ; en sorte qu'on le mettait dans les Actes publics. Bien des propos que personne n'avait tenus, il les supposait d'après sa conscience, pour qu'on s'imaginât qu'il avait justement sujet d'être irrité. Aussi lui arrivait-il que, tous les crimes pour lesquels il punissait les autres comme coupables de lèse-majesté, se retournaient contre lui-même, et que, de plus, il s'exposait aux railleries ; car, en assurant et en confirmant par serment qu'on avait dit des paroles que les accusés se défendaient d'avoir prononcées, c'était à lui-même qu'il causait plus véritablement tort. Cette conduite donna lieu à quelques-uns de soupçonner qu'il avait perdu l'esprit. Mais il n'y avait aucune raison de croire qu'il fût véritablement insensé ; car, dans toutes les autres parties de son administration, il montrait la plus grande sagesse. Tantôt, c'est un sénateur vivant dans la débauche à qui il nomme un curateur, comme si c'était un orphelin ; tantôt, c'est Capiton, procurateur d'Asie, qui est traduit devant le sénat, et qui, accusé d'avoir employé les soldats et d'avoir agi dans d'autres circonstances comme s'il eût été le gouverneur de la province, est condamné à l'exil. Car il n'était pas permis, en ce temps-là, à ceux qui maniaient l'argent de l'empereur, d'outrepasser leurs attributions ; ils devaient percevoir les revenus établis, et, quant à leurs différends, les faire décider sur la place publique, devant les juges et d'après les lois, comme ceux des simples particuliers. On voit combien il y avait d'inégalité dans les actions de Tibère.
24. Les dix années de son pouvoir écoulées, Tibère n'eut besoin d'aucun décret pour reprendre l'empire (il n'était pas obligé, en effet, comme Auguste, de partager son règne par périodes) ; mais on n'en célébra pas moins les jeux décennaux. Crémutius Cordus fut contraint de se donner la mort pour avoir offensé Séjan. Il n'y avait rien dont on pût lui faire un sujet d'accusation (il était déjà aux portes de la vieillesse et avait mené une vie honnête), de sorte qu'il fut mis en jugement, parce que, dans une histoire d'Auguste, qu'il avait autrefois composée, et qu'Auguste avait lue lui-même, il avait loué Cassius et Brutus, et blâmé le sénat et le peuple ; parce que, sans dire aucun mal de César ni d'Auguste, il ne les avait pas exaltés. Telle fut l'accusation, telle fut la cause pour laquelle il mourut et pour laquelle ses écrits furent brûlés : ceux qu'on trouva dans Rome, par les édiles ; ceux qu'on trouva dehors, par les gouverneurs de chaque endroit. Plus tard, ils furent de nouveau publiés (plusieurs personnes les cachèrent, et surtout Marcia, sa fille), et ils durent au malheur même de Cordus d'être recherchés avec plus d'empressement. Tibère, alors, fit voir aux sénateurs les exercices de la garde prétorienne, comme s'ils n'eussent pas connu sa puissance, afin qu'en voyant le nombre et la force de ces cohortes, ils le redoutassent davantage. Voilà les faits que présente l'histoire de ce temps ; de plus, on enleva de nouveau la liberté aux habitants de Cyzique, coupables d'avoir mis des citoyens romains dans les fers et de n'avoir pas achevé le temple d'Auguste, dont ils avaient commencé la construction. Un homme qui avait vendu, avec sa maison, une statue de l'empereur, et qu'on avait traîné en justice pour ce fait, eût été infailliblement mis à mort sans le consul, qui demanda à Tibère d'opiner le premier. Craignant de paraître se montrer complaisant pour lui-même, Tibère opina pour l'absolution. Lentulus, sénateur d'un naturel doux et alors arrivé à une extrême vieillesse, fut accusé de conspiration contre l'empereur. Lentulus, qui était présent, se mit à rire aux éclats, et Tibère, au milieu du trouble que jeta cet incident parmi le sénat : «Je ne suis plus digne de vivre, s'écria-t-il, si Lentulus aussi me hait».
LIVRE CINQUANTE-HUIT
1. Vers cette époque, Tibère quitta Rome et n'y rentra plus, bien qu'à chaque instant il fût sur le point de revenir et qu'il promît de le faire. Un certain Latiaris, ami de Sabinus, l'un des principaux citoyens de Rome, ayant, pour gagner la faveur de Séjan, fait cacher des sénateurs sous le toit de la maison qu'il habitait, l'amena à un entretien avec lui, et, par quelques mots de leurs conversations habituelles, provoqua l'expansion de tous ses sentiments. C'est, en effet, l'usage des délateurs de commencer par attaquer quelqu'un en paroles et par révéler quelque secret, afin qu'en les écoutant ou en laissant échapper une parole semblable, leurs victimes donnent prise à une accusation ; les uns ne courent aucun danger à s'exprimer librement (on sait que ce ne sont pas là leurs sentiments, et qu'ils ne parlent ainsi que pour surprendre ceux à qui ils s'adressent) ; les autres, au contraire, pour peu qu'ils laissent échapper le moindre mot en dehors des convenances, sont livrés au supplice. C'est ce qui arriva en cette circonstance. Sabinus, en effet, fut ce jour-là même jeté en prison et mis à mort, sans jugement ; son corps fut traîné aux Gémonies et précipité dans le fleuve. Une circonstance singulière vint encore augmenter l'horreur de ce supplice ; un chien de Sabinus suivit son maître dans la prison, resta près de lui au moment de la mort, et finit par s'élancer avec lui dans le fleuve. Voilà comment les choses se passèrent.
2. En ce même temps, aussi mourut Livie, après une vie de quatre-vingt-six ans. Tibère n'alla pas la voir durant sa maladie, et ne l'exposa pas après sa mort ; il ne lui accorda d'autres honneurs que ceux de funérailles aux frais de l'Etat, de statues et de quelques autres distinctions insignifiantes ; il défendit hautement de la mettre au rang des déesses. Néanmoins le sénat, non content de lui décerner ce qu'ordonnait la lettre du prince, voulut que les matrones prissent le deuil pour une année entière, bien qu'il eût donné des éloges à Tibère pour n'avoir pas, même en cette circonstance, interrompu le soin des affaires publiques ; de plus, il décréta, ce qui n'avait eu lieu pour aucune femme, l'érection d'un arc de triomphe, parce qu'elle avait sauvé la vie à beaucoup d'entre eux, élevé les enfants de plusieurs et marié les filles d'un grand nombre de citoyens, ce qui lui fit donner par plusieurs le surnom de Mère de la patrie. Elle fut enterrée dans le monument d'Auguste. Entre autres belles paroles de Livie, on rapporte qu'ayant un jour rencontré des hommes nus et qui, pour ce fait, allaient être mis à mort, elle leur sauva la vie, en disant que, pour des femmes sages, il n'y avait nulle différence entre des statues et des hommes nus. On lui demandait comment et par quel moyen elle s'était rendue si bien maîtresse d'Auguste : elle répondit que c'était en restant elle-même dans les bornes de la plus stricte honnêteté, en se montrant empressée à exécuter ses intentions, sans s'ingérer en rien dans ses affaires, et en faisant semblant de ne pas s'apercevoir de ses badinages amoureux, loin de les poursuivre. Tel était le caractère de Livie. Quoi qu'il en soit, l'arc de triomphe qui lui avait été décerné ne fut pas construit, parce que Tibère promit de l'élever à ses frais. Craignant, en paroles, d'annuler le décret, il l'éluda de cette façon, c'est-à-dire en ne permettant pas que l'édifice fût érigé des deniers publics, et en ne l'érigeant pas lui-même. Cependant l'orgueil de Séjan augmentait ; un décret ordonna que son jour natal serait célébré comme une fête publique. Le nombre des statues élevées en son honneur par le sénat, par les chevaliers, par les tribus et par les principaux citoyens, ne saurait se calculer : car sénateurs et chevaliers, chacun en leur particulier, lui envoyaient des députations ; le peuple lui envoyait ses tribuns et ses édiles, avec autant d'empressement qu'à Tibère lui-même ; on faisait des voeux et des sacrifices également pour l'un et pour l'autre, et on jurait par leur fortune.
3. Gallus, qui avait épousé la femme de Tibère et qui s'était exprimé avec hardiesse sur l'autorité impériale, fut, l'occasion s'étant rencontrée, pris au piège. Gallus, en effet, courtisan de Séjan, soit persuasion véritable qu'il parviendrait à l'empire, soit crainte de Tibère, soit dessein secret de perdre le favori en le rendant odieux au prince, Gallus avait proposé le plus grand nombre et les plus importants des décrets en l'honneur de Séjan, et il avait employé tous ses efforts pour faire partie de la députation ; Tibère écrivit contre lui au sénat pour se plaindre, entre autres choses, que Gallus enviait à Séjan son amitié, bien qu'ayant Syriacus pour ami. Il ne communiqua rien, cependant, à Gallus ; au contraire, il l'accueillit avec toute sorte d'empressement ; de sorte qu'il se passa une chose surprenante et qui n'était arrivée à personne. Le même jour, Gallus fut admis à la table de Tibère, il y but la coupe de l'amitié, et il fut condamné dans le sénat, qui même envoya un préteur avec ordre de le lier et de le mener au supplice. Tibère, néanmoins, tout en agissant ainsi, ne permit pas à Gallus de mourir, malgré la résolution qu'il en avait prise, aussitôt qu'il connut son arrêt ; loin de là, afin d'augmenter ses souffrances, [il l'exhorta à] prendre courage [et] donna ordre de le laisser en garde libre jusqu'à son arrivée à Rome, afin, comme je l'ai dit, de le tourmenter longtemps par l'infamie et par la crainte. C'est ce qui eut lieu, en effet. Gallus était confié aux divers consuls qui se succédaient (excepté le temps du consulat de Tibère, temps où il fut remis à la garde des préteurs), pour l'empêcher non certes pas de fuir, mais de mourir ; il n'avait auprès de lui ni ami ni esclave ; il ne parlait à personne, il ne voyait personne, excepté ceux qui le forçaient de prendre de la nourriture. Et cette nourriture elle-même était de telle nature et en telle quantité que, sans lui donner le moindre plaisir ni la moindre force, elle ne le laissait pas mourir ; c'était là le plus cruel. Tibère employait également ce système à l'égard de beaucoup d'autres condamnés. Ainsi, ayant jeté un de ses amis dans les chaînes, lorsqu'ensuite on parla de le mettre à mort, il répondit : «Je ne suis pas encore réconcilié avec lui». Un autre avait été cruellement torturé ; lorsqu'ensuite il reconnut que l'accusation était injuste, il s'empressa de le faire exécuter, en disant : «Il a été outragé d'une manière trop dure pour pouvoir vivre honorablement». Syriacus, qui ne l'avait nullement offensé, qui n'était même pas accusé, mais qui était remarquable par son savoir, fut égorgé par le seul motif que Tibère l'avait dit être l'ami de Gallus. [Séjan fit aussi accuser Drusus par sa femme. Entretenant un commerce adultère avec toutes les femmes, pour ainsi dire, des citoyens illustres, il apprenait par elles ce qui se disait et ce qui se faisait, et, de plus, il se servait d'elles pour l'exécution de ses desseins, en leur donnant l'espoir de l'épouser. Tibère ayant simplement envoyé Drusus à Rome, Séjan, qui craignait un changement dans l'esprit du prince, persuada à Cassius de faire un rapport contre le jeune homme].
4. Séjan, cependant, devenait de jour en jour plus grand et plus redoutable ; de sorte que les sénateurs et les autres citoyens ne faisaient attention qu'à lui, comme s'il eût été l'empereur, et qu'ils méprisaient Tibère. Dès que le prince s'en aperçut, il jugea que la chose n'était pas d'une médiocre importance, appréhendant que Séjan ne fût ouvertement proclamé empereur ; et il s'en occupa sérieusement. Néanmoins il n'en fit rien paraître au dehors ; car Séjan s'était fortement attaché la garde prétorienne, et il avait gagné les sénateurs, les uns par des bienfaits, d'autres par des promesses ; enfin tout l'entourage de Tibère était tellement à sa discrétion, qu'il était instruit sur-le-champ, sans réserve, des paroles et des actions du prince, tandis que personne ne rapportait à Tibère ce que faisait Séjan. Tibère l'attaqua donc par une autre voie : il lui déféra le consulat, le proclama le compagnon de ses soins, et, à diverses reprises, l'appela mon cher Séjan, titre qu'il lui donnait dans ses messages au sénat et au peuple. Trompés par ces paroles auxquelles ils ajoutaient foi, les Romains élevèrent partout également des statues d'airain à Tibère et à Séjan, les représentèrent ensemble dans des tableaux, et placèrent deux siéges dorés pour eux au théâtre ; on décréta qu'ils seraient consuls tous les deux à la fois pour cinq ans, et qu'à leur entrée dans Rome, on irait au-devant d'eux en rendant à l'un et à l'autre les mêmes honneurs. Enfin on offrit des sacrifices aux statues de Séjan comme à celles de Tibère. Telle était la position des affaires de Séjan. Un grand nombre de citoyens illustres périrent, et, parmi eux, C. Géminius Rufus. Accusé d'impiété à l'égard de Tibère, il apporta son testament dans l'assemblée du sénat et le lut, dans le dessein de montrer qu'il avait institué le prince son héritier pour une portion égale à celle de ses enfants ; accusé de mollesse, il se retira chez lui avant qu'aucune sentence fût portée, et, lorsqu'il apprit que le questeur était venu pour le mener au supplice, il se frappa lui-même, et montrant la blessure au questeur : «Va, lui dit-il, rapporter au sénat que c'est ainsi que meurt un homme». Sa femme, P. Prisca, ayant été mise aussi en accusation, vint au sénat et s'y perça d'un poignard qu'elle avait secrètement apporté.
5. Séjan, par l'excès de son insolence et par la grandeur de son pouvoir, en était venu à un tel point, qu'il semblait qu'il fût l'empereur et que Tibère ne fût que le gouverneur de l'île de Caprée, où il faisait sa résidence. C'était auprès de Séjan qu'on s'empressait, c'était à sa porte qu'on se poussait, dans la crainte non seulement de ne pas être vu de lui, mais encore d'être aperçu dans les derniers ; car il observait tout avec soin, les moindres paroles et les moindres signes, surtout chez les principaux citoyens. Les hommes supérieurs par leur mérite personnel n'exigent pas d'une manière absolue ces marques de respect, et ne s'offensent pas qu'on manque quelquefois de les leur rendre ; ils savent bien que ce n'est pas par mépris ; au contraire, ceux qui ne possèdent qu'un éclat d'emprunt exigent impérieusement ces marques de soumission comme nécessaires pour compléter leur valeur, et, si par hasard ils ne les obtiennent pas, ils en sont affligés comme d'un déni de justice et irrités comme d'une injure. Aussi montre-t-on, à l'égard de tels personnages, plus de zèle qu'à l'égard, pour ainsi dire, des empereurs eux-mêmes : car, pour les uns, pardonner une offense est une marque de vertu ; pour les autres, ce pardon semble accuser leur faiblesse, au lieu que punir et se venger, c'est, à leurs yeux, affermir la grandeur de leur puissance. A certaines calendes où tout le monde se rassemblait dans la maison de Séjan, le lit placé dans la pièce où il recevait les salutations fut brisé complètement par la multitude de ceux qui s'y assirent, et, quand il sortit de chez lui, un chat s'élança à travers la foule. Comme, après avoir sacrifié aux dieux dans le Capitole, il descendait au Forum, les esclaves de son escorte firent un détour par la route qui mène à la prison publique, n'ayant pu le suivre à cause de la foule, et, descendant par les degrés d'où l'on précipite les suppliciés, ils glissèrent et tombèrent. Lorsqu'ensuite il consulta les auspices, aucun oiseau d'un présage favorable ne se montra ; mais des corbeaux, volant et croassant autour de lui, prirent en troupe leur essor vers la prison et allèrent s'y percher.
6. Ces présages ne firent impression ni sur l'esprit de Séjan, ni sur celui d'aucun autre ; la vue de ce qui se passait en ce moment, lors même qu'un dieu eût clairement annoncé le changement si grand qui allait avoir lieu, aurait enlevé toute créance à cette prédiction. Les Romains juraient à tout instant par sa fortune et l'appelaient le collègue de Tibère, pensant alors non seulement au consulat, mais à l'autorité souveraine. Tibère n'ignorait plus aucune des menées de son ministre ; mais, cherchant en lui-même de quelle manière il le mettrait à mort, et ne trouvant pas le moyen de le faire ouvertement sans s'exposer à des dangers, il eut recours, à l'égard de Séjan, comme à l'égard des autres, à un artifice merveilleux pour connaître à fond leurs sentiments. Il ne cessait d'écrire à Séjan et au sénat des détails nombreux et variés sur son état, disant tantôt qu'il se portait mal et qu'il était presque mourant, tantôt qu'il jouissait d'une santé excellente et qu'il allait immédiatement revenir à Rome ; tantôt il louait Séjan, sans réserve ; tantôt il l'abaissait, également sans réserve : en sa considération, il accordait des honneurs à quelques-uns de ses amis, et en outrageait d'autres. De cette facon, Séjan était continuellement en suspens, rempli tour à tour d'un orgueil ou d'une crainte sans borne ; il n'y avait lieu pour lui, en effet, ni de craindre, ni par suite de se jeter dans une tentative hasardeuse, puisqu'on lui accordait des honneurs, ni de s'abandonner à la confiance et à l'audace, attendu qu'on avait mis des obstacles à ses entreprises; mais tous les autres, ne sachant s'ils devaient désormais l'honorer ou le délaisser, et tournant leurs regards vers Tibère, dont ils attendaient à chaque instant la mort ou le retour, étaient en proie à l'incertitude.
7. Séjan se troublait de tout cela, et bien plus encore parce qu'on vit d'abord de la fumée sortir en abondance d'une de ses statues, qu'ensuite ayant enlevé la tête de cette statue pour voir la cause du phénomène, un énorme serpent s'en était élancé, et qu'ayant aussitôt mis une nouvelle tête, au moment même où il était sur le point, à l'occasion de ce prodige, de s'offrir à lui-même un sacrifice (il allait, en effet, jusqu'à s'offrir à lui-même des sacrifices), il se trouva une corde au cou de cette statue. Séjan avait alors chez lui une statue de la Fortune, qui avait, dit-on, appartenu à Tullius, un des anciens rois de Rome, et à laquelle il rendait de grands honneurs ; il la vit, pendant un sacrifice, se détourner de lui [...] ensuite d'autres étant sortis ensemble. Le reste en avait bien quelque soupçon ; mais, ignorant les intentions de Tibère, et songeant à son caractère impénétrable et à l'instabilité des choses, il balançait entre les deux : en particulier, on veillait à sa sûreté personnelle ; en public, on rendait des hommages à Séjan, entre autres motifs, parce que le prince l'avait, en même temps que Caius, décoré d'un sacerdoce, lui et son fils ; on lui décerna le pouvoir proconsulaire et on décréta en outre que son exemple serait proposé à tous les consuls comme règle pour l'exercice de leur charge. Tibère lui donna donc le pontificat, mais il ne le fit pas venir auprès de lui ; bien au contraire, Séjan ayant demandé la permission de se rendre en Campanie, sous le prétexte d'une maladie de sa fiancée, il lui ordonna de rester : il allait revenir lui-même, disait-il, à Rome.
8. Les esprits s'éloignèrent donc de nouveau de Séjan pour ces raisons, et aussi parce que Tibère, en donnant le sacerdoce à Caius, fit son éloge et le désigna comme devant lui succéder à l'empire. Séjan n'aurait pas manqué de tenter quelque mouvement, d'autant plus que les soldats étaient disposés à lui obéir en tout, s'il n'eût vu le peuple, au souvenir de Germanicus, père de Caius, faire éclater une grande joie des paroles qu'il avait entendues : persuadé jusque-là que le peuple aussi était de son côté, l'affection qu'il aperçut alors pour Caius le jeta dans le découragement. Il se repentit de n'avoir rien tenté durant son consulat ; le reste des citoyens, pour ces motifs, changea de conduite à son égard, et aussi parce que Tibère renvoya absous un ennemi de Séjan, nommé dix ans auparavant au gouvernement de l'Espagne et poursuivi dès cette époque à raison de certains faits ; parce que, dans sa personne, il fit grâce, en cette occurrence, pour de semblables délits à tous ceux qui devaient gouverner quelque province ou gérer quelque emploi public ! Dans son message au sénat au sujet de la mort de Néron, il le nomma Séjan tout court, sans ajouter aucune de ses formules habituelles, et, en outre, il défendit d'offrir des sacrifices à aucun homme, attendu qu'on en offrait même à Séjan ; de rien proposer en son honneur, attendu que beaucoup de décrets étaient rendus en faveur de son ministre. Cette interdiction, il l'avait déjà faite, mais il la renouvelait alors à cause de Séjan ; or, défendre pour soi-même pareille chose, c'était ne pas vouloir la tolérer pour autrui.
9. Ces mesures augmentèrent encore le mépris pour Séjan ; en sorte que la défection et l'abandon devinrent trop évidents pour ne pas être aperçus. Informé de ces faits et enhardi par la persuasion qu'il aurait le sénat et le peuple pour auxiliaires, Tibère attaqua Séjan : prétextant, afin de le surprendre le plus possible à l'improviste, la puissance tribunitienne qu'il veut lui donner, il charge d'une lettre contre lui pour le sénat Naevius Sertorius Macron, à qui il avait secrètement confié le commandement des gardes prétoriennes, et enseigné à l'avance tout ce qu'il fallait faire. Celui-ci étant entré de nuit dans Rome, comme s'il y venait pour un autre motif, communiqua ses ordres à Memmius Régulus, alors consul (le collègue de Régulus était dans les intérêts de Séjan), et à Grécinus Lacon, chef des Vigiles ; puis étant, au point du jour, monté au Palatin, où le sénat devait tenir séance dans le temple d'Apollon, il y rencontra Séjan, qui n'était pas encore entré, et, le voyant inquiet de ce que Tibère ne lui avait pas écrit, il le consola en lui annonçant, en particulier et loin de tous témoins, qu'il lui apportait la puissance tribunitienne. Séjan, transporté de joie à cette nouvelle, s'élança dans le sénat ; Macron alors renvoya dans leur camp les prétoriens qui entouraient Séjan et l'assemblée, après leur avoir fait connaître qu'il était leur chef, et leur avoir déclaré qu'il est porteur d'un décret de Tibère qui récompense leurs services : ensuite, quand il leur eut substitué les Vigiles autour du temple, il y entra lui-même, et en ressortit, la lettre du prince remise aux consuls, avant qu'on en eût commencé la lecture : ayant, après cela, chargé Lacon de veiller en ce lieu, il se rendit au camp, afin de prévenir toute tentative de révolte.
10. Pendant ce temps, on lut la lettre. Elle était longue, et les griefs contre Séjan n'y étaient pas présentés réunis ; il y était d'abord question d'une chose étrangère; venaient ensuite quelques mots de blâme contre le favori ; puis, autre chose encore; puis, une nouvelle attaque : la lettre se terminait par l'ordre de châtier deux sénateurs dévoués à Séjan et de mettre Séjan lui-même en garde. S'il ne commanda pas ouvertement de le faire mourir, ce ne fut pas manque de le vouloir, ce fut crainte d'exciter par là des troubles ; bien plus, comme s'il ne pouvait faire la route en sûreté, il demanda que l'un des deux consuls se rendît auprès de lui. Tel était le contenu de la lettre : on put alors voir et entendre mille choses diverses. Avant la lecture du message, on prodiguait les éloges à Séjan prêt à recevoir la puissance tribunitienne ; c'étaient en sa faveur des acclamations qui lui promettaient à l'avance les dignités dont on espérait le voir revêtu, et lui témoignaient les dispositions où chacun était de lui donner ce qu'il désirait : mais, comme rien ne se trouvait conforme aux espérances qu'on avait conçues ; que, loin de là, on entendait des choses toutes contraires à celles sur lesquelles on comptait, l'hésitation d'abord, puis l'abattement, s'emparèrent des esprits. Quelques-uns des sénateurs assis près de lui se levèrent : celui dont auparavant ils estimaient si haut l'amitié, ils ne voulaient plus même siéger sur le même banc que lui. Dès lors les préteurs et les tribuns l'entourèrent, de peur qu'il n'excitàt quelque émeute, en s'élançant hors du sénat ; ce qu'il n'eût pas manqué de faire si, dans le principe, les griefs fussent venus réunis frapper ses oreilles. Mais comme, à mesure qu'on en lisait un, il y prêtait peu d'attention, vu que ce grief était peu grave et isolé, et surtout qu'il se flattait de l'espérance que le message ne contenait rien autre chose contre lui, ou, tout au moins, rien d'irrémédiable, il laissa le temps s'écouler et demeura en place. Sur ces entrefaites, Régulus l'ayant appelé, il n'obéit pas : ce ne fut point par mépris (son orgueil était déjà tombé), mais il n'était pas habitué à recevoir des ordres. Régulus, en même temps qu'il portait la main sur lui, ayant une seconde et une troisième fois répété le commandement : «Séjan, viens ici», Séjan se contenta de lui adresser cette seule question : «C'est moi que tu appelles ?» et lorsque, bien que tardivement, il se fut enfin levé, Lacon, qui venait d'entrer, se plaça à ses côtés. La lecture de la lettre terminée, tous, d'une seule voix, firent retentir leurs clameurs et leurs malédictions contre lui ; les uns par esprit de vengeance, les autres par crainte ; ceux-ci dissimulaient leur ancienne amitié, ceux-là se réjouissaient de sa disgrâce. Régulus s'abstint de prendre l'avis de tous les sénateurs et même de les consulter sur la mort de Séjan, de peur de rencontrer de l'opposition et d'exciter des troubles, car Séjan avait là des parents et des amis ; mais, se contentant de poser à chacun la question de mettre le coupable dans les fers, et ayant obtenu leur assentiment, il l'emmena de l'assemblée, et, accompagné des autres magistrats et de Lacon, il le conduisit dans la prison.
11. C'est là surtout qu'on put contempler la fragilité humaine, afin de ne jamais s'enorgueillir de rien. Celui que, le matin, tous accompagnaient au sénat comme un homme plus puissant qu'eux, ils le traînent alors en prison comme le plus faible des hommes ; celui qu'auparavant ils jugeaient digne de nombreuses couronnes, ils le chargent de chaînes ; celui qu'ils escortaient comme un maître, ils le gardent comme un esclave fugitif, et lui arrachent le voile dont il veut se couvrir ; celui qu'ils avaient décoré de la prétexte, ils le frappent sur la joue ; celui devant qui ils s'étaient prosternés et à qui ils avaient offert des sacrifices comme à un dieu, ils le conduisent à la mort. Le peuple aussi, accourant sur son passage, lui rappelait avec mille imprécations les citoyens qu'il avait fait périr, et lui reprochait avec mille moqueries ses espérances ambitieuses. Il abattit, il brisa, il traîna dans la boue toutes ses statues, leur insultant comme il aurait fait à Séjan lui-même; et celui-ci put voir dans ce traitement l'image de celui qu'il allait bientôt souffrir. On commença par le jeter en prison : un peu après, ou plutôt le jour même, le sénat assemblé dans le temple de la Concorde, près de la prison, voyant les dispositions du peuple et l'absence de tout prétorien, décréta la peine de mort. A la suite de cette condamnation, Séjan fut précipité aux Gémonies, livré pendant trois jours entiers aux outrages de la populace puis jeté dans le fleuve. Ses enfants furent mis à mort, en vertu d'un sénatus-consulte ; sa fille, qui était fiancée au fils de Claude, fut auparavant violée par le bourreau, attendu qu'il n'était pas permis de faire mourir une vierge en prison. Sa femme Apicata ne fut pas condamnée ; mais, quand elle apprit la mort de ses enfants, et qu'elle vit leurs cadavres aux Gémonies, elle se retira chez elle, où, après avoir consigné dans un mémoire les faits relatifs au trépas de Drusus et à la charge de sa femme Livilla, auteur des dissensions conjugales qui avaient amené sa répudiation, elle l'envoya à Tibère, et se tua. Tibère ayant pris connaissance de ce mémoire et vérifié ses allégations, mit à mort tous les complices, ainsi que Livilla. J'ai cependant entendu dire que Tibère l'épargna en considération de sa mère Antonia, et que ce fut Antonia elle-même qui, de son plein gré, fit mourir sa fille de faim. Mais cela n'eut lieu que plus tard.
12. Il y eut alors de nombreux désordres dans Rome. Le peuple massacrait, au fur et à mesure qu'il l'apercevait, quiconque avait eu un grand pouvoir auprès de Séjan et avait profité de son appui pour commettre des violences ; les soldats, irrités de ce que leur amour pour Séjan les avait rendus suspects et que les Vigiles leur avaient été préférés comme plus fidèles à l'empereur, brûlaient et pillaient, bien que la garde de toute la ville eût été, par ordre de Tibère, confiée à tous les magistrats en charge. Le sénat lui-même ne fut pas tranquille ; ceux qui avaient été les courtisans de Séjan s'agitèrent fortement par crainte du supplice ; les délateurs et les faux témoins redoutaient d'être accusés d'avoir fait périr leurs victimes pour complaire à Séjan et non à Tibère. Ceux qui conservaient de l'assurance étaient en fort petit nombre ; c'étaient ceux qui s'étaient tenus en dehors de ces intrigues et qui espéraient que Tibère deviendrait plus clément. Ils rejetaient, comme c'est la coutume, sur le mort la responsabilité de ce qui leur était arrivé, et n'accusaient le prince de rien ou de peu de chose : la plupart du temps, il avait, disaient-ils, ignoré certains actes ; on l'avait forcé d'en accomplir d'autres malgré lui. Telles étaient les dispositions particulières de chacun ; tous d'ailleurs décrétèrent que, comme ayant échappé à une domination tyrannique, personne ne pleurerait Séjan, qu'on élèverait sur le Forum une statue à la Liberté, qu'une fête serait célébrée par tous les magistrats et par tous les prêtres, ce qui n'avait jamais eu lieu, et que, le jour de sa mort, il y aurait, tous les ans, jeux du cirque et chasses par les soins des membres des quatre colléges pontificaux et des flammes d'Auguste, chose qui, non plus, ne s'était jamais faite auparavant. Ainsi, celui qu'ils avaient poussé à sa perte par des honneurs excessifs et jusqu'alors inconnus, ils décrétaient contre lui des mesures étranges pour les dieux eux-mêmes. Ils savaient pourtant bien que ces honneurs avaient été la principale cause de sa folie, puisque, sur-le-champ, ils défendirent en termes exprès d'accorder à qui que ce fût des honneurs exagérés et de prêter serment à un autre qu'à l'empereur. Mais, malgré des décrets rendus par l'effet d'une sorte de fanatisme, ils n'en commencèrent pas moins, peu de temps après, à flatter Lacon et Macron : ils donnèrent de fortes sommes d'argent à l'un et à l'autre avec les honneurs, à Lacon de ceux qui avaient été édiles, et à Macron de ceux qui avaient été préteurs ; il fut, en outre, permis à ce dernier de porter la prétexte dans les jeux votifs. Mais Lacon et Macron n'acceptèrent pas ces honneurs ; l'exemple récent qu'ils avaient sous les yeux les effrayait. Tibère aussi refusa tout ce qu'on décréta pour lui, entre autres, les décisions portant que désormais il serait appelé Père de la patrie, que son jour natal serait célébré par dix courses de chevaux et par un banquet offert au sénat, et il fit de nouveau défense à tous de proposer rien de ce genre. Voilà ce qui se passa dans Rome.
13. Tibère cependant craignait beaucoup que Séjan, s'emparant de la ville, ne vint par mer l'attaquer ; aussi avait-il préparé des embarcations pour s'enfuir, dans le cas où il arriverait quelque chose : il avait même, au rapport de plusieurs historiens, enjoint à Macron, s'il survenait quelque mouvement, de conduire Drusus devant le sénat et devant le peuple, et de le proclamer empereur. Lorsqu'il apprit la mort de Séjan, il en eut de la joie, comme cela est naturel ; mais il ne consentit pas néanmoins à recevoir la députation qui lui fut envoyée à propos de cette affaire, bien qu'elle fût, comme précédemment, composée d'un grand nombre de membres du sénat, de l'ordre équestre et aussi de plébéiens : le consul Régulus, qui lui avait été toujours dévoué et qu'il avait, dans sa lettre, mandé près de lui, afin de pouvoir en sûreté venir à Rome, ne fut pas même admis.
14. Ainsi finit Séjan, après avoir été le plus puissant de ceux qui, soit avant, soit après lui, à l'exception toutefois de Plautien, furent investis de cette préfecture ; ses parents, ses amis, tous ceux qui l'avaient flatté ou qui avaient proposé de lui décerner des honneurs, furent mis en jugement ; la plupart durent leur condamnation à l'envie qu'ils excitaient auparavant, les autres se virent appliquer les peines qu'ils avaient auparavant portées dans leurs décrets. Un grand nombre de ceux qui avaient passé en jugement, et qui avaient été absous, furent de nouveau accusés et condamnés comme n'ayant obtenu leur acquittement que par le crédit de Séjan. Lors même qu'il ne s'élevait aucune autre charge contre quelqu'un, il suffisait, pour qu'il fût livré au supplice, qu'il eût été l'ami de Séjan, comme si Tibère lui-même ne l'avait pas aimé, et comme si ce n'eût pas été à cause de lui qu'on recherchait son ministre, dans de telles conjonctures, les dénonciateurs étaient principalement ceux qui avaient eux-mêmes le plus courtisé Séjan : connaissant parfaitement ceux qui étaient dans une position semblable, ils n'avaient aucune peine à les chercher et à les convaincre. Quant à eux, comme s'ils devaient trouver là un moyen de salut et, en outre, recevoir des honneurs et de l'argent, les uns se faisaient accusateurs, les autres déposaient contre les accusés : mais ils n'obtinrent rien de ce qu'ils espéraient ; enveloppés eux-mêmes dans les accusations qu'ils intentaient aux autres, ils périrent victimes, les uns de ces accusations, les autres de leur trahison envers leurs amis.
15. Parmi ceux qui étaient mis en cause, un certain nombre furent accusés en face et se défendirent : il y en eut même qui usèrent d'une grande liberté de langage ; mais la plupart prévinrent leur condamnation en se donnant eux-mêmes la mort. Ils le faisaient en vue surtout de se soustraire aux injures et aux tourments (tous ceux qui étaient mis en cause pour un fait de cette nature, chevaliers et sénateurs, hommes et femmes, étaient entassés dans la prison ; puis, quand ils avaient été condamnés, les uns étaient livrés au supplice dans la prison même, les autres étaient précipités du haut du mont Capitolin par les tribuns du peuple ou par les consuls, et leurs corps à tous étaient jetés sur le Forum et ensuite lancés dans le fleuve) ; ils le faisaient aussi pour que leurs enfants héritassent de leurs biens ; en effet, de ceux qui moururent volontairement avant d'être condamnés, il y en eut très peu dont les biens furent confisqués ; c'était un moyen employé par Tibère pour pousser ses victimes à se donner la mort, afin de n'en point paraître l'auteur, comme si ce n'était pas chose bien plus affreuse de forcer quelqu'un à se tuer, que de le livrer au bourreau.
16. Quant à ceux qui n'étaient pas morts ainsi, leurs biens étaient, la plupart du temps, confisqués, et tout au plus une petite partie en était donnée aux accusateurs. Car Tibère était déjà devenu beaucoup plus avide d'argent. Dans la suite, il finit même par substituer à l'impôt du deux-centième celui du centième et par recueillir tous les legs qui lui étaient faits. Presque tous les citoyens, en effet, même ceux qui se donnaient eux-mêmes la mort, lui faisaient quelque legs, ainsi que cela se pratiquait pour Séjan, lorsqu'il était vivant. La même intention qui le portait à ne pas toucher aux biens de ceux qui mouraient volontairement, l'engageait à déférer toutes les accusations au sénat, afin de se mettre lui-même, c'est du moins mon avis, hors de cause, et de faire que cette assemblée prît sur elle-même la faute de ces jugements. Les sénateurs alors, en périssant victimes de leurs propres arrêts, reconnurent bien que les misères d'autrefois n'étaient pas plus l'oeuvre de Séjan que celle de Tibère. Non seulement les accusateurs étaient traînés en justice, et les témoins qui avaient déposé contre des accusés succombaient sous le coup d'autres témoignages ; mais ceux même qui avaient voté des condamnations étaient à leur tour condamnés. Ainsi Tibère, loin de faire grâce à personne, abusait des uns contre les autres, et loin d'avoir aucun ami sûr, traitait, dans la poursuite des crimes reprochés à Séjan, de la même façon les coupables et les innocents, ceux qui craignaient et ceux qui se croyaient en sûreté. A la fin, cependant, il sembla, bien que tardivement, accorder une sorte d'amnistie ; il permit à qui le voudrait de pleurer Séjan, avec défense d'empêcher personne de le faire pour tout autre, chose qui était souvent décrétée ; néanmoins il ne confirma pas cette permission par ses actes ; car, peu de temps après, il se mit à punir une foule de citoyens à cause de Séjan et à cause d'autres accusations injustes, comme celles d'avoir déshonoré et tué leurs plus proches parentes.
17. Dans une telle disposition des esprits, bien que personne ne pût nier qu'il n'eût volontiers mangé Tibère tout cru, il se passa, l'année suivante, celle où Cn. Domitius et Camillus Scribonianus furent consuls, un fait des plus ridicules. C'était l'usage depuis longtemps déjà que les sénateurs ne prêtassent plus, aux calendes de janvier, le serment individuel ; l'un d'eux, comme je l'ai dit, prononçait une formule à laquelle les autres membres adhéraient ; cette fois, il n'en fut pas ainsi : de leur propre mouvement, sans y être contraints par qui que ce fût, chacun d'eux s'enchaîna par un serment particulier, comme si par là le serment devait être plus saint. Dans les commencements de son règne, en effet, Tibère, je l'ai dit, et durant plusieurs années, ne souffrait pas que personne jurât sur ses actes ; mais alors il se passa un autre fait plus ridicule encore. On décréta que l'empereur choisirait dans l'ordre entier le nombre de sénateurs qu'il lui plairait, et que vingt d'entre eux, désignés par le sort, l'escorteraient, l'épée à la main, à son entrée dans la curie. Le prince étant au dehors gardé par les soldats et aucun particulier ne pénétrant dans la curie, ce n'était évidemment pas pour le garantir contre des étrangers, mais bien contre eux-mêmes, comme s'ils eussent été ses ennemis, qu'ils adoptèrent la résolution de lui donner une garde.
18. Tibère loua le sénat et lui rendit gràce de son dévouement, mais il rejeta la chose comme insolite ; il n'était pas assez simple, en effet, pour donner des armes à des gens qu'il haïssait et dont il était lui-même fortement haï. Se méfiant d'eux, rien que pour ces propositions (tout ce qui se fait par flatterie aux dépens de la vérité inspire le soupçon), il dit un long adieu à leurs décrets, et accorda aux soldats prétoriens, bien qu'il sût qu'ils avaient été du parti de Séjan, des éloges et des largesses, afin d'augmenter leurs dispositions à le servir contre le sénat. Cela ne l'empêcha pas de louer de nouveau les sénateurs pour avoir décrété que cette gratification serait prise sur le trésor public ; car il mettait tant d'adresse à tromper les uns par ses paroles et à se concilier les autres par ses actions, que Junius Gallion, pour avoir proposé que les prétoriens vétérans eussent le droit de s'asseoir, aux jeux, dans les places réservées aux chevaliers, fut non seulement exilé, rien que pour ce chef, attendu qu'il semblait vouloir, par cette proposition, les attacher à l'Etat plus qu'à la personne de l'empereur ; mais que, de plus, lorsque le prince apprit qu'il faisait voile pour Lesbos, il fut enlevé au bonheur qu'il aurait goûté en sûreté dans cette île, et remis, comme autrefois Gallus, à la garde des magistrats. Puis, afin de mieux montrer aux sénateurs et aux soldats sa pensée à leur égard, il demanda, peu de temps après, au sénat de trouver suffisant qu'il fit entrer avec lui dans la curie Macron et dix tribuns militaires. Ce n'était pas qu'il eût aucun besoin d'eux, puisque son intention était de ne jamais rentrer dans Rome, il voulait seulement donner une marque de sa haine contre les sénateurs et de sa bienveillance pour les soldats. Sa demande fut accordée, et on inséra, en outre, dans le décret, que les sénateurs seraient fouillés en entrant, de peur qu'ils ne cachassent un poignard sous leur aisselle. Ce sénatus-consulte fut rendu l'année suivante.
19. Pour le moment, il fit grâce, entre autres amis de Séjan, à Lucius Séjan, alors préteur, et à M. Térentius, de l'ordre équestre : par excès de mépris pour le premier, qui, aux jeux Floraux, pour se moquer de sa tête chauve, avait fait remplir, depuis le matin jusqu'à la nuit, tous les offices par des hommes chauves, et fait éclairer les citoyens, à la sortie du théâtre, par cinq mille esclaves ayant la tête rasée (en effet, Tibère fut si loin de s'en fâcher, qu'il feignit de ne pas en avoir entendu parler du tout, bien que, par suite de cette aventure, on eût donné le nom de Séjan à tous ceux qui étaient chauves) ; quant à Térentius, parce que, mis en jugement à cause de son amitié avec Séjan, au lieu de la renier, il prétendit qu'il avait recherché avec empressement et cultivé le ministre que Tibère lui-même honorait tant : «Si donc, ajouta-t-il, l'empereur a eu raison de faire de cet homme son ami, je n'ai, moi, commis aucun crime ; si l'empereur, qui sait tout, a été trompé, qu'y a-t-il de surprenant que j'aie partagé son erreur ? D'ailleurs, c'est notre devoir d'aimer tous ceux qu'il honore, sans nous inquiéter qui ils sont, ni mettre d'autre borne à notre amitié que le bon plaisir de l'empereur». Le sénat, pour ce motif, renvoya Térentius absous et réprimanda ses accusateurs; Tibère approuva l'arrêt. Pison, préfet urbain, étant venu à mourir, Tibère l'honora de funérailles aux frais de l'Etat, honneur qu'il accorda aussi à d'autres magistrats, et il mit à sa place L. Lamia, que, malgré qu'il l'eût depuis longtemps nommé gouverneur de Syrie, il retenait à Rome. Il en agissait ainsi à l'égard de beaucoup d'autres, sans avoir, en réalité, aucun besoin d'eux, mais seulement pour avoir l'air de les honorer. Sur ces entrefaites, Vitrasius Pollion, préfet de l'Egypte, étant mort, la province fut quelque temps confiée à un certain Sévérus, affranchi de César.
20. Des deux consuls, l'un, Domitius, resta en charge toute l'année (il était l'époux d'Agrippine, fille de Germanicus) ; les autres n'y restèrent que le temps qu'il plut à Tibère. En effet, il nommait ceux-ci pour un temps plus long, ceux-là pour un temps plus court ; il y en avait aussi qu'il faisait sortir de charge avant le terme fixé, et d'autres qu'il y maintenait au-delà de ce terme. Un consul créé pour l'année entière était destitué, et un autre, puis un autre encore, mis à sa place ; parfois aussi, bien qu'ayant à l'avance désigné les consuls pour trois ans, il en faisait passer quelques-uns devant les autres. Cela se répéta pour ainsi dire durant tout son règne à l'égard des consuls ; quant aux candidats pour les autres charges, il choisissait ceux qu'il voulait et les envoyait au sénat, recommandant ceux-ci, qui étaient alors nommés par tous, abandonnant ceux-là à leur mérite et s'en remettant à l'élection ou au sort. Ensuite les candidats allaient, comme aujourd'hui encore, pour se conformer à l'antique coutume, se présenter devant les comices par centuries et devant les comices par tribus, selon qu'il appartenait, pour y être, en apparence, proclamés. S'il arrivait que les candidats vinssent à manquer ou se laissassent emporter à un excès de brigue, on en nommait un moins grand nombre. L'année suivante, celle où Servius Galba, qui arriva plus tard à l'empire, et L. Cornélius, eurent le titre de consuls, il y eut seize préteurs, et cela se répéta pendant plusieurs années ; en sorte que tantôt on élut seize préteurs, tantôt un ou deux de moins.
21. Alors Tibère s'approcha de Rome et séjourna dans les environs, sans cependant y entrer, bien qu'il n'en fût éloigné que de trente stades, et qu'il mariât les autres filles de Germanicus et Julie, fille de Drusus. Aussi Rome ne célébra pas les fêtes nuptiales, le sénat tint séance et les tribunaux siégèrent. Car Tibère avait grand soin que le sénat se réunît toutes les fois que les circonstances le permettaient ; qu'il ne s'assemblât pas plus tard que ne le voulait le règlement, et qu'il ne se séparât pas trop tôt. Plusieurs fois il écrivit aux consuls sur ce sujet, et quelques-unes de ses lettres furent, d'après son ordre, publiquement lues par eux. Il en faisait de même dans une foule de circonstances, comme s'il n'avait pu écrire directement au sénat. Il lui adressait non seulement les mémoires remis par les délateurs, mais aussi les informations que Macron avait obtenues par la torture ; de sorte qu'il ne restait plus aux sénateurs qu'à prononcer la condamnation. Un certain Vibulénus Agrippa, de l'ordre équestre, étant mort, dans la curie même, d'un poison qu'il tira de son anneau ; Nerva, ne supportant plus d'avoir de rapports avec Tibère, s'étant laissé mourir de faim, pour plusieurs raisons, et surtout parce que le prince remettait en vigueur les lois établies par César sur les contrats, lois qui devaient donner lieu à bien des défiances et à bien des troubles, et que, malgré ses invitations répétées, il n'avait rien voulu répondre ; Tibère modéra l'usure, et fit don au trésor public de vingt-cinq millions de drachmes, pour être prêtés pendant trois ans sans intérêt par le sénat à ceux qui en auraient besoin, et il fit mettre à mort, en un seul jour, les plus fameux des délateurs. Un ancien centurion ayant voulu dénoncer un citoyen, il défendit à tout homme qui avait servi de faire cette chose, bien qu'il la tolérât de la part des chevaliers et des sénateurs.
22. Cette mesure valut des éloges à Tibère, et surtout son refus d'accepter plusieurs des honneurs qui lui furent décernés à cette occasion ; mais les amours sans retenue, qu'il montra pour les hommes aussi bien que pour les femmes de la plus haute naissance, lui attirèrent le blâme général. Un de ses amis, Sextus Marius, à qui son amitié avait donné assez de richesses et assez de puissance pour oser, à la suite d'un différend avec un voisin, le retenir à un festin pendant deux jours ; faire, le premier, abattre complètement sa maison ; le second, la faire relever plus grande et plus magnifique ; puis, comme le maître ne savait à qui attribuer ces changements, lui avouer qu'il est l'auteur de l'un et de l'autre, et lui dire en lui montrant cet exemple : «Voilà où, dans ma vengeance et dans ma reconnaissance, je sais et je puis aller» ; ce Marius, dis-je, ayant éloigné secrètement sa fille, qui était fort belle, de peur qu'elle ne fut déshonorée par Tibère, fut accusé d'avoir commis inceste avec elle, et, pour ce motif, fut, avec elle, condamné à mort. Ces scandales valurent à Tibère le reproche d'infamie; mais la mort de Drusus et celle d'Agrippine lui valurent le reproche de cruauté : car la persuasion que toutes les rigueurs exercées auparavant étaient l'oeuvre de Séjan et l'espoir d'être désormais en sûreté portèrent, quand on apprit ces nouveaux meurtres, la douleur à son comble chez les Romains, à cause du meurtre lui-même, et aussi parce que les ossements des deux victimes non seulement ne furent pas déposés dans le monument impérial, mais furent, par ordre de Tibère, enfouis en terre dans un endroit à ne jamais être retrouvés. Le meurtre d'Agrippine entraîna celui de Munatia Plancina ; car Tibère, bien que la haïssant, non point à cause de Germanicus, mais pour un autre motif, la laissait vivre néanmoins, afin de ne pas donner à Agrippine la joie de sa mort.
23. Telle était alors sa conduite ; il nomma aussi Caius questeur, mais non un des premiers, et promit de l'élever aux autres charges cinq ans avant l'âge légal, bien qu'il eût prié le sénat de ne pas exalter ce jeune homme par des honneurs trop nombreux et intempestifs, de peur de le faire dévier de sa route. L'empereur, en effet, avait bien Tibère aussi pour petit-fils, mais il ne s'en occupait pas, tant à cause de son bas âge (il était encore tout enfant), qu'à cause de ses soupçons (on ne le croyait pas né de Drusus),'et n'avait d'attentions que pour Caius, comme devant régner un jour, et surtout parce qu'il savait clairement que le jeune Tibère vivrait peu et serait tué par Caius. Il n'ignorait, en effet, rien de ce qui regardait Caius ; il lui dit même, un jour qu'il avait différend avec Tibère : «Tu le tueras, et d'autres te tueront» ; d'ailleurs, comme il n'avait pas de parent aussi proche, et qu'il savait que Caius serait un mauvais prince, il lui donna, dit-on, volontiers l'empire, afin de cacher ses propres crimes sous l'excès de ceux de Caius, et de faire, même après sa mort, périr la portion la plus nombreuse et la plus noble de ce qui restait du sénat. Aussi a-t-on prétendu qu'il avait sans cesse à la bouche cet antique adage : «Puisse, après moi, le feu brûler toute la terre...» que sans cesse il vantait le bonheur de Priam, qui avait péri avec sa patrie et avec son royaume. La vérité de cette tradition est démontrée par les choses qui se passèrent alors : il périt, en effet, un si grand nombre de citoyens et de sénateurs, que, dans les gouvernements de provinces tirés au sort, faute de successeurs à leur donner, il maintint trois ans ceux qui avaient exercé la préture, et six ans ceux qui avaient passé par le consulat. Qu'est-il besoin de parler de ceux qui étaient choisis par lui, et à qui, dès le premier jour, il donna des pouvoirs pour plusieurs années ? Parmi ceux qui moururent alors fut Gallus ; car Tibère, alors, pour parler son langage, consentit, malgré sa peine, à se réconcilier avec lui. C'est ainsi que, au contraire de ce qui se pratique habituellement, il faisait pour quelques-uns un supplice de la vie et un bienfait de la mort.
24. Ensuite, la vingtième année de son règne étant arrivée, bien qu'il séjournât dans sa terre d'Albe et à Tusculum, il n'entra pas dans Rome, ce qui n'empêcha pas les consuls L. Vitellius et Fabius Persicus de célébrer la fête de seconde dixième année de son autorité (c'était le nom qu'ils lui donnaient, au lieu de celui de vingtième année), comme si le pouvoir lui était donné de nouveau, à l'imitation de ce qui se pratiquait pour Auguste. Ils célébrèrent donc la fête, et, en même temps, ils furent punis ; car, alors, aucun accusé n'était absous, tous étaient condamnés, le plus grand nombre en vertu des messages de Tibère et de questions auxquelles Macron présidait, le reste en vertu des desseins qu'on leur supposait. Aussi était-ce un bruit répandu que, si Tibère n'entrait pas dans Rome, c'était uniquement pour ne pas avoir à rougir des condamnations prononcées en sa présence. Les uns étaient tués par les bourreaux, les autres se tuaient eux-mêmes, comme Pomponius Labéon. Après avoir été, au sortir de sa préture, huit ans gouverneur de Mysie, Labéon, accusé, ainsi que sa femme, de s'être laissé corrompre, se donna volontairement la mort avec elle. Mamercus Aemilius Scaurus, qui n'avait gouverné aucune province, et qui ne s'était pas laissé corrompre, fut condamné pour une tragédie, et succomba à un malheur plus terrible que celui qu'il avait retracé. Sa pièce avait pour titre Atrée : Atrée, imitant Euripide, conseillait à un de ses sujets de supporter les extravagances de ceux qui ont le pouvoir. Instruit du sujet de cette tragédie, Tibère prétendit que le trait était à son adresse, s'imaginant, à cause de ses meurtres, que c'était lui qui était Atrée ; puis, ajoutant : «Moi, je ferai de lui un Ajax», il le réduisit à la nécessité de se donner la mort de ses propres mains. Ce ne fut pas néanmoins de ce délit qu'il fut accusé, ce fut d'adultère avec Livilla ; car beaucoup, sous le même prétexte, furent livrés au supplice, les uns pour crime réel, les autres pour crime supposé.
25. Pendant que ces choses se passaient à Rome, les peuples soumis n'étaient pas tranquilles non plus. Un jeune homme, se faisant passer pour Drusus, se montra en Grèce et en Ionie, et aussitôt les villes l'accueillirent avec empressement et embrassèrent sa cause. Il serait même allé jusqu'en Syrie, où il se serait rendu maître des armées, sans quelqu'un qui, l'ayant reconnu, se saisit de sa personne et l'envoya à Tibère. A la suite de cela, C. Gallus et M. Servilius furent consuls ; et Tibère célébra, à Antium, les noces de Caius. Cette circonstance ne put le décider à entrer dans Rome, attendu qu'un certain Fulcinius Trion, qui avait été ami de Séjan à qui il avait été cher à cause de ses délations, ayant été abandonné aux accusateurs, avait, dans son effroi, prévenu le supplice en se donnant lui-même la mort, après avoir entassé dans son testament mille insultes contre l'empereur et contre Macron. Les enfants de Trion n'osèrent pas publier ce testament ; mais Tibère ayant été instruit de son contenu, ordonna de l'apporter au sénat. Car il se souciait peu de ces sortes de choses, et parfois même il divulguait volontairement les propos outrageants qui lui étaient adressés en secret, comme s'ils eussent été un éloge pour lui. Ainsi, les paroles que Drusus avait dites au milieu de ses misères et de ses souffrances, furent envoyées par lui au sénat. Telle fut donc la mort de Trion ; quant à Poppaeus Sabinus, qui avait eu jusqu'ici pendant tout le temps, pour ainsi dire, du règne de Tibère, le gouvernement des deux Mysies, et, en plus, celui de la Macédoine, il eut le bonheur de mourir avant d'avoir été accusé. Régulus eut la succession de ces mêmes provinces ; car la Macédoine, et, au rapport de quelques historiens, l'Achaïe aussi, n'étaient pas données au sort.
26. Vers le même temps, Artaban le Parthe donna, par suite de la mort d'Artaxès, l'Arménie à son fils Arsacès ; et, comme Tibère ne le punit pas, il fit une entreprise sur la Cappadoce, et traita les Parthes mêmes avec une hauteur excessive. Aussi quelques-uns, s'étant détachés de lui, envoyèrent une ambassade à Tibère, pour lui demander un roi pris parmi les otages : Tibère leur envoya d'abord Phraate, fils de Phraate ; puis, celui-ci étant mort en route, Tiridate, qui était aussi de race royale. Afin de lui faciliter la prise de possession de son royaume, il écrivit à Mithridate l'Ibérien de faire une incursion en Arménie, pour qu'Artaban, occupé de secourir son fils, sortît de son territoire. C'est ce qui eut lieu. Tiridate, néanmoins, ne régna pas longtemps ; car Artaban, empruntant le secours de Scythes, n'eut pas de peine à le chasser. Telle était la position des affaires chez les Parthes ; quant à l'Arménie, Mithridate, fils, à ce que l'on croit, de Mithridate l'Ibérien et frère de Pharasmanès, qui régna après lui sur les Ibériens, s'en empara. Sous le consulat de Sextus Papinius et de Q. Plautius, le Tibre inonda une grande partie de Rome, au point qu'on pouvait s'y promener en bateau ; une autre partie, bien plus considérable, dans la région du Cirque et de l'Aventin, fut la proie des flammes; aussi Tibère donna-t-il, de ses deniers, vingt-cinq millions de drachmes aux victimes du sinistre.
27. Si les affaires de l'Egypte ont quelque rapport avec celle des Romains, le phénix se montra cette année, et tous ces événements semblèrent présager la mort de Tibère. Thrasylle mourut alors ; Tibère mourut le printemps suivant, sous le consulat de Cn. Proculus et de Pontius Nigrinus. Macron avait tramé la perte d'un grand nombre de citoyens, entre autres celle de Domitius, et il avait entassé contre eux de fausses accusations et des enquêtes ; mais, néanmoins, les accusés ne périrent pas tous, grâce à Thrasylle, qui apaisa fort adroitement Tibère. Il annonça, avec une certitude rigoureuse, le jour et l'heure de sa propre mort, et affirma, mensongèrement, que le prince avait encore dix ans à vivre, afin que, se flattant d'une plus longue vie, Tibère ne se hâtât pas de faire mourir les condamnés. Thrasylle réussit [...] Tibère, en effet, pensant, d'après cela, qu'il avait le temps de faire tout ce qu'il lui plairait, ne se pressa pas, et le sénat, en présence des dénégations opposées par les prévenus aux résultats de l'enquête, ayant différé leur jugement, il ne s'en irrita pas. En effet, une femme, s'étant blessée de sa propre main, fut apportée dans la curie, et de là traînée à la prison, où elle mourut. L. Arruntius, remarquable par son âge et par sa science, se laissa mourir volontairement, bien que Tibère fût déjà malade et que l'on pensât généralerment qu'il ne se rétablirait pas; connaissant la méchanceté de Caius, il désira quitter la vie avant d'avoir fait l'épreuve de ce prince. «Je ne puis être dans ma vieillesse, disait-il, l'esclave d'un maître nouveau et d'un pareil maître». Quant aux autres, ils furent sauvés, ceux-ci, bien que condamnés, parce qu'il n'était permis de faire mourir un coupable qu'au bout de dix jours, ceux-là, parce que leur jugement fut de nouveau différé, attendu qu'on s'apercevait de l'état de faiblesse où était tombé Tibère.
28. Tibère mourut à Misène, avant d'avoir rien appris de leur affaire. Comme la prédiction de Thrasylle lui donnait l'espérance de vivre encore, il ne consulta pas de médecins et ne changea pas de régime ; mais, à de fréquents intervalles, comme un homme que minent peu à peu la vieillesse et une maladie lente, tantôt il conservait à peine le souffle, tantôt il reprenait ses forces ; aussi inspirait-il aux autres et à Caius beaucoup de joie, quand il semblait sur le point de mourir, et beaucoup de crainte, quand il semblait devoir vivre encore. Craignant donc qu'il n'en réchappât véritablement, Caius lui refusa la nourriture qu'il demandait, sous prétexte que cela lui ferait du mal, jeta sur lui, comme s'il eût eu besoin d'être réchauffé, un amas de vêtements épais, et l'étouffa ainsi, avec le concours de Macron ; car Macron, depuis que Tibère était gravement malade, faisait sa cour au jeune prince, d'autant plus qu'il l'avait jeté dans les bras de sa femme Ennia Thrasylla. Tibère en ayant eu un jour le soupçon : «Tu as raison, dit-il, d'abandonner le soleil couchant, pour t'empresser au soleil levant». C'est ainsi que Tibère, prince doué de beaucoup de bonnes et de beaucoup de mauvaises qualités, qu'il montra toujours séparément, comme s'il les eût eues seules, termina sa destinée le vingt-sixième jour de mars. Il vécut soixante-dix-sept ans, quatre mois et neuf jours, sur lesquels il régna vingt-deux ans, sept mois et sept jours. Ses funérailles se firent aux frais de l'Etat, et son oraison funèbre fut prononcée par Caius.