I - Histoire traditionnelle des rois

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I - ROMULUS (755-715)

Saturne

Rome, la ville de la force, de la guerre et du carnage, s'est plu à mettre une idylle en tête de sa terrible histoire, et la cité de Néron, donnant à ses premiers jours les vertus de l'âge d'or des annales légendaires par le règne de Saturne, temps d'innocence, de paix et d'égalité que l'humanité malheureusement, n'a jamais connu et ne connaîtra pas.

Au commencement, disaient les traditions, régnait sur les aborigènes du Latium, un roi étranger, un fils d'Apollon, Janus le Divin, dont la demeure s'élevait sur le Janicule. Son peuple avait les moeurs simples et pures, mais incultes et grossières des premiers hommes. Saturne, dépossédé du ciel pas Jupiter, obtint de lui la possession au mont Capitolin ; pour prix de cette hospitalité, le dieu enseigna aux Latins l'art de cultiver le blé et la vigne. C'est l'âge agricole qui commence, après l'âge pastoral où les hommes vivaient de leur chasse et des glands qu'ils ramassaient sous les grands chênes de la forêt Latine. Saturne le bon Semeur était aussi le bon Laboureur, car il fut longtemps représenté avec une faucille dont les âges postérieurs ont fait la faux du Temps, en dénaturant le mythe primitif.

A Janus succédèrent son fils Picus, qui eut le don des oracles, et Faunus le Bon, qui accueillit l'Arcadien Evandre, fils de Mercure et de la nymphe Carmenta. Evandre bâtit une ville sur le Palatin, alors couvert de bois et de prairies, et répandit parmi les indigènes l'usage de l'alphabet grec et des moeurs plus douces. Hercule aussi vint dans le Latium, où il abolit les sacrifices humains ; il épousa la fille d'Evandre, tua sur l'Aventin, au milieu d'une forêt épaisse, le brigand Cacus, et fit paître les boeufs de Géryon en un lieu où, plus tard, un boeuf de bronze, élevé en son honneur dans le Forum boarium, consacra ce souvenir. Ainsi, les dieux, les demi-dieux et les héros s'arrêtaient sur les bords du Tibre. C'était un présage de la future grandeur de la ville aux sept collines ou plutôt la légende les y amena, quand Rome devenue puissante voulut que les immortels eussent entouré son berceau.

Enée portant Anchise - Musée de Munich

Par Saturne, le père des dieux, Rome se rattachait à ce qu'il y avait de plus grand au ciel ; par Enée, le fils de Vénus et l'aïeul de Romulus, elle tenait à ce que la poésie grecque avait montré de plus grand sur la terre, la cité de Priam. Echappé de Troie en flammes avec son père Anchise, son fils Ascagne et sa femme Creusa, qui portait les objets sacrés et le Palladium, il traversa l'Hellespont et, après avoir erré longtemps sur la terre et les flots, il fut conduit par l'étoile de sa mère, qui, le jour comme la nuit, guidait son navire, sur les côtes du Latium. Latinus, roi du pays, accueillit l'étranger, lui donna pour épouse sa fille Lavinia et à ses compagnons sept cents arpents de terre, sept pour chacun. Mais, dans une bataille contre les Rutules, Enée, vainqueur de Turnus, disparut au milieu des flots du Numicius, dont l'eau sacrée servit depuis au culte de Vesta. Les dieux avaient reçu le héros.

Enée et Latinus - Ciste de Praeneste

On l'adora sous le nom de Jupiter-Indigète. Cependant la guerre continuait, et, dans un combat singulier, Ascagne tua Mézence, l'allié de Turnus. Quittant alors la côte aride et insalubre où son père avait fondé Lavinium, il vint bâtir au coeur du pays Albe-la-Longue sur le mont Albain, dont la cime domine tout le Latium et laisse voir à la fois le Tibre, la mer et les crêtes tourmentées de l'Apennin. Douze rois de la race d'Enée s'y succédèrent ; l'un d'eux, Procas, eut deux fils, Numitor et Amulius. Le premier, à titre d'aîné, devait hériter du royaume, mais Amulius s'en saisit, tua le fils de Numitor, plaça sa fille Sylvia parmi les vestales et ne laissa à son frère qu'une partie des domaines privés de leur père. Or un jour que Sylvia était allée puiser, à la source du bois sacré, l'eau nécessaire au temple, Mars lui apparut et promit à la vierge effrayée de divins enfants. Devenue mère, Sylvia fut condamnée à mort selon la rigueur des lois du culte de Vesta, et ses deux fils jumeaux furent exposés sur le Tibre. Le fleuve était alors débordé ; le berceau fut doucement porté par les eaux jusqu'au mont Palatin, où il s'arrêta au pied d'un figuier sauvage. Mars n'abandonnait pas les deux enfants. Une louve, attirée par leurs cris, ou plutôt envoyée par le dieu dont le loup était le symbole, les nourrit de son lait.

La louve du Capitole

Plus tard, un épervier leur apporta des aliments plus forts, tandis que des oiseaux consacrés aux augures planaient au-dessus de leur berceau pour en écarter les insectes. Frappé de ces prodiges, Faustulus, berger des troupeaux du roi, prit les deux enfants et les donna à sa femme Acca Larentia, qui les appela Romulus et Remus.

Elevés sur le Palatin, dans des huttes de paille, comme les rudes enfants du berger, ils grandirent en force et en courage, attaquant hardiment les bêtes fauves et les brigands, et soutenant leur droit par la force. Les compagnons de Romulus se nommaient les Quintilii ; ceux de Remus, les Fabii, et déjà la division se mettait entre eux. Cependant un jour les deux frères prirent querelle avec les bergers du riche Numitor, dont les troupeaux paissaient sur l'Aventin, et Remus, surpris dans une embuscade, fut traîné par eux à Albe, devant leur maître. Les traits du prisonnier, son âge, cette double naissance, frappèrent Numitor ; il se fit amener Romulus, et Faustulus découvrit aux deux jeunes gens le secret de leur naissance. Aidés de leurs compagnons, ils tuèrent Amulius, et Albe rentra sous la domination de son roi légitimée. En récompense, Numitor leur permit de bâtir une ville sur les bords du fleuve et leur abandonna tout le pays qui s'étendait du Tibre sur la route d'Albe, jusqu'à un lieu nommé Festi, entre le cinquième et sixième mille.

Les collines de Rome

Egaux en force et en autorité, les deux frères se disputèrent bientôt l'honneur de choisir l'emplacement et le nom de la nouvelle ville. On s'en remit aux dieux, dont on consulta la volonté par l'augure sabellien du vol des oiseaux. Remus, sur l'Aventin, vit le premier six vautours ; mais presque aussitôt il s'en montra douze à Romulus, sur le Palatin, et leurs compagnons, gagnés par cet heureux présage, prononcèrent en sa faveur. Ainsi, la colline plébéienne, déjà souillée dans les plus vieilles traditions par le séjour du brigand Cacus, l'était encore par l'augure néfaste de Remus. Elle semble toujours maudite : aujourd'hui c'est une solitude où quelques moines habitent auprès d'églises désertes.

Suivant les rites étrusques, Romulus attela à une charrue un taureau et une génisse sans tache, et avec un soc d'airain il traça autour du Palatin un sillon qui représenta le circuit des murs, le pomerium, ou enceinte sacrée, au delà de laquelle commençait la ville profane, la cité sans auspices des étrangers, des plébéiens (21 avril 754). Déjà le rempart s'élevait, quand Remus, par dérision, le franchit d'un saut ; mais Celer, ou Romulus lui-même, le tua en s'écriant : Ainsi périsse quiconque franchira ces murs. La légende mettait du sang dans les fondements de cette ville qui devait en répandre plus que n'a fait aucune cité du monde.

Le Palatin, la plus haute des sept collines de Rome (51m,20), avait près de 1400 mètres de circonférence, de sorte que l'accès en était facile. Mais, à peu de distance, le mont Capitolin (43 mètres) descendait par des pentes abruptes dans des marais ; cette position était donc déjà forte par elle-même. Romulus y exécuta des travaux de défense qui en firent la citadelle de Rome.

Pour augmenter la population de la nouvelle cité, il ouvrit un asile au milieu des chênes qui croissaient dans l'intermontium, entre les deux cimes du mont Capitolin, et il en fit un bois sacré ; puis il demanda, dans les cités voisines, de s'unir à son peuple par des mariages. Partout on refusa avec mépris : Ouvrez aussi, disait-on, un asile aux femmes. Il dissimula, mais aux fêtes du dieu Consus il fit enlever les jeunes filles accourues avec leurs pères à ces jeux. On ne s'entendit point pour punir cet outrage. Les Caeniniens, prêts les premiers, furent battus ; Romulus tua leur roi Acron, et consacra ses armes, comme dépouilles opimes, à Jupiter Férétrien. Les Crustuminiens et les Antemnates eurent le même sort et perdirent leurs terres. Mais les Sabins de Cures, conduits par leur roi Tatius, pénétrèrent jusqu'au mont Capitolin et s'emparèrent, par la trahison de Tarpeia, de la citadelle que Romulus avait bâtie sur une des deux cimes de cette colline dont l'autre sommet porta plus tard le temple de Jupiter. Pour en ouvrir les portes aux Sabins, Tarpeia leur avait demandé ce qu'ils portaient au bras gauche : c'étaient des bracelets d'or. Mais, de ce bras, ils portaient aussi leurs boucliers : en entrant, ils les lui jetèrent, et elle resta étouffée sous leur poids. Longtemps le peuple crut qu'au fond des sombres galeries creusées dans le mont Capitolin, la belle Tarpeia vivait assise au milieu de ses trésors ; mais que celui qui tentait de pénétrer jusqu'à elle, était infailliblement perdu. Déjà les Romains fuyaient, quand Romulus, vouant un temple à Jupiter Stator, renouvela le combat que les Sabines arrêtèrent en se précipitant entre leurs pères et leurs époux. La paix fut conclue, et le premier fondement de la grandeur de Rome posé par l'union des deux armées. Le Janus à deux têtes devint le symbole du nouveau peuple.

Le temple de Jupiter Stator

Au bout de cinq ans, Tatius fut tué par les Laurentins, auxquels il refusait justice d'un meurtre, et les Sabins consentirent à reconnaître Romulus pour seul roi. Les victoires sur les Fidénates et les Véiens justifièrent ce choix. Mais un jour qu'il passait la revue de ses troupes, près du marais de la Chèvre, un orage dispersa l'assemblée ; quand le peuple revint, le roi avait disparu. Un sénateur, Proculus, jura qu'il l'avait vu monter au ciel sur le char de Mars, au milieu de la foudre et des éclairs, et on l'adora sous le nom de Quirinus. Le sénat l'avait immolé à ses craintes, ou les Sabins à leur ressentiment.