I - Histoire traditionnelle des rois |
V. TARQUIN L'ANCIEN (616-578)
Sous le règne d'Ancus, un étranger était
venu s'établir à Rome. On le disait fils du
Corinthien Démarate, riche marchand de la famille des
Bacchiades, qui, fuyant la tyrannie de Cypsélos,
s'était retiré à Tarquinies. En Etrurie,
tout espoir de puissance était interdit à
l'étranger. Mais Tanaquil avait lu dans l'avenir la
fortune de son époux. Il vint à Rome avec ses
richesses et de nombreux serviteurs. Sur la route, les
présages de sa grandeur future se
renouvelèrent. Les Romains n'étaient pas
difficiles en fait de présages ; ils admettaient tous
ceux qu'on leur rapportait, et Tite Live répète
gravement les contes de nourrice que la tradition lui
transmet. Il faut les redire après lui, parce qu'ils
montrent l'état mental de ce peuple qui n'eut
d'imagination que pour ces sortes de choses, et parce qu'ils
nous apprennent comment les aruspices analysaient un signe.
Comme Tarquin approchait du Janicule, un aigle descend avec
lenteur du haut des airs et lui enlève sa coiffure ;
puis plane avec de grands cris au-dessus du char, s'abat de
nouveau et replace sur le chef du voyageur ce qu'il y avait
pris. A cette vue, Tanaquil, savante dans l'art augural,
embrasse son époux avec transport. Elle lui dit de
bien considérer l'espèce de l'oiseau, la
région du ciel d'où il est venu, le dieu qui
l'envoie. Autre signe manifeste : le prodige s'est accompli
sur la plus haute partie du corps ; l'ornement qui couvrait
sa tête n'a été enlevé qu'un
instant pour y être replacé aussitôt. Les
dieux lui annoncent donc la plus haute fortune. Tarquin
accepta l'augure, mais s'aida lui-même. A Rome, il
gagna par sa sagesse la confiance d'Ancus qui lui laissa la
tutelle de ses fils ; et, par sa vaillance, par son
affabilité envers les petits, il s'attira l'affection
du peuple, qui le proclama roi au détriment des fils
du vieux prince.
Le nouveau roi embellit Rome, accrut son territoire et
entreprit de ceindre la ville d'une muraille que Servius
acheva. Le Forum, desséché et entouré de
portiques, servit aux réunions et aux plaisirs du
peuple. Le Capitole fut commencé, et le cirque aplani
pour les spectacles et les Grands Jeux apportés de
l'Etrurie.
Le débouché de la Cloaca maxima dans le Tibre |
Mais les plus considérables de ces travaux
furent les égouts souterrains qui portent encore
aujourd'hui une partie de Rome, après vingt-quatre
siècles, malgré les tremblements de terre,
malgré le poids des édifices cent fois
rebâtis sur leur voûte. Pour de tels ouvrages,
qui n'ont pas la grandiose inutilité des constructions
égyptiennes, il fallut sans doute soumettre le peuple
à de pénibles corvées et le
trésor à d'énormes dépenses ;
mais Tarquin y pourvut avec le butin enlevé aux Sabins
et aux Latins en des guerres heureuses, qui lui valurent les
terres comprises entre le Tibre, l'Anio et la Sabine des
montagnes : c'était le territoire de Collatie. Tite
Live, en racontant cette conquête, nous a
conservé la formule qui servit à toutes les
capitulations de ville imposées par les Romains :
Tarquin s'adressant aux députés, leur demanda :
«Etes-vous les députés envoyés par
le peuple collatin, pour vous mettre, vous et le peuple de
Collatie, en ma puissance ? - Oui. - Le peuple collatin
est-il libre de disposer de lui ? - Oui. - Vous
soumettez-vous à moi et au peuple romain, vous, le
peuple de Collatie, la ville, la campagne, les eaux, les
frontières, les temples, les propriétés
mobilières, enfin toutes les choses divines et
humaines ? - Oui. - Eh bien, j'accepte en mon nom et au nom
du peuple romain».
Tite Live ne parle point de guerres soutenues par Tarquin
contre les Etrusques, mais son contemporain, Denys
d'Halicarnasse, en sait fort long sur ces combats ; car, dans
son Archéologie romaine, ce rhéteur, qui
a voulu se faire historien, prête une oreille
complaisante à toutes les fables que la tradition lui
raconte ; or la tradition voulait que ce roi étrusque,
pour justifier sa royauté romaine, eût battu ses
anciens compatriotes. D'après Denys, les Etrusques
vaincus auraient envoyé à Tarquin, en signe de
soumission, les douze faisceaux, la couronne, le sceptre
surmonté de l'aigle royale, la chaise curule et la
robe de pourpre. Une telle victoire est plus que douteuse, et
ce don, s'il a été fait, n'indique point la
soumission de ceux qui l'auraient offert. Rome ne donnera pas
autre chose aux rois alliés dont elle
récompensera ainsi, à peu de frais, les secours
ou les magnifiques présents.
Tarquin célébra le premier un triomphe avec une
pompe jusqu'alors inconnue, la robe semée de fleurs
d'or, et le char traîné par quatre chevaux
blancs. De son règne date l'introduction dans Rome des
costumes étrusques, la robe royale, le manteau de
guerre, la prétexte, la tunique palmée, les
douze licteurs, la chaise curule, siège d'ivoire dont
les Etrusques allaient demander la matière à
l'Afrique et à l'Asie. Il voulut changer la
constitution ; mais, malgré sa popularité, il
ne réussit pas à modifier l'ordre des tribus.
Les patriciens s'y refusèrent, en faisant parler la
religion par la bouche de l'augure Attus Navius. Celui-ci
avait appuyé son opposition d'un miracle.
«Augure, avait dit le roi, qui voulait confondre sa
vaine science, la chose à laquelle je pense se
peut-elle ? - Oui, répondit Navius après avoir
observé le ciel. - Coupe donc ce caillou avec un
rasoir». L'augure le prit et le coupa. Pour rappeler
sans cesse au peuple ce souvenir, près d'un autel
où furent déposés la pierre et le
rasoir, on dressa la statue de Navius, la tête
voilée, comme au moment où l'augure attendait
les révélations des dieux. Dès lors
aucun Romain n'osa douter de la science augurale.
Le miracle de Navius |
Tarquin avait-il voulu jouer un mauvais tour au
prêtre qui s'opposait à ses desseins, ou
l'augure s'était-il fait le complice du roi ? Il y a
dans le monde moins d'imposture et plus de sottise qu'on ne
pense. La crédulité populaire avait
accepté une légende qui s'était peu
à peu forcée sur le caillou coupé ; le
collège des augures la tint, naturellement, pour
véridique et la consacra par un monument.
Tarquin régnait depuis trente ou quarante ans avec
grande renommée dans la paix et la guerre, lorsqu'un
jour deux pâtres, apostés par les fils d'Ancus,
se prirent de querelle dans le voisinage de la demeure royale
; appelés devant le roi, l'un d'eux profita du moment
où le prince écoutait l'autre, pour lui fendre
la tête d'un coup de hache. Tanaquil fit aussitôt
fermer les portes du palais et déclara au peuple que
le roi, seulement blessé, chargeait son gendre Servius
de gouverner à sa place. Pendant plusieurs jours, elle
cacha sa mort, et, lorsqu'on la connut, Servius resta roi,
sans avoir été accepté par
l'assemblée des curies, mais du consentement du
sénat (578).