XXXVII - Lutte entre l'esprit ancien et l'esprit nouveau |
I - LA REACTION ; CATON
Toutes les nouveautés que nous avons montrées
irritaient les partisans de l'ordre ancien, et jamais le
passé ne disparaît sans combat, Caton se fit le
chef de la résistance.
Tusculum |
Il était né à Tusculum en 233.
Son teint roux, ses yeux gris et perçants, son air
farouche, n'annonçaient point un compagnon commode, et
une parole incisive, au service d'un esprit avisé qui
savait dans toute discussion trouver le point faible et en
toute affaire arriver au succès, obligeait de compter
avec lui. Une épigramme qui courut à sa mort
disait que Pluton n'avait pas voulu aux enfers
« de l'homme toujours prêt à
mordre ». Il n'avait de complaisance pour
personne. Quand Eumène vint à Rome, il refusa
de le voir. « Mais c'est un homme de bien, lui
disait-on, un ami de Rome. - Soit, mais un roi est, de sa
nature, un animal carnassier ». Il ne traitait
guère mieux le peuple. Un jour que la foule demandait
une distribution de blé, il s'y opposa, et son
discours commençait par ces mots :
« Citoyens, il est difficile de parler à un
ventre qui n'a point d'oreilles ». Un tribun
soupçonné d'empoisonnement proposait une
mauvaise loi : « Jeune homme, lui dit-il, je ne
sais lequel est le pire, ou de boire tes mixtures, ou de
ratifier tes décrets ».
Il avait hérité de son père une petite
propriété dans le pays des Sabins. Là
les moeurs étaient encore antiques, et au bout de son
champ il voyait la chaumière et les 7 arpents qui
avaient formé tout le patrimoine de Curius Dentatus.
Caton s'inspira de ce grand exemple de vie laborieuse et
frugale. Il disait, avec vérité :
« L'oisiveté tue plus d'hommes que le
travail ». Aussi tout le jour il travaillait avec
ses esclaves, mangeant et buvant avec eux : l'hiver, couvert
d'une simple tunique ; l'été, nu sous le plus
brûlant soleil. Quand les travaux cessaient, il allait
plaider dans les villes voisines, s'exerçant
déjà à ces luttes qui devaient remplir
sa vie.
Econome pour lui-même comme pour l'Etat, il disait
qu'une chose dont on peut se passer, ne valût-elle
qu'une obole, est toujours trop chère, et, tant qu'il
fut à la tête des légions, il ne prit,
dans les greniers publics, pour lui et sa suite, que 3
médimnes de blé par mois. Durant son consulat,
jamais son dîner ne lui coûta plus de 30 as et,
avant de quitter l'Espagne, il vendit son cheval de guerre,
pour épargner à la république les frais
du transport. Il est vrai qu'il envoyait au marché ses
esclaves malades ou devenus vieux. « Moi, dit
Plutarque, je n'aurais pas le coeur de vendre mon vieux boeuf
qui aurait usé ses forces à labourer mon
champ ». Mais Caton ne comprenait rien à
ces délicatesses. Sa raison droite et calme manquait
d'élévation et de vraie grandeur. Le Romain est
avant tout un homme d'affaires, et Caton a été
plus romain qu'aucun de ses compatriotes.
L'élégance de l'esprit et des manières,
l'amour des arts, lui semblaient des goûts coupables ;
il n'aimait que l'utile, jusqu'à lui sacrifier
l'honnête. Retenons pourtant la belle définition
qu'il donna de l'orateur : L'homme de bien expert en beau
langage.
Les grands de Rome cherchaient encore à mettre en
lumière et à pousser aux fonctions publiques de
jeunes plébéiens qui annonçaient
d'heureuses dispositions. Ce patronage était utile
à l'Etat et à ceux qui l'exerçaient, car
il assurait à la république de bons serviteurs
et à l'aristocratie des clients dévoués.
La noblesse d'Angleterre agit de même à son
grand avantage. Le protégé trompait parfois les
espérances du protecteur : ainsi Marius deviendra le
mortel ennemi de Metellus, qui lui avait ouvert la
carrière ; mais Caton, parvenu aux suprêmes
honneurs, resta l'ami du patricien qui avait commencé
sa fortune. Ce patricien était le plus noble
personnage de Rome, Valérius Flaccus. Témoin
des rudes vertus et des talents de Caton, il le fit venir
à Rome, où il l'appuya de son crédit ;
et Caton, bien qu'il fût homme nouveau, put arriver
avant trente ans au tribunat légionnaire. Plus tard il
fut envoyé en Sicile, comme questeur de Scipion. En
attendant que ses préparatifs fussent achevés,
Scipion, à Syracuse, se faisait initier à la
brillante littérature des Grecs et vivait au milieu
des livres, du faste et des plaisirs. On eût dit
Alcibiade à Athènes. Caton, qui n'aimait pas
les Grecs, s'irrita de cette mollesse et de ces
dépenses ; il fit des représentations : le
général y répondit avec hauteur.
« Il allait dans la guerre à pleines
voiles, disait-il, et c'était de ses victoires qu'il
avait à rendre compte aux Romains, lion de quelques
sesterces. Au reste, il n'avait pas besoin d'un questeur si
exact » ; et il le renvoya. Caton retourna
à Rome grossir, auprès de Fabius Cunctator, son
ancien général, le nombre des ennemis de
Scipion. Telle fut, selon Plutarque, l'origine de cette haine
dont Caton poursuivit l'Africain jusqu'au tombeau. Mais
Tite-Live ne parle pas de cette rupture ; il montre, au
contraire Scipion partageant entre Loelius et Caton le
commandement de l'aile gauche de sa flotte, dans la
traversée de Sicile en Afrique. Cette haine
résultait trop bien de la diversité des
caractères et des moeurs de ces deux hommes illustres,
pour qu'il soit nécessaire de supposer entre eux de
mutuels outrages. Scipion, qui avait tous les besoins d'un
esprit supérieur et d'une âme délicate,
aurait voulu qu'aux travaux de la politique et de la guerre
les Romains joignissent ceux de l'intelligence. Il avait
appris à aimer les studieux loisirs, et les grands
poètes, les artistes de la Grèce, avaient
ouvert à son esprit ces larges horizons où les
objets particuliers s'effacent, où la cité
elle-même disparaît. Scipion, gâté
par les succès et par son génie, oublia qu'il
était citoyen d'une république dont la
première loi était l'égalité. Son
ancien questeur devait l'en faire cruellement souvenir.
Après avoir exercé l'édilité
plébéienne, Caton obtint la préture de
Sardaigne et signala dans ce gouvernement sa dureté et
son désintéressement. Il bannit de l'île
tous les usuriers et refusa l'argent que la province voulait
lui allouer, suivant l'usage, pour frais de
représentation. Cette conduite, la
sévérité de ses moeurs, qui était
déjà une singularité dans une ville
corrompue, et sa rude éloquence attirèrent sur
lui tous les regards. Le peuple aimait encore ce censeur
sévère. Sans lui obéir, il
l'applaudissait ; et Caton, traversant le Forum nu-pieds,
avec une méchante toge, ou bien gourmandant la foule
du haut de la tribune et faisant rejeter une distribution
gratuite, était plus respecté, plus
écouté que les flatteurs habituels du peuple.
Dès l'année 195, les comices
l'élevèrent au consulat, avec son ami
Valérius Flaccus.
La Grèce n'était pas encore pacifiée, Antiochos menaçait, Annibal n'avait pas quitté Carthage ; l'Espagne et la Cisalpine s'étaient soulevées, mais on oubliait et l'Espagne et la Gaule, et Annibal et le roi de Syrie. Il s'agissait bien de tous ces rois ou peuples : une seule chose occupait le sénat, les consuls, les tribuns, et divisait la ville : les matrones pourront-elles avoir dans leur parure plus d'une demi once d'or, porter des vêtements de couleurs variées et se servir de chars dans Rome ? Telle était la grave question qui soulevait d'aussi bruyants débats. Ces défenses avaient été faites par la loi Oppia, au plus fort de la seconde guerre Punique, et n'avaient guère réussi, si l'on en juge par le luxe que déployait la femme de l'Africain. « Quand elle sortait pour se rendre au temple, dit un ami de sa maison, elle montait sur un char brillant, vêtue elle-même avec une extrême recherche. Devant elle on portait en pompe solennelle les vases d'or et d'argent nécessaires au sacrifice et un nombreux cortège de servantes et d'esclaves l'accompagnait ». Deux tribuns proposaient l'abrogation de cette loi somptuaire. Le Capitole était rempli d'une foule d'hommes partagés en deux camps ; les matrones elles-mêmes assiégeaient toutes les avenues du forum et fatiguaient les magistrats de leurs tumultueuses sollicitations. Mais elles trouvèrent dans le consul Porcius Caton un adversaire inflexible. « Romains, dit-il, si nous avions conservé nos droits et notre dignité d'époux, nous n'aurions pas affaire aujourd'hui à toutes ces femmes. Pour n'avoir pas su leur résister à chacune en particulier, nous les voyons toutes réunies contre nous... Lâchez la bride aux caprices et aux passions de ce sexe indomptable, et flattez-vous ensuite de le voir, à défaut de vous-mêmes, mettre des bornes à ses emportements !... Vous m'avez souvent entendu répéter que deux vices contraires, le luxe et l'avarice, minaient la république. Ce sont ces fléaux qui ont causé la ruine de tous les grands empires. Aussi, plus notre situation devient heureuse et florissante, et plus je les redoute. Déjà nous avons pénétré dans la Grèce et l'Asie, contrées si pleines de dangereuses séductions ; déjà nous tenons les trésors des rois. Ne dois-je pas craindre qu'au lieu d'être les maîtres de ces richesses, nous n'en devenions les esclaves ? C'est pour le malheur de Rome, vous pouvez m'en croire, qu'on a introduit dans ses murs les chefs-d'oeuvre de Syracuse. Je n'entends que trop de gens vanter les frises d'Athènes ou les statues de Corinthe et se moquer des images d'argile de nos dieux. Pour moi, je préfère ces dieux qui nous ont protégés et qui nous protégerons encore, je l'espère, si nous les laissons à leur place ». |
Matrone de Resina |
Plaute aussi venait de tracer au théâtre
une mordante satire du luxe des matrones, les montrant qui
marchaient par les rues, fundis exornatae, comme du
Bellay dira plus tard des courtisans de François Ier
qu'ils portaient leurs moulins, leurs forêts et leurs
prés sur leurs épaules. Mais le poète et
le consul échouèrent : la loi fut
abrogée, et devait l'être. Les moeurs nouvelles
nées de la victoire étaient plus fortes que ce
règlement somptuaire édicté en un temps
de péril et de misère publique.
Caton partit aussitôt pour l'Espagne. A son
arrivée, il renvoya tous les fournisseurs :
« La guerre nourrira la guerre »,
dit-il. Scipion, content d'avoir l'amour de ses soldats et
sûr de les retrouver, les jours de bataille, dociles et
braves, fermait souvent les yeux sur leurs plaisirs et leurs
excès. Caton, dur aux autres comme à
lui-même, n'était pas homme à capituler
avec la discipline. De continuels exercices, une infatigable
vigilance rendirent à son armée l'aspect des
vieilles légions. Cette campagne, que Caton
écrivit, fit beaucoup d'honneur à ses talents
militaires et lui valut le triomphe ; sa conduite à la
bataille des Thermopyles accrut encore sa
réputation.
Cependant chaque jour l'opposition contre Scipion grossissait
dans le sénat et dans le peuple. Depuis cette
apothéose qu'il avait refusée le lendemain de
son triomphe, l'envie ne cessait de mordre sur lui ; et
Caton, qui n'osait encore le braver en face, encourageait
dans leurs vives attaques Naevius et Plaute, les deux
poètes populaires. Naevius surtout, vieux soldat de la
première guerre Punique, qu'il chanta dans le rythme
national, en vers saturnins, poursuivait les grands de ses
amères railleries. « Ah ! plus que l'or
j'aime la liberté ! - Souffrez donc, le peuple souffre
bien ; - savez-vous qui perdra bien vite votre belle
république ? » Un jour, il osa railler les
Metellus : « C'est le sort, non leurs services,
qui les fait consuls ». Ils répondirent par
un vers sur la même mesure : « Les Metellus
porteront malheur à Naevius le
poète ». Ils tinrent parole : Naevius fut
jeté en prison de par la loi des Douze Tables contre
l'auteur de vers diffamants. Plaute, son ami, plaida pour lui
au théâtre, en montrant un comique effroi du
supplice infligé au poète qu'il avait vu
attaché à une colonne, les fers aux pieds, nuit
et jour. Naevius fit amende honorable : il composa deux
pièces pour désavouer ses pétulantes
attaques. A ce prix il obtint des tribuns sa liberté.
Mais bientôt il recommença, et cette fois il ne
craignit pas d'attaquer la royauté de Scipion :
« Quoi ! ce que j'applaudis au
théâtre, on n'osera en blesser l'oreille d'un de
nos rois ? Ah ! la servitude ici étouffe la
liberté ; mais aux jeux de Bacchus nous parlerons
d'une voix libre ». Un autre jour, il
déchira cette réputation de chasteté que
le demi-dieu avait habilement conquise. « Cet
homme qui a mené à fin tant de glorieuses
entreprises, dont les exploits sont immortels, qui seul
commande le respect aux nations, un jour son père
l'emmena de chez son amie : il n'avait qu'un
manteau ». Scipion s'irrita, et le poète
incorrigible fut exilé ; il se retira à
Utique.
Plaute, averti, n'osa plus nommer personne, bien qu'il ait
peu de pièces où il ne déplore la perte
de l'ancienne simplicité et où il n'attaque les
moeurs nouvelles. Voyez le portrait qu'il fait des
philosophes et des rhéteurs, ces grands amis de
Scipion : « Ces Grecs qui, sous leurs longs
manteaux, farcis de livres et des provisions qu'ils ont
mendiées, s'assemblent, confèrent et marchent
tout hérissés de sentences. A toute heure aussi
tu les verras campés au thermo... pole, s'y enivrant
à longs traits. Ont-ils dérobé quelque
chose, vite ils courent, la tête voilée, le
boire tout chaud, puis reviennent gravement et tâchant
de s'affermir sur leurs jambes avinées ».
Et ailleurs, parlant d'un esclave qui méditait une
friponnerie : « Voilà, dit-il, qu'il est en
train de philosopher ».
Mais Plaute n'ose s'aventurer bien loin sur le terrain
brûlant des allusions politiques. Il aime mieux peindre
les moeurs des basses classes, Ies valets fripons, les
vieillards débauchés et bafoués,
l'usurier du Forum, le parasite qui pantagruélise, et
la jeune esclave inévitablement reconnue libre au
dénouement. A cette réserve, Plaute ne gagna
que d'être oublié des grands. Quant à
leur faveur, ceux-ci la gardaient pour Ennius, pour
Andronicus et Térence, élégants copistes
de la Grèce, et souples adorateurs de la fortune :
Ennius fut enseveli avec les Scipions ; Térence
vécut dans leur intimité. Quant aux
poètes du peuple, Naevius mourut dans son exil ; et si
Plaute ne fut pas réduit, comme dans sa jeunesse,
à tourner, pour vivre, la meule d'un moulin, il ne
semble pas que sa faveur auprès du peuple lui ait
jamais valu celle des grands.
Le parti des vieux Romains était battu dans ses
poètes, Caton allait le venger.
Dans une république, qui cesse de monter commence
à descendre. Scipion ne pouvait se tenir à la
hauteur où la victoire de Zama l'avait placé.
Il eut beau obtenir les titres de prince du sénat et
de censeur, montrer dans cette charge une extrême
indulgence, accuser un concussionnaire, L. Cotta, et se faire
envoyer en Afrique pour apaiser, entre Carthage et Masinissa,
des différends qu'il n'apaisa point : la
popularité le quittait. Flamininus, Caton même,
étaient les héros du jour. Pour
réveiller l'attention du peuple, il demanda en 194 un
second consulat : c'était une faute, car ce consulat
fut obscur, et il blessa le peuple, en assignant aux
sénateurs des places particulières au
théâtre. Aussi, quand il sollicita le consulat,
en 192, pour son gendre Scipion Nasica et pour son ami
Laelius, il éprouva un double refus. Son frère
cependant fut élu deux ans après et
chargé de la guerre d'Asie, où l'Africain
l'accompagna ; mais cette campagne, plus brillante que
difficile, n'ajouta rien à sa gloire, et lui
coûta le repos de sa vieillesse. Dès lors Caton
ne cessa, selon l'énergique expression de Tite-Live,
d'aboyer contre ce grand citoyen. Cependant il avait
été son questeur ; mais Caton, coeur dur et
sec, n'avait pas accepté ces sentiments de respect et
de piété filiale que, dans l'opinion des
Romains, le questeur devait toujours conserver pour son
général. Aux Thermopyles, Acilius,
exagérant ses services, avait déclaré
devant toute l'armée qu'il lui devait la victoire ;
quand ce consul brigua la censure, Caton oublia sa noble
conduite, se fit son compétiteur, et, pour
l'écarter plus sûrement, appuya contre lui une
accusation de détournement des deniers publics. Pour
un homme qui se piquait de moeurs antiques, ce n'était
pas là suivre les exemples des temps anciens, ou du
moins les vertus que tous et lui-même y
plaçaient.
A son instigation, les tribuns Petilius sommèrent L.
Scipion de rendre compte de l'emploi des trésors
livrés par Antiochus. Lorsqu'il eut fait apporter les
registres, son frère s'en saisissant :
« Les comptes sont là, dit-il, mais on ne
les verra pas », et il les déchira ;
« il ne sera pas dit que j'aurai subi l'affront de
répondre à une pareille accusation ; qu'il
m'aura fallu rendre raison de 4 millions de sesterces, quand
j'en ai fait entrer 200 millions dans le
trésor ».
Le sénat n'avait aucun moyen de coercition contre
Scipion, et les affaires de finance ne regardaient pas
l'assemblée populaire. Mais, au-dessus de cette
constitution qui n'était point écrite, planait
l'idée de la souveraineté du peuple, du droit,
par conséquent, pour les comices par tribus,
d'intervenir, quand les pouvoirs établis restaient
impuissants. C'est en vertu de ce droit que Ies tribuns
deviendront si redoutables, le jour où ils se
sépareront du sénat : ce jour-là, la
république aura vécu.
Les Petilius présentèrent aux tribus une
rogation que Caton appuya par un discours violent : plaise au
peuple d'ordonner que le sénat institue une commission
judiciaire pour examiner si l'or d'Antiochus a
été détourné du trésor. Il
se peut que des irrégularités
financières aient eu lieu dans l'expédition
d'Asie. Mais Manlius Vulso avait certainement commis bien
d'autres gaspillages ou dilapidations. Un des dix
commissaires qui lui avaient été adjoints
s'efforça de le faire comprendre dans le
procès. Caton, pressé par la haine, ne voulut
qu'un seul accusé, pour que sa vengeance fût
plus sûre. Les sénateurs durent obéir au
plébiscite. Un tribunal constitué sous la
présidence du préteur Terentius Culleo
déclara L. Scipion, son questeur et un de ses
lieutenants, A. Hostilius, coupables de péculat. La
restitution fut fixée à 4 millions de deniers.
« S'ils ne sont pas versés au
trésor, dit le préteur, ou si des cautions ne
sont pas fournies pour pareille somme, L. Scipion sera
conduit en prison ». Un des tribuns, Gracchus,
opposa son veto. « Je jure, s'écria-t-il,
que, depuis longtemps ennemi des Scipions, je le suis encore,
et que je ne cherche pas à me faire, en ce moment, un
mérite auprès d'eux. Mais la prison où
j'ai vu l'Africain conduire des rois et des
généraux ennemis ne se fermera pas sur son
frère ». Et il ordonna qu'il fût mis
en liberté. C'est alors sans doute que l'Africain lui
donna sa fille, la fameuse Cornélie, la mère
des Gracques. L. Scipion laissa saisir et vendre ses biens
dont le produit ne put couvrir l'amende. Sa pauvreté
prouvait son innocence. Ses parents, ses amis, voulaient lui
rendre plus qu'il n'avait perdu. Il n'accepta que quelques
objets de première nécessité.
Envoyé l'an d'après en Asie pour terminer des
contestations entre les rois de Pergame et de Syrie, il
reçut de ces princes et des villes alliées
assez de présents pour célébrer au
retour, avec une grande magnificence, des jeux qui
durèrent dix jours et où Rome vit tout ce que
l'Asie et l'Afrique pouvaient offrir de curiosités :
combats d'athlètes, chasses de lions et de
panthères, représentations scéniques. Le
condamné de Caton redevenait le favori du
peuple.
Mais le rude paysan de la Sabine était tenace dans sa
haine ; l'Asiatique lui échappant, il intenta un
procès criminel à l'Africain, par-devant les
tribus. « Il faut, disait-il, ramener sous le
niveau de l'égalité républicaine cet
orgueilleux citoyen dont l'exemple encourage le mépris
des lois et des magistrats, le dédain pour les moeurs
et les institutions de son pays ». Le tribun
Naevius accusa Scipion d'avoir vendu la paix au roi de
Syrie.
Au jour marqué, l'Africain parut entouré d'un
nombreux cortège d'amis et de clients.
« Tribuns et vous Romains, dit-il avec une
magnifique insolence, c'est à pareil jour que j'ai
vaincu Annibal et les Carthaginois. Comme il convient dans
une telle journée de surseoir aux procès, je
vais de ce pas au Capitole rendre hommage aux dieux. Venez
avec moi les prier de vous donner toujours des chefs qui me
ressemblent, car si vos honneurs ont devancé mes
années, c'est que mes services avaient prévenu
vos récompenses ». Et, descendant de la
tribune, il monta au Capitole. Le peuple entier suivit ses
pas, laissant les tribuns seuls avec leurs esclaves et le
héraut qui citait vainement l'accusé du haut de
la tribune. Scipion parcourut ainsi tous les temples. Ce fut
comme un nouveau triomphe, plus glorieux que celui où
parurent Scyphax et les Carthaginois, car c'était des
tribuns et du peuple même qu'il triomphait.
Un autre jour, il s'écria : « Je n'ai
rapporté qu'un nom de l'Afrique ».
Toutefois, prévoyant de nouvelles attaques de la
jalousie et de continuels débats avec les tribuns, il
se retira à Liternum pour ne point comparaître.
Le jour de l'assignation venu, l'accusé fit
défaut. L. Scipion rejeta son absence sur la maladie.
Les deux tribuns ne voulurent pas accepter cette excuse, et
ils allaient se porter à quelque mesure violente,
quand Sempronius Gracchus intervint encore. « Tant
que P. Scipion ne sera pas de retour à Rome, dit-il,
je ne souffrirai pas qu'il soit mis en cause. Eh quoi ! ni
les services ni les honneurs mérités
n'assureront donc jamais aux grands hommes un asile
inviolable et sacré où, sinon entourés
d'hommages, du moins respectés, ils puissent reposer
leur vieillesse ? » L'affaire fut
abandonnée, et le sénat en corps remercia
Gracchus d'avoir sacrifié ses inimitiés
personnelles à l'intérêt
général.
Retiré à Liternum, dans une villa dont n'aurait
pas voulu le plus obscur des contemporains de
Sénèque, Scipion y acheva sa vie dans le culte
des Muses. Souvent Ennius venait lui lire ses vers et
chercher auprès du vainqueur d'Annibal des
inspirations pour son poème sur la seconde guerre
Punique. Un monument consacra le souvenir de cette
amitié du héros et du poète. Les
Scipions placèrent la statue d'Ennius entre celles de
l'Africain et de l'Asiatique sur le cénotaphe qu'ils
élevèrent près de la porte
Capène. La tradition racontait aussi que dans cette
solitude de Liternum, un jour, débarquèrent des
pirates venus de pays lointains ; Scipion fit armer ses
esclaves. Mais les brigands, apprenant que cette maison
était sa demeure, jetèrent leurs armes, et,
s'approchant du seuil, y déposèrent des dons
pareils à ceux qu'on offrait aux dieux. Polybe place
sa mort en la même année que celle de
Philopoemen et d'Annibal. On croit voir encore aujourd'hui
à Patrica, l'antique Liternum, son tombeau et le
second mot de cette inscription qu'il y avait fait graver :
Ingrate patrie, tu n'auras pas mes cendres.
Ennius lui en avait composé une autre : Ici est
enfermé un homme dont les exploits n'ont jamais pu
être dignement payés ; et il faisait dire au
héros : « Depuis les lieux où le
soleil se lève, par delà le marais
Méotide, il n'est personne qui puisse égaler
ses exploits aux miens. S'il est permis à un homme de
monter dans la région que les dieux habitent, c'est
pour moi que s'ouvre la vaste porte du ciel ». Ces
paroles ne sont point modestes : mais il était permis
au poète de les mettre dans la bouche du héros.
La modestie d'ailleurs ne fut jamais une vertu romaine, et
l'on passerait volontiers au sauveur de Rome de ne l'avoir
pas eue.
Ruines du tombeau des Cornelii sur la via Appia |