XXXVII - Lutte entre l'esprit ancien et l'esprit nouveau

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II - LA CENSURE DE CATON

Caton triomphait. Les Scipions étaient humiliés et avec eux toute la noblesse. Après la découverte des Bacchanales, le peuple, malgré la vive opposition des nobles, donna encore la censure à cet homme nouveau, dont la haine pour tout ce qui était grand répondait si bien à cette instinctive jalousie contre les meilleurs citoyens qui se retrouve dans toutes les foules durant les temps calmes et prospères. Caton avait moins sollicité cette charge qu'exigé du peuple qu'elle lui fût confiée ; encore ne la voulait-il qu'avec son ami et son ancien protecteur, Valérius Flaccus. « La ville a besoin d'être épurée, disait-il, et ce n'est pas le médecin le plus doux, mais le plus dur qu'il lui faut ». La noblesse et les publicains furent rudement flagellés. Il raya sept membres du sénat, parmi eux un consulaire, le frère de Flamininus, et un candidat au consulat de l'année suivante, Manilius. La revue des chevaliers fut aussi sévère ; mais, quand il ôta le cheval à L. Scipion, qu'il avait déjà ruiné, il fut soupçonné d'envie, dit son biographe : on crut qu'il ne l'avait fait que pour insulter à la gloire de l'Africain et pour braver encore une fois dans sa personne la noblesse tout entière. Non content de la note censoriale, il y ajoutait des discours violents ou des révélations scandaleuses. Flamininus lui ayant imprudemment demandé les motifs de la honte qu'il infligeait à sa maison, le censeur raconta le fait suivant : En partant pour sa province, Lucius Flamininus avait emmené de Rome une femme qu'il aimait[ ; un jour, pendant un festin, cette femme se plaignit d'avoir sacrifié, pour le suivre, un combat de gladiateurs : « N'aie point de regrets, lui dit le consul, et si tu veux voir mourir un homme, la chose est aisée ». Un chef boïen venait d'arriver au camp avec sa femme et ses enfants ; il le fait venir, et, tandis que le Gaulois implore l'hospitalité romaine, Lucius saisit son épée, le frappe, le poursuit et le jette expirant aux pieds de la courtisane. Les Flamininus étaient donc humiliés comme les Scipions ; les Galba auront leur tour, et les Fulvius, souvent attaqués par Caton, n'échapperont à ses coups que pour tomber sous la main d'un censeur, leur parent.

Les finances étaient étrangement dilapidées. Caton afferma les impôts à très haut prix et les travaux publics au rabais. Cette intégrité excita de telles clameurs parmi les publicains, que le sénat, gagné par la faction de Flamininus, cassa les baux et les marchés, ordonna de nouvelles adjudications et accorda des remises, sans doute dans l'intérêt de l'Etat, mais certainement aussi dans celui des individus ; quelques tribuns de ce parti allèrent jusqu'à citer Caton devant le peuple, pour le faire condamner à une amende de 2 talents. Les censeurs obéirent de mauvaise grâce au sénat ; ils firent les adjudications avec une légère baisse de prix, en écartant des enchères, pour les punir, tous ceux qui avaient rompu leurs premiers engagements. - Bonnes mais petites mesures d'hommes à courte vue, qui croyaient sauver l'Etat par une imitation de l'ancienne sévérité et qui ne se doutaient pas des grandes réformes dont la république avait besoin.

Bijoux de femme

Caton se vengea encore, durant cette censure, de la défaite qu'il avait éprouvée dans la discussion de la loi Oppia ; il comprit, au cens des citoyens, les bijoux, les voitures, les parures des femmes et les jeunes esclaves achetés depuis le dernier lustre, pour une valeur décuple du prix qu'ils avaient coûté, et il les frappa d'un impôt de 3 as par mille. L'eau était, à Rome et dans son aride campagne, une chose d'absolue nécessité ; mais la plupart des aqueducs étant alors en très grande partie souterrains, comme l'Aqua Appia, l'Anio Vetus, l'Aqua Marcia, la fraude était facile ; une recherche sévère fit reconnaître de nombreuses prises d'eau, qui appauvrissaient les fontaines publiques, au profit de quelques riches particuliers. Les censeurs les supprimèrent ; ils obligèrent aussi tous ceux qui avaient des maisons en saillie sur la voie publique à les démolir dans l'espace de trente jours ; ils firent paver les abreuvoirs, nettoyer et construire des égouts, percer un chemin à travers la montagne de Formies et élever la basilique Porcia.

Cette censure, si hostile aux nobles et aux riches, valut à Caton de violentes inimitiés, mats aussi un glorieux surnom et l'affection du peuple, qui lui dressa une statue dans le temple d'Hygie, avec cette inscription : A Caton, pour avoir, par de salutaires ordonnances et de sages institutions, relevé la république romaine, que l'altération des moeurs avait mise sur le penchant de sa ruine. Il y avait donc un parti nombreux qui sympathisait avec le rigide censeur. A sa tête, Caton ne cessa de combattre l'ambition, l'avidité et le luxe des grands, tantôt par des accusations particulières, tantôt en soutenant des lois somptuaires, qui n'ont jamais rien empêché, et toutes les propositions qui donnaient de nouvelles mais inutiles garanties aux vieilles institutions :

En 181, une loi contre la brigue, et la loi Orchia, qui limitait le nombre des convives et la dépense des festins.

En 180, la loi Villia ou Annalis, qui réprimait encore la brigue, en exigeant de tout candidat la preuve qu'il avait fait dix campagnes et en fixant l'âge où l'on pouvait arriver aux charges : trente et un ans pour la questure, trente-sept pour l'édilité curule, quarante pour la préture, quarante-trois pour le consulat, avec un intervalle d'au moins deux années entre deux magistratures différentes.

En 169, la loi Voconia, pour empêcher, comme à Sparte, l'accumulation des biens dans les mains des femmes.

En 161, la loi Fannia, contre le luxe de la table.

Luxe de la table - Peinture de Pompéi

Enfin, en 159, une loi des consuls, qui prononcèrent la peine capitale contre les candidats convaincus d'avoir acheté à prix d'argent les suffrages.

Notons encore, comme symptôme des idées du temps, que, quatre ans plus tard, le consul Scipion Nasica fit démolir un théâtre permanent, parce que ce théâtre aurait donné la tentation de recourir trop souvent à un plaisir que les aïeux n'avaient point connu. En 169, Caton avait provoqué le décret qui défendit aux rois de venir à Rome, où ils laissaient toujours quelques-uns des vices de leurs cours ; plus tard, il fit chasser Carnéade et renvoyer les Achéens retenus en Italie. Il ne voulut pas même, après la chute de Persée, d'une guerre avec Rhodes, où tous, généraux et soldats, seraient allés chercher ce que Manlius avait rapporté d'Asie, de nouvelles richesses et de nouveaux vices. « Je crois bien, dit-il, avec son éloquence mordante et amère, je crois bien que les Rhodiens auraient voulu nous voir moins heureux dans cette guerre. Ils n'étaient pas les seuls à former ces voeux... Cependant ils n'ont rien fait pour Persée. Noyez combien nous sommes plus habiles : dès que nous sentons notre fortune en danger, nous remuons le monde pour empêcher le dommage... Les Rhodiens ont voulu devenir nos ennemis : où donc est la loi qui punit le désir ? Qui dira, par exemple : Si quelqu'un veut avoir 500 arpents de terre publique ou posséder plus de troupeaux que le règlement ne le permet, il payera tant d'amende ? Assurément nous voulons tous avoir plus qu'il n'est permis : en sommes-nous punis ? On dit encore que les Rhodiens sont superbes ; certes je ne voudrais pas qu'on pût adresser ce reproche ni à moi ni aux miens ; mais que les Rhodiens soient superbes, que nous importe ? Est-ce que par hasard nous serions blessés qu'il y eût au monde un peuple plus orgueilleux que nous ? »

S'il demanda sans relâche la destruction de Carthage, c'est qu'il voyait les rapides progrès de la corruption ; il crut qu'il fallait profiter de ce qui restait encore aux Romains d'énergie et de force pour accabler d'un dernier coup leur redoutable ennemie. Les générations suivantes, abâtardies par la mollesse, ne pourraient plus, pensait-il, suffire à cette oeuvre. Durant son consulat, il avait fait passer une loi, de provincialibus sumptibus, pour restreindre les réquisitions onéreuses des gouverneurs. Aussi dut-il approuver, avant de mourir, les efforts du tribun Calpurnius Pison, le créateur des questions perpétuelles. A ces réformes nous rattacherons les lois tabellaires des tribuns Gabinius et Cassius, qui établirent le scrutin secret, en 139, pour l'élection des magistrats, et en 157 pour les jugements publics ; bientôt tout sera décidé suivant ce mode de votation, ce qui sera une gêne pour les acheteurs de suffrages. Montesquieu et Cicéron sont pour le scrutin public, afin, disent-ils, que le petit peuple soit éclairé par les principaux et contenu par la gravité de certains personnages. Mais quand la corruption est générale, que peuvent Caton et Brutus ? Le peuple d'ailleurs, même avec le scrutin secret, saura bien toujours ce que conseillent, ce que désirent ces graves personnages. Il vaut donc mieux s'en tenir à la première opinion de Cicéron, qui appelait le scrutin secret la sauvegarde muette de la liberté.

Cette rude guerre que Caton fit aux moeurs de son temps, cette censure perpétuelle, lui avaient suscité trop d'ennemis, pour que son repos n'en fût pas troublé. Cinquante fois il fut appelé en justice. La dernière fois il avait quatre-vingt-trois ans. Néanmoins il composa et prononça lui-même son plaidoyer, où se trouvaient ces belles et simples paroles : « Il est bien difficile, Romains, de rendre compte de sa conduite devant les hommes d'un autre siècle que celui où l'on a vécu ». A quatre-vingt-cinq ans il cita encore devant le peuple Serv. Galba, car il avait, dit Tite-Live, une âme et un corps de fer, et la vieillesse, qui use tout, ne put l'affaiblir.

Mais cette haine persévérante avait amené une réaction aristocratique. Ne pouvant imposer silence à ce censeur perpétuel, les nobles avaient rendu son opposition moins dangereuse en brisant entre ses mains l'arme dont il se servait contre eux. En l'année 179, ils avaient renversé l'organisation démocratique des comices. Lepidus et Fulvius, qui avaient succédé à Caton dans la censure, avaient rétabli pour l'assemblée centuriate les catégories de fortune, je veux dire le système des classes, aboli avant la seconde guerre Punique. Sempronius Gracchus acheva cette réorganisation des comices en retirant les affranchis des tribus rustiques pour les renfermer dans une des quatre tribus urbaines, l'Esquiline. Plus tard, l'institution des quaestiones perpetuae, bien que justifiée par l'intérêt publie, fournit encore aux nobles, qui remplissaient seuls ces tribunaux, une occasion de se saisir du droit, jusqu'alors exercé par l'assemblée publique, de juger, au criminel, sans appel.

Dans ce retour vers le passé, dans cette réaction si favorable à leurs privilèges, ils n'oublièrent pas la religion, que tous les pouvoirs établis s'obstinent à considérer comme un moyen précieux de gouvernement. Plus la foi s'en allait, plus fortement on se rattachait à la lettre ; et le peuple était effrayé de prodiges multipliés, les magistrats rappelés par des mesures sévères au respect des auspices, la sainteté des jours fastes religieusement maintenue (loi Fuffia), enfin l'assemblée des tribus mise elle-même, par la loi Ælia, dans la dépendance des augures.

C'était donc par les lois, par la religion, par l'autorité judiciaire comme par la concentration des propriétés et par l'abaissement du peuple, toute une réaction aristocratique. « Rome, dit Salluste, était divisée, les grands d'un côté, le peuple de l'autre, et au milieu, la république déchirée, la liberté mourante. La faction des nobles l'emportait ; le trésor, les provinces, les magistratures, les triomphes, toutes les sortes de gloire et les richesses du monde, ils avaient tout. Sans lien et sans force, le peuple n'était plus qu'une impuissante multitude, décimée par la guerre et par la pauvreté. Car, tandis que les légionnaires combattaient au loin, leurs pères, leurs enfants, étaient chassés de leurs héritages par des voisins puissants. Le besoin de la domination et une insatiable cupidité firent tout envahir, tout profaner, jusqu'au jour où cette tyrannie se précipita elle-même ».

Cette ruine, Caton l'avait pressentie ; et, à son éternel honneur, il avait, pour la prévenir, fait de sa vie entière un long combat. Pendant plus de soixante ans il avait lutté contre l'indiscipline des soldats, contre la vénalité du peuple, le luxe des femmes, les moeurs de tous. Mais, à la fin, vaincu lui-même, il céda au torrent. Cette ostentation de rudesse et de frugalité vint se perdre dans le scandale de ses dernières années. Caton aussi était trop vieux d'un jour.

Il avait toujours un grand nombre d'esclaves qu'il achetait parmi les prisonniers ; il choisissait les plus jeunes, qu'il était plus facile de dresser comme jeunes chiens et poulains. Dans les commencements, lorsqu'il était encore pauvre et qu'il servait en simple soldat, il ne se fâchait jamais contre ses esclaves et trouvait bon tout ce qu'on lui servait. Dans la suite, quand, sa fortune s'étant augmentée, il invitait à sa table ses amis et les officiers de son armée, il faisait, aussitôt après le dîner, donner les étrivières à ceux de ses domestiques qui avaient servi négligemment ou mal apprêté quelque mets. Il avait soin d'entretenir parmi eux des querelles et des divisions : il se méfiait de leur bonne intelligence et en craignait Ies effets. Si un esclave avait commis un crime digne de mort, il le jugeait en présence de tous les autres, et, s'il était condamné, il le faisait mourir devant eux.

Devenu trop ardent à acquérir des richesses, il négligea l'agriculture, qui lui parut un objet d'amusement plutôt qu'une source de revenus. Pour placer son argent sur des fonds plus sûrs, il acheta des étangs, des terres où il y eût des sources d'eau chaude, des lieux propres à des foulons, des pâturages et des bois, dont Jupiter, disait-il, ne pouvait lui-même diminuer le revenu. Il exerça la plus décriée de toutes les usures, l'usure maritime, exigeant que ses débiteurs formassent une compagnie. Quand ils étaient cinquante associés, avec autant de vaisseaux, il s'attribuait sur chaque navire une portion du capital, et un de ses affranchis, qui faisait avec les armateurs les affaires et les voyages, veillait à ses intérêts. De cette manière il ne risquait jamais qu'une partie de son argent et en tirait de gros profits. Il faisait aussi la traite des blancs, prêtant de l'argent à quelques-uns de ses esclaves pour acheter et dresser de jeunes garçons qu'au bout d'un an ils revendaient au profit de leur maître. Il excitait son fils à ce commerce usuraire, en lui disant qu'il ne convenait tout au plus qu'à une femme veuve de diminuer son patrimoine. Mais ce qu'il a dit de plus fort et qui caractérise le plus son avarice, c'est que l'homme admirable, l'homme divin et le plus digne de gloire était celui qui prouvait, par ses comptes, qu'il avait acquis plus de bien qu'il n'en avait reçu de ses pères... Dans un âge très avancé il entretint commerce avec une jeune esclave, sous les yeux de son fils et de sa belle-fille, et, pour les punir de leurs justes reproches, il contracta un nouveau mariage avec la fille de son greffier : union indigne de lui et honteuse à son âge.

Caton vaincu, Caton donnant l'exemple du scandale et s'écriant qu'il ne comprenait pas comment deux aruspices pouvaient se regarder sans rire, qui donc serait assez fort pour ne pas se laisser aller au torrent ? Avant de s'abandonner lui-même, l'austère censeur s'était vu de toutes parts débordé. Il avait fait chasser les philosophes grecs ; il aurait voulu leur fermer Rome et l'Italie : mais contre les idées il n'y a ni lois assez fortes ni murailles assez hautes. Les sénateurs Julius, Aufidius, Albinus, Cassius Hemina, Fabius Pictor, etc., laissèrent Caton écrire en latin ses Origines : ce fut dans la langue savante qu'ils composèrent leurs histoires, et ce goût des lettres grecques, passant par-dessus l'Italie, pénétra jusqu'au pied de l'Atlas, où un fils de Masinissa, Manastabal, honora les muses du Pinde. Caton avait voulu remettre en honneur la frugalité, le travail, la dignité du pauvre, et, chaque jour, les campagnes étaient plus désertes, le luxe plus ruineux, la servilité du peuple plus grande ; les élections devenaient un marché, et le tarif des voix était public. Il avait donné dans ses provinces l'exemple d'une administration sage et désintéressée, et jamais les exactions n'avaient été aussi nombreuses et aussi fortes. Il avait combattu l'indiscipline des soldats, et Scipion Emilien allait trouver les légions d'Espagne livrées aux plus affreux désordres. Il avait voulu ramener les nobles au sentiment de l'égalité, au respect des lois, et il avait vu se former une aristocratie qui dominait le sénat lui-même. L'intervalle qui séparait les grands et le peuple s'était encore élargi, l'abîme s'était creusé, plus profond, plus inévitable. A la fin de sa vie, Caton, s'il fût resté lui-même, eût été un étranger dans Rome.

La société romaine était donc rapidement entraînée vers une révolution prochaine. Et ce mouvement était légitime, car il fallait bien que cette ville, devenue un empire, se transformât ; il fallait, pour que la cité italienne pût renfermer le monde, qu'elle renonçât à son esprit étroit, à sa religion locale, à ses lois hostiles contre l'étranger ; qu'elle s'ouvrît à toutes les idées et à tous les cultes, pour s'ouvrir ensuite à tous les peuples. A force de multiplier les dieux, on approchait de l'unité divine, que Cicéron va bientôt proclamer ; en détruisant le patriotisme municipal, on allait s'élever à l'idée de la cité universelle, dont Marc-Aurèle écrira les lois. Et nous-mêmes avons-nous droit de nous plaindre de cette transformation, nous qui, sans elle, ne serions que les fils déshérités de l'ancien monde ? Si les Romains, en effet, avaient conçu pour la littérature grecque ce mépris qu'eurent les soldats d'Alexandre pour les civilisations de l'Afrique, de la Phénicie et de l'Asie centrale, le long travail d'une race douée par le ciel de tous les dons de l'intelligence eût été perdu pour nous, comme l'a été la sagesse des prêtres de l'Egypte et de la Chaldée. Aujourd'hui, nous sommes réduits à réveiller péniblement, sur les bords du Nil, de l'Euphrate et du Gange, quelques-uns de ces échos sacrés, de même que nous allons au milieu des ruines de Palanqué, ou sur les rives de l'Ohio, demander au nouveau monde les secrets d'un passé mystérieux. Il convient donc de tenir compte aux Romains d'avoir montré, au lieu du mépris superbe des Grecs, ou de la sauvage indifférence des conquérants du Mexique et du Pérou pour les sociétés qu'ils brisaient, cette admiration naïve qui fit d'eux les élèves dociles de ceux qu'ils avaient vaincus, et qui nous a conservé tant de chefs-d'oeuvre.

Lecteur tenant un libellus

D'ailleurs il ne faut pas se représenter Rome comme tombant subitement et tout entière dans la mollesse et le vice. Devenue puissante et riche, elle avait pris les moeurs de la richesse et de la puissance, comme elle avait eu celles de la pauvreté et de la faiblesse. Beaucoup en abusaient ; beaucoup aussi savaient unir les élégances de la vie nouvelle aux anciennes vertus, et l'inévitable évolution qui s'opérait n'aurait eu que d'heureuses conséquences, si le mouvement avait pu être retenu dans les limites où quelques nobles esprits auraient voulu l'arrêter. Le génie sévère du Latium, lentement fécondé et poli par la science et l'urbanité grecques, eût sans doute donné de plus glorieux produits ; c'est là ce que voulaient ces grands citoyens : Paul-Emile, dont la vie fut tour à tour consacrée aux affaires publiques, à l'éducation de ses enfants, à la culture des lettres, et qui, pour sa part de butin, n'avait pris en Macédoine que la bibliothèque de Persée ; Scipion Nasica, déclaré par le sénat le plus honnête homme de la république, et son fils Corculum, assez modeste pour refuser le titre d'imperator avec le triomphe, et qui trois fois fit ajourner malgré Caton la ruine de Carthage ; l'austère Calpurnius Pison, surnommé Frugi, habile orateur, vaillant capitaine, profond jurisconsulte et écrivain ; les Scaevola, l'honneur du Forum et du barreau ; les deux Loelius, célèbres par leur constance dans l'amitié, mais surtout le second, surnommé le Sage, qui fut l'ami de Pacuvius et de Térence, peut-être leur conseiller et leur guide ; Sempronius, le père des Gracques et le pacificateur de l'Espagne ; Fabius Servilianus et Manlius, qui tous deux punirent de mort les dérèglements et les concussions de leurs fils ; enfin les Tubéron, de la famille Ælia, qui eut quatre consulats dans cette période. Ils étaient si pauvres, malgré leur alliance avec les maisons Æmilia et Cornelia, que seize membres de cette famille n'avaient, à eux tous, qu'une petite maison et une ferme dans le territoire de Véies. Q. Tubéron, le gendre de Paul-Emile, ne posséda jamais, même consul, que de la vaisselle de terre, si ce n'est une petite coupe d'argent que lui avait donnée le conquérant de la Macédoine.

Mais le plus grand de tous ces illustres personnages est encore Scipion Emilien, le fils de Paul Emile et le petit-fils par adoption de l'Africain. Son amitié pour Polybe fut célèbre dans l'antiquité. « Notre liaison, dit cet historien, commença par les entretiens que nous avions ensemble sur les livres qu'il me prêtait. Quand les Achéens, appelés à Rome, furent dispersés en différentes villes d'Italie, Scipion et son frère Fabius demandèrent avec instance au préteur que je demeurasse auprès d'eux... Un jour que Fabius allait au Forum, je me trouvai seul avec Emilien, qui me dit avec douceur et en rougissant : Pourquoi, Polybe, lorsque vous partagez la même table avec mon frère et moi, lui adressez-vous toujours de préférence la parole ? Apparemment vous me croyez, comme le pensent mes concitoyens, indolent et inappliqué, parce que je ne me livre pas aux exercices du barreau. Et comment le ferais-je ? tout le monde me répète que, de la maison des Scipions, ce n'est pas un orateur qu'on attend, mais un général. - Au nom des dieux, lui dis-je, ne croyez pas que, si j'agis de la sorte, ce soit faute d'estime, mais uniquement parce que Fabius est votre aîné ; au reste, j'admire ces sentiments et cette ardeur, et, si mes conseils peuvent vous aider à soutenir dignement le nom que vous portez, disposez de moi. Alors Scipion, me prenant les mains : Oh ! dit-il, quand verrai-je cet heureux jour, où, libre de tout engagement et vivant avec moi, vous me donnerez toutes vos pensées ? C'est alors que je me croirai digne de mes ancêtres ».

Scipion plaçait bien ses affections : un autre de ses amis fut Panaetius, le maître rhodien, dont le stoïcisme, adouci par l'influence platonicienne, humanisait les sévérités de l'école du Portique. Pour lui, la vertu était le plus grand des biens, mais il admettait que d'autres biens pussent trouver place à côté d'elle, et il enseignait à son illustre élève le vrai fondement de la morale sociale : Il n'y a rien d'honnête qui ne soit utile, et tout ce qui est réellement utile est honnête.

Le premier effet de ce noble commerce avec de grands esprits fut d'inspirer à Scipion l'amour des fortes études, et l'aversion pour les moeurs licencieuses de la jeunesse romaine. Et, tandis que la Grèce et l'Asie infestaient Rome de leurs vices, l'amitié de Polybe épurait dans Scipion les vertus de l'ancienne république, en leur donnant quelque chose de plus élevé. Tandis que l'esprit de rapine envahissait Rome, Scipion étonnait ses concitoyens par son dédain de l'or, et son intelligence semble s'être inquiétée des grands problèmes de la cité, même de la vie.

Ces vertus d'Emilien gagnèrent jusqu'à Caton, qui, espérant trouver en lui le destructeur de Carthage, en oublia un instant sa haine contre les Scipions. « Celui-là seul, disait-il d'Emilien, en lui appliquant un vers d'Homère, celui-là seul a conservé sa raison ; les autres, vaines ombres, passent et se précipitent ». Nous avons dit ailleurs ses services militaires, ses efforts pour rétablir la discipline, et son désintéressement au milieu des dépouilles de Carthage. Quelques années après, envoyé en Orient pour régler les intérêts des peuples et donner des couronnes, il montra dans ces cours voluptueuses une dédaigneuse simplicité. Il avait avec lui le philosophe Panaetius, peut-être Polybe, et seulement cinq esclaves ; mais, à son approche, les rois descendaient de leurs chars ; Ptolémée Physcon oublia pour lui sa mollesse et sa divinité. « Les Alexandrins, dit Scipion à Panaetius, nous auront l'obligation de voir au moins une fois marcher leur roi ».

A son retour, il fut élevé à la censure par le peuple, qui repoussa pour lui l'orgueilleux Claudius. Scipion voulait apporter dans cette charge une sévérité salutaire. Mais il fut contrarié, dans toutes ses mesures, par la faiblesse de son collègue Mummius. Aussi disait-il au peuple qu'il aurait justifié sa confiance, s'il avait eu, ou s'il n'avait pas eu de collègue. Garder les moeurs antiques, la simplicité, la discipline, et cependant honorer les muses nouvelles jusqu'à aider peut-être Térence : tels étaient les désirs de ce noble esprit. Autour de lui se pressaient, réunis par les mêmes études, les Fannius, dont l'un donna son nom à la première loi somptuaire, et l'autre fut un éloquent adversaire des Gracques ; Sempronius Asellio, auteur d'une histoire de la guerre de Numance, où il avait servi comme tribun légionnaire ; le vertueux Rutilius Rufus, qui écrivit en grec une histoire de Rome, et en latin ses propres Mémoires ; l'historien Coelius Antipater, son neveu Tubéron, et son ami le sage Laelius auquel Cicéron prête de si nobles paroles dans son traité de l'Amitié.

Mais ce qui distingue Emilien de tous les Romains de cet âge, c'est une élévation de pensées jusqu'alors inconnue aux avides et grossiers habitants de la cité de Mars. Il avait pleuré sur Carthage, et, frappé de ces révolutions fatales des empires, il s'effrayait de l'avenir de Rome. Quand, à la clôture du lustre, le héraut, suivant l'usage, demanda aux dieux de rendre la fortune romaine plus prospère et plus grande : « Elle est assez bonne, elle est assez grande ! s'écria-t-il, demandons seulement aux dieux de la conserver sans atteinte ». Il avait bien compris quels dangers courait la république, et d'un oeil inquiet il suivait cette lente décomposition des moeurs, des institutions et du peuple lui-même. Peut-être aurait-il pu l'arrêter. Cicéron l'a cru ; et le titre qu'il accepta plus tard de patron des Italiens, la tentative faite par son ami Laelius durant son consulat, pour provoquer un partage des terres du domaine, montrent qu'il aurait hardiment porté la main sur les abus. « Tiberius, dit Plutarque, ne fit que reprendre les projets de Scipion ». Mais quels étaient-ils ? Cicéron, toujours si fidèle dans ses Dialogues au caractère des personnages qu'il fait parler, met dans la bouche de Scipion l'éloge d'une monarchie tempérée, d'un gouvernement mixte, où roi, nobles et peuple se feraient harmonieusement équilibre. Ailleurs il rappelle que sa lecture favorite était la Cyropédie, livre où n'est oublié aucun des devoirs d'un gouvernement actif et modéré ; mais ce livre est aussi le tableau idéal d'une royauté absolue, quoique bienfaisante. Scipion pensait-il donc, un siècle avant l'établissement de l'empire, que Rome ne pourrait se sauver qu'en abdiquant sa liberté ? On trouve encore l'idée confuse de quelque grand changement, nécessaire pour sauver l'Etat, dans ce passage du Songe de Scipion, où l'Africain dit à son petit-fils : « La république tout entière se tournera vers toi : le sénat, les gens de bien, les alliés, les Latins, mettront en toi seul leur dernière espérance, et, dictateur, tu régénéreras la république, si tu peux échapper aux mains impies de tes proches ». Puis il lui montre par delà tous les mondes, au milieu du divin concert des sphères célestes, un lieu tout brillant d'étoiles et resplendissant de lumière, où, sous l'oeil de Dieu, jouissent d'une félicité sans terme ceux qui ont sauvé ou agrandi leur patrie. « C'est du ciel que viennent, lui dit-il, c'est au ciel que retournent les chefs dévoués et les sauveurs des nations. Là est la vie véritable, la vôtre n'est que la mort. Courage donc ; exerce ton âme immortelle aux plus sérieux travaux ; surtout qu'elle veille au salut de la patrie. C'est l'étude la plus digne d'elle ; l'âme habituée à ces nobles soins s'envole plus facilement vers sa demeure céleste, tandis que celle qui n'a connu que la volupté et les passions erre misérablement autour de votre globe, battue durant des siècles par la tourmente ».

Malheureusement Scipion ne put toujours veiller sur elle, au gouvernail. Il était loin, aux portes de Numance, quand la révolution éclata ; à son retour, elle était déjà entrée dans Ies voies de sang et de violence d'où il n'était plus possible de la tirer et où lui-même trouva la mort. C'est que, excepté lui peut-être, tous fermaient les yeux sur la gravité du mal, et nul ne songeait au moyen de le guérir. Comme ces vieux sénateurs qui, assis dans leurs chaises curules, attendaient, impassibles et dignes, que les Gaulois parussent, les Scaevola, les Calpurnius et les Tubéron croyaient faire assez pour leur patrie que de donner l'exemple d'une vie sans tache, et, prêts à mourir, mais incapables de combattre, ils laissaient, dans leur inactive vertu, arriver les jours de malheur. Stoïciens pour la plupart, ils savaient mieux souffrir qu'agir ; jurisconsultes, ils restaient attachés à la vieille légalité, et ils ne voyaient pas que la république, comme un malade désespéré, avait besoin de remèdes énergiques, qu'une législation nouvelle pouvait seule donner.

On nous pardonnera cette longue étude des phénomènes morbides et des forces de renouvellement que laisse voir la république romaine après ses grandes guerres. La révolution morale que nous venons d'étudier vaut bien des récits de bataille, car elle explique d'avance la révolution politique dont nous aurons à suivre, durant un siècle, les sanglantes péripéties. Ces changements qui se produisent silencieusement au sein des sociétés vivantes, sont pareils à ceux qui se passent dans l'Océan. Ici des écueils surgissent lentement, du fond à la surface, et de puissants navires viennent se briser aux lieux où le flot courait jadis en liberté ; là, sous le flot mouvant aussi des affaires humaines, naissent et se développent des besoins nouveaux, écueils où les vieilles institutions périssent, quand les pilotes ne sont pas assez expérimentés pour les voir de loin et les tourner.