XXXVII - Lutte entre l'esprit ancien et l'esprit nouveau |
II - LA CENSURE DE CATON
Caton triomphait. Les Scipions étaient humiliés
et avec eux toute la noblesse. Après la
découverte des Bacchanales, le peuple, malgré
la vive opposition des nobles, donna encore la censure
à cet homme nouveau, dont la haine pour tout ce qui
était grand répondait si bien à cette
instinctive jalousie contre les meilleurs citoyens qui se
retrouve dans toutes les foules durant les temps calmes et
prospères. Caton avait moins sollicité cette
charge qu'exigé du peuple qu'elle lui fût
confiée ; encore ne la voulait-il qu'avec son ami et
son ancien protecteur, Valérius Flaccus.
« La ville a besoin d'être
épurée, disait-il, et ce n'est pas le
médecin le plus doux, mais le plus dur qu'il lui
faut ». La noblesse et les publicains furent
rudement flagellés. Il raya sept membres du
sénat, parmi eux un consulaire, le frère de
Flamininus, et un candidat au consulat de l'année
suivante, Manilius. La revue des chevaliers fut aussi
sévère ; mais, quand il ôta le cheval
à L. Scipion, qu'il avait déjà
ruiné, il fut soupçonné d'envie, dit son
biographe : on crut qu'il ne l'avait fait que pour insulter
à la gloire de l'Africain et pour braver encore une
fois dans sa personne la noblesse tout entière. Non
content de la note censoriale, il y ajoutait des discours
violents ou des révélations scandaleuses.
Flamininus lui ayant imprudemment demandé les motifs
de la honte qu'il infligeait à sa maison, le censeur
raconta le fait suivant : En partant pour sa province, Lucius
Flamininus avait emmené de Rome une femme qu'il
aimait[ ; un jour, pendant un festin, cette femme se plaignit
d'avoir sacrifié, pour le suivre, un combat de
gladiateurs : « N'aie point de regrets, lui dit le
consul, et si tu veux voir mourir un homme, la chose est
aisée ». Un chef boïen venait
d'arriver au camp avec sa femme et ses enfants ; il le fait
venir, et, tandis que le Gaulois implore l'hospitalité
romaine, Lucius saisit son épée, le frappe, le
poursuit et le jette expirant aux pieds de la courtisane. Les
Flamininus étaient donc humiliés comme les
Scipions ; les Galba auront leur tour, et les Fulvius,
souvent attaqués par Caton, n'échapperont
à ses coups que pour tomber sous la main d'un censeur,
leur parent.
Les finances étaient étrangement
dilapidées. Caton afferma les impôts à
très haut prix et les travaux publics au rabais. Cette
intégrité excita de telles clameurs parmi les
publicains, que le sénat, gagné par la faction
de Flamininus, cassa les baux et les marchés, ordonna
de nouvelles adjudications et accorda des remises, sans doute
dans l'intérêt de l'Etat, mais certainement
aussi dans celui des individus ; quelques tribuns de ce parti
allèrent jusqu'à citer Caton devant le peuple,
pour le faire condamner à une amende de 2 talents. Les
censeurs obéirent de mauvaise grâce au
sénat ; ils firent les adjudications avec une
légère baisse de prix, en écartant des
enchères, pour les punir, tous ceux qui avaient rompu
leurs premiers engagements. - Bonnes mais petites mesures
d'hommes à courte vue, qui croyaient sauver l'Etat par
une imitation de l'ancienne sévérité et
qui ne se doutaient pas des grandes réformes dont la
république avait besoin.
Bijoux de femme |
Caton se vengea encore, durant cette censure, de la
défaite qu'il avait éprouvée dans la
discussion de la loi Oppia ; il comprit, au cens des
citoyens, les bijoux, les voitures, les parures des femmes et
les jeunes esclaves achetés depuis le dernier lustre,
pour une valeur décuple du prix qu'ils avaient
coûté, et il les frappa d'un impôt de 3 as
par mille. L'eau était, à Rome et dans son
aride campagne, une chose d'absolue nécessité ;
mais la plupart des aqueducs étant alors en
très grande partie souterrains, comme l'Aqua
Appia, l'Anio Vetus, l'Aqua Marcia, la
fraude était facile ; une recherche
sévère fit reconnaître de nombreuses
prises d'eau, qui appauvrissaient les fontaines publiques, au
profit de quelques riches particuliers. Les censeurs les
supprimèrent ; ils obligèrent aussi tous ceux
qui avaient des maisons en saillie sur la voie publique
à les démolir dans l'espace de trente jours ;
ils firent paver les abreuvoirs, nettoyer et construire des
égouts, percer un chemin à travers la montagne
de Formies et élever la basilique Porcia.
Cette censure, si hostile aux nobles et aux riches, valut
à Caton de violentes inimitiés, mats aussi un
glorieux surnom et l'affection du peuple, qui lui dressa une
statue dans le temple d'Hygie, avec cette inscription : A
Caton, pour avoir, par de salutaires ordonnances et de sages
institutions, relevé la république romaine, que
l'altération des moeurs avait mise sur le penchant de
sa ruine. Il y avait donc un parti nombreux qui
sympathisait avec le rigide censeur. A sa tête, Caton
ne cessa de combattre l'ambition, l'avidité et le luxe
des grands, tantôt par des accusations
particulières, tantôt en soutenant des lois
somptuaires, qui n'ont jamais rien empêché, et
toutes les propositions qui donnaient de nouvelles mais
inutiles garanties aux vieilles institutions :
En 181, une loi contre la brigue, et la loi Orchia,
qui limitait le nombre des convives et la dépense des
festins.
En 180, la loi Villia ou Annalis, qui
réprimait encore la brigue, en exigeant de tout
candidat la preuve qu'il avait fait dix campagnes et en
fixant l'âge où l'on pouvait arriver aux charges
: trente et un ans pour la questure, trente-sept pour
l'édilité curule, quarante pour la
préture, quarante-trois pour le consulat, avec un
intervalle d'au moins deux années entre deux
magistratures différentes.
En 169, la loi Voconia, pour empêcher, comme
à Sparte, l'accumulation des biens dans les mains des
femmes.
En 161, la loi Fannia, contre le luxe de la
table.
Luxe de la table - Peinture de Pompéi |
Enfin, en 159, une loi des consuls, qui
prononcèrent la peine capitale contre les candidats
convaincus d'avoir acheté à prix d'argent les
suffrages.
Notons encore, comme symptôme des idées du
temps, que, quatre ans plus tard, le consul Scipion Nasica
fit démolir un théâtre permanent, parce
que ce théâtre aurait donné la tentation
de recourir trop souvent à un plaisir que les
aïeux n'avaient point connu. En 169, Caton avait
provoqué le décret qui défendit aux rois
de venir à Rome, où ils laissaient toujours
quelques-uns des vices de leurs cours ; plus tard, il fit
chasser Carnéade et renvoyer les Achéens
retenus en Italie. Il ne voulut pas même, après
la chute de Persée, d'une guerre avec Rhodes,
où tous, généraux et soldats, seraient
allés chercher ce que Manlius avait rapporté
d'Asie, de nouvelles richesses et de nouveaux vices.
« Je crois bien, dit-il, avec son éloquence
mordante et amère, je crois bien que les Rhodiens
auraient voulu nous voir moins heureux dans cette guerre. Ils
n'étaient pas les seuls à former ces voeux...
Cependant ils n'ont rien fait pour Persée. Noyez
combien nous sommes plus habiles : dès que nous
sentons notre fortune en danger, nous remuons le monde pour
empêcher le dommage... Les Rhodiens ont voulu devenir
nos ennemis : où donc est la loi qui punit le
désir ? Qui dira, par exemple : Si quelqu'un veut
avoir 500 arpents de terre publique ou posséder plus
de troupeaux que le règlement ne le permet, il payera
tant d'amende ? Assurément nous voulons tous avoir
plus qu'il n'est permis : en sommes-nous punis ? On dit
encore que les Rhodiens sont superbes ; certes je ne voudrais
pas qu'on pût adresser ce reproche ni à moi ni
aux miens ; mais que les Rhodiens soient superbes, que nous
importe ? Est-ce que par hasard nous serions blessés
qu'il y eût au monde un peuple plus orgueilleux que
nous ? »
S'il demanda sans relâche la destruction de Carthage,
c'est qu'il voyait les rapides progrès de la
corruption ; il crut qu'il fallait profiter de ce qui restait
encore aux Romains d'énergie et de force pour accabler
d'un dernier coup leur redoutable ennemie. Les
générations suivantes, abâtardies par la
mollesse, ne pourraient plus, pensait-il, suffire à
cette oeuvre. Durant son consulat, il avait fait passer une
loi, de provincialibus sumptibus, pour restreindre les
réquisitions onéreuses des gouverneurs. Aussi
dut-il approuver, avant de mourir, les efforts du tribun
Calpurnius Pison, le créateur des questions
perpétuelles. A ces réformes nous rattacherons
les lois tabellaires des tribuns Gabinius et Cassius, qui
établirent le scrutin secret, en 139, pour
l'élection des magistrats, et en 157 pour les
jugements publics ; bientôt tout sera
décidé suivant ce mode de votation, ce qui sera
une gêne pour les acheteurs de suffrages. Montesquieu
et Cicéron sont pour le scrutin public, afin,
disent-ils, que le petit peuple soit éclairé
par les principaux et contenu par la gravité de
certains personnages. Mais quand la corruption est
générale, que peuvent Caton et Brutus ? Le
peuple d'ailleurs, même avec le scrutin secret, saura
bien toujours ce que conseillent, ce que désirent ces
graves personnages. Il vaut donc mieux s'en tenir à la
première opinion de Cicéron, qui appelait le
scrutin secret la sauvegarde muette de la
liberté.
Cette rude guerre que Caton fit aux moeurs de son temps,
cette censure perpétuelle, lui avaient suscité
trop d'ennemis, pour que son repos n'en fût pas
troublé. Cinquante fois il fut appelé en
justice. La dernière fois il avait quatre-vingt-trois
ans. Néanmoins il composa et prononça
lui-même son plaidoyer, où se trouvaient ces
belles et simples paroles : « Il est bien
difficile, Romains, de rendre compte de sa conduite devant
les hommes d'un autre siècle que celui où l'on
a vécu ». A quatre-vingt-cinq ans il cita
encore devant le peuple Serv. Galba, car il avait, dit
Tite-Live, une âme et un corps de fer, et la
vieillesse, qui use tout, ne put l'affaiblir.
Mais cette haine persévérante avait
amené une réaction aristocratique. Ne pouvant
imposer silence à ce censeur perpétuel, les
nobles avaient rendu son opposition moins dangereuse en
brisant entre ses mains l'arme dont il se servait contre eux.
En l'année 179, ils avaient renversé
l'organisation démocratique des comices. Lepidus et
Fulvius, qui avaient succédé à Caton
dans la censure, avaient rétabli pour
l'assemblée centuriate les catégories de
fortune, je veux dire le système des classes, aboli
avant la seconde guerre Punique. Sempronius Gracchus acheva
cette réorganisation des comices en retirant les
affranchis des tribus rustiques pour les renfermer dans une
des quatre tribus urbaines, l'Esquiline. Plus tard,
l'institution des quaestiones perpetuae, bien que
justifiée par l'intérêt publie, fournit
encore aux nobles, qui remplissaient seuls ces tribunaux, une
occasion de se saisir du droit, jusqu'alors exercé par
l'assemblée publique, de juger, au criminel, sans
appel.
Dans ce retour vers le passé, dans cette
réaction si favorable à leurs
privilèges, ils n'oublièrent pas la religion,
que tous les pouvoirs établis s'obstinent à
considérer comme un moyen précieux de
gouvernement. Plus la foi s'en allait, plus fortement on se
rattachait à la lettre ; et le peuple était
effrayé de prodiges multipliés, les magistrats
rappelés par des mesures sévères au
respect des auspices, la sainteté des jours fastes
religieusement maintenue (loi Fuffia), enfin
l'assemblée des tribus mise elle-même, par la
loi Ælia, dans la dépendance des
augures.
C'était donc par les lois, par la religion, par
l'autorité judiciaire comme par la concentration des
propriétés et par l'abaissement du peuple,
toute une réaction aristocratique. « Rome,
dit Salluste, était divisée, les grands d'un
côté, le peuple de l'autre, et au milieu, la
république déchirée, la liberté
mourante. La faction des nobles l'emportait ; le
trésor, les provinces, les magistratures, les
triomphes, toutes les sortes de gloire et les richesses du
monde, ils avaient tout. Sans lien et sans force, le peuple
n'était plus qu'une impuissante multitude,
décimée par la guerre et par la
pauvreté. Car, tandis que les légionnaires
combattaient au loin, leurs pères, leurs enfants,
étaient chassés de leurs héritages par
des voisins puissants. Le besoin de la domination et une
insatiable cupidité firent tout envahir, tout
profaner, jusqu'au jour où cette tyrannie se
précipita elle-même ».
Cette ruine, Caton l'avait pressentie ; et, à son
éternel honneur, il avait, pour la prévenir,
fait de sa vie entière un long combat. Pendant plus de
soixante ans il avait lutté contre l'indiscipline des
soldats, contre la vénalité du peuple, le luxe
des femmes, les moeurs de tous. Mais, à la fin, vaincu
lui-même, il céda au torrent. Cette ostentation
de rudesse et de frugalité vint se perdre dans le
scandale de ses dernières années. Caton aussi
était trop vieux d'un jour.
Il avait toujours un grand nombre d'esclaves qu'il achetait
parmi les prisonniers ; il choisissait les plus jeunes, qu'il
était plus facile de dresser comme jeunes chiens et
poulains. Dans les commencements, lorsqu'il était
encore pauvre et qu'il servait en simple soldat, il ne se
fâchait jamais contre ses esclaves et trouvait bon tout
ce qu'on lui servait. Dans la suite, quand, sa fortune
s'étant augmentée, il invitait à sa
table ses amis et les officiers de son armée, il
faisait, aussitôt après le dîner, donner
les étrivières à ceux de ses domestiques
qui avaient servi négligemment ou mal
apprêté quelque mets. Il avait soin d'entretenir
parmi eux des querelles et des divisions : il se
méfiait de leur bonne intelligence et en craignait Ies
effets. Si un esclave avait commis un crime digne de mort, il
le jugeait en présence de tous les autres, et, s'il
était condamné, il le faisait mourir devant
eux.
Devenu trop ardent à acquérir des richesses, il
négligea l'agriculture, qui lui parut un objet
d'amusement plutôt qu'une source de revenus. Pour
placer son argent sur des fonds plus sûrs, il acheta
des étangs, des terres où il y eût des
sources d'eau chaude, des lieux propres à des foulons,
des pâturages et des bois, dont Jupiter, disait-il, ne
pouvait lui-même diminuer le revenu. Il exerça
la plus décriée de toutes les usures, l'usure
maritime, exigeant que ses débiteurs formassent une
compagnie. Quand ils étaient cinquante
associés, avec autant de vaisseaux, il s'attribuait
sur chaque navire une portion du capital, et un de ses
affranchis, qui faisait avec les armateurs les affaires et
les voyages, veillait à ses intérêts. De
cette manière il ne risquait jamais qu'une partie de
son argent et en tirait de gros profits. Il faisait aussi la
traite des blancs, prêtant de l'argent à
quelques-uns de ses esclaves pour acheter et dresser de
jeunes garçons qu'au bout d'un an ils revendaient au
profit de leur maître. Il excitait son fils à ce
commerce usuraire, en lui disant qu'il ne convenait tout au
plus qu'à une femme veuve de diminuer son patrimoine.
Mais ce qu'il a dit de plus fort et qui caractérise le
plus son avarice, c'est que l'homme admirable, l'homme divin
et le plus digne de gloire était celui qui prouvait,
par ses comptes, qu'il avait acquis plus de bien qu'il n'en
avait reçu de ses pères... Dans un âge
très avancé il entretint commerce avec une
jeune esclave, sous les yeux de son fils et de sa
belle-fille, et, pour les punir de leurs justes reproches, il
contracta un nouveau mariage avec la fille de son greffier :
union indigne de lui et honteuse à son
âge.
Caton vaincu, Caton donnant l'exemple du scandale et
s'écriant qu'il ne comprenait pas comment deux
aruspices pouvaient se regarder sans rire, qui donc serait
assez fort pour ne pas se laisser aller au torrent ? Avant de
s'abandonner lui-même, l'austère censeur
s'était vu de toutes parts débordé. Il
avait fait chasser les philosophes grecs ; il aurait voulu
leur fermer Rome et l'Italie : mais contre les idées
il n'y a ni lois assez fortes ni murailles assez hautes. Les
sénateurs Julius, Aufidius, Albinus, Cassius Hemina,
Fabius Pictor, etc., laissèrent Caton écrire en
latin ses Origines : ce fut dans la langue savante
qu'ils composèrent leurs histoires, et ce goût
des lettres grecques, passant par-dessus l'Italie,
pénétra jusqu'au pied de l'Atlas, où un
fils de Masinissa, Manastabal, honora les muses du Pinde.
Caton avait voulu remettre en honneur la frugalité, le
travail, la dignité du pauvre, et, chaque jour, les
campagnes étaient plus désertes, le luxe plus
ruineux, la servilité du peuple plus grande ; les
élections devenaient un marché, et le tarif des
voix était public. Il avait donné dans ses
provinces l'exemple d'une administration sage et
désintéressée, et jamais les exactions
n'avaient été aussi nombreuses et aussi fortes.
Il avait combattu l'indiscipline des soldats, et Scipion
Emilien allait trouver les légions d'Espagne
livrées aux plus affreux désordres. Il avait
voulu ramener les nobles au sentiment de
l'égalité, au respect des lois, et il avait vu
se former une aristocratie qui dominait le sénat
lui-même. L'intervalle qui séparait les grands
et le peuple s'était encore élargi,
l'abîme s'était creusé, plus profond,
plus inévitable. A la fin de sa vie, Caton, s'il
fût resté lui-même, eût
été un étranger dans Rome.
La société romaine était donc rapidement
entraînée vers une révolution prochaine.
Et ce mouvement était légitime, car il fallait
bien que cette ville, devenue un empire, se transformât
; il fallait, pour que la cité italienne pût
renfermer le monde, qu'elle renonçât à
son esprit étroit, à sa religion locale,
à ses lois hostiles contre l'étranger ; qu'elle
s'ouvrît à toutes les idées et à
tous les cultes, pour s'ouvrir ensuite à tous les
peuples. A force de multiplier les dieux, on approchait de
l'unité divine, que Cicéron va bientôt
proclamer ; en détruisant le patriotisme municipal, on
allait s'élever à l'idée de la
cité universelle, dont Marc-Aurèle
écrira les lois. Et nous-mêmes avons-nous droit
de nous plaindre de cette transformation, nous qui, sans
elle, ne serions que les fils déshérités
de l'ancien monde ? Si les Romains, en effet, avaient
conçu pour la littérature grecque ce
mépris qu'eurent les soldats d'Alexandre pour les
civilisations de l'Afrique, de la Phénicie et de
l'Asie centrale, le long travail d'une race douée par
le ciel de tous les dons de l'intelligence eût
été perdu pour nous, comme l'a
été la sagesse des prêtres de l'Egypte et
de la Chaldée. Aujourd'hui, nous sommes réduits
à réveiller péniblement, sur les bords
du Nil, de l'Euphrate et du Gange, quelques-uns de ces
échos sacrés, de même que nous allons au
milieu des ruines de Palanqué, ou sur les rives de
l'Ohio, demander au nouveau monde les secrets d'un
passé mystérieux. Il convient donc de tenir
compte aux Romains d'avoir montré, au lieu du
mépris superbe des Grecs, ou de la sauvage
indifférence des conquérants du Mexique et du
Pérou pour les sociétés qu'ils
brisaient, cette admiration naïve qui fit d'eux les
élèves dociles de ceux qu'ils avaient vaincus,
et qui nous a conservé tant de chefs-d'oeuvre.
Lecteur tenant un libellus |
D'ailleurs il ne faut pas se représenter Rome comme tombant subitement et tout entière dans la mollesse et le vice. Devenue puissante et riche, elle avait pris les moeurs de la richesse et de la puissance, comme elle avait eu celles de la pauvreté et de la faiblesse. Beaucoup en abusaient ; beaucoup aussi savaient unir les élégances de la vie nouvelle aux anciennes vertus, et l'inévitable évolution qui s'opérait n'aurait eu que d'heureuses conséquences, si le mouvement avait pu être retenu dans les limites où quelques nobles esprits auraient voulu l'arrêter. Le génie sévère du Latium, lentement fécondé et poli par la science et l'urbanité grecques, eût sans doute donné de plus glorieux produits ; c'est là ce que voulaient ces grands citoyens : Paul-Emile, dont la vie fut tour à tour consacrée aux affaires publiques, à l'éducation de ses enfants, à la culture des lettres, et qui, pour sa part de butin, n'avait pris en Macédoine que la bibliothèque de Persée ; Scipion Nasica, déclaré par le sénat le plus honnête homme de la république, et son fils Corculum, assez modeste pour refuser le titre d'imperator avec le triomphe, et qui trois fois fit ajourner malgré Caton la ruine de Carthage ; l'austère Calpurnius Pison, surnommé Frugi, habile orateur, vaillant capitaine, profond jurisconsulte et écrivain ; les Scaevola, l'honneur du Forum et du barreau ; les deux Loelius, célèbres par leur constance dans l'amitié, mais surtout le second, surnommé le Sage, qui fut l'ami de Pacuvius et de Térence, peut-être leur conseiller et leur guide ; Sempronius, le père des Gracques et le pacificateur de l'Espagne ; Fabius Servilianus et Manlius, qui tous deux punirent de mort les dérèglements et les concussions de leurs fils ; enfin les Tubéron, de la famille Ælia, qui eut quatre consulats dans cette période. Ils étaient si pauvres, malgré leur alliance avec les maisons Æmilia et Cornelia, que seize membres de cette famille n'avaient, à eux tous, qu'une petite maison et une ferme dans le territoire de Véies. Q. Tubéron, le gendre de Paul-Emile, ne posséda jamais, même consul, que de la vaisselle de terre, si ce n'est une petite coupe d'argent que lui avait donnée le conquérant de la Macédoine. |
Mais le plus grand de tous ces illustres personnages
est encore Scipion Emilien, le fils de Paul Emile et le
petit-fils par adoption de l'Africain. Son amitié pour
Polybe fut célèbre dans l'antiquité.
« Notre liaison, dit cet historien,
commença par les entretiens que nous avions ensemble
sur les livres qu'il me prêtait. Quand les
Achéens, appelés à Rome, furent
dispersés en différentes villes d'Italie,
Scipion et son frère Fabius demandèrent avec
instance au préteur que je demeurasse auprès
d'eux... Un jour que Fabius allait au Forum, je me trouvai
seul avec Emilien, qui me dit avec douceur et en rougissant :
Pourquoi, Polybe, lorsque vous partagez la même table
avec mon frère et moi, lui adressez-vous toujours de
préférence la parole ? Apparemment vous me
croyez, comme le pensent mes concitoyens, indolent et
inappliqué, parce que je ne me livre pas aux exercices
du barreau. Et comment le ferais-je ? tout le monde me
répète que, de la maison des Scipions, ce n'est
pas un orateur qu'on attend, mais un général. -
Au nom des dieux, lui dis-je, ne croyez pas que, si j'agis de
la sorte, ce soit faute d'estime, mais uniquement parce que
Fabius est votre aîné ; au reste, j'admire ces
sentiments et cette ardeur, et, si mes conseils peuvent vous
aider à soutenir dignement le nom que vous portez,
disposez de moi. Alors Scipion, me prenant les mains : Oh !
dit-il, quand verrai-je cet heureux jour, où, libre de
tout engagement et vivant avec moi, vous me donnerez toutes
vos pensées ? C'est alors que je me croirai digne de
mes ancêtres ».
Scipion plaçait bien ses affections : un autre de ses
amis fut Panaetius, le maître rhodien, dont le
stoïcisme, adouci par l'influence platonicienne,
humanisait les sévérités de
l'école du Portique. Pour lui, la vertu était
le plus grand des biens, mais il admettait que d'autres biens
pussent trouver place à côté d'elle, et
il enseignait à son illustre élève le
vrai fondement de la morale sociale : Il n'y a rien
d'honnête qui ne soit utile, et tout ce qui est
réellement utile est honnête.
Le premier effet de ce noble commerce avec de grands esprits
fut d'inspirer à Scipion l'amour des fortes
études, et l'aversion pour les moeurs licencieuses de
la jeunesse romaine. Et, tandis que la Grèce et l'Asie
infestaient Rome de leurs vices, l'amitié de Polybe
épurait dans Scipion les vertus de l'ancienne
république, en leur donnant quelque chose de plus
élevé. Tandis que l'esprit de rapine
envahissait Rome, Scipion étonnait ses concitoyens par
son dédain de l'or, et son intelligence semble
s'être inquiétée des grands
problèmes de la cité, même de la
vie.
Ces vertus d'Emilien gagnèrent jusqu'à Caton,
qui, espérant trouver en lui le destructeur de
Carthage, en oublia un instant sa haine contre les Scipions.
« Celui-là seul, disait-il d'Emilien, en
lui appliquant un vers d'Homère, celui-là seul
a conservé sa raison ; les autres, vaines ombres,
passent et se précipitent ». Nous avons dit
ailleurs ses services militaires, ses efforts pour
rétablir la discipline, et son
désintéressement au milieu des
dépouilles de Carthage. Quelques années
après, envoyé en Orient pour régler les
intérêts des peuples et donner des couronnes, il
montra dans ces cours voluptueuses une dédaigneuse
simplicité. Il avait avec lui le philosophe Panaetius,
peut-être Polybe, et seulement cinq esclaves ; mais,
à son approche, les rois descendaient de leurs chars ;
Ptolémée Physcon oublia pour lui sa mollesse et
sa divinité. « Les Alexandrins, dit Scipion
à Panaetius, nous auront l'obligation de voir au moins
une fois marcher leur roi ».
A son retour, il fut élevé à la censure
par le peuple, qui repoussa pour lui l'orgueilleux Claudius.
Scipion voulait apporter dans cette charge une
sévérité salutaire. Mais il fut
contrarié, dans toutes ses mesures, par la faiblesse
de son collègue Mummius. Aussi disait-il au peuple
qu'il aurait justifié sa confiance, s'il avait eu, ou
s'il n'avait pas eu de collègue. Garder les moeurs
antiques, la simplicité, la discipline, et cependant
honorer les muses nouvelles jusqu'à aider
peut-être Térence : tels étaient les
désirs de ce noble esprit. Autour de lui se
pressaient, réunis par les mêmes études,
les Fannius, dont l'un donna son nom à la
première loi somptuaire, et l'autre fut un
éloquent adversaire des Gracques ; Sempronius Asellio,
auteur d'une histoire de la guerre de Numance, où il
avait servi comme tribun légionnaire ; le vertueux
Rutilius Rufus, qui écrivit en grec une histoire de
Rome, et en latin ses propres Mémoires ; l'historien
Coelius Antipater, son neveu Tubéron, et son ami le
sage Laelius auquel Cicéron prête de si nobles
paroles dans son traité de
l'Amitié.
Mais ce qui distingue Emilien de tous les Romains de cet
âge, c'est une élévation de
pensées jusqu'alors inconnue aux avides et grossiers
habitants de la cité de Mars. Il avait pleuré
sur Carthage, et, frappé de ces révolutions
fatales des empires, il s'effrayait de l'avenir de Rome.
Quand, à la clôture du lustre, le héraut,
suivant l'usage, demanda aux dieux de rendre la fortune
romaine plus prospère et plus grande :
« Elle est assez bonne, elle est assez grande !
s'écria-t-il, demandons seulement aux dieux de la
conserver sans atteinte ». Il avait bien compris
quels dangers courait la république, et d'un oeil
inquiet il suivait cette lente décomposition des
moeurs, des institutions et du peuple lui-même.
Peut-être aurait-il pu l'arrêter. Cicéron
l'a cru ; et le titre qu'il accepta plus tard de patron
des Italiens, la tentative faite par son ami Laelius
durant son consulat, pour provoquer un partage des terres du
domaine, montrent qu'il aurait hardiment porté la main
sur les abus. « Tiberius, dit Plutarque, ne fit
que reprendre les projets de Scipion ». Mais quels
étaient-ils ? Cicéron, toujours si
fidèle dans ses Dialogues au caractère
des personnages qu'il fait parler, met dans la bouche de
Scipion l'éloge d'une monarchie
tempérée, d'un gouvernement mixte, où
roi, nobles et peuple se feraient harmonieusement
équilibre. Ailleurs il rappelle que sa lecture
favorite était la Cyropédie, livre
où n'est oublié aucun des devoirs d'un
gouvernement actif et modéré ; mais ce livre
est aussi le tableau idéal d'une royauté
absolue, quoique bienfaisante. Scipion pensait-il donc, un
siècle avant l'établissement de l'empire, que
Rome ne pourrait se sauver qu'en abdiquant sa liberté
? On trouve encore l'idée confuse de quelque grand
changement, nécessaire pour sauver l'Etat, dans ce
passage du Songe de Scipion, où l'Africain dit
à son petit-fils : « La république
tout entière se tournera vers toi : le sénat,
les gens de bien, les alliés, les Latins, mettront en
toi seul leur dernière espérance, et,
dictateur, tu régénéreras la
république, si tu peux échapper aux mains
impies de tes proches ». Puis il lui montre par
delà tous les mondes, au milieu du divin concert des
sphères célestes, un lieu tout brillant
d'étoiles et resplendissant de lumière,
où, sous l'oeil de Dieu, jouissent d'une
félicité sans terme ceux qui ont sauvé
ou agrandi leur patrie. « C'est du ciel que
viennent, lui dit-il, c'est au ciel que retournent les chefs
dévoués et les sauveurs des nations. Là
est la vie véritable, la vôtre n'est que la
mort. Courage donc ; exerce ton âme immortelle aux plus
sérieux travaux ; surtout qu'elle veille au salut de
la patrie. C'est l'étude la plus digne d'elle ;
l'âme habituée à ces nobles soins
s'envole plus facilement vers sa demeure céleste,
tandis que celle qui n'a connu que la volupté et les
passions erre misérablement autour de votre globe,
battue durant des siècles par la
tourmente ».
Malheureusement Scipion ne put toujours veiller sur elle, au
gouvernail. Il était loin, aux portes de Numance,
quand la révolution éclata ; à son
retour, elle était déjà entrée
dans Ies voies de sang et de violence d'où il
n'était plus possible de la tirer et où
lui-même trouva la mort. C'est que, excepté lui
peut-être, tous fermaient les yeux sur la
gravité du mal, et nul ne songeait au moyen de le
guérir. Comme ces vieux sénateurs qui, assis
dans leurs chaises curules, attendaient, impassibles et
dignes, que les Gaulois parussent, les Scaevola, les
Calpurnius et les Tubéron croyaient faire assez pour
leur patrie que de donner l'exemple d'une vie sans tache, et,
prêts à mourir, mais incapables de combattre,
ils laissaient, dans leur inactive vertu, arriver les jours
de malheur. Stoïciens pour la plupart, ils savaient
mieux souffrir qu'agir ; jurisconsultes, ils restaient
attachés à la vieille légalité,
et ils ne voyaient pas que la république, comme un
malade désespéré, avait besoin de
remèdes énergiques, qu'une législation
nouvelle pouvait seule donner.
On nous pardonnera cette longue étude des
phénomènes morbides et des forces de
renouvellement que laisse voir la république romaine
après ses grandes guerres. La révolution morale
que nous venons d'étudier vaut bien des récits
de bataille, car elle explique d'avance la révolution
politique dont nous aurons à suivre, durant un
siècle, les sanglantes péripéties. Ces
changements qui se produisent silencieusement au sein des
sociétés vivantes, sont pareils à ceux
qui se passent dans l'Océan. Ici des écueils
surgissent lentement, du fond à la surface, et de
puissants navires viennent se briser aux lieux où le
flot courait jadis en liberté ; là, sous le
flot mouvant aussi des affaires humaines, naissent et se
développent des besoins nouveaux, écueils
où les vieilles institutions périssent, quand
les pilotes ne sont pas assez expérimentés pour
les voir de loin et les tourner.