XLVIII - Pompée, Lépide et Sertorius (79-70) |
III - LEPIDE, NOUVELLE GUERRE CIVILE (78-77)
Ce Lépide, père du triumvir, appartenait
à une illustre maison patricienne, la gens Aemilia.
Dans la guerre civile, il se déclara pour Sylla et fit
une fortune considérable avec les biens des proscrits.
Mis en goût par l'abominable curée, il commit
dans sa préture de Sicile, en 81, de telles exactions,
que Cicéron lui accorde le premier rang, après
Verrès, parmi les spoliateurs des provinces. Aussi
fut-il en état de construire le plus beau palais de la
ville et de le décorer avec des colonnes en marbre
jaune de Numidie, les premières qu'on eût vues
à Rome. Riche et de haute naissance, Lépide
avait toutes ses attaches dans le parti des grands. Mais, de
ce côté-là, les premiers rôles
étaient pris ; il passa au parti contraire, conduit
à cette résolution par son mariage avec une
Apuleia, fille de Saturninus, par la crainte d'un
procès en concussion, dont il était
menacé, surtout par son ambition ; car les
réformateurs désintéressés de la
génération précédente n'avaient
plus que des ambitieux pour successeurs.
On tue ou l'on proscrit les hommes, mais on ne vient à
bout des idées justes et des besoins vrais qu'en leur
donnant satisfaction, et, la restauration n'ayant tenu compte
d'aucune des nouveautés que le passé avait
produites ou que le présent réclamait, il
suffit à Lépide de prononcer ces seuls mots :
rétablissement de la loi frumentaire et rappel des
bannis, pour reconstituer le parti que Sylla pensait avoir
étouffé dans le sang.
Dès qu'on put croire un des consuls disposé
à défaire ce qu'avait fait la dictature, une
foule de gens mirent leurs espérances en de nouveaux
bouleversements. Les familles des victimes comptèrent
y retrouver leurs biens perdus ; la jeunesse dorée,
des ressources pour ses ruineuses débauches ; les
tribuns, de la puissance ; le peuple, des distractions qui
rompraient avec la monotonie de ces journées
silencieuses où, durant trois ans, on n'avait pas vu
un orage au Forum. Les chevaliers ne pardonnaient pas aux
grands la suppression de leur pouvoir judiciaire ; les
pauvres, celle des largesses de l'annone ; les fils des
proscrits, la perte de leurs droits civiques, et les
ambitieux, que l'oligarchie tenait éloignés du
pouvoir, se promettaient de tirer parti de ces regrets qui
étaient aussi des espérances. Une grande
province, l'Espagne, était aux mains de Sertorius ; la
Cisalpine avait pour gouverneur un Junius Brutus d'une
fidélité douteuse ; partout, les nombreux
déclassés qu'avaient faits tant de
révolutions en appelaient une nouvelle, et
quelques-uns des marianistes les plus en vue osaient rentrer
dans Rome. Perperna, le préteur que Pompée
avait naguère chassé de Sicile, César,
le fils du consul Cinna, etc, y étaient
déjà revenus, et, comme il arrive aux
proscrits, ils n'avaient rien oublié.
Lépide alla au plus pressé : il remit en
vigueur la loi Sempronienne sur les distributions de
blé au peuple, pour gagner les mendiants de Rome ; et
il promit de rendre leurs terres à ceux qui en avaient
été dépouillés, afin de
s'attacher les Italiens. Aussi, de toutes parts, les
expropriés relevèrent la tête, et
quelques-uns amassèrent des armes. Prêts les
premiers, les gens de Fésules se ruèrent sur
les vétérans, dans les postes, castella,
où ceux-ci s'étaient établis, et les
chassèrent de leur territoire après en avoir
tué bon nombre.
Castellum, d'après le Virgile du Vatican |
Ce pouvait être le signal d'un grand incendie.
Le sénat, que le dictateur croyait avoir rendu si
fort, s'effraya, sans que la peur lui donnât de
l'énergie. Entre Catulus et Lépide, qui
déjà se menaçaient, il ne sut intervenir
que par des prières, pour obtenir d'eux le serment
qu'ils ne prendraient pas les armes l'un contre l'autre, et
il crut parer à tout péril en décidant
que les deux consuls se rendraient dans leurs provinces :
Catulus, en Cisalpine ; Lépide, dans la Narbonnaise.
On disait que des attaques étaient à craindre
de ce dernier côté, et l'on commit l'imprudence
d'allouer une grosse somme, pour décider l'avide
proconsul qu'on y envoyait à gagner son gouvernement.
Comme il devait, en passant, apaiser l'émeute de
Fésules, il était autorisé à
lever des troupes : rien ne lui manquait donc pour se faire
une armée.
Tandis qu'il s'éloignait lentement, Catulus continuait
la reconstruction commencée par Sylla du temple
Capitolin qui dominait majestueusement le Forum, travail
immense dont il ne reste que les substructions massives qui
portent aujourd'hui le palais du Sénateur de Rome, et
qui du temps de Catulus portaient le Tabularium ou
salle des Archives. Au bas de la façade, il
plaça une Minerve d'Euphranor, que le peuple prit
l'habitude d'appeler la Catulienne ; mais il
réserva pour le temple consacré par son
père, après la guerre des Cimbres, à la
Fortune du jour, deux statues de Phidias ravies, comme la
précédente, à la Grèce. Les
Romains, qui ne savaient point faire de ces chefs-d'oeuvre,
savaient du moins les aimer et surtout les prendre. Le temple
fut rempli d'offrandes de toutes sortes envoyées par
les cités, les peuples et les rois. Il en manqua une,
un meuble d'or garni de pierres précieuses que le roi
de Syrie destinait au Capitole et que son ambassadeur, en
passant à Syracuse, avait eu l'imprudence de montrer
à Verrès, qui le vola : le don royal,
destiné à Jupiter Très Grand,
était allé décorer le boudoir de
l'Hirondelle, une des maîtresses du satrape sicilien.
Les fêtes de la dédicace durèrent
plusieurs jours et furent marquées par une
nouveauté que Caton aurait maudite. Catulus, pour
mettre les spectateurs à l'abri du soleil, fit couvrir
son théâtre de toiles grossières que
remplaceront un jour les immenses et magnifiques
velaria de l'empire.
Pendant que son collègue était occupé
par ces soins pieux et cette sollicitude pour les aises du
peuple, Lépide parcourait l'Etrurie, ramassant, au
milieu de populations si cruellement traitées par
Sylla, des hommes, des vivres, des armes, et appelant
à lui les vétérans de Marius et de
Carbon. Le gouverneur de la Cisalpine, Junius Brutus, se
déclara pour lui. César, qui arrivait d'Asie,
était pressé par le frère de sa femme,
L. Cinna, de suivre cet exemple ; le caractère du
chef, les forces du parti, ne lui parurent pas assez
sûrs : il attendit. Cependant, avec la promesse de
casser les actes de la dictature, Lépide eut
bientôt grossi son armée ; et lorsque le
sénat enfin inquiet le rappela sous prétexte de
lui faire tenir les comices consulaires, en
réalité pour qu'on pût s'assurer de sa
personne, il quitta la toge, prit l'habit de guerre et marcha
sur Rome, précédé de la
déclaration qu'il venait rétablir le peuple
dans ses droits et prendre un second consulat,
c'est-à-dire la dictature.
Les pères conscrits essayèrent de
négocier ; leurs députés furent
reçus de telle sorte, qu'il fallut se résigner
à combattre. La situation à Rome pouvait avoir
ses dangers. Un Cethegus et d'autres jeunes nobles
ruinés couraient les mauvais quartiers en parlant de
revanche prochaine. Les tribuns de cette année,
élus sous l'empire des lois syllaniennes,
étaient de minces et timides personnages ; mais, si le
bruit des armes faisait taire la loi, un d'eux ne
retrouverait-il pas, à l'approche de Lépide,
assez d'audace tribunitienne pour ameuter la foule et mettre
le sénat cornélien entre deux périls ?
Un sénateur que nous connaissons depuis longtemps
releva les courages par un discours énergique que
Salluste nous a conservé, en l'arrangeant moins
peut-être que ceux qu'il met ordinairement dans la
bouche de ses personnages. Philippus gourmanda les
irrésolutions des sénateurs, qui, confiants
dans les prédictions des augures, aimaient mieux
souhaiter la paix que la défendre. «Ne
comprenez-vous pas que votre inertie vous ôte toute
dignité, à lui toute crainte ? Et cela est
juste, puisque ses rapines lui ont valu le consulat ; ses
séditieux desseins, une province et une armée.
Qu'aurait-il gagné à bien servir, lui qui, pour
ses méfaits, a reçu de telles
récompenses ? Vos ambassades, vos paroles de paix et
de concorde, il les méprise. Naguère ce
Lépide n'était qu'un brigand suivi de quelques
bandits prêts à donner leur vie pour un morceau
de pain. Aujourd'hui c'est un proconsul du peuple romain gui
a une charge conférée par vous-mêmes, des
lieutenants à qui la loi impose envers lui
l'obéissance, et une armée où se sont
réunis les mauvais citoyens de tous les ordres, ceux
que tourmente la conscience de leurs crimes. Pour eux, la
paix est dans les troubles, le repos dans les
séditions, et ils sèment désordre sur
désordre, guerre sur guerre. Voilà l'Etrurie en
feu, les Espagnes en révolte, les survivants de nos
derniers combats en mouvement ; et Mithridate,
l'épée suspendue sur nos provinces tributaires,
attend le jour où il pourra frapper.
Les injonctions de Lépide vous troublent. Il lui
plaît, dit-il, que chacun recouvre son bien, et il
retient celui des autres ; qu'on abroge des lois
imposées par la force, et il veut nous contraindre par
la violence ; que le droit de cité soit rendu, et il
nie que personne l'ait perdu ; que pour maintenir la paix on
rétablisse l'ancien tribunat, et ce tribunat a
été la source de tous les désordres...
Si vous n'opposez aux armes que des paroles,
ménagez-vous le patronage de Cethegus et de ses
pareils, qui sont toujours prêts à recommencer
les pillages et les incendies. Pour moi, je pense que
l'interroi Appius, le proconsul Catulus et tous ceux qui ont
l'imperium doivent être chargés par vous
de veiller à ce que la république
n'éprouve aucun dommage».
Le décret passa, et Catulus fit, ou renouvela en
l'étendant, la loi de vi publica, qui
interdisait le feu et l'eau aux auteurs des violences
publiques ; et, en même temps, il multiplia des
levées que le concours de Pompée rendit
promptes et faciles. Trop jeune pour briguer le consulat,
trop plein de sa gloire pour consentir à y arriver en
passant par les charges inférieures, Pompée
saisit cette occasion nouvelle de braver les lois en les
servant. Un décret du sénat l'adjoignit
à Catulus pour le commandement de l'armée, il
en fut le chef véritable. Les troupes proconsulaires,
que rejoignirent beaucoup de vétérans
menacés de restitution, s'établit au Janicule,
sur les collines du Vatican, et au pont Milvius, de
manière à défendre le passage du
Tibre.
Le médiocre personnage qui se portait
l'héritier de Marius n'avait pas su cacher assez
longtemps ses projets pour avoir le loisir d'organiser ses
forces, et il ne mit pas dans l'exécution assez de
rapidité pour surprendre ses adversaires. Campé
entre la Crémère et le Tibre, il faisait entrer
dans Rome des émissaires qui cherchaient à y
déterminer une émeute, mais rien ne bougea. Le
peuple courut aux remparts et au bord du fleuve, afin de voir
un spectacle bien autrement intéressant pour lui que
des combats de gladiateurs : les deux armées aux
prises, en face du Champ de Mars. La bataille ne dura
guère : les vétérans de Sylla et toute
la noblesse chargèrent si violemment les recrues de
Lépide, que l'armée insurrectionnelle fut
rompue et s'enfuit avec son chef du côté de
Bolsena. Lépide pensa un moment à faire route
par les montagnes pour aller réveiller la guerre
samnite ; les manoeuvres de ses adversaires
l'enfermèrent en Etrurie. Il y subit un second
échec qui le rejeta vers la mer, et, tandis que
Catulus l'y poussait avec une prudente lenteur, Pompée
eut le temps de courir dans la Cisalpine, où M. Junius
Brutus s'était enfermé dans Modène.
Faute de vivres ou forcé par quelque trahison, Brutus
rendit la place en stipulant qu'il aurait la vie sauve ; le
lendemain, Pompée le fit tuer. Un fils de
Lépide et un Scipion, peut-être le consul de 83
qui durant les proscriptions de Sylla s'était
réfugié à Marseille, furent pris dans la
ville ligurienne d'Alba et mis à mort. La Cisalpine
ainsi pacifiée, à la façon romaine, par
des égorgements, Pompée alla rejoindre Catulus,
qui venait d'infliger à Lépide un nouvel
échec sous les murs de Cosa.
Le mont Argentario |
En face de cette ville s'élève en mer
le mons Argentarius, promontoire escarpé de toutes
parts, qui ne tient au continent que par deux bancs de sable
enfermant une lagune. Lépide les coupa et se trouva
dans une île. Cependant il ne pouvait y tenir longtemps
faute de vivres. Une nuit, il s'embarqua pour la Sardaigne,
dans la pensée d'en soulever les habitants, tandis que
son lieutenant Perperna gagnerait la Sicile ; de là
ils tendraient la main à Sertorius et
tâcheraient d'affamer Rome, que les deux îles
nourrissaient. La fatigue, le chagrin, firent tomber
Lépide malade ; une lettre de sa femme l'acheva. Elle
lui était arrivée par mégarde et ne
pouvait lui laisser de doute ni sur la fidélité
d'Apuleia, ni sur l'estime qu'elle nourrissait pour son
époux : Ce pauvre homme, écrivait-elle
à son amant, n'a pas le sens commun. Quelques
jours après, il mourut ; le premier acte de la
nouvelle guerre civile était achevé (77).
Cette fois le parti vainqueur s'honora par sa
modération, et, quelques années après,
le sénat accorda, sur les instances de César,
une amnistie aux partisans de Lépide.
Cette levée de boucliers rattacha Pompée au
sénat, qui lui rendait son armée. Catulus lui
ordonna, il est vrai, de la licencier ; mais il ne tint
compte de cet ordre, et le sénat n'osa insister. Dans
le parti des nobles, Pompée ne voyait donc personne
au-dessus de lui ; dans le parti contraire, les chefs, s'ils
triomphaient, l'admettraient-ils même au partage ?
Certainement la réaction démocratique
l'eût frappé. Si elle devait s'opérer un
jour, il entendait du moins que ce fût par ses mains,
et il était assez bon citoyen pour vouloir qu'elle
arrivât lentement, sans secousse, sans proscriptions
nouvelles. Il accepta donc le rôle d'exécuteur
testamentaire de Sylla, et, après Lépide, il
alla combattre Sertorius.