XLVIII - Pompée, Lépide et Sertorius (79-70)

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IV - SERTORIUS ; CONTINUATION DE LA GUERRE CIVILE (80-75)

Nous connaissons Sertorius, ce Sabin qui fut, comme Marius, sans aïeux et sans postérité, et, comme lui, meilleur général qu'habile politique. Il s'était distingué dans la guerre des Cimbres, et ses longs services en Gaule l'avaient si bien familiarisé avec la langue et les habitudes des barbares, que plusieurs fois il pénétra sous un déguisement dans le camp des Teutons pour observer leurs forces et leurs dispositions. Durant la guerre Sociale, il fut encore l'intermédiaire entre le sénat et les Gaulois italiens, qu'il sut retenir dans la fidélité. Il demanda le tribunat ; les syllaniens l'empêchèrent d'y arriver, et ce refus le rejeta pour toujours dans le parti de son ancien général. Réservé dans ses moeurs, d'une sobriété africaine, mangeant peu et à l'heure qu'on voulait, brave jusqu'à la témérité, ce qui lui valut beaucoup de blessures et la perte d'un oeil, fécond en ruses militaires, d'une activité enfin qu'aucune fatigue ne parvenait à lasser, Sertorius avait toutes les qualités nécessaires au chef d'une armée irrégulière, et ses antécédents faisaient de lui la dernière espérance des marianistes.

Après l'insurrection des esclaves contre leurs maîtres, des plébéiens contre les grands, des Italiens contre Rome, nous avons vu tous les peuples des parties orientales de l'empire aider de leurs voeux ou de leurs bras Mithridate à renverser une domination odieuse. Pour la fortune de Rome, il se trouva que, s'il y avait unanimité dans la haine, on ne sut pas en mettre dans le conseil ni dans l'action. Elle eût succombé sous le poids de l'univers conjuré, elle triompha d'adversaires qui vinrent successivement frapper le colosse de coups mal concertés.

Après la défection de l'armée de Scipion, Sertorius s'était rendu en Espagne (82), avec le titre de préteur qu'il devait aux marianistes et qui lui donnait l'autorité légale dans ces provinces. Il étudia le pays, ses ressources, l'esprit de cette race vaillante où les filles choisissaient elles-mêmes leur époux parmi les plus braves, le préféré étant celui qui pouvait offrir à sa fiancée la main droite d'un ennemi qu'il avait tué ; et il les gagna par sa douceur, qui contrastait avec la rapacité et l'insolence des gouverneurs ordinaires. Il avait déjà servi dans la péninsule comme tribun militaire et mérité l'estime des Espagnols, en les battant par un adroit stratagème.

Des soldats romains en garnison à Castula (Cazlona) avaient, par leur insolence, exaspéré les habitants, qui appelèrent à l'aide leurs voisins et, une nuit, leur ouvrirent une des portes de la cité. Bon nombre de Romains périrent : Sertorius s'était échappé à temps ; suivi de tous les légionnaires qu'il avait pu rallier, il fit le tour de la ville, y rentra par la porte que les Espagnols n'avaient point fermée, et ceux-ci, surpris à leur tour, furent égorgés. Le jour venu, avec ses soldats, qui avaient revêtu les habits et les armes des barbares, il courut à leur ville, dont la population vint, sans défiance, à la rencontre de ceux qu'elle croyait des amis, et il ne cessa le massacre que pour vendre les survivants. L'affaire fit du bruit, et le nom de Sertorius fut, depuis ce jour, fameux en Espagne. Quand on sut qu'il venait y commander en chef, qu'on le vit diminuer les subsides, dispenser les villes des logements militaires, en vivant lui et les siens sous la tente, de nombreux volontaires accoururent à lui. Faciles à l'illusion, ils croyaient que ce Romain, proscrit à Rome, allait combattre pour eux.

Monnaie d'Annius et de Tarquitius son questeur

Cependant Sylla ne l'avait pas oublié, et une nombreuse armée arrivait en Gaule, sous les ordres d'Annius. Un des lieutenants de Sertorius, Livius Salinator, chargé de garder les passages des Pyrénées, repoussa d'abord toutes les attaques ; mais il fut assassiné par un traître, et, ses troupes s'étant débandées, Annius pénétra dans la province (81). Sertorius, trop faible pour lui tenir tête, recula jusqu'à Carthagène.

Partout Sylla triomphait : la terre lui obéissait et rejetait les proscrits, la mer seule était libre encore. Sertorius s'embarqua avec trois mille hommes, et pendant plusieurs mois erra des côtes d'Espagne à celles d'Afrique : une fois il surprit les îles Pityusae, un autre jour il pilla le pays aux bouches du Baetis. Fatigué cependant de cette existence précaire qui l'assimilait aux pirates ses alliés, il songea un moment à renoncer à une lutte impossible et à chercher, loin du monde asservi, un séjour tranquille, dans les îles Fortunées (les Canaries). Mais ses soldats avaient peu de goût pour les moeurs de l'âge d'or : ils lui firent abandonner ce projet, dont il n'avait sans doute parlé que pour provoquer de leur part la résolution de combattre encore.

Les Marusiens, peuple maure, étaient alors soulevés contre leur roi Ascalis, qu'un lieutenant de Sylla avait secouru ; Sertorius battit ce prince, même ses auxiliaires, et emporta d'assaut la ville de Tingis qui commandait l'entrée de la Méditerranée et d'où l'on voyait l'Espagne. C'est là qu'il voulait retourner. Le bruit de ses succès s'y était déjà répandu, et on y ajoutait des circonstances merveilleuses : il avait, disait-on, découvert le corps du géant Antée et, seul des hommes, vu ces ossements longs de 60 coudées. Les Lusitaniens, opprimés par Annius, l'invitèrent à se mettre à leur tête ; il accepta, et, passant au travers de la flotte romaine, il descendit dans la péninsule avec mille neuf cents Romains et sept cents Africains ; les Lusitaniens lui fournirent quatre mille fantassins et sept cents cavaliers ; ce fut avec moins de huit mille hommes qu'il osa déclarer la guerre au maître du monde romain. Mais ses soldats avaient la plus entière confiance dans celui qu'ils appelaient le nouvel Annibal, dans le général qui savait trouver des ressources où d'autres n'en voyaient pas, tenir son armée dans l'abondance en de pauvres pays, ses alliés dans la fidélité tout en leur demandant beaucoup ; qui inquiétait l'adversaire par la rapidité de ses marches, et reparaissait aussi redoutable le lendemain d'une défaite que la veille d'une victoire.

Sertorius défit d'abord le propréteur de la Bétique, et un de ses lieutenants vainquit et tua le gouverneur de la Citérieure (80). Metellus, chargé par le dictateur d'arrêter ces dangereux succès, ne put amener son adversaire à une bataille (79). Sertorius, qui connaissait les passages des montagnes aussi bien que le plus habile chasseur du pays, avait adopté la manière de combattre des habitants ; ses soldats étaient prompts à la retraite comme à l'attaque. Habitués à profiter de tous les accidents du terrain, ils menaçaient l'ennemi presque en même temps, malgré leur petit nombre, en tête, en flanc et sur les derrières. Avec sa grosse et lourde armée, Metellus ne pouvait atteindre ces agiles montagnards qui faisaient campagne sans tentes ni chariots, qui mangeaient à l'aventure, dormaient sous les étoiles, qu'on trouvait partout et qu'on n'arrêtait nulle part. Il pouvait promener sa pesante infanterie d'un bout à l'autre de sa province, car les Espagnols n'osaient attaquer ses retranchements toujours construits à l'ancienne mode romaine, avec fossé et palissades ; mais, en réalité, il ne possédait rien au delà de l'enceinte de son camp et avait peine à nourrir ses troupes. Les attaques imprévues de son adversaire, ses rapides mouvements, ses bravades, déconcertaient le général méthodique. Assiégeait-il une ville, ses convois étaient coupés, et il se trouvait lui-même comme prisonnier dans ses lignes ; traversait-il un défilé, de derrière chaque rocher se levait un soldat qui lançait ses traits, puis fuyait plus léger que le vent. Sertorius donnait aux siens l'exemple de l'audace : magnifiquement armé, on le voyait toujours aux avant-postes, se réservant les coups les plus hardis ; un jour, il provoqua Metellus en combat singulier. Les Espagnols croyaient aussi voir revivre le grand adversaire de Rome que Carthage avait envoyé à leurs pères.

Monnaie de L. Manlius

Malgré l'assurance qu'il avait d'abord montrée, Metellus fut contraint d'appeler à son aide le proconsul de la Narbonnaise, L. Manlius. Il dépêcha au-devant de lui son questeur avec une division pour recevoir les trois légions et les mille cinq cents cavaliers qui allaient arriver. Sertorius prévint cette jonction : le questeur et sa division furent enlevés, et quand Manlius déboucha des Pyrénées, il fut si complètement battu, qu'il se sauva presque seul à Ilerda (Lérida). La route de la Gaule était ouverte à Sertorius, une attaque de Metellus sur Lacobriga, dans la Lusitanie, vers l'embouchure du Douro, le rappela en arrière. Le proconsul croyait avoir bien pris cette fois toutes ses mesures ; la place n'en fut pas moins secourue et les légions forcées de sortir de la province.

Malgré la présence de cette grande armée, Sertorius était véritablement maître de toute l'Espagne : il réglait les contestations des peuples et des particuliers, levait des troupes, qu'il cantonnait dans des casernes pour ne pas les rendre à charge aux habitants ; il fortifiait les villes et les passages des montagnes, exerçait les indigènes à la tactique romaine et surtout s'appliquait à gagner leur confiance. Il avait su leur persuader qu'il était en rapport avec les dieux ; une biche blanche qui toujours le suivait était l'intermédiaire : lui arrivait-il secrètement une nouvelle importante, la biche s'approchait de son oreille et lui communiquait le mystérieux message, qu'il répétait tout haut et que l'événement bientôt confirmait. Ce manège suffisait à la crédulité de ces peuples enfants.

La biche de Sertorius

Du reste il commandait leur respect par son attention à ne souffrir de la part des soldats romains aucune licence : un jour, il fit tuer toute une cohorte qui s'était rendue odieuse par des excès ; aussi leur dévouement à sa personne était sans réserve. Comme les chefs aquitains, il était entouré d'une troupe fidèle prête à mourir pour lui.

Ce n'était pas pourtant une armée facile à tenir en ordre, mais il y employait tous les moyens. Un jour, ses Espagnols impatients de combattre engagent l'action malgré ses ordres et sont repoussés. Le lendemain, il les réunit et fait amener deux chevaux conduits l'un par un vieillard débile, l'autre par un robuste soldat, et il commande à ces deux hommes que chacun arrache la queue de son cheval. Le soldat la saisit de ses deux mains et s'épuise en vains efforts, tandis que le vieillard tirant les crins l'un après l'autre réussit sans peine. Vous voyez, leur dit-il, que la patience vaut mieux que l'impétuosité ; les choses dont on ne saurait venir à bout tout à la fois se peuvent faire l'une après l'autre. L'armée romaine est invincible quand vous l'attaquez de front et en masse, aisée à détruire si vous l'affaiblissez en détail. Cette éloquence en action, dont Annibal s'était déjà servi, frappa l'esprit des barbares bien plus que de longs discours ; les Espagnols trouvaient à leur chef autant de sagesse qu'il avait de vaillance.

La défaite de Lépide en Etrurie valut à Sertorius un secours important (77) : Perperna passa en Espagne avec les débris considérables encore de cette armée ; il voulait agir seul, les soldats le forcèrent à se placer sous les ordres du plus glorieux des chefs marianistes. Avec lui étaient venus plusieurs sénateurs et des Romains de distinction. Sertorius en forma un sénat de trois cents membres, et, pour bien montrer qu'il était resté Romain au milieu des barbares, il n'admit aucun Espagnol dans cette assemblée, de même qu'il leur refusait les grades élevés dans ses troupes. C'était une faute, car les Espagnols avaient cru que ce Romain exilé combattrait pour eux, et ils commençaient à comprendre que marianistes et syllaniens, parti populaire et parti des grands, ne voulaient que la même chose : maintenir à leur profit la domination de Rome sur les provinces. Sertorius avait réuni à Osca (Huesca) les enfants des meilleures familles pour les instruire dans les lettres grecques et latines ; il se plaisait à suivre leurs travaux et à distribuer aux plus habiles les bulles d'or qu'on donnait à Rome aux fils des nobles. Ils avaient regardé ces soins comme un honneur, comme une promesse d'élever un jour leurs enfants aux charges de la république ; ils en vinrent à penser qu'on pouvait bien les tenir à Osca à titre d'otages de leur fidélité, et leur zèle en eût été refroidi, si Metellus n'avait débuté par des menaces et par l'établissement de nouveaux impôts. Corneille fait dire à Sertorius :

Rome n'est plus dans Rome ; elle est toute où je suis.

Le vers est beau et ce pouvait être la pensée du banni, mais il était imprudent de la trop montrer.

A la suite de ses derniers succès, Sertorius avait soulevé les Aquitains, qui battirent un proconsul et tuèrent un préteur. Il lui fut aisé d'entraîner aussi la Narbonnaise, qui récemment avait fourni des recrues à Lépide et dont tous les peuples n'étaient pas encore façonnés à l'obéissance. Un de ses lieutenants alla même garder les passages des Alpes, et, de Rome, il reçut des sollicitations pressantes pour descendre en Italie, car plus d'un, jusque parmi les nobles, souhaitaient le renversement d'un ordre de choses qui, tout en servant l'oligarchie, embarrassait de trop lourdes entraves l'avidité personnelle des oligarques.

Le sénat tenait une flotte dans les eaux d'Espagne, mais elle avait fort à faire avec les pirates dont nous parlerons bientôt et qui, dans cette dissolution apparente du colosse romain, avaient pris la mer pour leur part. Alliés naturels des ennemis de Rome, ils rendaient à Sertorius tous les services réclamés d'eux. Il leur avait ouvert à la pointe la plus avancée de l'Espagne vers l'est, au triple promontoire de Diane, une forteresse qui leur servait de comptoir pour acheter les prisonniers et remiser leurs prises, de vigie pour explorer au loin la mer, et courir sus aux vaisseaux de transport, de repaire où ils cachaient leurs légers navires à l'approche des gros bâtiments militaires. La situation devenait donc inquiétante : la guerre civile grondait aux portes de Rome, et l'oeuvre de Sylla menaçait ruine. Malgré sa répugnance à demander de nouveaux services à Pompée, le sénat l'envoya au secours de Metellus, avec les pouvoirs proconsulaires et le gouvernement de l'Espagne Citérieure, violant ainsi la constitution syllanienne en croyant la sauver.

Pompée n'avait pas encore licencié ses troupes ; en quarante jours il eut achevé ses préparatifs, et il s'achemina vers les Alpes avec trente mille fantassins et mille cavaliers (76). Pour éviter les passages que gardaient les détachements de Sertorius et signaler les commencements de son expédition par une marche hardie, il s'ouvrit une route nouvelle probablement à travers les Alpes Cottiennes. Les cohortes espagnoles, tournées, se replièrent sur les Pyrénées, abandonnant la Narbonnaise, qui expia cruellement sa révolte : elle fut mise à feu et à sang ; l'ancien lieutenant de Sylla semblait animé de son esprit. «Jusqu'à Narbonne, dit Cicéron, sa route fut marquée par des massacres». Ensuite vinrent les confiscations : des populations entières furent chassées ; les Helves et les Arécomiques perdirent une partie de leurs terres, qui servirent à récompenser la fidélité de Marseille, les Ruthènes (Rouergue) furent réunis à la Province, et quand il entra enfin en Espagne, il laissa aux Gaulois, pour les gouverner, l'homme le plus dur et le plus avide, le proconsul Fonteius.

Sertorius ne défendit pas les passages, il assiégeait alors Lauron (Liria ?), non loin de Valence ; Pompée se vanta de le chasser aisément de ses positions, et marcha sur la ville : J'apprendrai à cet écolier, dit Sertorius, qu'un général doit regarder autant en arrière qu'en avant. Il lui enleva d'abord une légion, et l'affama dans son camp, puis battit tous ses détachements, emporta Lauron sous ses yeux, et le contraignit à retourner prendre ses cantonnements au pied du Monserrat, dans le pays des Laletans et des Indigètes, qui occupaient l'angle nord-est de la péninsule. Tels étaient les tristes résultats de la campagne si pompeusement annoncée (76).

Sertorius passa l'hiver à refaire ses troupes, qu'il exerçait sans cesse selon la vieille méthode de nos pères, et à fortifier sa position sur l'Ebre, pour empêcher la réunion des deux armées du sénat, celle du nord sous Pompée, celle du sud sous Metellus. Après avoir soumis quelques villes celtibériennes, dont une, Contrebia, l'arrêta quarante-quatre jours, il appela dans son camp les députés des villes qui soutenaient sa cause, leur exposa ses plans et obtint d'eux les moyens de renouveler son matériel et d'habiller ses soldats. Au retour du printemps, il envoya Perperna chez les Ilercaons, vers les bouches du fleuve, afin d'ôter à Pompée le moyen de s'approvisionner par mer ; lui-même remonta la vallée, pour que son adversaire ne pût tirer des vivres par le haut du pays, et il chargea deux autres de ses lieutenants, Herennius et Hirtuleius, échelonnés le long de la côte, de contenir Metellus, qui campait dans la Bétique. Malheureusement Hirtuleius fut défait par Metellus, près d'Italica, Perperna par Pompée, et la jonction des deux généraux devint possible. Ils se rapprochaient l'un de l'autre en suivant la côte orientale, afin de se tenir à portée de la flotte qui les approvisionnait. Pour se placer entre eux, Sertorius se jeta dans le pays difficile d'où le Xucar (Sucro) et le Guadalaviar (Turia) descendent dans la riche plaine de Valence et d'Elche. Pompée, attaqué le premier, fut vaincu sur les bords du Sucro ; Sertorius comptait le lendemain l'accabler, quand Metellus parut : Sans cette vieille femme, dit-il, j'aurais renvoyé ce petit garçon à Rome, châtié comme il le mérite ; et, assignant à ses troupes un lieu de réunion, il les dispersa. La bataille de la Turia était donc moitié victoire, moitié défaite, et il aurait fallu à Sertorius un grand succès pour conjurer le péril où le mettait la réunion de ces deux puissantes armées ; en réalité il était battu, puisqu'il avait échoué dans la tentative de séparer ses adversaires.

Les deux généraux se rencontrèrent près de Sagonte. A l'approche de celui qui lui était supérieur en âge et en dignités, Pompée fit abaisser ses faisceaux ; mais le vieux consulaire, connaissant la vanité de son jeune collègue, ne le voulut souffrir. La seule prérogative qu'il se réserva fut de donner le mot d'ordre quand les armées camperaient ensemble. La difficulté de faire vivre leurs troupes allait les obliger à se séparer, quand Sertorius attaqua. Sa biche, présent de Diane, avait disparu depuis la dernière bataille : des soldats la lui ramenèrent ; il acheta leur silence, et, annonçant que le retour de la messagère des dieux était le présage d'une victoire, il s'avança en couvrant sa marche pour enlever les détachements que l'ennemi enverrait au fourrage. Il tomba en effet sur une division de Pompée, assez près du camp pour que ce général pût envoyer au secours toute son armée, qui perdit six mille hommes ; mais, toujours malheureux dans ses lieutenants, il apprit que dans le même moment Perperna, attaqué par Metellus, laissait cinq mille morts sur le champ de bataille. Une attaque, essayée le lendemain sur les lignes de Metellus, près de Sagonte, ne réussit pas. Il renvoya encore la plus grande partie des siens, en leur fixant un rendez-vous, ce qui le dispensait d'avoir un trésor et des magasins ; avec le reste, il regagna les montagnes et se porta sur le flanc droit de l'armée combinée, pour gêner ses mouvements, en la menaçant toujours, tandis que les pirates ses alliés couperaient les convois qui pouvaient lui arriver par mer. L'hiver approchait, Metellus alla prendre ses quartiers dans la Bétique.

Pompée, plus confiant, marcha sur Sertorius, mais ses légions, épuisées par le froid, par la faim et par des combats continuels, ne gagnèrent qu'en désordre le pays des Vaccéens (75).

Le monde romain était alors singulièrement troublé. La guerre faisait rage partout, sur terre et sur mer, en Asie, en Thrace, en Espagne, tout la long des côtes, où l'on redoutait à chaque instant de voir arriver les pirates et, avec eux, le pillage, l'incendie, le rapt. La nature même était pleine de menaces. Une peste sortie d'Egypte frappait les animaux ; la ruine du bétail et des attelages avait amené celle de l'agriculture, durant trois années la famine décima les populations. Le sénat épuisait les ressources du trésor à combattre ces misères, sans venir à bout de nourrir ses armées, et, dans la ville, le peuple, qui avait faim, faisait des émeutes ; le consul Cotta, un honnête homme, faillit y périr. Il avait osé leur dire : Eh pourquoi donc seriez-vous à l'aise dans Rome, pendant que les armées souffrent ? Celle de Pompée était sans solde depuis deux ans, et elle était menacée d'être bientôt sans pain. Il écrivit au sénat une lettre menaçante et fière où on lisait : «J'ai tout épuisé, mon bien et mon crédit, et vous, dans ces trois campagnes, vous nous avez donné à peine la subsistance d'une année. Pensez-vous donc que je puisse suppléer au trésor ou entretenir une armée sans vivres et sans argent ?... Vous connaissez nos services et, dans votre reconnaissance, vous nous donnez l'indigence et la faim. C'est pourquoi je vous avertis et je vous prie d'y réfléchir, ne me forcez pas à ne prendre conseil que de la nécessité... Je vous le prédis, mon armée et avec elle toute la guerre d'Espagne passeront en Italie». Malgré le ton de cette lettre, le consul Lucullus, qui craignait que Pompée ne vînt lui disputer le commandement de la guerre contre Mithridate, se hâta de lui envoyer du blé, de l'argent et deux légions.

Mithridate suivait d'un oeil attentif tous ces mouvements. Depuis la mort de Sylla, il était décidé à reprendre les armes ; les succès de Sertorius lui promettant une utile diversion, il envoya offrir à ce général quarante navires et 3.000 talents : il demandait la cession de l'Asie. Sertorius ne consentit qu'à l'abandon de la Cappadoce et de la Bithynie. «Nos victoires, disait-il à ses conseillers, doivent agrandir et non diminuer l'empire de Rome. - Que nous commandera donc Sertorius, répondit le prince, quand il sera à Rome, si, proscrit, il nous fait de telles conditions ?» Cependant il accepta, et Sertorius lui envoya un de ses officiers, Varius, avec quelques troupes. Les pirates devaient servir de lien entre les deux alliés. Heureusement pour la république, tout se borna à ces ambassades. Les pirates étaient une force indisciplinable, et, à cette distance de 1000 lieues, Sertorius et Mithridate ne pouvaient rien concerter.

Cette alliance avec un ennemi de Rome servit de prétexte à Metellus pour mettre à prix la tête de Sertorius : il promit au meurtrier 100 talents et 2.000 jugera sans ébranler la fidélité d'un seul des gardes du proscrit. Après la bataille de Sagonte, fier d'avoir vaincu là où son jeune rival avait éprouvé un revers, il avait pris le titre d'imperator, demandé aux villes des couronnes d'or et à tous les poètes de la province des chants pour célébrer ses hauts faits.

Dans le sud et l'est de la péninsule, presque tous les peuples reconnaissaient l'autorité des généraux de la république ; mais rien n'était décidé tant que ceux-ci n'avaient pas abattu le grand homme de guerre qui, avec Annibal et César, résume en lui toute la science militaire de l'antiquité. Les deux proconsuls se décidèrent à pénétrer dans la vallée de l'Ebre supérieur, pays difficile, population à la tête aussi dure que ses montagnes et attachée à celui qui, malgré tout, semblait être le défenseur de l'indépendance espagnole. Metellus et Pompée refoulèrent Sertorius devant eux et crurent un jour l'avoir cerné au bord du Bilbilis grossi par les orages. Mais il y trouva un passage, fit, en avant du gué, un grand abatis d'arbres disposé en demi-cercle et y mit le feu pendant que sa troupe passait. Les Romains, quelque temps arrêtés par cet obstacle d'un genre nouveau, continuèrent la poursuite sur l'autre bord et si vivement, que Sertorius faillit être pris à la porte de Calagurris (Calahorra). Les Espagnols l'enlevèrent sur leurs épaules et se le passèrent de l'un à l'autre jusqu'à la muraille, tandis qu'en arrière les dévoués, qui formaient sa garde, se faisaient tuer en contenant l'ennemi.

Au bout de quelques jours, Sertorius sortit de la ville, malgré la vigilance des assiégeants, retrouva ses bandes au lieu qu'il leur avait fixé pour rendez-vous, et recommença ses continuelles attaques sur les derrières et sur les flancs des légions romaines toujours présent et insaisissable. Les proconsuls, ne pouvant plus nourrir leurs troupes, furent contraints de se retirer, Metellus sur l'Ultérieure, Pompée jusqu'en Gaule, où il prit ses quartiers d'hiver (74).

De sérieux périls étaient à craindre de ce côté. Les Gaulois de la province ne voyant pas finir la guerre d'Espagne avaient repris les armes et s'étaient jetés sur Marseille et Narbonne que Fonteius avait eu peine à sauver. Il fallut que Pompée employât l'hiver à étouffer une révolte qui coupait ses communications avec l'Italie et empêchait la Narbonnaise d'approvisionner ses légions.

Les événements militaires des années 73 et 72 sont inconnus. S'il faut en croire des récits propagés par ses adversaires, Sertorius aurait perdu dans la mollesse et les débauches cette activité qui jusqu'alors avait fait sa force. L'envie et la haine veillaient autour de lui. Les sénateurs qu'il avait recueillis se voyaient, avec dépit, forcés d'obéir à un parvenu. Ils prirent à tâche de le rendre odieux en accablant, sous son nom, les Espagnols d'exactions. Tout cela est peu vraisemblable. Cette mollesse, ces débauches qui apparaissent tout à coup dans la vie de ce rude soldat sont suspectes, et il n'était pas homme à laisser commettre des dilapidations dont ses projets eussent souffert. Mais quelques-uns de ces bannis, trouvant qu'ils avaient fait assez de sacrifices à leur cause, cherchaient une occasion de conclure leur accommodement, fut-ce aux dépens du vaillant chef qui les avait sauvés. Et puis, la guerre finissait par lasser, même les Espagnols ; la charge de nourrir et d'habiller l'armée libératrice paraissait bien lourde ; des signes de mécontentement se montrèrent : Sertorius les réprima avec dureté, et, aigri par cette résistance inattendue, rendu soupçonneux, parce qu'il se crut entouré d'invisibles ennemis, il se laissa aller à des actes qui lui aliénèrent davantage les esprits. Plusieurs des enfants retenus à Osca furent vendus ou égorgés. Un chef proscrit qui se défend par des supplices est à demi vaincu. Une conspiration se forma, Perperna en était le chef : ils l'assassinèrent au milieu d'un festin.

Perperna, qui prit sa place, n'avait ni ses talents ni la confiance des troupes : il n'éprouva que des revers et tomba entre les mains de Pompée. Pour racheter sa vie, il offrit de livrer les lettres des grands de Rome qui avaient invité Sertorius à passer en Italie. Pompée pensait déjà à rompre avec le sénat ; il ne voulut pas abandonner à ses vengeances des hommes dont il allait faire ses amis, il brûla les lettres sans les lire et fit égorger le traître ; les autres assassins finirent de même, un seul excepté, qui, caché dans un village barbare, y vécut misérablement, haï et méprisé de ses hôtes. Plutarque aime ces histoires de vengeance divine, et il a raison : le crime trame après lui son châtiment bien plus souvent qu'on ne pense.

Cependant il coula encore beaucoup de sang avant que le repos fût rendu à l'Espagne. Les chefs indigènes, qui, en s'associant à Sertorius n'avaient combattu que pour eux-mêmes, se jetèrent dans les plus fortes places, et s'y défendirent une année avec l'acharnement, que, dans les sièges, les Espagnols ont de tout temps montré : à Galagurris ils égorgèrent les femmes, les enfants et se nourrirent des cadavres conservés dans le sel.

Après la mort de Sertorius, Metellus avait regagné l'Italie, les dernières opérations de cette guerre furent donc conduites par Pompée, qui parut seul l'avoir achevée et qui en retira toute la gloire. Dans la réorganisation des deux provinces, il fonda l'influence qu'il eut depuis en ce pays où il existe encore plusieurs arcs de triomphe auxquels la tradition a attaché son nom. Il accorda à beaucoup d'Espagnols qui l'avaient servi le droit de cité ; chez les Vascons, il bâtit une ville de son nom, Pompelon (Pampelune) ; et, dans la vallée supérieure de la Garonne, il fonda pour les débris des bandes de Sertorius celle de Lugdunum Canvenarum (Saint-Bertrand de Comminges). Enfin sur la dernière crête des Pyrénées, il éleva un trophée fastueux dont l'inscription portait que, depuis les Alpes jusqu'au détroit d'Hercule, il avait pris huit cent soixante-seize villes.

Une nouvelle guerre attendait en Italie le vaniteux général ; Crassus l'appelait contre les gladiateurs, comme Metellus l'avait appelé contre Sertorius.