XLIX - Spartacus - Rétablissement de la puissance tribunitienne - Les pirates

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III - GUERRE DES PIRATES

Bateau des pirates (hemiolia)

Depuis l'ébranlement imprimé par les Gracques à la république, il n'y avait que trouble au dedans et révolte au dehors. Si dans cette lutte la liberté périt, la domination du moins fut sauvée, et les provinciaux retombèrent sous un joug plus dur. Mais, à toutes les époques de servitude, il y a des hommes qui aiment mieux être bandits qu'esclaves. La mer immense, la mer libre, fut l'asile de ceux qui refusèrent de vivre sous la loi romaine : ils se firent pirates, et, comme le sénat avait détruit les marines militaires sans les remplacer, les profits étaient certains, le danger nul. Aussi ce brigandage prit-il en peu d'années un développement inattendu. Dans ses guerres, Mithridate reçut d'eux d'importants services. Quand, sur l'ordre de Sylla, il licencia ses flottes, ses matelots allèrent augmenter leur nombre. De toutes parts on accourait à eux, les courages aventureux comme les coeurs avides. Enfants perdus de tous les partis et désespérés de toutes les causes, individus ruinés par la guerre ou par sentence de justice, citoyens bannis de leur cité, esclaves échappés de leur geôle, ils recevaient tout. On vit même des personnages distingués par leur naissance aller à cette chasse aux marchands de l'Ionie, de l'Egypte et de la Grèce. Les flots qui couraient de Cyrène à la Crète, de la Crète à Délos et à Smyrne étaient pour eux la mer d'or, tant leurs rapides navires y faisaient de riches captures. Ils ne se cachaient pas : l'or, la pourpre, les tapis précieux, décoraient leurs navires ; quelques-uns avaient des rames argentées, et chaque prise était suivie de longues orgies au son des instruments de musique. Leurs chants devaient être les mêmes que ceux du Corsaire de Byron : «Aussi loin que court la brise et que les vagues écument, aussi loin va notre empire. Hâtons-nous de jouir. Qu'importe la mort !»

La Cilicie, avec ses ports sans nombre et ses montagnes qui descendent jusqu'au rivage, avait été leur premier repaire ; mais, sur toutes les côtes, ils avaient des arsenaux, des lieux de retraite et des tours d'observation. On leur croyait plus de mille navires ; déjà ils avaient pillé quatre cents villes, Cnide, Samos, Colophon, et les temples les plus vénérés : ceux entre autres de Samothrace, d'Epidaure, de Neptune, dans l'isthme de Corinthe, de Junon à Samos et à Argos, etc., et l'on sait que les temples recevaient non seulement les offrandes aux dieux, mais les dépôts des fidèles. De celui de Samothrace, ils enlevèrent 1000 talents. Un poète du temps s'écrie après le pillage de Délos : Ils ont réduit Apollon à la misère, et de tant de trésors qu'il avait amassés, il ne lui reste pas une piécette d'or dont il puisse faire cadeau. Cependant ces bandits, venus surtout de l'Asie, avaient un culte, mais c'étaient des sacrifices barbares, les sanglants mystères de Mithra, que les premiers ils firent connaître à l'Occident.

Trop de Grecs se trouvaient parmi eux pour qu'ils n'eussent pas fait la théorie de leur honnête métier. «Il n'y a pas d'injustice, disaient-ils, à recouvrer par l'adresse ce qui a été arraché par la force. Les biens que les puissants nous ont ravis tout d'une fois, nous les reprenons en détail». C'était donc avec une conscience tranquille qu'ils exerçaient leur fructueuse industrie. Et l'on ne voit pas, en effet, le droit des gens dans l'antiquité n'étant que le droit de la force, pourquoi ces pirates organisés en république régulière ne se seraient pas regardés comme les maîtres aussi légitimes de la mer que les Romains l'étaient de la terre.

Robin Hood épargnait le pauvre Saxon et tuait le shérif normand ; les pirates aussi étaient sans pitié pour le Romain : ils le mettaient à grosse rançon et le vendaient au loin quand il ne pouvait la fournir. Parfois même, si un prisonnier s'exclamait, avec ce cri orgueilleux que les rois respectaient : Je suis citoyen ! ils feignaient l'étonnement, la terreur, se jetaient à ses genoux, lui demandaient grâce ; puis ils lui apportaient, l'un des sandales de voyage, l'autre une toge, afin, disaient-ils, qu'il ne fût plus exposé à être méconnu, et, après s'être joués longtemps de sa crédule dignité, ils attachaient une échelle au navire et le priaient de descendre pour regagner la Ville éternelle. Ce fut le sort du préteur Bellianus.

De la Phénicie aux colonnes d'Hercule, il ne passait plus un navire qui ne payât rançon. L'Italie et la Grèce étant tout en côtes, la société gréco-romaine vivait au bord de la mer, et sur le littoral se trouvaient les plus belles villas, les plus riches cités. Que d'inquiétudes, que de misères causées par les soudaines incursions de ces bandits ! Deux préteurs furent enlevés avec leurs licteurs et leurs faisceaux ; Brindes, Misène, Gaëte, Ostie même, aux portes de Rome, subirent le pillage. Lipara leur payait un tribut annuel ; un de leurs chefs osa pénétrer, avec quatre de ses navires, dans le port de Syracuse ; un autre brûla dans Ostie une flotte consulaire.

A ce moment Sertorius soulevait l'Espagne. Spartacus allait armer les gladiateurs, et Mithridate préparait en Asie une nouvelle guerre. Les pirates auraient pu servir de lien entre tous ces révoltés. Mais cette force immense, qui eût donné un grand pouvoir à son chef, comme il arriva quelques années plus tard pour Sextus Pompée, manquait de discipline et d'union ; les idées de brigandage l'emportant sur les idées politiques, ils conduisirent bien à Mithridate les envoyés de Sertorius, mais ils trahirent Spartacus et causèrent sa ruine.

Tant qu'ils n'avaient pillé que des Grecs ou des Syriens, on les avait laissés faire. L'oligarchie qui gouvernait le monde romain se souciait peu du malheur des sujets ; les grands mêmes y trouvaient leur compte ; car le prix des esclaves baissait, grâce aux pirates, qui approvisionnaient tous les marchés. Mais, quand ils coupèrent les approvisionnements de Rome, le peuple, affamé, commença à croire sa dignité blessée par l'insolence de ces bandits, et en 78 un vigoureux effort fut fait contre eux.

L'occupation de la Cilicie commencée en 103 par le préteur Antonius n'avait pas été continuée avec l'ardeur que les Romains mettaient d'ordinaire à étendre leurs provinces. Le sénat s'était contenté d'avoir en ce pays un poste militaire, d'où il surveillait les rois de Syrie et pouvait prendre à revers ceux de Pont et d'Arménie, s'ils s'aventuraient dans l'Asie Mineure ; mais il ne s'était point chargé de détruire les établissements que les pirates avaient formés tout le long des côtes. Sylla, préteur dans la Cilicie en 92, ne s'occupa que de ce qui se passait au delà du Taurus. Mithridate laissait alors entrevoir ses ambitieux desseins et faisait oublier les pirates, qui, durant sa grande lutte avec Rome, surtout pendant la guerre Sociale et la guerre Civile, multiplièrent tout à l'aise. Cependant le dictateur ne les avait point perdus de vue ; il fit arriver au consulat, en 79, un petit-fils de Metellus le Macédonique, Servilius Vatia, qui, l'an d'après, fut envoyé comme proconsul en Cilicie, avec une puissante flotte et une armée. C'était un homme intègre et un vaillant capitaine. Les pirates n'avaient que des navires de course, les souris de la mer, très rapides, mais incapables de résister au choc des galères. Servilius en détruisit un grand nombre dans une action navale qu'ils eurent l'imprudence d'accepter, en vue de Patara ; puis, durant plus de trois années, il attaqua l'une après l'autre et rasa quantité de forteresses qui leur servaient de repaires. Ce furent de laborieuses campagnes où on avait à combattre la nature plus encore que les hommes : l'été, des chaleurs torrides et des miasmes délétères ; l'hiver, l'air glacial qui descendait des cimes neigeuses du Taurus ; pour fleuves, des torrents ; pour routes, des gorges impraticables à des troupes régulières. Bâtie aux flancs escarpés des montagnes, chaque forteresse demandait un siège régulier où l'acharnement des défenseurs répondait à la ténacité des assiégeants : à Olympus le chef ennemi, plutôt que de se rendre, fit de son butin un immense bûcher, y mit le feu et se brûla lui-même. Quand Servilius crut avoir détruit à la côte les principaux nids des pirates de mer, il alla chercher, au delà du Taurus, les pirates de terre, ces Isauriens dont aucun gouvernement n'a jamais eu complètement raison. Comme l'aigle qui fait son aire aux lieux les plus élevés pour apercevoir de plus loin sa proie, ils avaient suspendu leur capitale, Isaura, à une roche escarpée qui dominait la plaine d'Iconium. Servilius s'en rendit maître en creusant, dans la roche vive, un lit nouveau au torrent qui donnait l'eau à la ville. Il y gagna le surnom d'Isauricus ; mais il n'était pas rentré à Rome en triomphe, que les souris de mer reparaissaient partout.

Monnaie triomphale de Servilius

Le sénat se décida enfin à constituer un grand commandement maritime qu'il donna au préteur Antonius dont la soeur venait d'être enlevée par les pirates, dans sa villa près de Misène. L'île de Crète, au centre de la Méditerranée orientale, était devenue, depuis la perte de la Cilicie, le principal refuge des pirates, qui partageaient avec les habitants les profits de la course. Après avoir chassé les forbans des côtes d'Italie, le préteur se dirigea sur cette île. L'attaque mal conduite amena un désastre : l'ennemi prit une partie de ses vaisseaux, dont les officiers furent pendus aux vergues et les équipages vendus comme esclaves. Antonius s'échappa, mais survécut peu de jours à sa défaite et y gagna le titre dérisoire de Creticus. L'oligarchie romaine accepta cet affront sans le venger, si ce n'est en paroles elle menaça de loin, demandant pour faire une bonne paix avec les Crétois qu'ils livrassent 4.000 talents, les prisonniers, les transfuges et leurs trois amiraux qui avaient eu l'insolence de battre Antonius.

Les Crétois n'étaient pas hommes à donner tant d'argent sans de rudes combats. En 68, Metellus vint le leur demander à la tête d'une bonne armée. Ce petit peuple osa l'attendre en rase campagne, puis l'arrêta devant chacune de ses villes : Cydonie, Cnosse et Gortyne. Il fallut au proconsul deux campagnes pour faire une province de ce dernier asile de la liberté grecque : liberté peu honorable qui sauvegardait, en Crète, beaucoup plus de vices que de vertus.

Metellus ajouta un nouveau surnom à tous ceux que son orgueilleuse race s'était donnés. Mais son expédition n'étouffa point la piraterie, et il n'est pas sûr qu'au moment même où il expédiait à Rome ses dépêches entourées de couronnes de laurier, quelques-unes des nombreuses criques de la grande île n'abritassent encore bon nombre de flibustiers. Des expéditions isolées ne pouvaient en effet détruire ces insaisissables ennemis chassés d'un point, ils reparaissaient sur un autre, et, grâce à l'habileté de leurs pilotes, à la légèreté de leurs navires, ils se jouaient, comme le guérillero espagnol, de toutes les poursuites.

Cependant les convois de Sicile et de Sardaigne n'arrivaient plus, les distributions gratuites cessaient. Pour quelques sesterces, le peuple vendait ses suffrages ; pour 5 boisseaux par mois, il donna l'empire. L'an 67, le tribun Gabinius proposa qu'un des consulaires fût investi pour trois ans, avec une autorité absolue et irresponsable, du commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée jusqu'à 400 stades dans l'intérieur. Cet espace renfermait une grande partie des terres de la domination romaine, les nations les plus considérables, les rois les plus puissants. Les nobles s'effrayèrent de ces pouvoirs inusités qu'on destinait à Pompée, bien que Gabinius n'eût pas prononcé son nom ; ils essayèrent de tuer le tribun, et un des collègues de Gabinius opposa son veto. Cependant telle était leur humiliation, que Catulus ne trouva rien à dire au peuple, si ce n'est qu'il fallait ménager un si grand personnage, ne pas exposer sans cesse aux périls de la guerre une si précieuse vie : «Car enfin, si vous venez à le perdre, quel autre général aurez-vous pour le remplacer ? - Vous-même», s'écria tout le peuple. Il se tut, après avoir conseillé aux sénateurs de s'assurer une retraite sur quelque mont Sacré où ils pourraient, comme leurs ancêtres, défendre la liberté. La foule doubla les forces que le décret accordait au général, cinq cents galères, cent vingt mille fantassins, cinq mille chevaux et la permission de prendre dans le trésor tout l'argent qu'il voudrait. L'un des consuls, Pison, qui fit encore quelque opposition, osa dire à Pompée : «Si tu veux imiter Romulus, tu finiras comme lui» ; le peuple voulait le mettre en pièces, et, à cause de son veto, le tribun Trebellius faillit être déposé. Mais Pompée respectait trop les formes pour attenter violemment à la dignité consulaire et tribunitienne. Un siècle plus tôt, Rome n'eût pas même envoyé un consul contre de si misérables ennemis, et l'armée, le trésor, le pouvoir souverain, on livrait tout à Pompée. Le peuple avait faim, il s'inquiétait bien de la liberté. César, à qui il ne déplaisait pas de voir le peuple s'habituer à l'autorité monarchique, avait vivement appuyé la proposition.

A la nouvelle de ce décret, les pirates abandonnèrent les côtes d'Italie, le prix des vivres baissa subitement ; et le peuple de crier que le nom seul de Pompée avait terminé la guerre. Il choisit pour lieutenants vingt-quatre sénateurs qui avaient déjà commandé en chef, divisa la Méditerranée en treize régions, et assigna à chaque division une escadre. En quarante jours, il balaya la mer de Toscane et celle des Baléares. Dans la Méditerranée orientale, nulle part non plus les pirates effrayés ne résistèrent. Ils venaient en foule se rendre avec leurs femmes, leurs enfants, leurs navires, et Pompée les chargeait de poursuivre leurs anciens complices.

Cependant les plus braves portèrent leurs richesses dans les ports du mont Taurus et réunirent leurs vaisseaux au promontoire Coracesius. Vaincus, puis forcés dans une place du voisinage où ils s'étaient réfugiés, ils livrèrent les châteaux et les îles qui étaient encore en leur pouvoir : cent vingt forts qui couronnaient les cimes des montagnes, depuis la Carie jusqu'au mont Amanus, furent renversés ; Pompée brûla mille trois cents navires, détruisit tous les chantiers, et suivant la politique modérée qu'il avait montrée en Espagne, au lieu de vendre ses prisonniers, il les établit en des villes dépeuplées, à Soli, Adana, Epiphanie et Mallus, à Dymes en Achaïe, même en Calabre. Virgile enfant vit près de Tarente un de ces pirates qui avait vécu heureux sur la terre que Pompée lui avait donnée. Quatre-vingt-dix jours avaient suffi pour terminer cette guerre peu redoutable, menée à bonne fin par la douceur du général autant que par la rapidité de ses manoeuvres. Les Romains avaient ressaisi l'empire de la Méditerranée, et ils pouvaient maintenant l'appeler mare nostrum. Toutefois la piraterie ne disparut que pour un temps ; jamais Rome, même sous les empereurs, n'en eut complètement raison. Durant l'expédition de Gabinius en Egypte, les côtes de Syrie seront pillées par de nombreux forbans ; et de nos jours encore ces mers semées de tant d'îles, de promontoires et de ports cachés au pied des montagnes, ont été le dernier refuge des corsaires que les nations chrétiennes ont chassés des coins les plus reculés de l'Océan.

Metellus avait été chargé, avant la loi Gabinia, d'enlever la Crète aux pirates. Quoiqu'il eût un commandement indépendant, Pompée prétendit qu'il avait perdu le droit de combattre sous ses propres auspices, qu'il n'était plus qu'un lieutenant, et il lui envoya l'ordre de suspendre les opérations. Un officier pompéien, Octavius, vint même encourager la résistance des villes que Metellus assiégeait. «Il affligea jusqu'à ses meilleurs amis, dit son biographe, par cette mesquine jalousie, qui lui faisait regarder comme un vol fait à sa gloire tout succès obtenu par d'autres». Une plus criante injustice acheva de soulever contre lui la noblesse : il arracha à Lucullus Mithridate vaincu, pour se réserver le facile honneur de porter au roi les derniers coups.