L - Dernières guerres contre Mithridate

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I - VICTOIRES DE LUCULLUS SUR LES ROIS DE PONT ET D'ARMENIE (74-46)

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Après son entrevue à Dardanum avec Sylla, Mithridate avait regagné ses Etats, où de toutes parts des révoltes éclataient. Les peuples de la Colchide voulaient un de ses fils pour roi ; il le leur donna, mais peu de temps après il le fit saisir, charger de chaînes d'or et décapiter. Dans le Bosphore Cimmérien, les villes lui refusaient obéissance ; il réunit pour les châtier une armée si nombreuse, que Murena, laissé en Asie avec le titrer de propréteur et le commandement des deux légions de Fimbria, feignit de se croire menacé (83). Il voulait lui aussi des luttes, une victoire, un triomphe, et ses soldats demandaient du butin ; il envahit la Cappadoce, que Mithridate n'avait pas encore évacuée, et il y prit la ville de Comane dont il pilla le temple fameux. Le roi se plaignant de cette attaque comme d'une infraction au traité conclu avec Sylla, le propréteur répondit que ce traité n'avait pas été écrit, ce qui était vrai, et qu'il n'en connaissait pas les clauses. Il continua d'avancer et pénétra dans le Pont ; mais il fut battu, repassa l'Halys en désordre, et l'armée pontique touchait déjà la frontière de la province, quand un envoyé du dictateur vint arrêter les hostilités et tout rétablir dans l'ancien état (81).

Sylla avait assez de guerre et de gloire ; il voulait finir en paix et, pour cela, éviter tout ce qui pourrait causer un ébranlement en Orient. Cette même année 81, un Ptolémée, Alexandre II, avait légué aux Romains deux royaumes, l'Egypte et Chypre. Le dictateur se contenta de réclamer l'argent déposé à Tyr par le prince défunt et laissa deux fils naturels de Ptolémée VIII Lathyros se partager l'héritage.

Le mont Argée

Mithridate aussi avait besoin de la paix pour raffermir son autorité ébranlée par tant de défaites, et réparer les pertes qu'une telle guerre lui avait causées. Pendant quelques années, il ne parut occupé qu'à soumettre de nouveau le Bosphore Cimmérien, dont il confia l'administration à son fils Macharès, et à dompter les peuples barbares établis entre la Colchide et le Palus Maeotis. Mais dès qu'il apprit la mort de Sylla (78), il excita sous main le roi d'Arménie, Tigrane, à envahir la Cappadoce. Ce prince en prit la capitale, Mazaca, au pied du mont Argée, et enleva de ce royaume trois cent mille habitants pour peupler sa nouvelle capitale, Tigranocerte. La cession que Nicomède III mourant fit au sénat de la Bithynie (74) décida Mithridate à entrer lui-même en lice. D'ailleurs l'occasion semblait favorable. Les meilleurs généraux et presque toutes les forces de Rome étaient occupées en Espagne contre Sertorius ; les Dardaniens (Serbie), les Thraces, désolaient de leurs brigandages la Macédoine et toute la péninsule orientale ; les pirates couvraient la mer, et les Bithyniens, que les publicains avaient en quelques mois soulevés contre eux, appelaient le roi de Pont à leur délivrance. Il commença aussitôt d'immenses préparatifs. Tous les peuples barbares, du Caucase au mont Haemus, lui fournirent des auxiliaires, des Romains proscrits par Sylla dressèrent ses troupes, et Sertorius lui envoya des officiers (74) ; nous avons dit plus haut à quelles conditions.

Lucullus - Musée de l'Ermitage

Lucullus était alors consul avec M. Cotta ; il souhaita la direction de cette guerre. Loin d'avoir passé, comme on l'a dit, dans les plaisirs et l'étude une jeunesse inutile à l'Etat, il n'avait pas quitté le harnais durant plus de dix années. En 90, il servait dans la guerre Sociale ; en 88, il précéda Sylla en Grèce comme proquesteur et fit frapper, dans le Péloponnèse, avec une grande intégrité, toute la monnaie dont l'armée eut besoin durant la guerre Pontique. Son général n'avait pas de vaisseaux pour disputer la mer aux forces ennemies ; au milieu de mille dangers, il alla en Crète, à Cyrène, en Egypte, en Chypre, à Rhodes, à Cos, à Cnide, etc., courant ainsi au milieu des pirates et des flottes royales toute la Méditerranée orientale, pour rassembler des navires. Il réussit et fit une importante diversion en encourageant les villes grecques d'Asie dans leur révolte contre Mithridate. A Chios, à Colophon, il aida les habitants à chasser leurs garnisons, et si plus tard il laissa échapper le roi enfermé dans Pitane pour ne pas donner à Fimbria l'honneur de terminer la guerre, il battit deux fois ses flottes et ouvrit à Sylla le chemin de l'Asie. Chargé de répartir l'impôt de guerre de 20.000 talents, il usa de la plus grande modération. Plusieurs villes cependant résistaient encore, il dispersa en deux rencontres les Mityléniens et les Eléates, et il ne revint à Rome qu'à la fin de l'année 80, tout juste assez tard pour ne pas tremper dans les proscriptions.

Le dictateur l'accueillit avec la plus grande distinction. Leurs goûts les rapprochaient : tous deux aimaient à mêler les plaisirs de l'esprit aux recherches du luxe, et Sylla lui laissa, avec la tutelle de son fils, le soin de revoir, avant de les publier, des Commentaires qu'il avait écrits en grec. Préteur en 77 et consul en 74, il combattit, par respect pour la mémoire de Sylla autant que par zèle pour le parti des grands, les efforts du tribun Quinctius, qu'il finit peut-être par acheter.

Le sort lui avait assigné pour province consulaire la Cisalpine, tandis que son collègue avait eu la Bithynie. Mais le proconsul de Cilicie étant mort sur ces entrefaites, Lucullus demanda et obtint sa province. Son armée, qui comptait un peu moins de trente-deux mille hommes, se composait de recrues sans expérience et des vétérans de Fimbria, déjà deux fois rebelles et habitués à une extrême licence. Comme Scipion et Paul-Emile, il commença par exercer ses troupes pour rétablir la discipline, et il marchait sur le Pont, quand il apprit que Mithridate, entraînant la république d'Héraclée dans son alliance, envahissait la Bithynie avec cent mille hommes de pied, six mille cavaliers et cent chars à faux, tandis qu'une flotte de quatre cents voiles, longeant la côte, essayait de combiner ses mouvements avec ceux de l'armée de terre ; que tous les publicains étaient massacrés par les habitants ; que Cotta, pressé de combattre, pour avoir seul l'honneur de vaincre, venait d'éprouver deux défaites en un jour, l'une sur terre, l'autre sur mer, et qu'il était étroitement bloqué dans Chalcédoine. Les officiers de Lucullus lui conseillaient de se jeter sur la Cappadoce et le Pont restés sans défense. J'aime mieux, dit le général, sauver un Romain qu'enlever à l'ennemi de faciles dépouilles ; qu'est-ce d'ailleurs que de laisser la bête pour courir au gîte abandonné ? Et il marcha au secours des assiégés. Mais, à la vue du nombre immense des troupes royales, il jugea prudent de ne pas engager une action générale, et se posta de manière à gêner le ravitaillement.

Dans l'antiquité, plus encore qu'aujourd'hui, faire vivre de grandes masses d'hommes était un problème fort difficile. Les Romains savaient à peu près le résoudre ; les barbares ne s'en doutaient pas. Lucullus établit son plan de campagne sur cette donnée : tenir sa petite armée dans l'abondance et empêcher l'armée royale de se nourrir.

Dans la péninsule montagneuse dont Chalcédoine occupe l'extrémité, Mithridate manqua bientôt de vivres. Pour en trouver, il s'étendit à l'ouest, dans la Mysie, et essaya d'enlever Cyzique par surprise. Lucullus le suivit ; campé sur les derrières de l'armée royale dans une bonne position, il intercepta les routes et attendit que la famine lui fournît un moyen d'avoir raison de cette multitude. La ville était forte et dévouée aux Romains ; quelques troupes que Lucullus y fit passer, la vue de son camp que les habitants découvraient du haut de leurs murs, soutinrent leur courage. La saison aussi les favorisait, c'était l'hiver : une violente tempête détruisit un jour tous les ouvrages du roi. Après avoir vécu de tout ce que le camp pouvait fournir, même des cadavres de leurs prisonniers, les assiégeants furent décimés par la peste et la famine. Un grand détachement que forma Mithridate pour faire des vivres, fut surpris au passage du Ryndacus et perdit quinze mille hommes. Un de ses lieutenants, Eumachos, qui devait inquiéter les Romains sur leurs communications, fut encore battu en Phrygie par le prince galate Déjotarus. Entre ce camp immobile et cette ville inexpugnable, Mithridate voyait fondre son immense armée sans pouvoir la faire combattre, il se décida à fuir sur ses vaisseaux, laissant les troupes de terre se tirer comme elles pourraient des mains de l'ennemi. Elles prirent la direction de l'Aesepos et du Granique qui, grossis par les pluies, les arrêtèrent ; les Romains les atteignirent, et en tuèrent la plus grande partie : le reste se sauva à Lampsaque. Quelques vaisseaux du roi croisaient encore dans la Propontide et sur les côtes de la Troade ; Lucullus arma des galères, les poursuivit et les coula. Dans une de ces rencontres, il prit Varius, l'agent de Sertorius, et le fit mettre à mort ignominieusement (73). Ses captifs étaient si nombreux, que dans son camp on avait un esclave pour 4 drachmes.

Cependant Mithridate fuyait vers l'Euxin. Un officier à qui le proconsul avait ordonné de fermer le Bosphore de Thrace s'oublia à célébrer des fêtes et à se faire initier aux mystères de Samothrace. Quand le roi parut à l'entrée du détroit, le passage était libre ; mais des tempêtes détruisirent sa flotte, et ce fut à bord d'un pirate qu'il rentra dans Héraclée du Pont. De là il gagna Sinope et Amisos, d'où il sollicita son fils Macharès et son gendre Tigrane de lui envoyer de prompts secours. Dioclès, qu'il chargea d'aller avec de grosses sommes chez les Scythes, passa aux Romains.

Lucullus, laissant Cotta soumettre les villes de Bithynie qui tenaient encore, franchit l'Halys, le principal fleuve de l'Asie-Mineure, et pénétra dans le Pont ; trente mille Galates le suivaient portant des vivres pour son armée. Dans l'intention d'attirer le roi à une bataille avant l'arrivée des secours qu'il attendait, le proconsul ravagea le pays et s'arrêta longtemps, malgré les murmures de ses troupes, au siège d'Amisos (73-72). Au printemps, sur l'avis que le roi avait réuni quarante-quatre mille hommes à Cabira, presque aux sources de l'Halys, dans les montagnes qui séparent le Pont de l'Arménie, il l'alla chercher avec trois légions. Un traître lui ouvrit les sentiers qui menaient au camp royal. La cavalerie pontique repoussa d'abord celle des Romains, et Lucullus manqua d'être assassiné par un chef scythe qui était passé de son côté comme transfuge. Mais, lorsqu'il eut reconnu les lieux, il recommença la tactique qui lui avait si bien réussi devant Cyzique, et, par une foule de petits combats, il cerna et affama l'ennemi. Déjà Mithridate songeait à battre en retraite, quand une terreur panique saisit ses troupes : pour mieux fuir, elles renversèrent les murs du camp ; les légions survinrent, et le roi n'échappa qu'en semant ses trésors sur la route pour arrêter la poursuite.

Avant de passer la frontière de l'Arménie, où il voulait demander un asile, Tigrane le despote se souvint qu'il avait laissé ses soeurs et ses femmes enfermées dans Pharnacie ; il aima mieux les savoir mortes que tombées aux mains du vainqueur, et un de ses eunuques alla leur porter l'ordre fatal. De ses deux soeurs l'une prit du poison en maudissant son frère ; l'autre le remercia d'avoir songé à la soustraire aux outrages. La plus chère de ses femmes, cette belle Monime qui, quinze ans auparavant, avait échangé la liberté et les élégances de la vie grecque pour la servitude du harem, voulut s'étrangler avec le diadème que son époux avait placé sur son front ; trop faible, il se rompit ; alors le foulant aux pieds avec mépris : Funeste bandeau ! s'écria-t-elle, à quoi m'as-tu jamais servi ? Aujourd'hui même tu ne peux m'aider à mourir. Et elle se jeta sur l'épée que l'eunuque lui tendait.

Après la victoire de Cabira, Lucullus pénétra jusque chez les peuples voisins de la Colchide. Quelques places résistaient encore derrière lui : ainsi, Amisos, que défendait l'ingénieur Callimaque ; Héraclée, qui arrêta deux ans le proconsul Cotta. Placées au milieu des barbares, ces villes grecques s'étaient entourées de fortifications dont l'art de ce temps ne savait pas triompher, et la mer leur restant ouverte, elles ne craignaient pas la famine. Cependant, lorsqu'elles se virent sans espoir de secours, elles se soumirent. Après avoir réglé l'administration du Pont et traité avec Macharès, qui n'eut pas honte d'envoyer une couronne d'or au vainqueur de son père, Lucullus revint passer l'hiver à Ephèse.

La province avait besoin de sa présence, dévorée qu'elle était par les publicains et les usuriers. Elle n'avait pu encore payer toute la contribution de guerre imposée par Sylla, ou plutôt elle l'avait déjà payée six fois par l'accumulation des intérêts et les exactions des fermiers de l'impôt. La désolation était générale : aussi, quand Lucullus eut fixé la rente de l'argent à un pour cent par mois, défendu de prendre l'intérêt de l'intérêt, a abandonné au créancier un quart seulement des revenus du débiteur, les bénédictions du peuple l'empêchèrent d'entendre les violents murmures des publicains. Nous le verrons bientôt expier cette habile et généreuse conduite.

Tigrane roi d'Arménie

Depuis plusieurs mois, il avait envoyé son beau-frère Appius Clodius réclamer de Tigrane l'extradition de Mithridate. Maître de l'Arménie, vainqueur des Parthes, qu'il avait repoussés dans les profondeurs de l'Asie, et conquérant de la Syrie, où la domination des Séleucides venait de disparaître honteusement, Tigrane était alors le plus puissant monarque de l'Orient. Il tenait toutes les routes militaires et commerciales de l'Asie antérieure : par la Médie Atropatène, et les vallées supérieures du Tigre et de l'Euphrate, celles du Sud ; par la Syrie, la Cilicie orientale et une partie de la Cappadoce, celles de l'Ouest. De quelque côté qu'il jetât son cri de guerre, il pouvait précipiter, du plateau arménien, d'innombrables armées dont rien ne semblait devoir arrêter le choc impétueux. Une foule de chefs renommés vivaient à sa cour en esclaves : quand il sortait, quatre rois couraient à pied devant son char. Il avait contraint les Parthes à lui laisser prendre le titre de roi des rois, qui semblait placer dans sa dépendance tous les princes de l'Asie. Au temps de sa prospérité, Mithridate n'avait pas reconnu cette suprématie : aussi n'avait-il obtenu de Tigrane, dans la dernière guerre contre Rome, que des secours insignifiants, et il avait été froidement reçu, quand il était venu se réfugier en Arménie. L'ambassade de Clodius changea ses dispositions. Le Romain avait dû se rendre en Syrie, où le roi se trouvait alors, et on l'avait arrêté à Antioche, sous prétexte que Tigrane achevait la soumission de la Phénicie. Suivant l'habitude des cours orientales, ce retard avait été calculé afin de donner à l'ambassadeur une haute idée de la puissance du monarque arménien et, en même temps, de marquer l'indifférence du roi des rois à l'égard de la république. Clodius en avait habilement profité pour nouer des intrigues avec les chefs et les villes de ces régions ; le roi de la Gordyène lui promit de se soulever dès que Lucullus paraîtrait : promesse qui, quelque temps après, fut cause de l'égorgement de toute cette race royale. Quand l'entrevue eut enfin lieu, Clodius déclara, en peu de paroles, qu'il était venu chercher Mithridate ou déclarer la guerre. Tigrane n'avait jamais entendu si simple et si fier langage ; il répondit qu'il acceptait la guerre et, appelant auprès de lui Mithridate, que jusqu'alors il n'avait pas admis en sa présence, il lui promit dix mille hommes pour rentrer dans son royaume, tandis qu'il mettrait lui-même sur pied toutes ses forces. Il renouvelait donc la faute qui avait perdu Philippe et Antiochus. Pendant que son beau-père combattait pour chasser les Romains de l'Asie, au lieu de le soutenir, il était allé guerroyer au fond de la Phénicie ; et maintenant que Mithridate était fugitif, il entrait en lice. Rome devait avoir à bénir, jusqu'à sa dernière heure, l'imprévoyance de ses adversaires (70).

Lucullus ne s'effraya point de cette lutte qu'il avait provoquée. Il laissa six mille hommes à la garde du Pont, et ne prit avec lui que trois mille chevaux et douze mille fantassins, vieux soldats des légions fimbriennes, qui suivaient à regret un général, protecteur des indigènes contre leur avidité (69). Il se dirigea vers les provinces de l'Euphrate récemment conquises par Tigrane et où la population, mélangée de beaucoup de Grecs, se voyait avec horreur soumise à un prince qui rendait l'obéissance humiliante. Les intelligences que Clodius avait pratiquées en ce pays profitèrent à Lucullus, qui passa l'Euphrate et le Tigre sans obstacle, en faisant observer partout à ses troupes la plus sévère discipline. Tigrane ne pouvait croire à tant d'audace ; le premier qui lui annonça l'approche des légions paya l'avis de sa tête. Cependant il fallut bien admettre que l'ennemi n'était plus à Ephèse, comme le soutenaient les courtisans ; le grand roi donna l'ordre d'aller châtier ces insolents et de lui amener leur chef mort ou vif. L'avant-garde des légions suffit pour disperser cette première armée. Le roi, enfin inquiet, abandonna en toute hâte sa capitale, et se retira dans les montagnes qui séparent les sources du Tigre de celles de l'Euphrate, en appelant autour de son étendard ses contingents et ceux de ses alliés, depuis le Caucase jusqu'au golfe Persique.

Quand il eut réuni plus de deux cent cinquante mille hommes, et qu'il sut que Lucullus assiégeait sa capitale avec une armée si faible en nombre, qu'il n'eût pas voulu en faire son escorte ordinaire, il repoussa les conseils de Mithridate, et, au lieu d'envelopper, d'affamer son adversaire, il courut lui présenter la bataille. Dès que son innombrable armée couronna les hauteurs d'où l'on découvre Tigranocerte, Lucullus, laissant à Murena six mille auxiliaires pour empêcher une sortie, marcha, avec onze mille hommes et quelque cavalerie, à la rencontre du roi. S'ils viennent comme ambassadeurs, dit Tigrane en voyant leur petit nombre, ils sont beaucoup ; si c'est comme ennemis, ils sont bien peu. Le général romain, qui portait dans cette guerre autant d'audace qu'il avait mis de prudence et de lenteur en face du roi de Pont, commença l'attaque en gravissant lui-même, à la tête de deux cohortes, une colline que Tigrane avait négligé d'occuper. De là les Romains se précipitèrent sur les dix-sept mille cavaliers bardés de fer, qui, n'osant attendre le choc, se rejetèrent sur leur infanterie où ils portèrent le désordre. Tigrane fut le premier à fuir ; sa tiare et son diadème tombèrent aux mains du vainqueur. Lucullus prétendit n'avoir eu que cinq hommes tués et cent blessés, mais compta par cent mille les morts de l'armée barbare (6 oct. 69). Une révolte des habitants grecs de Tigranocerte facilita l'assaut. Les légionnaires y trouvèrent, sans parler d'autre butin, 8.000 talents d'or monnayé, et reçurent de leur général 800 drachmes par tête. Jamais plus facile succès n'avait été plus richement récompensé.

Phraate III

Lucullus hiverna dans la Gordyène et la Sophène, recevant l'alliance de tous les princes du voisinage et sollicitant celle de Phraate, roi des Parthes. Ce prince réclamait de Tigrane la Mésopotamie et avait à venger sur les Arméniens les longues humiliations de sa maison ; mais Tigrane lui montrait tous les trônes de l'Orient également menacés par les victoires des légions. Un député romain le trouva flottant entre les deux partis. Lucullus n'accepta point cette neutralité, et ordonna à ses lieutenants dans le Pont de lui amener leurs troupes. Il avait pris en tel mépris ces rois si redoutés, qu'il ne craignait pas de s'enfoncer au coeur de l'Asie et d'attaquer un troisième empire. Mais ses officiers et ses soldats, devenus trop riches pour courir de nouveaux hasards, refusèrent de le suivre, et il dut se résigner à n'achever que la défaite du roi d'Arménie. L'armée de Tigrane, reformée par Mithridate et composée seulement des meilleures troupes, avait reparu autour de Lucullus ; elle refusait le combat et cherchait à lui couper les vivres. Afin de l'amener à une action, Lucullus marcha sur Artaxata, la vraie capitale de l'Arménie, qui renfermait les femmes, les enfants et les trésors du roi. Tigrane, en effet, le suivit, et, pour sauver sa seconde capitale, livra bataille. Le résultat fut le même que l'année précédente (68).

Artaxata, bâtie, dit-on, par Annibal, s'élevait sur les bords de l'Araxe, au nord-est du mont Ararat, haute montagne dont la cime toujours glacée se cache à plus de 5000 mètres dans les nues. Quand les vents qui passent sur ces neiges éternelles descendent dans les vallées, l'hiver arrive tout à coup. Un froid subit et une neige abondante arrêtèrent l'armée romaine dans sa poursuite. Les soldats refusèrent de rester plus longtemps sous ce rude climat, et Lucullus, abandonnant le siège d'Artaxata, recula vers le sud, dans la Mygdonie, où il emporta d'assaut la forte place de Nisibe (67). Ce fut le terme de ses succès.

Il n'avait pas su, comme Scipion ou Sylla, adoucir par l'affabilité des manières la rigueur du commandement, et ses soldats ne pouvaient lui pardonner de les avoir tenus sans relâche sous la tente, depuis huit ans que durait cette guerre, et d'avoir, à leurs dépens, ménagé les villes qu'il recevait à composition, au lieu de les enlever de vive force, ce qui eût autorisé le pillage. Son beau-frère, Clodius, jeune noble plein d'une criminelle audace, les encourageait par de séditieuses paroles. «Vous n'êtes, leur disait-il, que les muletiers de Lucullus ; vous ne lui servez qu'à escorter ses trésors. Il pille pour son compte les palais de Tigrane, et il vous force d'épargner ceux que le droit de la victoire vous livre». A Rome, Lucullus avait d'autres ennemis, les publicains, ces harpies qui dévoraient la substance des peuples, et dont ses règlements avaient arrêté les rapines. Depuis qu'il commandait en Asie, la province s'était relevée ; en quatre années toutes les dettes avaient été acquittées, tous les biens-fonds dégagés. Mais il oubliait et Rutilius et cette conjuration permanente que les chevaliers formaient, dit Cicéron, contre ceux qui réprimaient leur avidité. Redevenus tout-puissants, grâce à Pompée, ils avaient hâte de se venger de l'homme qui les forçait à être justes et modérés. Tandis que l'armée de Lucullus retenait son général dans une inaction forcée, les publicains, soutenus par l'ancien tribun Quinctius, alors préteur, lui enlevaient à Rome son commandement et faisaient décréter le licenciement d'une partie de ses troupes (67).