LII - Le premier triumvirat et le consulat de César (60-59) |
III - CLODIUS, EXIL DE CICERON (58)
Avant de s'éloigner, César fit donner le
consulat de l'année 58 à Pison, son
beau-père, et à Gabinius, un des amis de
Pompée, avec les riches gouvernements de
Macédoine et de Syrie pour leur année
proconsulaire. Il avait arrêté la liste des
consuls qui devaient leur succéder et, durant son
absence, veiller avec ses deux associés au maintien
des lois juliennes. Enfin Pompée, mis à la
tête de la commission pour la loi agraire, restait
à Rome avec une autorité indécise qui
devait paraître redoutable aux adversaires du
triumvirat. Dans l'aristocratie consternée, il n'y
avait plus que deux hommes qui inspirassent quelque
inquiétude. Caton était gênant, parce que
la foule aimait ces rudes vertus qu'elle n'avait pas, et ces
revendications d'une liberté dont elle ne se souciait
plus. Il était dans Rome plus populaire que
Pompée, presque autant que César, mais d'une
popularité qui tenait de la curiosité, bien
plus que de la confiance. Son costume, son langage, sa vie,
étaient un spectacle qui plaisait, comme une image des
anciens âges, sans que personne songeât à
l'imiter. Il n'y avait pas à craindre qu'un tel homme
entraînât jamais le peuple à quelque
violence contre les maîtres du jour. Cependant son
opposition était fatigante ; on se résolut
à l'écarter. Cicéron était plus
dangereux, parce que, vivant plus que Caton dans le temps
présent, qu'il connaissait mieux, il exigeait moins et
avait chance d'obtenir davantage. Son éloquence aussi
pouvait amener des résultats imprévus, et il
venait, en rentrant à Rome, de rompre
décidément avec les triumvirs. Si l'on me
pousse trop loin, avait-il dit, je saurai bien tenir
tête aux oppresseurs. D'ailleurs Clodius, le
réclamait comme une victime qui lui était due,
et César comptait sur Clodius, pour tenir en bride,
pendant son absence, le sénat et Pompée.
La loi exigeait quarante-trois ans pour être consul ;
par le tribunat on arrivait bien plus vite à un
rôle influent : Clodius avait donc voulu être
tribun. Mais il était patricien, et l'adoption par un
homme de l'autre ordre lui enlèverait sa noblesse ; il
n'avait pas hésité, et présentait comme
son père adoptif un plébéien obscur,
plus jeune que lui. Pompée, même César,
s'étaient d'abord peu souciés d'appuyer ce
turbulent ambitieux qu'ils n'étaient pas sûrs de
toujours mener, comme Vatinius, à leur fantaisie. Mais
dans un procès intenté à C. Antonius,
Cicéron s'était avisé de mal parler des
triumvirs. Le jour même, l'adoption avait
été décidée, et Pompée y
avait servi d'augure. Cicéron eut peur et partit pour
ses terres, espérant racheter par son silence la
vivacité de ses paroles : cette tactique avait
réussi, et les triumvirs lui avaient fait de nouvelles
avances. Entre plusieurs moyens d'atteindre un but,
César choisissait toujours celui qui s'accordait le
mieux avec la douceur de son caractère. Voulant
écarter Cicéron de Rome ou le lier à sa
cause, il lui avait offert successivement une légation
libre, une des vingt places de commissaire pour
l'exécution de la loi agraire, enfin le titre de
lieutenant dans son armée des Gaules. Après
avoir hésité longtemps, Cicéron avait
tout refusé ; César, quoique à regret,
l'abandonna au ressentiment de Clodius.
Le 10 décembre 59, cet héritier des Appius
s'assit au banc des magistrats plébéiens.
Suivant l'usage, le trésor public fit les frais de la
popularité du nouveau tribun ; une loi frumentaire
supprima le prix modique payé par les pauvres pour le
blé que fournissaient les greniers publics. Une
seconde loi défendit à tout magistrat de rompre
les comices sous prétexte qu'il observait le ciel,
afin qu'un autre ne fut pas tenté de renouveler
l'étrange opposition de Bibulus. Une troisième
loi rétablit les anciennes corporations que le
sénat avait récemment supprimées (en 64
?), et dont le tribun espérait se faire un instrument
; enfin il diminua les droits de la censure qui avait
été si souvent une arme de guerre dans les
mains de l'aristocratie. Pour qu'un nom fût rayé
de la liste du sénat et de l'ordre équestre, il
fallut à l'avenir une accusation formelle, une
instruction, la défense des accusés,
présentée en personne ou par avocat, enfin
l'accord des deux censeurs à prononcer une
condamnation. C'était substituer un procès avec
des formes régulières à une sentence
sans débat contradictoire, et puisque l'esprit de
parti avait remplacé dans le sénat le
véritable esprit de gouvernement, la mesure
était bonne. On se souvient que les principaux
complices de Catilina étaient des sénateurs et
des chevaliers dégradés par les censeurs ; il
se peut que plusieurs aient été jetés
dans l'opposition, et de là dans le complot, par une
flétrissure inique.
Tous ces préliminaires n'avaient qu'un but, rendre le
tribun maître du champ de bataille où allait se
vider la véritable question, l'exil des chefs du parti
aristocratique. Il commença par Cicéron et
proposa cette loi : On interdira le feu et l'eau à
quiconque aura fait mourir un citoyen sans jugement.
Cicéron était couvert par un
sénatus-consulte, et en livrant Lentulus aux
bourreaux, il n'avait fait qu'exécuter un ordre du
sénat. Mais dans ces temps malheureux les lois
n'avaient de force que celle qu'elles empruntaient à
l'homme ou au parti dont elles étaient l'ouvrage.
Cicéron ne songea pas même à produire ces
décrets pour sa défense ; il prit des
vêtements de deuil ; il implora l'assistance des
triumvirs, des consuls ; nombre de chevaliers et de
sénateurs supplièrent le peuple de conserver
celui que le peuple avait nommé Père de la
patrie. Tout fut inutile. Avant qu'on allât aux
voix, Cicéron sortit de la ville. Il espérait
désarmer ses ennemis par cet exil volontaire et
prévenir une condamnation ; mais le lendemain Clodius
fit porter la sentence : Cicéron ne devait pas
s'approcher de Rome de plus de quatre cents milles (avril
54). Au moment du départ, il avait fait porter au
Capitole sa plus belle statue de Minerve et l'y avait
consacrée dans le temple de Jupiter avec cette
inscription : A Minerve, gardienne de la cité,
phulakida. Etait-ce un reste de dévotion qui lui
revenait dans le malheur ? Ou n'était-ce pas
plutôt une inoffensive vengeance pour rappeler aux
romains que la sage déesse lui avait inspiré la
résolution qu'ils condamnaient à cette heure et
qui, cinq années auparavant, les avait sauvés ?
C'est le premier motif qu'il donne, mais sa constante
préoccupation de lui-même et du fameux consulat
engage à croire au second.
Cicéron était victime du coup d'Etat accompli
en 63 par les sénateurs, et la loi qui le frappait
avait ce caractère rétroactif que la politique
honnête réprouve, mais qui ne
déplaît pas toujours aux factions. Le second des
Gracques en avait donné l'exemple et il avait
commencé l'ère des révolutions ;
Pompée imitera Clodius, et sa loi sera une des causes
de la guerre civile.
Caton ne donnait prise à aucune accusation. Mais
Clodius lui fit ordonner par le peuple d'aller réduire
Chypre en province, et de rapporter les trésors du roi
de cette île. Afin de prolonger cet exil, il ajouta
à la mission de Chypre celle de se rendre au fond de
la Thrace pour rétablir les bannis de Byzance. Caton
obéit ; maintenant César pouvait partir.