LV - L'intérieur de Rome pendant le proconsulat de César (58-49) |
III - EXPEDITION DE CRASSUS CONTRE LES PARTHES
(54)
Crassus avait soixante ans, une grande fortune et pas une
idée. Comblé d'honneurs, deux fois consul,
censeur, n'ayant point l'âme troublée par de
hautes et patriotiques préoccupations, il pouvait
jouir tranquillement de ses richesses et d'une suffisante
estime publique, même il aurait trouvé, dans ce
repos volontaire, ce que cherche le sage, quand il arrive
à cette pente de la vie qui ne se remonte pas,
l'otium cum dignitate. Mais son ambition était
celle des petits esprits, qui désirent le pouvoir et
qui ne savent qu'en faire ou qui l'emploient à mal.
Par une mesquine envie, il voulait se hausser à la
taille de Pompée et de César. Depuis seize ans,
il n'avait point paru dans les camps, et durant ces seize
années, l'un avait pacifié l'Asie, l'autre
avait conquis la Gaule. Crassus était pressé de
faire revivre, par de nouveaux exploits, le souvenir obscurci
de ses anciens succès et d'égaler la gloire de
ses deux rivaux. Le proconsul des Gaules avait
pénétré aux extrémités de
l'Occident ; il voulait, lui, nouvel Alexandre, franchir
l'Indus et aller, par delà le Gange, chercher les
dernières limites de l'Orient. César et
Pompée l'encourageaient dans sa
téméraire entreprise, afin d'habituer les
Romains à ces grands commandements que la vraie
république n'avait point connus. Crassus n'attendit
même pas la fin de sa charge consulaire ; le 28
octobre, il avait achevé ses derniers
préparatifs. Mais une opposition inattendue
éclata contre cette guerre. Huit légions
étaient en Gaule, d'autres en Espagne, en Afrique et
en Italie ; et voilà que l'expédition de Syrie
en exigeait sept encore pour aller dans un inconnu
redoutable, au mépris des traités et des
oracles sibyllins. Le sénat avait refusé le
décret nécessaire, et le peuple, agité
jar les deux tribuns du parti des grands, s'était
opposé au départ de Crassus : il fallut que
Pompée lui ouvrît la route à travers la
foule, en marchant devant lui. A la porte de la ville, il
trouva le farouche Ateius, qui, sur un brasier ardent,
versait des libations et des parfums, en prononçant
contre lui, contre son armée et contre Rome
même, les plus terribles imprécations.
Depuis l'administration de Pompée, la face des choses
n'avait pas changé dans l'Orient. Aemilius Scaurus,
son questeur, qu'il avait laissé en Syrie avec deux
légions pour contenir les Arabes, y avait, pendant
trois ans, vendu la paix et la guerre. Ses deux successeurs
(59-58) n'avaient fait remarquer, ni en bien ni en mal, leur
courte administration. Cependant la Syrie, placée
entre l'Egypte et les Parthes, offrait mille ressources
à un esprit entreprenant ; du côté de
l'Euphrate, il y avait de la gloire à acquérir
; du côté de Péluse, des richesses
à extorquer ; et puis trois gouverneurs seulement
avaient passé sur cette récente conquête
: ce devait être encore une belle mine à
exploiter. Gabinius, l'ancien agent de Pompée et l'ami
de Clodius, s'était, après son consulat, fait
donner cette province par le tribun pour y rétablir sa
fortune délabrée. Quelques expéditions
heureuses contre les Arabes et les Juifs, l'abolition de la
royauté dans la Palestine, qu'il divisa en cinq
provinces régies chacune par un conseil souverain, lui
valurent le titre d'imperator. Mais le sénat,
poussé par Cicéron, son ennemi personnel, et
par les publicains, dont il avait arrêté les
rapines afin d'avoir lui-même plus à prendre,
avait refusé de décréter pour lui des
supplications. Une seconde révolte des Juifs avait
montré l'indomptable caractère de ce petit
peuple. Gabinius avait laissé à son questeur
Marc Antoine, rude et grossier soldat d'une éclatante
bravoure, le soin de les châtier, pour être libre
de conduire lui-même une plus lucrative
expédition contre les Parthes. Leur roi venait
d'être assassiné par deux de ses fils, qui
s'étaient ensuite disputé la couronne, et le
plus faible implorait le secours de Gabinius, en promettant
de guider les légions. Déjà le
général romain avait passé l'Euphrate
lorsque, gagné par une offre de 10.000 talents, il
revint sur ses pas pour aller, malgré le sénat
et malgré les livres sibyllins, rétablir dans
Alexandrie Ptolémée Aulète, auquel
ensuite il vendit la moitié de son armée. Cette
honteuse expédition était finie, et il se
préparait à reprendre la route de l'Euphrate,
lorsque Crassus arriva. A Rome, on accusa Gabinius d'attentat
à la majesté du peuple romain ; il acheta son
absolution. Mais, dans un second procès où
Cicéron eut la faiblesse de le défendre pour
complaire à Pompée, il lésina avec ses
juges et fut condamné à l'exil.
Crassus embarqua son armée à Brindes, et, comme
on était dans la mauvaise saison, il n'osa se fier
à sa flotte pour tourner la Grèce et gagner par
la mer des Cyclades les côtes de la Syrie. Ces Romains
étaient de mauvais marins, mais d'excellents
marcheurs. Crassus, débarqué à
Dyrrachium, suivit la via Egnatia par l'Epire, la
Macédoine et la Thrace ; il franchit l'Hellespont,
sans doute à la hauteur de Lampsaque, et gagna la
Galatie, où il trouva le roi Dejotarus occupé,
malgré son grand âge, à bâtir une
nouvelle ville. Eh quoi, lui dit Crassus, c'est
à la douzième heure du jour que tu te mets
à bâtir ! A quoi le Galate répondit
en riant : Mais, toi-même, tu ne pars pas de bien
bonne heure pour une si lointaine expédition.
Crassus traversa l'Asie Mineure tout entière et entra
en Syrie par le nord.
Arsace VI |
Les Parthes habitaient originairement un grand pays
cerné, au sud, à l'ouest et au nord, par les
montagnes de la Perside, des Mèdes et des Hyrcaniens,
et qui s'étendait à l'est en plaines
stériles vers l'Aria et la Margiane. Ils ressemblaient
aux Scythes leurs voisins, étant, comme eux,
excellents cavaliers et archers incomparables. Au milieu du
troisième siècle avant notre ère, ils
eurent un de ces chefs habiles qui en quelques années
préparent à un peuple une fortune nouvelle.
Arsace secoua le joug des indolents successeurs d'Alexandre
et fonda la monarchie parthique dont tous les rois prirent
son nom, les Arsacides. Le sixième fut un grand
prince, législateur et conquérant, qui vainquit
le roi grec de la Bactriane, Eucratidas, domina de l'Indus
à l'Euphrate, et fit prisonnier, en 135, le roi de
Syrie, Démétrius Nicator.
Devenus les maîtres de l'Asie, les Parthes avaient bien
vite changé leurs tentes de poil de chameau en palais
somptueux, leurs habits de peau en robes flottantes, leurs
moeurs grossières en habitudes de mollesse
raffinée. Cependant ils gardaient un reste de la
sève originelle ; une noblesse guerrière
entourait leur prince. Lorsqu'il partait en guerre, il
pouvait appeler autour de son étendard dix-huit rois
auxquels il avait donné en fiefs autant de satrapies,
et ses cavaliers, les cataphractaires, couverts d'une cotte
de mailles, passèrent après la défaite
de Crassus pour être irrésistibles.
Les Arsacides, ennemis des Arméniens,
recherchèrent l'alliance de Rome lorsque
commencèrent les démêlés de
Tigrane avec la grande république. En 92, Arsace IX
envoya des députés à Sylla, et Arsace
XII renouvela cette alliance durant la guerre de Lucullus
contre les rois de Pont et d'Arménie. Mais lorsqu'il
proposa à Pompée de fixer à l'Euphrate
la frontière des deux empires, le proconsul ne
répondit pas à cette ouverture et refusa de
reconnaître au prince le titre de roi des rois.
C'était un moyen de réserver à
l'ambition romaine les éventualités de
l'avenir. La guerre civile, ébranlant quelques
années plus tard l'empire parthique, parut devoir le
faire tomber bientôt dans cette demi sujétion
qui, pour les Etats voisins de Rome, était l'annonce
d'une mort prochaine. Gabinius avait été sur le
point de reconduire à Séleucie Mithridate, un
des fils parricides d'Arsace XII. S'il avait fait cette
expédition, il aurait sans doute laissé une
garnison dans la ville royale, comme il en laissa une dans
Alexandrie ; et le Tigre, au lieu de l'Euphrate, aurait pu
devenir la frontière orientale de Rome. Mais les
promesses de Ptolémée Aulète
l'emportèrent sur celles de Mithridate ; et le prince
parthe, ayant tenté seul de renverser son frère
Orodès, fut assiégé, pris et tué
par lui dans Babylone.
Malgré cette mort, il restait assez de troubles dans
le royaume pour qu'un habile homme pût profiter de ces
événements. Crassus ne se donna le temps ni de
prendre connaissance du pays ni de nouer d'utiles intrigues
avec les mécontents et avec les peuples du voisinage,
qui lui eussent fourni une nombreuse cavalerie ; il se
hâta de passer l'Euphrate, s'empara de quelques villes,
dispersa quelques troupes, et se fit proclamer
imperator pour ces légers succès. Mais,
au lieu d'avancer hardiment sur Babylone et Séleucie,
puisque l'ennemi ne semblait pas prêt à se
défendre, et d'enlever rapidement ces deux villes qui
haïssaient la domination des Parthes, il retourna
hiverner en Syrie, où il laissa son armée
perdre sa discipline (54). Lui-même, malgré ses
soixante et un ans, ne s'occupait qu'à visiter les
temples pour en ravir les trésors ; ceux
d'Hiérapolis et de Jérusalem furent
pillés : du dernier il enleva 2000 talents. Une
ambassade d'Orodès lui ayant demandé raison de
la violation du territoire de l'empire : C'est à
Séleucie, dit-il, que je rendrai
réponse. A quoi un des envoyés repartit :
Tu entreras quand des cheveux auront poussé
là ; et il lui montrait la paume de sa main. Le
roi d'Arménie, Artavasde, vint le rejoindre avec six
mille cavaliers bardés de fer, et offrit le passage
par son royaume, où l'armée romaine trouverait
des vivres, des routes sûres, un terrain favorable
à sa tactique et l'assistance de trente mille
Arméniens ; Crassus refusa.
Monnaie d'Artavasde |
Décidé à traverser les plaines
de la Mésopotamie pour arriver plus vite à
Ctésiphon, la nouvelle capitale de l'empire parthe, il
franchit une seconde fois l'Euphrate à Zeugma, avec
sept légions et quatre mille cavaliers. Un violent
orage rompit les ponts derrière lui. Le légat
Cassius voulait qu'on suivît l'Euphrate, dont une
flottille chargée de vivres descendrait le cours. Mais
un chef arabe, envoyé par les Parthes pour attirer
Crassus dans leurs plaines arides, lui persuada qu'il n'avait
qu'à se montrer pour vaincre et qu'il devait se
hâter, s'il voulait saisir leurs trésors qu'ils
se disposaient à transporter chez les Hyrcaniens et
les Scythes. Le proconsul suivit ce conseil perfide, et
s'engagea dans cette mer de sable où bientôt
tout manqua aux soldats, surtout la confiance dans leur chef
(53).
Les Parthes avaient divisé leurs forces. Orodès
opérait dans le Nord avec ses fantassins, en vue
d'arrêter le roi d'Arménie au sortir des
montagnes, et le suréna, ou
généralissime, réunissait à
l'ouest une innombrable cavalerie, pour envelopper au milieu
de ces immenses plaines la pesante infanterie romaine. Les
deux armées se rencontrèrent non loin du petit
fleuve Balissus (le Bélik). Le jeune Crassus, qui de
la Gaule où il s'était distingué
était venu rejoindre son père, avait pris le
commandement de la cavalerie, et pressait avec confiance
l'instant du combat. Tout à coup l'armée
ennemie, en apparence peu nombreuse, se développe, la
plaine retentit de cris affreux, et une masse formidable de
cavaliers, couverts d'une armure de fer et cependant rapides,
se précipite sur les légions formées en
carré. Les rangs épais des Romains
résistent au choc ; mais leurs armes à petite
portée sont inutiles. S'ils avancent, les Parthes
fuient ; s'ils s'arrêtent, les escadrons tournent
autour de cette masse immobile et, de loin, la criblent de
traits. L'infanterie légère que Crassus lance
contre eux se réfugie bientôt en désordre
au centre du carré. Il espère qu'à la
fin ces flèches terribles s'épuiseront ; mais,
à mesure que les soldats des premières lignes
vident leurs carquois, ils passent à
l'arrière-garde où des chameaux en portent
d'immenses provisions. Le proconsul ordonne à son fils
de briser ce cercle d'hommes, de chevaux et de traits qui
enveloppe les légions incessamment. Le jeune Crassus
charge à la tête de treize cents chevaux, dont
mille cavaliers gaulois. Les ennemis cèdent,
l'attirent loin du champ de bataille avec une partie de
l'infanterie, qui le suit, à la vue de l'ennemi
fuyant, puis ils font volte-face et l'entourent. Il veut
reprendre la charge ; ses soldats lui montrent leurs mains
clouées par les flèches aux boucliers, leurs
pieds attachés au sol ; il s'élance cependant,
suivi de ses fidèles Gaulois. Que pouvaient leurs
javelines contre des hommes tout couverts de fer ? Il y eut
la une lutte héroïque de quelques instants, un
combat corps à corps ; les Gaulois quittaient leurs
chevaux pour venir percer, sous le ventre, ceux de l'ennemi.
Quand leur jeune et intrépide chef, criblé de
blessures, ne fut plus en état de combattre, ils
l'emportèrent sur un monticule et formèrent
comme une enceinte avec leurs boucliers. Mais sur toute
l'étendue de la plaine, on ne voyait qu'escadrons
ennemis : la fuite comme la résistance était
impossible. Le jeune Crassus se fit tuer par son
écuyer.
Le proconsul avait profité du ralentissement de
l'attaque principale pour gagner une colline. Il croyait la
victoire assurée, quand les cavaliers ennemis vinrent
avec des cris de joie et d'insultantes paroles promener en
face des légions la tête de son fils. Le combat
recommença et dura jusqu'à la nuit avec les
mêmes vicissitudes. Les Parthes enfin
s'éloignèrent en criant au malheureux
père qu'ils lui donnaient une nuit pour pleurer son
fils. Couché à terre dans un morne abattement,
Crassus sondait l'abîme où son ambition l'avait
jeté. En vain Cassius chercha à lui rendre du
courage ; il fallut que lui-même donnât l'ordre
de la retraite, en abandonnant quatre mille blessés.
On gagna la ville de Carrhes, mais on ne pouvait songer
à s'y enfermer ; au soir l'armée partit sans
bruit. Egarée par ses guides, elle fut rejointe par
les Parthes, et les soldats effrayés forcèrent
le triumvir d'accepter une entrevue avec le suréna.
C'était un guet-apens : Crassus et son escorte furent
massacrés (8 juin 53).
Quand on apporta à Orodès la tête du
triumvir, on jouait devant ce roi barbare les
Bacchantes d'Euripide. L'acteur saisit le hideux
trophée, et chanta comme la bacchante qui devait tenir
la tête de Penthée : Nous apportons des
montagnes ce cerf qui vient d'être tué ; nous
allons au palais, applaudissez à notre
chasse.
Quelques faibles débris des sept légions purent
repasser l'Euphrate ; Cassius, parti de Carrhes avant son
général et heureusement arrivé en Syrie,
eut le temps d'y organiser la défense, et quand les
Parthes parurent l'année suivante, il les repoussa
(52). Une seconde et plus formidable tentative qu'ils firent
sous la conduite de Pacorus, fils de leur roi, ne
réussit pas mieux (51). Cassius, enfermé dans
Antioche, les laissa piller la province ; quand il les vit
confiants et désordonnés, il courut à
eux et leur infligea une défaite qui en délivra
la Syrie. Succès doublement heureux, car le
sénat venait de commettre la faute d'envoyer dans les
provinces menacées par les Parthes deux de ses membres
les plus incapables de conduire une armée, Bibulus en
Syrie et Cicéron en Cilicie. C'était le sort
qui, en vertu d'une loi récente de Pompée, leur
avait assigné ces deux gouvernements. On avait bien
souvent corrigé ou prévenu les décisions
du dieu aveugle ; on n'en fit rien cette fois. Heureusement,
Bibulus arriva dans sa province après la victoire de
Cassius, et Cicéron n'eut même pas à voir
l'ennemi qui venait d'être rejeté
derrière l'Euphrate. Enhardi par cette retraite et
très désireux de joindre la gloire du guerrier
à celle de l'orateur, Cicéron chargea son
frère Quintus, qui avait appris la guerre sous
César, de faire sentir la main de Rome à
certains montagnards de Cilicie. Quintus brûla
plusieurs villes, prit le fort de Pindenissus et fit
proclamer par les troupes son frère imperator.
Dès lors Cicéron ne cessa de réclamer le
triomphe, et, jusqu'au milieu de la guerre civile, quand le
monde était tenu en suspens par la grande lutte de
César et de Pompée, on le vit errer en Italie
et en Epire, avec ses licteurs portant leurs faisceaux
couronnés de lauriers : vanité misérable
qui nous gâte l'adversaire de Catilina et d'Antoine,
l'auteur du de Officiis et des Verrines.
Le désastre de Crassus arrêta pour bien
longtemps la domination de Rome à l'Euphrate. Nous
verrons plus tard pourquoi il était difficile qu'elle
franchît le fleuve et comment elle ne le fit, sous de
vaillants princes, que par le nord de la
Mésopotamie.