LV - L'intérieur de Rome pendant le proconsulat de César (58-49)

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II - CONFERENCE DE LUCQUES (56) ; PROROGATION DES POUVOIRS DE CESAR (55)

Tandis que la capitale du monde romain était livrée à de misérables intrigues, César poursuivait sa glorieuse carrière. Il semblait tout occupé de combattre les Belges, les Suèves ou les Bretons, et, sans quitter ses provinces, il était présent dans Rome. L'or, l'argent, les dépouilles conquises, y allaient pour être partagés entre les édiles, les préteurs, les consuls même et leurs femmes.

Mais cette gloire de César, cette conquête de Rome, qui se faisait en même temps que celle de la Gaule, étaient pour la noblesse une cause nouvelle d'irritation, et l'opposition redoublait contre ce victorieux qu'on aurait voulu voir vaincu et tué. Les salons s'en mêlaient. Les femmes tenaient à présent une grande place dans la société romaine. Chaque élégante réunissait autour d'elle une cour occupée de lui plaire. On se donnait des fêtes dont Rome entière s'entretenait, et l'on allait, le long des rivages enchantés de Baïes et de Pouzzoles, faire de la nuit le jour, ou promener son indolence sur les flots endormis, au milieu de la musique, des chants et des fleurs. Les aventures galantes étaient nombreuses, éclatantes, et la licence des paroles égalait celle des moeurs ; César était monté trop haut par ses victoires pour que des hommes de plaisir ne trouvassent point, à la fin d'un repas joyeux entre deux coupes, quelque médisance bien acérée contre ce voluptueux d'autrefois, dont les rudes travaux étaient un reproche à leur frivolité. Le poète le plus fameux du temps, dont on a fait bien malgré lui un républicain, apportait à ces soupers de mordantes épigrammes. Tremblez, Gaules et Bretagne qui caressez ce pervers, il vous dévorera. C'étaient les moindres injures, celles qu'on peut citer. Et les femmes applaudissaient ces invectives à l'homme qui leur enlevait pour la guerre ceux qu'elles auraient voulu garder pour le plaisir. Pompée n'était pas plus épargné : Est-ce pour cela, imperator unique, que, beau-père et gendre, vous avez tout bouleversé ?

Suétone a conservé le souvenir des famosa epigrammata d'un autre poète, Licinius Calvus, contre les deux triumvirs, et ces pièces copiées par les uns, récitées par les autres, avec commentaires outrageants, couraient de main en main parmi la noblesse. Les gens d'esprit jugent souvent par les petits côtés ; le peuple, qui sent simplement, reçoit sans y résister la vive impression des grandes choses ; il était fier de ces victoires gauloises qui effaçaient la plus grande humiliation de Rome et qui portaient son nom si loin et si haut. César avait soin qu'on les connût dans la ville. Un service de courriers parfaitement organisé y faisait rapidement arriver le récit de ses batailles, et les bulletins de la grande armée étaient une glorieuse réponse à de méchants vers, dont les prétendus républicains se servaient alors pour tuer la popularité du proconsul, en attendant qu'ils pussent le tuer lui-même.

Pour le moment, ils s'occupaient de lui enlever son armée et ses provinces. Le sénat désignait dix-huit mois à l'avance les provinces proconsulaires, et le quinquennium de César commencé en 58 devait finir en 54 ; il y avait donc lieu de se demander qui le remplacerait. Domitius Ahenobarbus, son ancien ennemi, qui briguait le consulat pour l'année 55, disait tout haut qu'il irait, au sortir de charge, par conséquent en 54, se mettre à la tête de l'armée des Gaules. Un tribun avait attaqué la loi julienne sur les terres, et dans la curie, le débat avait été très orageux. Cicéron s'était engagé dans l'affaire. La noblesse et lui croyaient le moment venu d'en finir avec César, même avec Pompée. L'un était menacé dans son commandement par l'envoi d'un successeur, et dans sa popularité par le rappel de ses lois. L'autre, bafoué du peuple et repoussé des grands comme un transfuge, se retrouvait dans la situation que la jalousie du sénat lui avait faite cinq années plus tôt, à son retour d'Asie, alors que César lui avait sauvé l'honneur, en faisant ratifier les actes de son généralat. Enfin, si les pères conscrits n'avaient point d'armée, ils avaient la bande des gladiateurs de Milon qui s'accroissait chaque jour, et cela suffisait pour faire passer inopinément quelque fâcheuse proposition. Il était donc grand temps d'aviser. César prépara une éclatante manifestation de son crédit et une convention secrète qui en assurât la durée.

Il achevait à Lucques son hivernage, lorsqu'on apprit à Rome que Crassus et Pompée s'étaient rendus près de lui, que deux cents sénateurs lui faisaient leur cour, avec un tel nombre de personnages importants, qu'on avait vu à sa porte jusqu'à cent vingt faisceaux de préteurs et de proconsuls. Jupiter tonnant en un ciel serein aurait beaucoup moins effrayé que la terrible nouvelle ; aussitôt, parmi les sénateurs restés à Rome, des défections se produisirent. La plus considérable fut celle de Cicéron.

Au mois d'avril 56, il parlait encore contre les triumvirs avec autant de passion que Domitius, et il mettait le grotesque Bibulus au-dessus de tous les conquérants de la terre. Epouvanté par ce triomphe inattendu, qui attestait la force de César dans Rome et jusque dans le sénat, il se rejeta de ce côté, rougissant de son peu de courage, mais l'avouant tout haut. «Oui, c'est une palinodie, écrit-il à Atticus ; adieu la droiture, la vérité et les belles maximes ; mais qui saurait imaginer ce qu'il y a de perfidie dans nos prétendus chefs ? Ils m'ont mis en avant, puis abandonné et poussé dans le précipice». Et, tout en citant Platon, il se disait qu'il avait fait assez pour la république, qu'il était temps de songer à son repos, à sa sûreté : «Il faut en finir ; puisque ceux qui ne peuvent rien me refusent leur amitié, je chercherai des amis parmi ceux qui peuvent beaucoup». Et il devint plus souple que le petit bout de l'oreille. Un tribun, C. Caton, faisait, paraît-il, les plus violentes propositions contre César, Cicéron les qualifia de lois détestables, monstrueuses ; et il ne perdit plus une occasion de louer le proconsul des Gaules, déclarant que, au lieu de le rappeler, on devrait le contraindre à rester dans son gouvernement, s'il voulait le quitter avant la fin de ses glorieux travaux. Il est vrai que, dans sa correspondance, Cicéron montrait de tout autres sentiments. Cette contradiction peut servir à apprécier son caractère et son courage, mais elle regarde ses biographes ; son adhésion publique, qui a dû en entraîner bien d'autres, importe seule à l'historien, parce qu'elle explique l'impuissance des républicains.

Cependant, lorsque Pompée revint de Lucques à Rome, il y eut dans le sénat de violentes altercations. Tandis que les uns persistaient à proposer le rappel de César, les autres demandèrent pour lui le droit de choisir dix lieutenants et de faire payer par le trésor public la solde des six légions, qu'il avait ajoutées aux quatre primitivement comprises dans son gouvernement. Cicéron combattit la première motion et appuya la seconde ; on n'osa point ne pas être de son avis. Avait-on cru, dans l'ignorance où l'on était encore des conventions de Lucques, que, par cette concession, on gagnerait les amis de César dont l'appui ferait échouer la demande d'un nouveau consulat pour Crassus et Pompée ? C'est possible ; du moins la majorité sénatoriale se retourna aussitôt contre les deux triumvirs et décréta un deuil national qu'on ne prenait que dans les calamités publiques. Précédés du consul Marcellinus et vêtus comme en un jour de funérailles, les sénateurs descendirent au Forum dans l'espoir de frapper par cet appareil l'imagination du peuple et d'obtenir de lui quelque résolution favorable. Ce n'était pas le deuil de la république et de la liberté qu'ils portaient, mais celui d'une oligarchie qui sentait sa mort prochaine. Aussi, quand s'avança la théorie funèbre, lorsqu'on vit ces visages autrefois menaçants, maintenant abattus, avec des larmes dans les yeux ; lorsque ces mains, en d'autres temps si rudes, se tendirent suppliantes vers la foule, celle-ci répondit à l'expression théâtrale de cette douleur intéressée par des cris de colère et de moquerie. Malgré l'ordre du sénat, Pompée avait gardé sa toge sénatoriale et il blâma en termes énergiques cette démarche séditieuse. A ses paroles, Clodius ajouta des sarcasmes et des invectives ; les sénateurs inquiets retournèrent précipitamment au lieu de leur séance ; et, comme Clodius faillit être tué dans la bagarre, le peuple voulut brûler la curie avec ceux qui s'y trouvaient.

La scène pathétique n'ayant pas réussi, le sénat essaya de l'autorité et prépara un décret dont nous ne connaissons pas la teneur, mais qui était sans nul doute destiné à lui rendre l'avantage dans sa lutte contre Pompée. Bon nombre de sénateurs attachés ou vendus aux triumvirs l'empêchèrent de passer. Alors Marcellinus, s'adressant directement aux associés de César, leur demanda : «Voulez-vous donc le consulat tous les deux ? - Peut-être oui, peut-être non», répondirent-ils. Tout le monde comprit, et le sénat, reconnaissant son impuissance à lutter plus longtemps contre eux, cessa ses fonctions. On ne put, dit un vieil historien, réunir le nombre de membres exigés par la loi, pour qu'un sénatus-consulte fût rendu sur l'élection des magistrats, et l'année s'acheva sans que le sénat quittât le deuil ; il n'assistant aux jeux publics, ni au banquet du Capitole célébré en l'honneur de Jupiter, ni aux féries latines du mont Albain. Comme s'il était réduit en servitude, il ne s'occupa d'aucune affaire publique. La justice même fut suspendue.

Les élections consulaires n'avaient pas été faites à l'époque accoutumée, de sorte qu'il fallut nommer tous les cinq jours un interroi dont la principale fonction devait être la tenue des comices, quand il serait possible de les réunir. Le président de ces assemblées avait une grande influence sur l'élection, parce que, chargé de présenter au peuple la liste des candidats, il avait le droit de n'y point inscrire les noms qui ne lui convenaient pas. Crassus et Pompée attendirent que vînt le tour d'un sénateur sur lequel ils pussent compter, et alors ils se mirent sur les rangs. Un seul des candidats osa se présenter, Domitius Ahenobarbus, beau-frère de Caton. Le jour du vote, comme il se rendait de grand matin au Forum avec beaucoup de clients, une troupe se rua sur lui ; on tua l'esclave qui le précédait, et il n'eut que le temps de fuir avec Caton, blessé : les triumvirs furent élus. Ils remplirent de leurs créatures toutes les charges et empêchèrent Caton d'être nommé préteur. Pour l'édilité, il se livra, au Champ de Mars, un vrai combat, où il y eut encore des blessés et des morts. La toge de Pompée fut couverte de sang. A la vue de cette robe ensanglantée, Julie crut son époux tué et s'évanouit. L'émotion, la chute, déterminèrent un accouchement prématuré, et depuis ce temps elle languit. Au bout d'un an, elle mourut en donnant le jour à un enfant qui ne vécut pas, et César, qui aurait tenu à Pompée par de doubles liens, comme père de sa femme et aïeul de son enfant, devint pour lui un étranger ; dans quelques années, il sera un adversaire, puis un ennemi. Ce malheur de famille devait causer bien des malheurs publics.

Les triumvirs avaient pris le consulat pour prendre autre chose. Le tribun Trebonius présenta une rogation qui donnait à Pompée l'Espagne et l'Afrique, à Crassus la Syrie et les contrées voisines pour cinq ans, avec le droit d'enrôler autant de soldats qu'il leur conviendrait. Le plébiscite ne passa point sans violence ; Caton fut arraché encore une fois de la tribune et traîné en prison. Le parti sénatorial était parvenu à faire arriver au tribunat deux hommes à lui. L'un d'eux, Gallus, pour paraître à l'improviste et opposer son veto au moment opportun, vint de nuit se cacher dans la curie Hostilia, voisine du Forum. Trebonius, qui le sut, l'y enferma et l'y garda toute la journée ; l'autre, Ateius, ne pouvant parvenir jusqu'aux rostres, se hissa sur les épaules de ses clients et cria que Jupiter tonnait : on lui répondit par des coups. Il fut blessé, plusieurs citoyens périrent, après quoi Trebonius déclara que le peuple acceptait la loi (55).

César avait fidèlement exécuté les conventions arrêtées à Lucques. De nombreux soldats des légions gauloises envoyées à Rome avec le jeune Crassus, qu'y précédait une glorieuse renommée, avaient assuré par leur vote le succès des élections consulaires, et l'auteur du plébiscite trébonien était un de ses agents. Crassus et Pompée avaient maintenant à lui tenir parole. Le lendemain du jour où la rogation de Trebonius avait été votée, les deux consuls firent passer une loi Licinia-Pompeia qui prorogea le proconsulat de César. Pour combien d'années ? Pour cinq ans, selon Cicéron, Tite Live, Velleius Paterculus, Suétone, Appien, Plutarque et César ; pour trois ans, suivant Dion. La raison, d'accord avec les textes les plus anciens, dit que cette prorogation dut être égale en durée aux pouvoirs proconsulaires que Crassus et Pompée venaient d'obtenir, et que César ne pouvait consentir à laisser ses rivaux, comme il serait arrivé dans l'hypothèse de Dion, en possession des armées, des provinces et du trésor, tandis que lui-même ne serait plus qu'un simple particulier.

Pompée, qui devait à César de quitter une impasse pour une situation éminente, ne pouvait lui manquer sitôt de parole. César fut donc, comme le disent les écrivains les plus autorisés, prorogé dans son proconsulat pour cinq ans. Il eut le droit de se choisir dix lieutenants et de prendre, comme Pompée, dans le trésor public, la solde de ses légions, au lieu de les payer sur le butin de guerre, ce qui laissait entre ses mains d'immenses ressources. Enfin, un second consulat lui était promis pour l'année 48, et une loi postérieure l'autorisa à le briguer absent. La triarchie, ou le gouvernement à trois, était reconstituée.

Cette fois Crassus et Pompée croyaient avoir établi entre eux et leur collègue l'égalité : ils avaient autant de provinces et ils pourraient avoir autant de légions que le proconsul des Gaules. Ils avaient même sur lui l'avantage d'être en possession du consulat, et Pompée gardait son intendance des vivres qui lui permettait de rester au centre du gouvernement. Mais en méditant une lutte contre les Parthes qui lui valût la renommée et les richesses que César avait trouvées en Gaule, Crassus comptait trop sur ses forces ; en prenant l'Espagne et l'Afrique, provinces paisibles, sauf quelques révoltes partielles, Pompée ne trouvera pour ses légions ni gloire ni butin, et le droit qu'il retient de demeurer à Rome causera sa perte. Au moment décisif, la Gaule et les césariens sépareront les légions pompéiennes de leur chef : c'est dire que, quand aura lieu l'inévitable rupture, Pompée sera coupé avant même que les hostilités ne commencent.

L'année 55 s'écoula sans événements importants, et les triumvirs, confiants dans l'avenir, laissèrent, pour l'année suivante, Domitius arriver au consulat, Caton à la préture : leur haine ne semblait plus dangereuse.