LVI - La guerre civile et la dictature de César jusqu'à la mort de Pompée |
III - CESAR EN ESPAGNE ; SIEGE DE MARSEILLE
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C. Antonius, légat de César |
Pompée chassé d'Italie, le plus grand
péril qui menaçât en ce moment
César était un soulèvement en Gaule. Il
y courut après avoir confié le gouvernement de
la ville à Lépide, fils du consul
révolté en 78 contre le sénat syllanien,
le commandement de toutes les troupes laissées en
Italie à Marc Antoine et celui de l'Illyrie à
son frère Caïus Antonius. Celui-ci devait
inquiéter les pompéiens sur la rive orientale
de l'Adriatique ou leur fermer la route, s'ils essayaient de
pénétrer par là en Italie, comme le
bruit en courait. Je vais, disait César,
combattre une armée sans général ;
ensuite, j'attaquerai un général sans
armée. Ce mot explique toute la guerre. Marseille,
pompéienne de coeur, l'arrêta au passage ; elle
prétendait rester neutre mais elle venait de recevoir
dans ses murs Domitius, que César, sans pouvoir le
gagner, avait si généreusement traité
à Corfinium. Avant le commencement des
hostilités, Domitius avait été investi
par le sénat du commandement de la Gaule transalpine,
et de Marseille il pouvait remuer toute la province où
son aïeul, par ses victoires et ses travaux, avait
établi l'influence de sa maison. César se
hâta de l'enfermer dans la place, qu'il fit attaquer
par trois légions, sous la conduite de Trebonius et
par une flotte que Decimus Brutus construisit en trente jours
dans le Rhône, au port d'Arles. Durant ces
opérations, les trois légions de Fabius
filaient de Narbonne vers l'Espagne pour se saisir des
passages des Pyrénées ; trois autres et six
mille cavaliers gaulois ou germains s'apprêtaient
à les soutenir. Les centurions, les tribuns et les
amis de César lui avaient prêté l'argent
nécessaire, qu'il ne voulait pas demander aux
confiscations.
Terentius Varron, le polygraphe, commandait dans
l'Ultérieure ; Pétreius, un vieux soldat, dans
la Lusitanie ; Afranius dans la Citérieure ; les deux
derniers se réunirent, et, avec cinq légions
cantonnées au nord de l'Ebre, près d'Ilerda
(Lérida), ils firent face à Fabius, lorsque
celui-ci eut franchi les montagnes sans qu'une seule troupe
lui en disputât le passage. A son arrivée,
César trouva les deux armées en présence
; les siens, établis dans une position difficile entre
la Sègre et la Cinca, ne pouvaient s'approvisionner
qu'en tirant leurs convois des pays situés à
droite et à gauche de ces deux fleuves. César y
jeta des ponts ; les eaux gonflées par une fonte
subite des neiges les emportèrent, et il se vit
lui-même comme cerné et affamé : le
boisseau de blé (modius) se vendait, dans le
camp, 50 deniers, et le soldat mal nourri perdait ses forces.
La situation devenait grave, car pendant ces longs retards,
Pompée, s'il eût été le grand
général qu'on le croyait, aurait pu avec sa
puissante flotte repasser l'Adriatique, recouvrer l'Italie et
Rome, où il n'était resté que des forces
insuffisantes, délivrer Marseille et écraser
César entre les légions de Pétreius et
celles qu'il aurait amenées. Mais, pour cela, il lui
aurait fallu cette vue nette des choses qu'avait son
adversaire, sa résolution et son activité,
toutes qualités qui lui manquaient.
Juba Ier |
Dans le même temps, Curion avec deux légions était passé de Sicile en Afrique, où Varus commandait pour Pompée. Durant son tribunat, voulant se donner l'honneur et, sans doute, le profit de confisquer un royaume, il avait proposé de dépouiller Juba, roi des Numides. Le prince en avait naturellement gardé un ressentiment qui le fit pompéien dévoué. Il mit en mouvement toutes ses forces, les réunit à celles de Varus, et Curion, défait sur les bords du Bagradas, se tua. Les vainqueurs égorgèrent les légionnaires faits prisonniers. Dolabella, que César avait chargé de lui construire une flotte sur l'Adriatique, était aussi battu par Octavius et Scribonius Libo ; enfin C. Antonius, dans l'Illyrie, tombait aux mains des pompéiens. |
Quand à Rome on apprit ces malheurs des
lieutenants et la triste situation du chef, dont les lettres
d'Afranius exagéraient encore les dangers, on crut sa
cause perdue. Plusieurs sénateurs, jusqu'alors
demeurés neutres, se hâtèrent de gagner
Dyrrachium. Il est triste de compter parmi eux
Cicéron, qui jusqu'à ce moment était
resté en Italie. Quelques mois plus tôt, cette
décision eût paru du dévouement à
la cause républicaine ; maintenant ou pouvait
l'appeler d'un nom sévère. Il faut dire pour sa
défense qu'il s'était bercé de
l'idée de jouer le rôle de médiateur
entre les deux rivaux. Mais, après la visite que
César lui avait faite en revenant de Brindes, il avait
compris qu'on ne voulait de lui que son nom au bas des
décrets qui allaient être rendus, et il avait
été blessé au vif par cette
découverte du peu d'importance politique qu'on lui
accordait. Dès lors il avait pensé,
malgré les lettres de César et les avis
d'Atticus, resté à Rome, à rejoindre
furtivement Pompée, tout en disant : Ah ! Je vois
bien quel serait le meilleur parti. Il voulait parler
d'une neutralité qui aurait sauvé sa tête
et sa fortune. N'accusons pas sa faiblesse, mais sa trop
clairvoyante intelligence ; car, s'il aimait d'un
sincère amour cette république où
l'éloquence l'avait mené aux honneurs, il
savait aussi que, quel que fût le vainqueur, elle
resterait sur le champ de bataille. De là ces
découragements, ces incertitudes et cette apparente
versatilité, qu'il faut condamner cependant, parce que
cet exemple d'un grand homme a peut-être en d'autres
temps légitimé l'indifférence et la
lâcheté, ou prêté des sophismes
à la trahison. A la fin, il oublia sa prudence et les
moqueries qu'il avait faites de la loi de Solon contre les
citoyens restés neutres entre les factions ;
malheureusement il les oublia à un moment où,
en passant à Pompée, il allait à lui,
non parce que le parti sénatorial était le plus
juste, mais parce qu'il semblait devenir le plus fort.
C'était du reste la règle de conduite que
Caelius avait depuis longtemps conseillée. Tant
qu'on en restera aux paroles, lui avait-il écrit,
je serai avec les honnêtes gens ; si l'on en vient
aux coups, je nie rangerai du côté de ceux qui
donneront les meilleurs ; et Cicéron suivait le
conseil de Caelius. Mais celui-ci était allé
à César, et l'autre venait, comme
Amphiaraüs, se jeter vivant dans le gouffre.
Cependant, en Espagne, les événements avaient
pris une tournure inattendue. César avait fait
construire, avec du bois léger, de l'osier et du cuir,
des bateaux qu'on pouvait porter partout. Il les conduisit au
bord de la Sègre, loin des éclaireurs ennemis,
se fortifia rapidement sur l'autre rive, et put alors
construire tranquillement un pont par où lui
arrivèrent ses convois ; puis, imposant à ses
soldats des travaux gigantesques, il saigna le fleuve par de
nombreux canaux pour en diminuer la profondeur, et y
créer des gués qui lui rendirent la
liberté de ses mouvements. Des escarmouches heureuses
décidèrent la défection de plusieurs
peuplades, et les généraux pompéiens
furent réduits à quitter leur position
d'Ilerda, où César, avec sa nombreuse cavalerie
gauloise, aurait fini par les affamer. Mais battre en
retraite devant un général si actif
était une entreprise difficile. Ils
l'essayèrent cependant. Pas un de leurs mouvements, de
nuit ou de jour, n'échappa à sa vigilance ; il
devina tous leurs plans, les prévint dans toutes les
positions qu'ils voulurent occuper, les cerna, et vit enfin
les soldats des deux généraux élever
leurs boucliers au-dessus de leur tête : signe
équivalent du nôtre, mettre bas les armes (9
juin 49). Il leur accorda la vie, et les licencia est leur
disant : Si vous allez rejoindre les pompéiens,
dites-leur comment je vous ai traités. Cette
campagne, où par l'ascendant de ses manoeuvres
César réduisit sans combat une armée
égale en force à la sienne, a fait l'admiration
du grand Condé et de Napoléon. Soit lenteur
imprudente, soit retard calculé, Varron n'avait pas
rejoint à temps ses deux collègues. Toute
résistance lui était maintenant impossible ; il
parut à Cordoue devant le vainqueur, qui lui enleva sa
caisse militaire, grossie par de nombreuses exactions.
Cette province toute pompéienne conquise et
pacifiée en quarante jours, César partit pour
Marseille, où son adversaire, qui disposait d'une
flotte immense, n'avait su faire parvenir qu'un secours
insignifiant de seize galères conduites par Nasidius.
Enfermés dans leurs murs par deux défaites sur
mer que Decimus Brutus, l'habile chef qui avait si bien
mené la guerre contre les Vénètes, leur
avait infligées, les habitants étaient
réduits aux dernières extrémités.
A l'arrivée du proconsul, ils se
décidèrent à traiter, livrèrent
leurs armes, leurs navires et tout l'argent du trésor
public. Là encore César s'honora par sa
clémence ; il n'eut cependant point à l'exercer
envers Domitius, qui s'était enfui avant que la ville
ouvrît ses portes.
Comme Alexandre, il s'inquiétait de ce qu'on pensait
de lui. Pour des villes barbares, il n'avait guère de
scrupules. Qui parlait de leur ruine ? Marseille était
célèbre : c'était l'Athènes des
Gaules, il l'épargna. Il lui laissa sa liberté,
ses lois, ses murailles. Mais il lui prit ses armes, ses
vaisseaux, son trésor ; il lui ôta plusieurs des
villes qui lui étaient sujettes, entre autres Agde et
Antibes, dont il fit deux colonies romaines, et il fonda,
à l'embouchure de l'Argens, Fréjus,
destinée dans sa pensée à faire aux
Massaliotes, sur la côte de l'est, la même
concurrence que leur faisait Narbonne sur celle de l'ouest.
Quelques années plus tard, sous Auguste, Fréjus
sera un des arsenaux de l'empire, et Strabon appellera
Narbonne le port de toute la Gaule. Dans cette
dernière ville, à Béziers et Arles, il
établit ceux de ses soldats qui avaient achevé
leur temps de service militaire.
Les dernières opérations garantissaient la
soumission de toutes les provinces occidentales de l'empire,
de celles qui fournissaient les plus braves soldats.
César, sûr maintenant de n'être plus
inquiété sur ses derrières, pouvait
aller chercher le général dont il venait de
détruire la meilleure armée.
Il était encore sous les murs de Marseille, quand il
apprit que, sur la proposition de Lépide, le peuple
l'avait proclamé dictateur. Bien des formalités
prescrites avaient été omises ;
c'étaient un préteur et le peuple, au lieu d'un
consul et du sénat, qui lui avaient donné cette
charge. Mais, au milieu du bruit des armes, les seules
apparences de la légalité paraissaient suffire.
Comme il allait prendre possession, à Rome, de sa
nouvelle magistrature, il rencontra à Plaisance sa
neuvième légion en pleine révolte, parce
qu'elle n'avait pas encore reçu les dons promis
à Brindes. L'exemple était dangereux,
César les punit sévèrement : douze des
plus coupables furent condamnés à périr
sous la hache. Un des douze ayant prouvé qu'il
était hors du camp pendant l'émeute, le
centurion qui l'avait dénoncé fut
exécuté à sa place.
Il ne garda la dictature que onze jours, juste le temps
d'accomplir quelques mesures nécessaires pour la
tranquillité de Rome et de l'Italie. Depuis le
commencement de la guerre, la gêne était
générale, le crédit nul ; tout le
numéraire semblait retiré de la circulation, et
l'on craignait une abolition générale des
dettes, ce qui aurait amené une affreuse perturbation.
César recourut à un heureux expédient,
anciennement employé. Il nomma des arbitres pour faire
l'estimation des meubles et des immeubles d'après le
prix où ils étaient avant la guerre, et ordonna
que les créanciers reçussent tout ou partie de
ces biens en payement, après qu'on aurait
déduit des créances les intérêts
déjà payés. Pour activer la circulation
du numéraire, il défendit qu'on gardât
chez soi plus de 60.000 sesterces en argent monnayé,
mesure difficile à appliquer, surtout lorsqu'il
ajouta, par respect pour l'ancien droit, que l'esclave ne
serait pas autorisé à déposer contre son
maître. Pourtant il y eut quelque argent placé
en biens-fonds ; le prix des terres se releva et le commerce
trouva des capitaux. Le peuple avait espéré
mieux, il l'apaisa par une large distribution de blé.
Tous ceux qui, à tort ou à raison, avaient eu
à souffrir de l'ancien gouvernement, obtenaient
naturellement sa protection. Dès l'ouverture des
hostilités, plusieurs bannis que Pompée avait
fait condamner durant son troisième consulat
étaient venus lui offrir leurs services : il fit
présenter au peuple par les préteurs et les
tribuns une loi qui les rappela. Milon, le meurtrier d'un
tribun, et Antonius, le vainqueur involontaire de Catilina,
furent cependant exceptés de l'amnistie. La loi de
Sylla qui frappait les enfants des proscrits
d'incapacité politique était encore en vigueur,
elle fut rapportée ; enfin il récompensa les
Cisalpins de leur longue fidélité par la
concession du droit de cité. Avant d'abdiquer, il
présida les comices consulaires qui le
nommèrent consul avec Servilius Isauricus ; les autres
charges furent données à ses partisans dans
toutes les formes légales. Lui-même n'avait pris
les faisceaux qu'à l'époque fixée par la
loi qui les lui avait promis, après la dixième
année de son commandement.
Ainsi la république durait au profit de César :
rien ne lui manquait d'un gouvernement régulier :
décrets du sénat, élections du peuple,
sanction des curies et des auspices. Proconsul, César
devenait un rebelle dès qu'il sortait de sa province ;
consul légalement institué, c'était, aux
yeux de ce peuple formaliste, de son côté
qu'était le droit, du côté de ses
adversaires qu'était la révolte. Ceux-ci
reconnaissaient eux-mêmes qu'en perdant Rome ils
avaient perdu la légalité, ou du moins le
pouvoir de la faire ; car, bien qu'il y eût deux cents
sénateurs dans le camp de Pompée et qu'on
appelât ses soldats le vrai peuple romain, on n'osait y
rendre des décrets ni procéder aux
élections ; l'année révolue, les consuls
Lentulus et Marcellus abdiquèrent leur titre et
prirent, suivant l'usage, celui de proconsuls.