LVI - La guerre civile et la dictature de César jusqu'à la mort de Pompée |
IV - LA GUERRE EN EPIRE ET EN THESSALIE, PHARSALE
(49-48)
A la fin d'octobre 49, César arriva à Brindes,
rendez-vous de ses troupes, afin de passer de là en
Epire. Pompée avait eu une année entière
pour faire ses préparatifs. Aussi avait-il
rassemblé une flotte considérable fournie par
l'Asie, les Cyclades, Corcyre, Athènes, le Pont, la
Bithynie, la Syrie, la Cilicie, la Phénicie, l'Egypte.
Partout on avait construit des navires et levé de
grosses sommes sur les princes, les tétrarques, les
peuples libres, et les compagnies fermières des
impôts dans les provinces dont il était le
maître.
Il avait neuf légions de citoyens romains, dont cinq
venues avec lui d'Italie, une de vétérans de
Sicile, qu'il appelait Gemella, parce qu'elle était
formée de deux autres ; une de Crète et de
Macédoine, composée de vétérans
qui, licenciés par les généraux
précédents, s'étaient établis
dans ces provinces, et deux que Lentulus avait levées
en Asie. De nombreuses recrues lui étaient venues de
la Thessalie, de la Béotie, de l'Achaïe, de
l'Epire, et il avait joint à ces troupes les soldats
qui restaient de l'armée de C. Antonius. Il attendait
deux autres légions que Scipion lui amenait de Syrie ;
il avait trois mille archers de Crète, de Sparte, du
Pont, de la Syrie ; deux cohortes de frondeurs de six cents
hommes chacune ; sept mille chevaux, dont six cents de la
Galatie avec Dejotarus, cinq cents de la Cappadoce avec
Ariobarzane, autant de la Thrace, ceux-ci commandés
par le fils de Cotys ; deux cents lui étaient venus
des bords de la Propontide sous les ordres de
Rascipolis, homme d'un rare courage. Pompée le
fils avait amené sur la flotte cinq cents cavaliers
gaulois et germains que Gabinius avait laissés
à Alexandrie pour la garde de Ptolémée,
et huit cents levés parmi ses esclaves et ses
pâtres ; les tétrarques de Galatie en avaient
fourni trois cents, le Syrien Antiochus de Commagène
deux cents ; la plupart étaient des archers à
cheval. Il avait encore des Phrygiens, des Besses, en partie
soudoyés, en partie volontaires ; des
Macédoniens, des Thessaliens et des gens d'autres
pays.
Il avait tiré une grande quantité de vivres de
la Thessalie, de l'Asie, de l'Egypte, de Crète, du
pays de Cyrène et d'autres contrées. Son
dessein était de passer l'hiver à Dyrrachium,
à Apollonie et dans les autres villes maritimes, afin
d'interdire l'entrée de la Grèce ; et dans ce
même but il avait disposé sa flotte, qui ne
comptait pas moins de six cents navires, tout le long de la
côte. L'immensité de ces ressources explique
pourquoi Pompée avait si facilement abandonné
l'Italie à son rival.
César n'avait à citer parmi ses auxiliaires ni
tant de peuples ni tant de rois. Cependant, sans parler de la
légion de l'Alouette ni des secours fournis par les
cités gauloises et espagnoles, par les Cisalpins et
les peuples d'Italie, il avait enrôlé des
cavaliers germains, dont il avait maintes fois
éprouvé le courage ; et sans doute que
l'exemple de ce roi du Noricum, qui lui avait envoyé
des troupes dès le début de la guerre, avait
été suivi par d'autres chefs des bords du Rhin
et du Danube. C'était donc l'Orient et l'Occident qui
allaient se trouver aux prises et combattre, non pour un
sénat et une liberté qu'on ne connaissait plus,
mais pour César ou Pompée, que chacune des deux
grandes portions de l'empire voulait avoir pour maître,
après les avoir eus tour à tour pour
conquérants et pour bienfaiteurs. Toutefois les forces
ne semblaient pas égales. César n'avait ni
flotte, ni argent, ni magasins, et ses troupes étaient
moins nombreuses ; mais depuis dix ans elles vivaient sous la
tente ; leur dévouement à sa personne
était sans bornes, comme leur confiance en sa fortune.
Nuls travaux, nulles fatigues, ne pouvaient les effrayer, et
elles avaient ce qui double le nombre, l'habitude de vaincre.
Si l'armée de Pompée était plus forte,
il y avait moins de discipline dans les soldats, point
d'obéissance dans les chefs. A voir dans le camp ces
costumes étranges, à écouter ces
commandements donnés en vingt langues, on eût
pris les légions pompéiennes pour une de ces
armées asiatiques auxquelles le sol de l'Europe fut
toujours fatal. Au prétoire, autre spectacle : tant de
magistrats et de sénateurs gênaient le chef,
quoiqu'on lui eût donné pouvoir de
décider souverainement de toutes choses. Puisque l'on
combattait, disait-on, pour la république, il fallait
bien que le généralissime montrât aux
pères conscrits, constitués en conseil à
Thessalonique, une déférence qui serait de bon
augure et de bon exemple ; mais cette déférence
s'accordait-elle avec les nécessités de la
guerre ?
Les anciens n'aimaient pas à naviguer l'hiver. Aussi,
bien qu'entre Brindes et Dyrrachium la traversée
fût seulement de vingt-quatre heures, Pompée ne
s'attendait à être attaqué qu'au
printemps, et il avait mis ses troupes en quartiers dans la
Thessalie et la Macédoine. Il pensait que son
adversaire n'oserait s'embarquer dans la saison rigoureuse.
Ce fut cette rigueur même de la saison qui
décida César. Avec sa flotte de transport, il
ne pouvait passer que par surprise, et cette surprise
n'était possible qu'en hiver, alors que les escadres
pompéiennes s'étaient mises à l'abri du
gros temps dans les ports ; au printemps, leurs nombreuses
croisières auraient barré la route.
Malgré son infériorité numérique
et une mer dangereuse, César prit donc encore
l'offensive. Le 4 janvier 48 (5 novembre 49), il embarqua sur
des navires de transport sept légions, qui ne
formaient que quinze mille fantassins et cinq cents
cavaliers. S'il eût rencontré la flotte
pompéienne, c'en était fait de lui ; mais,
comme il l'avait pensé, les galères
pompéiennes, vides de soldats et de matelots, se
balançaient tranquillement sur leurs ancres, dans les
rades d'Oricum et de Corcyre : son coup d'audace était
encore un calcul. Les sept légions passèrent
sans rencontrer un vaisseau ennemi et
débarquèrent au pied des monts
Acrocérauniens dans la rade de Paleassa (Paljassa). On
sut qu'il était arrivé avant d'apprendre qu'il
était parti. L'amiral de Pompée était le
malheureux consulaire que la fortune opposait toujours
à César, et dont le sort fut d'être
toujours aussi trompé par lui. Bibulus, accouru trop
tard, se vengea sur les navires que César renvoyait
à vide, pour prendre à Brindes Antoine et le
reste de ses troupes ; il en enleva trente, qu'il brûla
avec les pilotes et les matelots. Puis, pour expier sa
négligence, il ne voulut plus descendre de son
vaisseau et se donna de telles fatigues à surveiller
la côte et la mer, qu'il fut saisi d'un mal qui
l'emporta.
La première ville que César rencontra fut
Oricum (Eriko). L'officier pompéien qui y commandait
voulait la défendre, mais les habitants
déclarèrent qu'ils ne pouvaient combattre un
consul du peuple romain, et ils ouvrirent leurs portes ;
à Apollonie, à l'embouchure de l'Aoüs
(Voiussa), même résolution. Il attachait plus
d'importance à la possession de Dyrrachium (Durazzo),
à cause de son port, le meilleur de cette côte,
et de sa forte position ; apprenant que Pompée l'avait
prévenu en y établissant ses magasins, il
s'arrêta sur les bords de l'Apsos (Beratino), pour
couvrir les places qui s'étaient données
à lui, et les cantons de l'Epire, d'où il
tirait ses approvisionnements.
Cette fois encore il proposa la paix, moins dans l'espoir
qu'elle se ferait que pour se concilier l'opinion publique.
Il écrivit à Pompée : «Tu as perdu
l'Italie, la Sicile, les deux Espagnes et cent trente
cohortes de citoyens romains ; moi, j'ai à regretter
Curion et mon armée d'Afrique. Nous savons donc tous
deux que la fortune de la guerre a des chances diverses, et
puisque nous sommes encore égaux en forces, soumettons
notre différend au sénat et au peuple, et, en
attendant, licencions nos armées».
César ne risquait rien à faire ces
propositions. Comme dictateur, il avait
complété le sénat de manière
à n'avoir rien à craindre des sénateurs
pompéiens ; et consul en charge, il restait, pour
toute l'année 48, maître de la situation. Du
reste Pompée ne mit pas son
désintéressement à l'épreuve : il
refusa, et César rapporte des paroles de lui qui ne
peuvent avoir été sa réponse officielle,
mais qui expriment certainement sa pensée
secrète : Que dira-t-on de moi lorsqu'on me verra
rentrer sans un soldat dans cette Italie que j'ai
quittée à la tête d'une puissante
armée ? Et qu'ai-je à faire d'une patrie, de la
vie même que je devrais à César
?
Un jour, Vatinius, pour César, Labienus, pour
Pompée, discutaient à haute voix, entre les
deux armées, les conditions d'un accommodement. Les
soldats écoutaient ; ils pouvaient prendre au
sérieux ces grands mots de guerre impie, de patrie en
larmes, et forcer leurs chefs à traiter ; tout
à coup une grêle de traits, au dire de
César, partit des rangs pompéiens, et Labienus
rompit la conférence en s'écriant : «La
paix ! Vous ne l'aurez que quand vous nous apporterez la
tête de César». Il est certain que les
pompéiens, si César ne les a pas
calomniés, ne rêvaient que massacres : un navire
parti de Brindes ayant été pris en mer, tous
ceux qui le montaient furent égorgés ; le mot
de Cicéron rapporté plus haut donne
créance à ces récits.
Cependant de pressants messages ordonnaient à Antoine
de passer le détroit au premier vent favorable ; mais
les jours s'écoulaient, et Antoine n'arrivait pas. On
raconte que César, peu accoutumé à ces
lenteurs, voulut aller lui-même chercher ses
légions, et qu'un soir il sortit seul de son camp,
monta sur une barque du fleuve, et ordonna au pilote de
cingler vers la haute mer. Un vent contraire, qui souffla
presque aussitôt, refoulait les vagues, et le pilote,
effrayé par la tempête, refusait d'avancer :
Que crains-tu ? lui aurait dit son passager inconnu,
tu portes César et sa fortune ! Tous ces
fondateurs d'empire croient ou feignent de croire à
une fatalité qui les protège jusqu'à ce
qu'ils aient accompli l'oeuvre pour laquelle ils se
prétendent appelés. Il fallut pourtant, si
l'anecdote est vraie, malgré le silence des
Commentaires, regagner le bord ; mais la
tempête, une autre fois, le servit. Depuis la mort de
Bibulus la flotte pompéienne était sans chef ;
par une malheureuse faiblesse, ou pour ne pas confier
à un autre consulaire, peut-être moins docile et
moins sûr, un commandement si important, Pompée
laissa les huit lieutenants de Bibulus conduire à leur
gré les escadres. Ils ne s'accordèrent pas ; la
surveillance fut moins active, et un jour que soufflait avec
force le vent du midi, Antoine arriva en quelques heures en
vue d'Apollonie avec quatre légions et huit cents
cavaliers. Poussé par la tempête, il
dépassa Dyrrachium et ne put aborder qu'au port de
Nymphée, à cent milles au moins du camp de
César. Deux de ses navires avaient été
coupés par l'ennemi ; l'un portait deux cent vingt
recrues qui, malades de la mer, se rendirent, et,
malgré la promesse qu'ils auraient la vie sauve,
furent égorgés ; l'autre portait deux cents
vétérans : ils forcèrent le pilote
à jeter le navire à la côte et furent
sauvés. Pompée se trouvait entre les deux
armées césariennes ; il lui eût
été facile d'accabler Antoine. Il l'essaya,
mais avec les lenteurs qui permirent aux deux chefs
d'opérer leur jonction (avril 48).
Le mouvement des pompéiens les avait
éloignés de Dyrrachium. César leur
déroba une marche et vint se poster entre eux et cette
ville qui était leur place d'armes. Ils le suivirent
et campèrent sur le mont Petra, d'où ils
conservaient leurs communications avec la mer. Alors
commença une lutte de quatre mois. César, ne
pouvant amener son rival à une action décisive,
conçut l'audacieuse pensée d'enfermer, dans une
ligne de postes retranchés, une armée qui lui
était supérieure en nombre. A Alésia et
en Espagne, cette manoeuvre lui avait réussi, parce
qu'il avait pu affamer ses adversaires. Ici ce
résultat était impossible, puisque
l'armée pompéienne était maîtresse
de la mer. Ses vétérans, toujours admirables,
commencèrent de gigantesques travaux avec leur
activité ordinaire. Chacune des collines qui
entouraient le camp pompéien fut couverte d'un fort,
et des lignes de communication les relièrent entre
elles. Deux motifs l'avaient décidé à
suivre ce plan : comme la nombreuse cavalerie de ses
adversaires rendait, dans un pays ruiné, les
approvisionnements difficiles, il voulait les enfermer, afin
d'avoir lui-même ses mouvements libres pour aller au
fourrage ; et puis il tenait à montrer au monde le
grand Pompée emprisonné dans son camp et
n'osant combattre.
Napoléon a jugé sévèrement ces
manoeuvres : Elles étaient extrêmement
téméraires, dit-il ; aussi César en
fut il puni. Comment pouvait-il espérer de se
maintenir avec avantage le long d'une ligne de
contrevallation de six lieues, entourant une armée qui
avait l'avantage d'être maîtresse de la mer et
d'occuper une position centrale ? Après des travaux
immenses il échoua, fut battu, perdit l'élite
de ses troupes, et fut contraint de quitter ce champ de
bataille. Pompée lui avait opposé une ligne de
circonvallation protégée par vingt-quatre
forts, et qu'il agrandissait sans cesse pour forcer son
adversaire à s'affaiblir en s'étendant. Tous
les jours des escarmouches avaient lieu entre les
travailleurs des deux armées. Une fois la
neuvième légion fut tout entière
engagée, et Pompée crut un instant saisir la
victoire. Mais les vétérans soutinrent leur
réputation et repoussèrent l'ennemi. Dans une
de ces attaques journalières dont chaque colline
était le théâtre, un fort fut
cerné ; l'ennemi y lança tant de projectiles
qu'il ne s'y trouva pas un soldat sans blessure. Ils
montrèrent avec orgueil à César trente
mille flèches qu'ils avaient ramassées et le
bouclier d'un de leurs centurions percé de cent vingt
coups.
On a remarqué que nos soldats manquaient de vivres
quand ils gagnèrent leurs plus belles victoires. Ceux
de César aussi étaient habitués à
la disette, qu'amenaient la rapidité et l'audace de
ses manoeuvres. Nulle part ils n'en souffrirent comme
à Dyrrachium. César avait bien envoyé
des détachements dans l'Epire, l'Etolie, la Thessalie
et jusqu'en Macédoine ; mais on ne pouvait tirer que
de rares et maigres convois de ces pays,
épuisés par la présence de tant
d'armées, et où l'on se battait
déjà, car Metellus Scipion y était
arrivé avec ses deux légions. Les soldats en
vinrent à broyer des racines pour en faire une sorte
de pâte, et quand les pompéiens les raillaient
sur leur disette, ils leur jetaient de ces pains, en leur
criant qu'ils mangeraient l'écorce des arbres
plutôt que de laisser échapper Pompée.
Celui-ci avait du blé en abondance, mais il manquait
d'eau et de fourrages ; César avait
détourné les ruisseaux qui descendaient des
montagnes, et les pompéiens étaient
réduits à l'eau saumâtre du rivage. Aussi
les bêtes de somme, les chevaux, périssaient en
foule, et les exhalaisons qui sortaient de tant de cadavres
infectaient l'air et causaient des maladies qui tuaient
beaucoup de monde. Un jour enfin que Pompée crut avoir
trouvé une occasion favorable, il prépara,
conduit par des transfuges, une attaque de nuit et faillit
enlever toute une légion campée au bord de la
mer. Antoine ne parvint à la sauver qu'après
qu'elle eut subi de grandes pertes. Pour réparer cet
échec sur l'heure même, César, à
la tête de trente-trois cohortes, pénétra
dans le camp ennemi. Mais son aile droite s'étant
trompée de route laissa entre elle et l'aile gauche un
vide dans lequel Pompée se jeta ; les césariens
rompus s'enfuirent en désordre ; en vain César
allait au-devant des fuyards : une terreur panique avait
saisi ses troupes, il fut entraîné
lui-même, et laissa aux mains de l'ennemi trente-deux
enseignes.
Ce jour-là Pompée aurait pu finir la guerre. La
facilité du succès lui fit redouter une
embuscade, et il n'osa poursuivre sa victoire. On la vanta
cependant comme une affaire décisive, et, en
l'annonçant à toutes les provinces, il reprit
le titre d'imperator. Décidément,
disait-on dans son camp, César a gagné à
peu de frais sa renommée ; il a pu vaincre des
Barbares, mais il a fui devant des légions romaines ;
c'est à la trahison qu'il a dû en Espagne tous
ses succès. On avait fait quelques prisonniers :
Labienus, qui tenait à prouver son zèle
à ses nouveaux amis, les réclama, et,
après les avoir promenés par dérision
autour de son camp, il les fit égorger en leur disant
: Eh quoi ! Mes compagnons, les vétérans
ont-ils donc appris à fuir ! Caton avait fait
décréter par le sénat pompéien
qu'aucune ville ne serait pillée, aucun citoyen mis
à mort hors du champ de bataille : il se voila la
tête pour ne pas voir comment les chefs militaires,
quand l'épée est tirée, obéissent
aux décrets du pouvoir civil (mai et juin 48).
Tandis que les pompéiens déclaraient la guerre
terminée, les légions césariennes,
bientôt revenues de leur effroi, demandaient
elles-mêmes qu'on punît les coupables, et
voulaient retourner au combat. Mais César avait
d'autres desseins. Sa position n'était plus tenable :
les vivres allaient lui manquer, et Scipion approchait ; en
allant au-devant de ce chef, il entraînerait
certainement à sa suite l'ennemi devenu confiant, et
peut-être trouverait-il une occasion de livrer
bataille. Dans tous les cas, il gagnerait de l'espace, il
ramasserait des vivres, et éloignerait les
pompéiens de leur flotte. Enfin la guerre de
siège ayant échoué, il fallait tenter
celle de campagne, qui présentait mille incidents dont
le plus habile saurait profiter. Laissant donc à
Apollonie ses blessés et ses malades, il traversa
l'Epire, et par Gomphi, qu'il saccagea, parce qu'elle lui
avait fermé ses portes, il entra dans la Thessalie.
Toutes les villes de la vallée du Pénée,
excepté Larisse, se donnèrent à lui, et
ses soldats se trouvèrent, en ce fertile pays, dans
une abondance qu'ils n'avaient pas connue depuis leur
départ de Brindes.
Comme il l'avait prévu, Pompée le suivit,
malgré les conseils d'Afranius, qui voulait qu'on
regagnât l'Italie. Caton et Cicéron avaient
été laissés à Dyrrachium avec les
bagages ; la surveillance et les regrets républicains
du premier, l'humeur chagrine du second, gênaient
l'imperator. Mécontent de lui-même et des
autres, Cicéron n'avait apporté dans le camp
que son esprit railleur, son découragement et ses
craintes trop légitimes des proscriptions qui
suivraient la victoire ; il regrettait les laborieux loisirs
de ses villas, Tusculanenses dies, et il avait
volontiers laissé partir cette armée où
on le traitait de prophète de malheur.
Scipion, envoyé par Pompée en Asie pour y
recevoir des soldats et de l'argent, avait perdu beaucoup de
temps en Syrie et dans l'Asie Mineure, vivant grassement dans
ces riches provinces, qui, s'il en faut croire César,
eurent alors à souffrir des maux presque aussi grands
que du temps de Sylla. Un ordre formel de Pompée
l'obligea enfin à quitter son quartier
général de Pergame, mais il marcha encore avec
lenteur. Son entrée en ligne pendant les combats
devant Dyrrachium aurait pu changer en désastre
l'échec de l'armée consulaire. César eut
le loisir d'envoyer Cassius Longinus avec une légion
en Thessalie pour en fermer la porte, la vallée de
Tempé, et Domitius Calvinus, avec deux autres
légions, en Macédoine, où il occupa
fortement la vallée de l'Haliacmon. De là il
tint sous sa surveillance la grande voie militaire, via
Egnatia, que Scipion suivait et qui l'aurait conduit de
Thessalonique à Dyrrachium. Le général
pompéien alla droit à Calvinus ; mais,
arrivé dans son voisinage, il lui déroba une
marche, en laissant devant les césariens ses bagages,
dans un camp fortifié que gardèrent huit
cohortes, et il marcha sur Cassius. Celui-ci, effrayé
à l'apparition sur ses derrières des cavaliers
thraces du roi Cotys qui semblent avoir franchi l'Olympe par
des sentiers, se replia de Tempé sur les hauteurs du
Pinde. Scipion était donc libre d'entrer en Thessalie
quand il lui conviendrait d'y passer. Mais il risquait, en
s'y engageant, de livrer sa ligne d'approvisionnement et de
retraite aux césariens de Macédoine ; il resta
dans cette province et dans la vallée de Tempé,
jusqu'à ce que Calvinus eût levé son camp
pour rejoindre César, vers les sources du
Pénée.
Pompée avait de son côté rallié,
vers Larisse, les légions de son beau-père. Il
voulait encore traîner la guerre en longueur pour
épuiser son ennemi, mais les jeunes nobles qui
l'entouraient trouvaient cette campagne bien longue, et tant
de circonspection leur était suspect. S'il ne se
décide pas à combattre, disait-on, c'est pour
garder son commandement, tout fier qu'il est de traîner
à sa suite des consulaires et des prétoriens.
On l'appelait Agamemnon, le roi des rois ; et Favonius
s'écriait qu'on ne mangerait pas cette année de
figues de Tusculum, parce que Pompée ne voulait pas si
vite abdiquer. L'impatience s'accroissait encore de la
certitude qu'on avait de triompher sans peine.
Déjà l'on se disputait les dignités,
comme si l'on eût été à Rome,
à la veille des comices, et quelques-uns envoyaient
retenir les maisons le plus en vue autour du Forum, celles
d'où l'on pourrait le mieux briguer ; on
désignait les consuls pour les années
suivantes, et l'on se partageait les dépouilles des
césariens. On commencerait par une proscription
générale qui serait accomplie judiciairement,
comme il convenait à des hommes qui se battaient pour
la défense des lois ; même ils avaient
arrêté la forme du jugement. On était
moins d'accord sur le partage du butin. Fannius voulait les
biens d'Atticus, Lentulus ceux d'Hortensius et les jardins de
César. Les plus sages devenaient aveugles : Domitius,
Scipion, Lentulus Spinther, se disputaient chaque jour avec
aigreur le grand pontificat de César. Les chances se
balançaient entre ces trois candidats, car, si
Lentulus avait pour lui son âge et ses services,
Domitius jouissait d'un grand crédit, et Scipion
était beau-père de Pompée !
Ainsi, dit celui qui fit évanouir ces folles
espérances, au lieu de s'occuper des moyens de
vaincre, ils ne pensaient tous qu'à la manière
dont ils exploiteraient la victoire.
Pressé par les clameurs de ces nobles qu'il ne savait
pas plier à l'obéissance, Pompée se
décida à livrer bataille près de
Pharsale, aux mêmes lieux où, cent cinquante ans
auparavant, Rome avait conquis la Grèce et tout
l'Orient hellénique (Cynocéphales). A la vue de
ses cohortes se déployant dans la plaine, César
s'écria joyeux : Enfin donc le voilà venu ce
jour où nous aurons à combattre, non plus la
faim, mais des hommes ! Et aussitôt il
s'avança pour reconnaître la ligne ennemie,
formée de quarante-sept mille fantassins et de sept
mille cavaliers, sans parler des auxiliaires que l'on ne
comptait pas. La droite s'appuyait à un ruisseau dont
les bords escarpés rendaient une attaque difficile ;
aussi Pompée avait-il jugé cette position avez
forte pour porter toute sa cavalerie à la gauche.
Massée sur ce point, elle déborderait
facilement l'ennemi, le prendrait en flanc, le tournerait, et
assurerait le succès de la journée.
César comprit le dessein de son adversaire, et ce fut
sur cette attaque prévue qu'il compta pour vaincre. Il
n'avait que vingt-deux mille légionnaires et seulement
mille cavaliers. Contre l'habitude, il forma de son
armée quatre ligues d'inégale étendue :
les deux premières devaient aborder l'ennemi, la
troisième servir de réserve, et la
quatrième faire face en arrière contre la
cavalerie qui allait assaillir sa droite. Il avertit les
vétérans des six cohortes qu'il plaça
obliquement de ce côté que de leur courage et de
leur sang-froid dépendrait la victoire :
Soldat, leur cria-t-il, frappe au visage ! Il
savait, a-t-on dit, que les jeunes nobles qui allaient mener
la charge craindraient plus la difformité d'une
blessure que le déshonneur de la fuite. En
réalité, l'ordre de garder leur pilum,
afin d'en frapper de près l'ennemi au visage,
était un avis bien conçu pour combattre des
cavaliers couverts d'armes défensives que n'avaient
pas eues les cavaliers gaulois, contre lesquels ses
légionnaires s'étaient jusqu'à
présent battus.
Antoine commandait l'aile droite, Sylla la gauche, Calvinus
le centre de sa personne ; il se plaça au milieu de sa
dixième légion, célèbre par le
dévouement qu'elle lui avait toujours montré,
et que les cavaliers de Pompée lui avaient promis
d'écraser sous les pieds de leurs chevaux. Le mot
d'ordre de son armée était Vénus
victorieuse, la déesse à qui nul ne
résiste ; celui de l'armée pompéienne,
Hercule invincible, que deux fois pourtant, par
Omphale et Déjanire, Vénus avait vaincu, et
qu'elle allait vaincre encore par César.
Pompée avait ordonné aux siens d'attendre le
choc sans s'ébranler, espérant que par la
course les césariens arriveraient
épuisés et en désordre. Mais quand ils
virent leurs adversaires rester immobiles, d'eux-mêmes
les vétérans s'arrêtèrent,
reprirent haleine, puis s'avancèrent encore au pas de
course et en ligne, lancèrent leurs javelots et
attaquèrent à l'épée. Pendant que
l'action s'engageait sur le front de bataille, la cavalerie
pompéienne rompait celle de l'ennemi et tournait son
aile droite. César donne alors le signal à la
quatrième ligne, qui charge avec tant de vigueur, que
les cavaliers, surpris de cette attaque imprévue,
tournent bride et s'enfuient. Du même pas les cohortes
se portent sur la gauche ennemie qu'ils enveloppent ;
César saisit cet instant pour lancer sa réserve
toute fraîche, et les pompéiens, brisés
par le choc, se débandent. Pompée avait
quitté le champ de bataille, lorsqu'il avait vu sa
cavalerie repoussée, et il s'était
retiré dans sa tente désespéré.
Tout à coup il entend des clameurs qui s'approchent :
c'est César qui mène ses soldats victorieux
à l'attaque des retranchements. Quoi,
s'écrie le malheureux général, jusque
dans mon camp ! Il jette les insignes du commandement,
saute sur un cheval, et se sauve par la porte
Décumane. On trouva dans le camp, sous des tentes
ornées de lierre et couvertes de frais gazon, des
tables toutes dressées, des buffets chargés de
vaisselle d'argent, des amphores pleines de vin : tous les
apprêts d'un festin joyeux. Et ceux qui se permettaient
ce luxe frivole, dit le vainqueur, osaient accuser de
mollesse cette armée de César, si pauvre et si
forte, à qui même le nécessaire avait
toujours manqué (9 août - 6 juin 48).
Malgré les efforts de César pour arrêter
le massacre, quinze mille six cents hommes étaient
tués, mais pas un chef : Domitius seul périt en
fuyant. «Ils l'ont voulu, disait-il, en traversant ce
champ de carnage ! Après tout ce que j'ai fait pour la
république, j'eusse été condamné
comme criminel si je n'en avais pas appelé à
mon armée». Sa clémence ne se
démentit pas. Dès que le succès fut
décidé, il défendit qu'on tuât un
seul citoyen et reçut en grâce tous les captifs
qui implorèrent sa pitié. Ceux mêmes qui
l'avaient éprouvée déjà n'avaient
besoin que d'un intercesseur pour être encore
pardonnés. Dans la tente de Pompée, il trouva
sa correspondance ; elle pouvait lui livrer de très
utiles révélations : il la brûla sans la
lire. L'histoire serait plus curieuse. Les peuples et les
princes qui avaient pris parti pour son rival tremblaient :
il les rassura. Les Athéniens, peu faits pour ces
combats de géants, étaient venus prêter
à Pompée leur débile assistance, au lieu
d'accepter la neutralité que les deux partis leur
offraient. César tenait à gagner la ville qui
savait parler ; quand ses députés parurent en
suppliants devant lui, il se contenta de leur dire : Que
de fois déjà la gloire de vos pères vous
a sauvés !
Sans donner à ses troupes le temps de piller les
richesses éparses dans le camp pompéien,
César les entraîna à la poursuite de
l'ennemi dont il cerna les derniers débris sur une
montagne : vingt-quatre mille hommes furent pris. Le
lendemain l'armée entière décerna le
prix de la valeur à César, à la
dixième légion et à un centurion. Au
moment de donner le signal du combat, César avait
reconnu ce vétéran et, l'appelant par son nom,
lui avait dit : «Eh bien, Crastinus, avons-nous bon
courage ? les battrons-nous ? - Nous vaincrons avec gloire,
César, avait-il répondu, d'une voix forte, et
aujourd'hui vous me louerez vivant ou mort». A ces
mots, il avait marché en avant, et cent vingt hommes
de la cohorte s'étaient élancés avec lui
pour porter les premiers coups. Après de brillants
exploits, il était tombé. César fit
chercher son cadavre, le couvrit des récompenses
militaires qu'il avait si bien gagnées, et lui dressa
un tombeau particulier à côté de la fosse
où les autres morts furent couchés.