LVI - La guerre civile et la dictature de César jusqu'à la mort de Pompée

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IV - LA GUERRE EN EPIRE ET EN THESSALIE, PHARSALE (49-48)

A la fin d'octobre 49, César arriva à Brindes, rendez-vous de ses troupes, afin de passer de là en Epire. Pompée avait eu une année entière pour faire ses préparatifs. Aussi avait-il rassemblé une flotte considérable fournie par l'Asie, les Cyclades, Corcyre, Athènes, le Pont, la Bithynie, la Syrie, la Cilicie, la Phénicie, l'Egypte. Partout on avait construit des navires et levé de grosses sommes sur les princes, les tétrarques, les peuples libres, et les compagnies fermières des impôts dans les provinces dont il était le maître.

Il avait neuf légions de citoyens romains, dont cinq venues avec lui d'Italie, une de vétérans de Sicile, qu'il appelait Gemella, parce qu'elle était formée de deux autres ; une de Crète et de Macédoine, composée de vétérans qui, licenciés par les généraux précédents, s'étaient établis dans ces provinces, et deux que Lentulus avait levées en Asie. De nombreuses recrues lui étaient venues de la Thessalie, de la Béotie, de l'Achaïe, de l'Epire, et il avait joint à ces troupes les soldats qui restaient de l'armée de C. Antonius. Il attendait deux autres légions que Scipion lui amenait de Syrie ; il avait trois mille archers de Crète, de Sparte, du Pont, de la Syrie ; deux cohortes de frondeurs de six cents hommes chacune ; sept mille chevaux, dont six cents de la Galatie avec Dejotarus, cinq cents de la Cappadoce avec Ariobarzane, autant de la Thrace, ceux-ci commandés par le fils de Cotys ; deux cents lui étaient venus des bords de la Propontide sous les ordres de Rascipolis, homme d'un rare courage. Pompée le fils avait amené sur la flotte cinq cents cavaliers gaulois et germains que Gabinius avait laissés à Alexandrie pour la garde de Ptolémée, et huit cents levés parmi ses esclaves et ses pâtres ; les tétrarques de Galatie en avaient fourni trois cents, le Syrien Antiochus de Commagène deux cents ; la plupart étaient des archers à cheval. Il avait encore des Phrygiens, des Besses, en partie soudoyés, en partie volontaires ; des Macédoniens, des Thessaliens et des gens d'autres pays.

Il avait tiré une grande quantité de vivres de la Thessalie, de l'Asie, de l'Egypte, de Crète, du pays de Cyrène et d'autres contrées. Son dessein était de passer l'hiver à Dyrrachium, à Apollonie et dans les autres villes maritimes, afin d'interdire l'entrée de la Grèce ; et dans ce même but il avait disposé sa flotte, qui ne comptait pas moins de six cents navires, tout le long de la côte. L'immensité de ces ressources explique pourquoi Pompée avait si facilement abandonné l'Italie à son rival.

César n'avait à citer parmi ses auxiliaires ni tant de peuples ni tant de rois. Cependant, sans parler de la légion de l'Alouette ni des secours fournis par les cités gauloises et espagnoles, par les Cisalpins et les peuples d'Italie, il avait enrôlé des cavaliers germains, dont il avait maintes fois éprouvé le courage ; et sans doute que l'exemple de ce roi du Noricum, qui lui avait envoyé des troupes dès le début de la guerre, avait été suivi par d'autres chefs des bords du Rhin et du Danube. C'était donc l'Orient et l'Occident qui allaient se trouver aux prises et combattre, non pour un sénat et une liberté qu'on ne connaissait plus, mais pour César ou Pompée, que chacune des deux grandes portions de l'empire voulait avoir pour maître, après les avoir eus tour à tour pour conquérants et pour bienfaiteurs. Toutefois les forces ne semblaient pas égales. César n'avait ni flotte, ni argent, ni magasins, et ses troupes étaient moins nombreuses ; mais depuis dix ans elles vivaient sous la tente ; leur dévouement à sa personne était sans bornes, comme leur confiance en sa fortune. Nuls travaux, nulles fatigues, ne pouvaient les effrayer, et elles avaient ce qui double le nombre, l'habitude de vaincre. Si l'armée de Pompée était plus forte, il y avait moins de discipline dans les soldats, point d'obéissance dans les chefs. A voir dans le camp ces costumes étranges, à écouter ces commandements donnés en vingt langues, on eût pris les légions pompéiennes pour une de ces armées asiatiques auxquelles le sol de l'Europe fut toujours fatal. Au prétoire, autre spectacle : tant de magistrats et de sénateurs gênaient le chef, quoiqu'on lui eût donné pouvoir de décider souverainement de toutes choses. Puisque l'on combattait, disait-on, pour la république, il fallait bien que le généralissime montrât aux pères conscrits, constitués en conseil à Thessalonique, une déférence qui serait de bon augure et de bon exemple ; mais cette déférence s'accordait-elle avec les nécessités de la guerre ?

Les anciens n'aimaient pas à naviguer l'hiver. Aussi, bien qu'entre Brindes et Dyrrachium la traversée fût seulement de vingt-quatre heures, Pompée ne s'attendait à être attaqué qu'au printemps, et il avait mis ses troupes en quartiers dans la Thessalie et la Macédoine. Il pensait que son adversaire n'oserait s'embarquer dans la saison rigoureuse. Ce fut cette rigueur même de la saison qui décida César. Avec sa flotte de transport, il ne pouvait passer que par surprise, et cette surprise n'était possible qu'en hiver, alors que les escadres pompéiennes s'étaient mises à l'abri du gros temps dans les ports ; au printemps, leurs nombreuses croisières auraient barré la route. Malgré son infériorité numérique et une mer dangereuse, César prit donc encore l'offensive. Le 4 janvier 48 (5 novembre 49), il embarqua sur des navires de transport sept légions, qui ne formaient que quinze mille fantassins et cinq cents cavaliers. S'il eût rencontré la flotte pompéienne, c'en était fait de lui ; mais, comme il l'avait pensé, les galères pompéiennes, vides de soldats et de matelots, se balançaient tranquillement sur leurs ancres, dans les rades d'Oricum et de Corcyre : son coup d'audace était encore un calcul. Les sept légions passèrent sans rencontrer un vaisseau ennemi et débarquèrent au pied des monts Acrocérauniens dans la rade de Paleassa (Paljassa). On sut qu'il était arrivé avant d'apprendre qu'il était parti. L'amiral de Pompée était le malheureux consulaire que la fortune opposait toujours à César, et dont le sort fut d'être toujours aussi trompé par lui. Bibulus, accouru trop tard, se vengea sur les navires que César renvoyait à vide, pour prendre à Brindes Antoine et le reste de ses troupes ; il en enleva trente, qu'il brûla avec les pilotes et les matelots. Puis, pour expier sa négligence, il ne voulut plus descendre de son vaisseau et se donna de telles fatigues à surveiller la côte et la mer, qu'il fut saisi d'un mal qui l'emporta.

La première ville que César rencontra fut Oricum (Eriko). L'officier pompéien qui y commandait voulait la défendre, mais les habitants déclarèrent qu'ils ne pouvaient combattre un consul du peuple romain, et ils ouvrirent leurs portes ; à Apollonie, à l'embouchure de l'Aoüs (Voiussa), même résolution. Il attachait plus d'importance à la possession de Dyrrachium (Durazzo), à cause de son port, le meilleur de cette côte, et de sa forte position ; apprenant que Pompée l'avait prévenu en y établissant ses magasins, il s'arrêta sur les bords de l'Apsos (Beratino), pour couvrir les places qui s'étaient données à lui, et les cantons de l'Epire, d'où il tirait ses approvisionnements.

Cette fois encore il proposa la paix, moins dans l'espoir qu'elle se ferait que pour se concilier l'opinion publique. Il écrivit à Pompée : «Tu as perdu l'Italie, la Sicile, les deux Espagnes et cent trente cohortes de citoyens romains ; moi, j'ai à regretter Curion et mon armée d'Afrique. Nous savons donc tous deux que la fortune de la guerre a des chances diverses, et puisque nous sommes encore égaux en forces, soumettons notre différend au sénat et au peuple, et, en attendant, licencions nos armées».

César ne risquait rien à faire ces propositions. Comme dictateur, il avait complété le sénat de manière à n'avoir rien à craindre des sénateurs pompéiens ; et consul en charge, il restait, pour toute l'année 48, maître de la situation. Du reste Pompée ne mit pas son désintéressement à l'épreuve : il refusa, et César rapporte des paroles de lui qui ne peuvent avoir été sa réponse officielle, mais qui expriment certainement sa pensée secrète : Que dira-t-on de moi lorsqu'on me verra rentrer sans un soldat dans cette Italie que j'ai quittée à la tête d'une puissante armée ? Et qu'ai-je à faire d'une patrie, de la vie même que je devrais à César ?

Un jour, Vatinius, pour César, Labienus, pour Pompée, discutaient à haute voix, entre les deux armées, les conditions d'un accommodement. Les soldats écoutaient ; ils pouvaient prendre au sérieux ces grands mots de guerre impie, de patrie en larmes, et forcer leurs chefs à traiter ; tout à coup une grêle de traits, au dire de César, partit des rangs pompéiens, et Labienus rompit la conférence en s'écriant : «La paix ! Vous ne l'aurez que quand vous nous apporterez la tête de César». Il est certain que les pompéiens, si César ne les a pas calomniés, ne rêvaient que massacres : un navire parti de Brindes ayant été pris en mer, tous ceux qui le montaient furent égorgés ; le mot de Cicéron rapporté plus haut donne créance à ces récits.

Cependant de pressants messages ordonnaient à Antoine de passer le détroit au premier vent favorable ; mais les jours s'écoulaient, et Antoine n'arrivait pas. On raconte que César, peu accoutumé à ces lenteurs, voulut aller lui-même chercher ses légions, et qu'un soir il sortit seul de son camp, monta sur une barque du fleuve, et ordonna au pilote de cingler vers la haute mer. Un vent contraire, qui souffla presque aussitôt, refoulait les vagues, et le pilote, effrayé par la tempête, refusait d'avancer : Que crains-tu ? lui aurait dit son passager inconnu, tu portes César et sa fortune ! Tous ces fondateurs d'empire croient ou feignent de croire à une fatalité qui les protège jusqu'à ce qu'ils aient accompli l'oeuvre pour laquelle ils se prétendent appelés. Il fallut pourtant, si l'anecdote est vraie, malgré le silence des Commentaires, regagner le bord ; mais la tempête, une autre fois, le servit. Depuis la mort de Bibulus la flotte pompéienne était sans chef ; par une malheureuse faiblesse, ou pour ne pas confier à un autre consulaire, peut-être moins docile et moins sûr, un commandement si important, Pompée laissa les huit lieutenants de Bibulus conduire à leur gré les escadres. Ils ne s'accordèrent pas ; la surveillance fut moins active, et un jour que soufflait avec force le vent du midi, Antoine arriva en quelques heures en vue d'Apollonie avec quatre légions et huit cents cavaliers. Poussé par la tempête, il dépassa Dyrrachium et ne put aborder qu'au port de Nymphée, à cent milles au moins du camp de César. Deux de ses navires avaient été coupés par l'ennemi ; l'un portait deux cent vingt recrues qui, malades de la mer, se rendirent, et, malgré la promesse qu'ils auraient la vie sauve, furent égorgés ; l'autre portait deux cents vétérans : ils forcèrent le pilote à jeter le navire à la côte et furent sauvés. Pompée se trouvait entre les deux armées césariennes ; il lui eût été facile d'accabler Antoine. Il l'essaya, mais avec les lenteurs qui permirent aux deux chefs d'opérer leur jonction (avril 48).

Le mouvement des pompéiens les avait éloignés de Dyrrachium. César leur déroba une marche et vint se poster entre eux et cette ville qui était leur place d'armes. Ils le suivirent et campèrent sur le mont Petra, d'où ils conservaient leurs communications avec la mer. Alors commença une lutte de quatre mois. César, ne pouvant amener son rival à une action décisive, conçut l'audacieuse pensée d'enfermer, dans une ligne de postes retranchés, une armée qui lui était supérieure en nombre. A Alésia et en Espagne, cette manoeuvre lui avait réussi, parce qu'il avait pu affamer ses adversaires. Ici ce résultat était impossible, puisque l'armée pompéienne était maîtresse de la mer. Ses vétérans, toujours admirables, commencèrent de gigantesques travaux avec leur activité ordinaire. Chacune des collines qui entouraient le camp pompéien fut couverte d'un fort, et des lignes de communication les relièrent entre elles. Deux motifs l'avaient décidé à suivre ce plan : comme la nombreuse cavalerie de ses adversaires rendait, dans un pays ruiné, les approvisionnements difficiles, il voulait les enfermer, afin d'avoir lui-même ses mouvements libres pour aller au fourrage ; et puis il tenait à montrer au monde le grand Pompée emprisonné dans son camp et n'osant combattre.

Napoléon a jugé sévèrement ces manoeuvres : Elles étaient extrêmement téméraires, dit-il ; aussi César en fut il puni. Comment pouvait-il espérer de se maintenir avec avantage le long d'une ligne de contrevallation de six lieues, entourant une armée qui avait l'avantage d'être maîtresse de la mer et d'occuper une position centrale ? Après des travaux immenses il échoua, fut battu, perdit l'élite de ses troupes, et fut contraint de quitter ce champ de bataille. Pompée lui avait opposé une ligne de circonvallation protégée par vingt-quatre forts, et qu'il agrandissait sans cesse pour forcer son adversaire à s'affaiblir en s'étendant. Tous les jours des escarmouches avaient lieu entre les travailleurs des deux armées. Une fois la neuvième légion fut tout entière engagée, et Pompée crut un instant saisir la victoire. Mais les vétérans soutinrent leur réputation et repoussèrent l'ennemi. Dans une de ces attaques journalières dont chaque colline était le théâtre, un fort fut cerné ; l'ennemi y lança tant de projectiles qu'il ne s'y trouva pas un soldat sans blessure. Ils montrèrent avec orgueil à César trente mille flèches qu'ils avaient ramassées et le bouclier d'un de leurs centurions percé de cent vingt coups.

On a remarqué que nos soldats manquaient de vivres quand ils gagnèrent leurs plus belles victoires. Ceux de César aussi étaient habitués à la disette, qu'amenaient la rapidité et l'audace de ses manoeuvres. Nulle part ils n'en souffrirent comme à Dyrrachium. César avait bien envoyé des détachements dans l'Epire, l'Etolie, la Thessalie et jusqu'en Macédoine ; mais on ne pouvait tirer que de rares et maigres convois de ces pays, épuisés par la présence de tant d'armées, et où l'on se battait déjà, car Metellus Scipion y était arrivé avec ses deux légions. Les soldats en vinrent à broyer des racines pour en faire une sorte de pâte, et quand les pompéiens les raillaient sur leur disette, ils leur jetaient de ces pains, en leur criant qu'ils mangeraient l'écorce des arbres plutôt que de laisser échapper Pompée. Celui-ci avait du blé en abondance, mais il manquait d'eau et de fourrages ; César avait détourné les ruisseaux qui descendaient des montagnes, et les pompéiens étaient réduits à l'eau saumâtre du rivage. Aussi les bêtes de somme, les chevaux, périssaient en foule, et les exhalaisons qui sortaient de tant de cadavres infectaient l'air et causaient des maladies qui tuaient beaucoup de monde. Un jour enfin que Pompée crut avoir trouvé une occasion favorable, il prépara, conduit par des transfuges, une attaque de nuit et faillit enlever toute une légion campée au bord de la mer. Antoine ne parvint à la sauver qu'après qu'elle eut subi de grandes pertes. Pour réparer cet échec sur l'heure même, César, à la tête de trente-trois cohortes, pénétra dans le camp ennemi. Mais son aile droite s'étant trompée de route laissa entre elle et l'aile gauche un vide dans lequel Pompée se jeta ; les césariens rompus s'enfuirent en désordre ; en vain César allait au-devant des fuyards : une terreur panique avait saisi ses troupes, il fut entraîné lui-même, et laissa aux mains de l'ennemi trente-deux enseignes.

Ce jour-là Pompée aurait pu finir la guerre. La facilité du succès lui fit redouter une embuscade, et il n'osa poursuivre sa victoire. On la vanta cependant comme une affaire décisive, et, en l'annonçant à toutes les provinces, il reprit le titre d'imperator. Décidément, disait-on dans son camp, César a gagné à peu de frais sa renommée ; il a pu vaincre des Barbares, mais il a fui devant des légions romaines ; c'est à la trahison qu'il a dû en Espagne tous ses succès. On avait fait quelques prisonniers : Labienus, qui tenait à prouver son zèle à ses nouveaux amis, les réclama, et, après les avoir promenés par dérision autour de son camp, il les fit égorger en leur disant : Eh quoi ! Mes compagnons, les vétérans ont-ils donc appris à fuir ! Caton avait fait décréter par le sénat pompéien qu'aucune ville ne serait pillée, aucun citoyen mis à mort hors du champ de bataille : il se voila la tête pour ne pas voir comment les chefs militaires, quand l'épée est tirée, obéissent aux décrets du pouvoir civil (mai et juin 48).

Tandis que les pompéiens déclaraient la guerre terminée, les légions césariennes, bientôt revenues de leur effroi, demandaient elles-mêmes qu'on punît les coupables, et voulaient retourner au combat. Mais César avait d'autres desseins. Sa position n'était plus tenable : les vivres allaient lui manquer, et Scipion approchait ; en allant au-devant de ce chef, il entraînerait certainement à sa suite l'ennemi devenu confiant, et peut-être trouverait-il une occasion de livrer bataille. Dans tous les cas, il gagnerait de l'espace, il ramasserait des vivres, et éloignerait les pompéiens de leur flotte. Enfin la guerre de siège ayant échoué, il fallait tenter celle de campagne, qui présentait mille incidents dont le plus habile saurait profiter. Laissant donc à Apollonie ses blessés et ses malades, il traversa l'Epire, et par Gomphi, qu'il saccagea, parce qu'elle lui avait fermé ses portes, il entra dans la Thessalie. Toutes les villes de la vallée du Pénée, excepté Larisse, se donnèrent à lui, et ses soldats se trouvèrent, en ce fertile pays, dans une abondance qu'ils n'avaient pas connue depuis leur départ de Brindes.

Comme il l'avait prévu, Pompée le suivit, malgré les conseils d'Afranius, qui voulait qu'on regagnât l'Italie. Caton et Cicéron avaient été laissés à Dyrrachium avec les bagages ; la surveillance et les regrets républicains du premier, l'humeur chagrine du second, gênaient l'imperator. Mécontent de lui-même et des autres, Cicéron n'avait apporté dans le camp que son esprit railleur, son découragement et ses craintes trop légitimes des proscriptions qui suivraient la victoire ; il regrettait les laborieux loisirs de ses villas, Tusculanenses dies, et il avait volontiers laissé partir cette armée où on le traitait de prophète de malheur.

Scipion, envoyé par Pompée en Asie pour y recevoir des soldats et de l'argent, avait perdu beaucoup de temps en Syrie et dans l'Asie Mineure, vivant grassement dans ces riches provinces, qui, s'il en faut croire César, eurent alors à souffrir des maux presque aussi grands que du temps de Sylla. Un ordre formel de Pompée l'obligea enfin à quitter son quartier général de Pergame, mais il marcha encore avec lenteur. Son entrée en ligne pendant les combats devant Dyrrachium aurait pu changer en désastre l'échec de l'armée consulaire. César eut le loisir d'envoyer Cassius Longinus avec une légion en Thessalie pour en fermer la porte, la vallée de Tempé, et Domitius Calvinus, avec deux autres légions, en Macédoine, où il occupa fortement la vallée de l'Haliacmon. De là il tint sous sa surveillance la grande voie militaire, via Egnatia, que Scipion suivait et qui l'aurait conduit de Thessalonique à Dyrrachium. Le général pompéien alla droit à Calvinus ; mais, arrivé dans son voisinage, il lui déroba une marche, en laissant devant les césariens ses bagages, dans un camp fortifié que gardèrent huit cohortes, et il marcha sur Cassius. Celui-ci, effrayé à l'apparition sur ses derrières des cavaliers thraces du roi Cotys qui semblent avoir franchi l'Olympe par des sentiers, se replia de Tempé sur les hauteurs du Pinde. Scipion était donc libre d'entrer en Thessalie quand il lui conviendrait d'y passer. Mais il risquait, en s'y engageant, de livrer sa ligne d'approvisionnement et de retraite aux césariens de Macédoine ; il resta dans cette province et dans la vallée de Tempé, jusqu'à ce que Calvinus eût levé son camp pour rejoindre César, vers les sources du Pénée.

Pompée avait de son côté rallié, vers Larisse, les légions de son beau-père. Il voulait encore traîner la guerre en longueur pour épuiser son ennemi, mais les jeunes nobles qui l'entouraient trouvaient cette campagne bien longue, et tant de circonspection leur était suspect. S'il ne se décide pas à combattre, disait-on, c'est pour garder son commandement, tout fier qu'il est de traîner à sa suite des consulaires et des prétoriens. On l'appelait Agamemnon, le roi des rois ; et Favonius s'écriait qu'on ne mangerait pas cette année de figues de Tusculum, parce que Pompée ne voulait pas si vite abdiquer. L'impatience s'accroissait encore de la certitude qu'on avait de triompher sans peine. Déjà l'on se disputait les dignités, comme si l'on eût été à Rome, à la veille des comices, et quelques-uns envoyaient retenir les maisons le plus en vue autour du Forum, celles d'où l'on pourrait le mieux briguer ; on désignait les consuls pour les années suivantes, et l'on se partageait les dépouilles des césariens. On commencerait par une proscription générale qui serait accomplie judiciairement, comme il convenait à des hommes qui se battaient pour la défense des lois ; même ils avaient arrêté la forme du jugement. On était moins d'accord sur le partage du butin. Fannius voulait les biens d'Atticus, Lentulus ceux d'Hortensius et les jardins de César. Les plus sages devenaient aveugles : Domitius, Scipion, Lentulus Spinther, se disputaient chaque jour avec aigreur le grand pontificat de César. Les chances se balançaient entre ces trois candidats, car, si Lentulus avait pour lui son âge et ses services, Domitius jouissait d'un grand crédit, et Scipion était beau-père de Pompée ! Ainsi, dit celui qui fit évanouir ces folles espérances, au lieu de s'occuper des moyens de vaincre, ils ne pensaient tous qu'à la manière dont ils exploiteraient la victoire.

Pressé par les clameurs de ces nobles qu'il ne savait pas plier à l'obéissance, Pompée se décida à livrer bataille près de Pharsale, aux mêmes lieux où, cent cinquante ans auparavant, Rome avait conquis la Grèce et tout l'Orient hellénique (Cynocéphales). A la vue de ses cohortes se déployant dans la plaine, César s'écria joyeux : Enfin donc le voilà venu ce jour où nous aurons à combattre, non plus la faim, mais des hommes ! Et aussitôt il s'avança pour reconnaître la ligne ennemie, formée de quarante-sept mille fantassins et de sept mille cavaliers, sans parler des auxiliaires que l'on ne comptait pas. La droite s'appuyait à un ruisseau dont les bords escarpés rendaient une attaque difficile ; aussi Pompée avait-il jugé cette position avez forte pour porter toute sa cavalerie à la gauche. Massée sur ce point, elle déborderait facilement l'ennemi, le prendrait en flanc, le tournerait, et assurerait le succès de la journée. César comprit le dessein de son adversaire, et ce fut sur cette attaque prévue qu'il compta pour vaincre. Il n'avait que vingt-deux mille légionnaires et seulement mille cavaliers. Contre l'habitude, il forma de son armée quatre ligues d'inégale étendue : les deux premières devaient aborder l'ennemi, la troisième servir de réserve, et la quatrième faire face en arrière contre la cavalerie qui allait assaillir sa droite. Il avertit les vétérans des six cohortes qu'il plaça obliquement de ce côté que de leur courage et de leur sang-froid dépendrait la victoire : Soldat, leur cria-t-il, frappe au visage ! Il savait, a-t-on dit, que les jeunes nobles qui allaient mener la charge craindraient plus la difformité d'une blessure que le déshonneur de la fuite. En réalité, l'ordre de garder leur pilum, afin d'en frapper de près l'ennemi au visage, était un avis bien conçu pour combattre des cavaliers couverts d'armes défensives que n'avaient pas eues les cavaliers gaulois, contre lesquels ses légionnaires s'étaient jusqu'à présent battus.

Antoine commandait l'aile droite, Sylla la gauche, Calvinus le centre de sa personne ; il se plaça au milieu de sa dixième légion, célèbre par le dévouement qu'elle lui avait toujours montré, et que les cavaliers de Pompée lui avaient promis d'écraser sous les pieds de leurs chevaux. Le mot d'ordre de son armée était Vénus victorieuse, la déesse à qui nul ne résiste ; celui de l'armée pompéienne, Hercule invincible, que deux fois pourtant, par Omphale et Déjanire, Vénus avait vaincu, et qu'elle allait vaincre encore par César.

Pompée avait ordonné aux siens d'attendre le choc sans s'ébranler, espérant que par la course les césariens arriveraient épuisés et en désordre. Mais quand ils virent leurs adversaires rester immobiles, d'eux-mêmes les vétérans s'arrêtèrent, reprirent haleine, puis s'avancèrent encore au pas de course et en ligne, lancèrent leurs javelots et attaquèrent à l'épée. Pendant que l'action s'engageait sur le front de bataille, la cavalerie pompéienne rompait celle de l'ennemi et tournait son aile droite. César donne alors le signal à la quatrième ligne, qui charge avec tant de vigueur, que les cavaliers, surpris de cette attaque imprévue, tournent bride et s'enfuient. Du même pas les cohortes se portent sur la gauche ennemie qu'ils enveloppent ; César saisit cet instant pour lancer sa réserve toute fraîche, et les pompéiens, brisés par le choc, se débandent. Pompée avait quitté le champ de bataille, lorsqu'il avait vu sa cavalerie repoussée, et il s'était retiré dans sa tente désespéré. Tout à coup il entend des clameurs qui s'approchent : c'est César qui mène ses soldats victorieux à l'attaque des retranchements. Quoi, s'écrie le malheureux général, jusque dans mon camp ! Il jette les insignes du commandement, saute sur un cheval, et se sauve par la porte Décumane. On trouva dans le camp, sous des tentes ornées de lierre et couvertes de frais gazon, des tables toutes dressées, des buffets chargés de vaisselle d'argent, des amphores pleines de vin : tous les apprêts d'un festin joyeux. Et ceux qui se permettaient ce luxe frivole, dit le vainqueur, osaient accuser de mollesse cette armée de César, si pauvre et si forte, à qui même le nécessaire avait toujours manqué (9 août - 6 juin 48).

Malgré les efforts de César pour arrêter le massacre, quinze mille six cents hommes étaient tués, mais pas un chef : Domitius seul périt en fuyant. «Ils l'ont voulu, disait-il, en traversant ce champ de carnage ! Après tout ce que j'ai fait pour la république, j'eusse été condamné comme criminel si je n'en avais pas appelé à mon armée». Sa clémence ne se démentit pas. Dès que le succès fut décidé, il défendit qu'on tuât un seul citoyen et reçut en grâce tous les captifs qui implorèrent sa pitié. Ceux mêmes qui l'avaient éprouvée déjà n'avaient besoin que d'un intercesseur pour être encore pardonnés. Dans la tente de Pompée, il trouva sa correspondance ; elle pouvait lui livrer de très utiles révélations : il la brûla sans la lire. L'histoire serait plus curieuse. Les peuples et les princes qui avaient pris parti pour son rival tremblaient : il les rassura. Les Athéniens, peu faits pour ces combats de géants, étaient venus prêter à Pompée leur débile assistance, au lieu d'accepter la neutralité que les deux partis leur offraient. César tenait à gagner la ville qui savait parler ; quand ses députés parurent en suppliants devant lui, il se contenta de leur dire : Que de fois déjà la gloire de vos pères vous a sauvés !

Sans donner à ses troupes le temps de piller les richesses éparses dans le camp pompéien, César les entraîna à la poursuite de l'ennemi dont il cerna les derniers débris sur une montagne : vingt-quatre mille hommes furent pris. Le lendemain l'armée entière décerna le prix de la valeur à César, à la dixième légion et à un centurion. Au moment de donner le signal du combat, César avait reconnu ce vétéran et, l'appelant par son nom, lui avait dit : «Eh bien, Crastinus, avons-nous bon courage ? les battrons-nous ? - Nous vaincrons avec gloire, César, avait-il répondu, d'une voix forte, et aujourd'hui vous me louerez vivant ou mort». A ces mots, il avait marché en avant, et cent vingt hommes de la cohorte s'étaient élancés avec lui pour porter les premiers coups. Après de brillants exploits, il était tombé. César fit chercher son cadavre, le couvrit des récompenses militaires qu'il avait si bien gagnées, et lui dressa un tombeau particulier à côté de la fosse où les autres morts furent couchés.