LVI - La guerre civile et la dictature de César jusqu'à la mort de Pompée

Chapitre précédent Sommaire Chapitre suivant

V - MORT DE POMPEE

Pompée avait commis une grande faute en s'éloignant de sa flotte et en acceptant le combat au milieu du continent grec ; c'en était une autre de ne s'être pas assuré une place de refuge en cas de défaite. Mais telle était sa confiance qu'il n'avait pas même désigné un lieu de ralliement ; aussi tous s'étaient dispersés à l'aventure, et de cette puissante armée il ne restait que des morts et des suppliants. Le chef lui-même, uniquement occupé de sauver sa vie, fuyait vers la vallée de Tempé, et les deux Lentulus qui l'accompagnaient virent le vainqueur de Mithridate, des pirates et de Sertorius, pressé par la soif, boire au fleuve dans sa main, comme les pâtres de la montagne. Arrivé au bord de la mer, il passa la nuit dans une cabane de pêcheur, et, au matin, fut recueilli par un navire de charge qui avait jeté l'ancre à l'embouchure du Pénée. Peu d'instants après parut au rivage le roi Dejotarus, faisant des gestes désespérés. Le patron le reçut encore à son bord et se hâta de larguer les voiles. Pompée fit mettre le cap sur Mitylène, où il prit sa femme Cornélie ; puis il tira au sud par la mer des Sporades, qu'il traversait jadis avec cinq cents galères. Le bruit de sa défaite l'avait précédé, et, dans ces îles, dans cette province d'Asie, qu'il croyait si dévouées à sa cause, nul ne montrait d'empressement à l'assister ; à Rhodes même, il ne put s'arrêter qu'un instant. Sur les côtes de la Carie et de la Lycie, théâtre de ses anciens exploits, étaient de riches cités, Aphrodisias, Telmissus, Patara, qui lui donnèrent un peu d'argent ; la Cilicie lui fournit des navires et quelques soldats.

Ptolémée Aulète

Mais où aller ? On dit qu'il songea à fuir chez les Parthes, et qu'Antioche, qui s'était déclarée pour César, lui ayant fermé la route du désert, il s'était décidé à chercher un asile en Egypte. Il n'avait pas d'autre parti à prendre. Le roi régnant, dont il avait obligé le père, Ptolémée Aulète, était son allié : soixante navires égyptiens avaient rallié dans l'Adriatique la flotte sénatoriale, et, à la suite de l'expédition de Gabinius, il était resté en Egypte quelques milliers de soldats pompéiens qui n'avaient pas encore oublié leur ancien général ; enfin le pays était facile à défendre, et de là on pourrait communiquer avec les Parthes, s'il était nécessaire, plus certainement avec Varus et Juba, maîtres de la Numidie et de l'Afrique romaine.

Pompée arriva en vue de Péluse, suivi d'environ deux mille hommes. D'après le testament du dernier roi, Cléopâtre devait épouser son frère Ptolémée Dionysios, plus jeune qu'elle de deux ans, et régner conjointement avec lui, sous la tutelle du sénat. Mais, au bout de trois années, la jeune reine avait été chassée par le général Achillas et le gouverneur du roi Théodote ; elle s'était retirée en Syrie, et Ptolémée avait réuni une armée à Péluse pour arrêter l'expédition que sa soeur préparait contre lui. Quand Pompée vaincu se présenta, Pothin et Achillas furent d'avis de le recevoir avec honneur. Théodote rejeta la pensée d'unir les destinées du roi et du pays au sort d'un fugitif, et une barque fut envoyée au vaisseau sous prétexte de conduire le général auprès du roi.

«Quand la barque s'approcha, Septimius se leva le premier en pieds qui salua Pompeius, en langage romain, du nom d'imperator, qui est à dire, souverain capitaine, et Achillas le salua aussi en langage grec, et luy dist qu'il passast en sa barque, pource que le long du rivage il y avoir force vase et des bans de sable, tellement qu'il n'y avoit pas assez eau pour sa galere ; mais en mesme temps on voyoit de loing plusieurs galeres de celles du roy, que lon armoit en diligence, et toute la coste couverte de gens de guerre, tellement que quand Pompeius et ceulx de sa compagnie eussent voulu changer d'advis, ilz n'eussent plus sceu se sauver, et si y avoit d'avantage qu'en monstrant de se deffier, ilz donnoient au meurtrier quelque couleur d'executer sa meschanceté. Parquoy prenant congé de sa femme Cornelia, laquelle desja avant le coup faisoit les lamentations de sa fin, il commanda à deux centeniers qu'ilz entrassent en la barque de l'Aegyptien devant luy, et a un de ses serfs affranchiz qui s'appeloit Philippus, avec un autre esclave qui se nommoit Seynes. Et comme ja Achillas luy tendoit la main de dedans sa barque, il se retourna devers sa femme et son filz, et leur dist ces vers de Sophocles :

Qui en maison de prince entre, devient
Serf, quoy qu'il soit libre quand il y vient.

Ce furent les dernières paroles qu'il dist aux siens, quand il passa de sa galere en la barque : et pource qu'il y avoit loin de sa galere jusques à la terre ferme, voyant que par le chemin personne ne luy entamoit propos d'amiable entretien, il regarda Septimius au visage, et luy dist : Il me semble que je te recognois, compagnon, pour avoir autrefois esté à la guerre avec moy. L'autre luy feit signe de la teste seulement qu'il estoit vray, sans luy faire autre reponse ne caresse quelconque : parquoy n'y ayant plus personne qui dist mot, il prit en sa main un petit livret, dedans lequel il avoir escript une harengue en langage grec, qu'il vouloit faire à Ptolemmus, et se meit à la lire. Quand ilz vindrent à approcher de la terre, Cornelia, avec ses domestiques et familiers amis, se leva sur ses pieds, regardant en grande detresse quelle seroit l'issue. Si luy sembla qu'elle devoit bien esperer quand elle apperceut plusieurs des gens du roy, qui se presenterent à la descente comme pour le recueillir et l'honorer : mais, sur ce poinct, ainsi comme il prenoit la main de son affranchy Philippus pour se lever plus à son aise, Septimius vint le premier par derriere qui luy passa son espée à travers le corps, après lequel Salvius et Achillas desguainnerent aussi leurs espées, et adonc Pompeius tira sa robbe à deux mains au devant de sa face, sans dire ne faire aucune chose indigne de luy, et endura vertueusement les coups qu'ilz luy donnerent, en souspirant un peu seulement ; estant aagé de cinquante-neuf ans, et ayant achevé sa vie le jour ensuivant celuy de sa nativité. Ceulx qui estoient dedans les vaisseaux à la rade quand ilz apperceurent ce meurtre jetterent une si grande clameur, que lon l'entendoit jusques à la coste, et levans en diligence les ancres, se meirent à la voile pour s'enfouir, à quoy leur servit le vent qui se leva incontinent frais aussi tost qu'ilz eurent gaigné la haulte mer, de maniere que les Aegyptiens qui s'appareilloient pour voguer après eulx, quand ilz veirent cela, s'en deporterent, et ayant couppé la teste en jetterent le tronc du corps hors de la barque, exposé à qui eut envie de veoir un si misérable spectacle.

Philippus, son affranchy, demoura tousjours auprès, jusques à ce que les Egyptiens furent assouviz de le regarder, et puis l'ayant lavé de l'eau de la mer, et enveloppé d'une siene pauvre chemise, pource qu'il n'avoit autre chose, il chercha au long de la greve, où il trouva quelque demourant d'un vieil bateau de pescheur, dont les pieces estoient bien vieilles, mais suffisantes pour brusler un pauvre corps nud, et encore non tout entier. Ainsi comme il les amassoit et assembloit, il survint un Romain, homme d'aage, qui, en ses jeunes ans, avoit esté à la guerre soubs Pompeius : si luy demanda : Qui es-tu, mon amy, qui fais cest apprest pour les funerailles du grand Pompeius ? Philippus luy respondit qu'il estoit un sien affranchy. Ha, dit le Romain, tu n'auras pas tout seul cest honneur, et te prie, vueille moy recevoir pour compagnon en une si saincte et si devote rencontre, à fin que je n'aye point occasion de me plaindre en tout et par tout de m'estre habitué en païs estranger, ayant, en recompense de plusieurs maulx que j'y ay endurez, rencontré au moins ceste bonne adventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensepvelir le plus grand capitaine des Romains. Voilà comment Pompeius fut ensepulturé. (29 sept.-24 juillet 48).

Le lendemain, Lucius Lentulus ne sachant rien de ce qui estoit passé, ains venant de Cypre, alloit cinglant au long du rivage, et apperceut un feu de funerailles, et Philippus auprès, lequel il ne recogneut pas du premier, coup : si luy demanda : Qui est celuy qui, ayant ici achevé le cours de sa destinée, repose en ce lieu ? Mais soudain, jettant un grand souspir, il adjouxta : Hélas ! à l'adventure est-ce toy, grand Pompeius ? Puis descendit en terre, là où tantost après il fut pris et tué».

L'histoire fait comme César, qui pleura sur cette fin de son rival. Mais, si l'on accorde que les services de Pompée, que l'éclat de sa vie militaire, la dignité de sa vie privée, méritent des éloges, il faut cependant condamner l'ambition stérile et les perpétuelles indécisions de celui qui ne voulait le pouvoir que pour étaler sa robe triomphale. Des talents après tout ordinaires ne suffisent point à mériter le titre d'homme d'Etat. On n'y a droit qu'à la condition d'avoir bien compris les besoins de son temps, par conséquent, l'avenir qui s'approche, puis, ce but reconnu, d'y avoir marché résolument. Pompée, qui tant de fois passa du sénat au peuple et du peuple au sénat, n'eut jamais d'autre mobile que l'intérêt de sa grandeur. De son histoire il ressort une moralité politique : le fugitif de Pharsale était le transfuge de tous les partis.