LVIII - La monarchie

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II - GUERRE D'ESPAGNE ; MUNDA (45) ; RETOUR DE CESAR A ROME

Les nouvelles qui arrivaient de différents points de l'empire interrompirent ce travail fécond. Les liens du patronage, affaiblis dans Rome, gardaient leur puissance dans les provinces où les grands, que les hasards de la politique et de la guerre avaient faits patrons de certains peuples, trouvaient chez eux assistance pour leurs entreprises. Le sénat avait partout affermi l'influence de l'aristocratie provinciale ; mais cette aristocratie s'était moins attachée à la fortune de Rome qu'à celle du proconsul qui avait eu la charge d'organiser la province. Les chefs des cités suivaient le parti de ceux qui leur avaient donné le pouvoir, dans la pensée que le parti contraire ne manquerait pas de le leur ôter. C'étaient donc des intérêts et non pas des idées qui décidaient de quel côté l'on passerait. Qu'à Rome il fût question de république ou de monarchie, de liberté ou de servitude, comme disaient les oligarques, peu importait. La Gaule était césarienne, parce que César y avait distribué les charges et les faveurs ; pour les mêmes raisons, la Syrie et l'Espagne étaient pompéiennes. Elles avaient été dans la clientèle du père, elles restaient dans celle des enfants, de sorte qu'il suffisait de quelques maladresses des lieutenants de César pour que la faction tant de fois battue se relevât dans ces provinces éloignées.

En Syrie, le pompéien Caecilius Bassus avait chassé le gouverneur nommé par César et se maintenait indépendant. En Gaule, un mouvement des Bellovaques avait été facilement comprimé par Dec. Brutus, mais l'Espagne était en feu. Durant la guerre d'Alexandrie, le lieutenant césarien dans l'Ultérieure, Q. Cassius Longinus, avait si bien révolté les esprits par sa dureté et ses exactions, qu'il faillit être assassiné dans Séville et que deux de ses légions, composées d'anciens soldats pompéiens d'Afranius, se mutinèrent ; sans l'intervention du gouverneur de la Citérieure, une guerre civile eût éclaté. Ces événements furent de grande conséquence. Les rebelles, rentrés dans le devoir, n'en redoutaient pas moins une expiation sévère, et ils crurent que le plus sûr moyen d'y échapper était de manquer une seconde fois au serment militaire, en changeant de parti dès que l'occasion s'en présenterait. Lorsque les débris de Pharsale se réunirent en Afrique, les mécontents d'Espagne firent de secrètes ouvertures à Caton, et, pour suivre de plus près ces négociations, l'aîné des fils de Pompée, Cneus, s'empara des Baléares. Après Thapsus, il débarqua dans la péninsule, où arrivèrent d'Afrique son frère Sextus, Labienus et Varus. En peu de temps, il eut treize légions et battit tous ceux qui essayèrent de s'opposer à ses projets.

A Pharsale, les grands s'étaient réunis à Pompée pour renverser César, sauf à l'obliger ensuite à compter avec eux. En Afrique, ils avaient lutté pour eux-mêmes ; et, afin d'être sûrs que les fils de l'ancien Agamemnon ne recueilleraient pas les fruits de leur persévérance, ils avaient éloigné l'un et donné à l'autre un rôle obscur. Mais en Espagne c'était le nom de Pompée qui avait rallié une armée, et le mot d'ordre n'était plus Rome ou Liberté, mais la Piété filiale ; c'était Cneus qu'il avait fallu reconnaître pour général, et qu'il faudrait, après la victoire, reconnaître pour maître. Et quel maître dur, impitoyable, toujours menaçant du glaive ! Aussi beaucoup se disaient-ils qu'il n'y avait plus qu'il choisir entre deux tyrannies, l'une douce, l'autre violente. En partant de Rome à la fin de septembre 46, César emportait avec lui les voeux de ses anciens ennemis.

Les légions pompéiennes avaient été formées de soldats d'Afranius licenciés après Lérida, des mutins de Longinus, des débris de l'armée d'Afrique, d'esclaves affranchis et d'aventuriers de tous pays qui, à la faveur de l'état de guerre, pouvaient donner cours à leurs instincts de pillage et de meurtre. De ces treize légions, quatre seulement méritaient qu'on en tînt compte, grâce aux vétérans qui fournissaient des cadres solides. Ces troupes mal aguerries et peu disciplinées étaient capables de bien recevoir l'ennemi un jour de bataille, mais elles ne l'étaient pas de faire une campagne savante. Aussi Cneus Pompée n'osa les conduire dans la Citérieure pour disputer à César les ports des Pyrénées. Il ne défendit même point les passages difficiles qui mènent dans la vallée du Guadalquivir (Baetis) et il laissa les césariens arriver en vingt-trois jours près d'Ulia qu'il assiégeait et de Cordoue dont il avait fait sa place d'armes. Ce pays était en contraste absolu avec celui où avait eu lieu la dernière campagne ; mais, par des raisons différentes, il était tout aussi difficile d'y frapper rapidement un coup décisif, en forçant l'ennemi à recevoir la bataille, quand il ne le voulait pas. Montueux et fertile, il permettait de prendre des positions inexpugnables, et l'on y trouvait partout de l'eau et des vivres. Plusieurs mois se passèrent en sièges de villes et en escarmouches. La cruauté de Cneus et l'impatience du dictateur d'être arrêté par ces pompéiens qu'il avait déjà écrasés deux fois, donnèrent à cette guerre un caractère de férocité que la lutte n'avait pas encore eu : Cneus faisait égorger tous les suspects, et César lui rendit meurtre pour meurtre. L'action décisive s'engagea enfin le 17 mars 45 sous les murs de Munda. Les Commentaires sont loin de montrer cette lassitude des légions qui, selon d'anciens écrivains, aurait forcé César à se jeter tête nue au-devant de l'ennemi en criant à ses vétérans prêts à fuir : Vous voulez donc livrer votre général à des enfants ? Il ne perdit que mille des siens ; trente mille pompéiens périrent, et parmi eux Labienus et Varus : les aigles des treize légions furent prises. Cneus gagna Carteia, d'où il fut bientôt obligé de fuir. Blessé à l'épaule et à la jambe, empêché par une entorse de marcher, il allait de montagne en montagne, porté dans une litière. Un jour enfin, à bout de force, il se cacha dans une caverne où, trahi par les siens, il fut égorgé. Son frère, qui n'avait pas assisté à la bataille, parvint à trouver un asile dans les Pyrénées ; il y resta jusqu'à la mort de César, et on le verra relever pour quelque temps la fortune de sa maison.

Un des principaux chefs pompéiens, Scapula, s'était réfugié à Cordoue. Il n'y avait pas cette fois à compter sur la clémence de César : ceux qui avaient ordonné tant d'égorgements devaient périr. Scapula le savait ; il se souvint de Caton et fit compte lui, mais mourut en épicurien. Il se fit dresser un bûcher, puis commanda un festin splendide, distribua entre ses esclaves tout ce qu'il possédait, et, couvert de ses plus riches vêtements, parfumé de nard et de résine, il soupa joyeusement. A la dernière coupe, il se fit tuer par un des siens, tandis que le plus aimé de ses affranchis mettait le feu au bûcher. Ces voluptueux sanguinaires, habitués à contenter toutes leurs passions, n'avaient plus rien à faire dans la vie quand arrivait l'adversité ; et ils s'en allaient acceptant, suivant le conseil du maître, un mal moindre, l'anéantissement, pour éviter un mal pire, la misère.

De tous les personnages qui, en 49, siégeaient pleins d'espérances et de menaces au sénat républicain de Thessalonique, il en restait bien peu ; et ceux qui avaient survécu à tant de combats invoquaient la clémence de César. Ainsi se termina dans un flot de sang, dit un historien anglais, la guerre civile que les sénateurs avaient entreprise contre César, pour échapper aux réformes dont les menaçait son second consulat. Ces hommes avaient pourtant servi leur pays en rendant pour toujours impossible cette constitution républicaine où les élections étaient une moquerie, les tribunaux une insulte à la justice, les provinces des fermes à engraisser une aristocratie avide.

Temple de Jupiter Capitolin - Restauration de Canina

A Rome, l'enthousiasme officiel éclata de nouveau au récit de ces succès. Le sénat décréta cinquante jours de supplications, et reconnut à César le droit de reculer le pomoerium, puisqu'il avait reculé les bornes de l'empire. Des décrets gravés en lettres d'or sur des tables d'argent, et déposés aux pieds de Jupiter dans le Capitole, portaient : Le dictateur conservera en tous lieux l'appareil triomphal et la couronne de laurier, on l'appellera le père de la patrie, et le jour de sa naissance sera célébré par des sacrifices.

César père de la patrie

Chaque année la république fera pour lui des voeux solennels ; on jurera par sa fortune, et tous les cinq ans des jeux seront donnés en son honneur. Après Thapsus, il était passé demi-dieu ; après Munda, on le fit dieu tout à fait. Une statue lui fut dressée dans le temple de Quirinus, avec cette inscription : Au dieu invincible, et un collège de prêtres, les Juliens, lui fut consacré. Est-ce à dessein que son image fut aussi placée à côté de celles des rois, entre Tarquin le Superbe et l'ancien Brutus ? Quelques-uns y virent une menace et un présage ; le plus grand hombre un honneur. César n'était-il pas un second Romulus ? Le sénat du moins le déclarait, en ordonnant de célébrer, aux Palilies, avec l'anniversaire de la fondation de la ville, celui de la victoire de Munda, la renaissance de Rome. En effet des temps nouveaux commençaient, et n'accusons pas trop ces hommes d'une honteuse bassesse, quand nous les entendons appeler César libérateur et vouer un temple à la Liberté ; n'avait-il pas délivré le monde de l'anarchie et du pillage ? Le repos, l'ordre, la sécurité, n'était-ce pas aussi une liberté nécessaire ?

Le 13 septembre, le dictateur parut aux portes de Rome, mais il ne triompha qu'au commencement d'octobre. Cette fois, il n'y avait plus ni roi ni chef barbare pour cacher des victoires gagnées sur des citoyens. Mais César ne croyait plus avoir de ménagements à garder ; puisque l'Etat, c'était lui, ses ennemis, quelque nom qu'ils portassent, étaient ceux de l'Etat. Du reste les fêtes, les jeux, les festins de l'année précédente, recommencèrent avec plus d'éclat peut-être. Le peuple s'était plaint de n'avoir pu tout voir, les étrangers de n'avoir pu tout entendre ; on divisa les jeux ; chaque quartier de la ville eut les siens, et chaque nation des pièces en sa langue. C'était justice ; est-ce que Rome n'était pas maintenant la patrie de tous les peuples ? Que toutes les langues du monde retentissent donc dans la capitale du monde, comme on y voit les hommes et les choses de tous les pays. Cléopâtre y tient encore sa cour dans les jardins de César, au delà du Tibre, où Cicéron ne craint pas de se montrer. Les rois maures et les princes de l'Asie y ont leurs ambassadeurs. C'est, au pied du trône qui s'élève, le concours des nations. Elles viennent saluer le dieu sauveur ; et ce que suivent leurs regards avides, ce ne sont ni les courses du cirque ni les jeux de l'amphithéâtre mais les anciennes puissances naguère si redoutées qui montrent elles-mêmes leur humiliation : les chevaliers, les sénateurs, jusqu'à un tribun du peuple, qui descendent dans l'arène. Laberius joua, comme mime, une de ses pièces. Hélas ! disait le vieux poète dans son prologue, après soixante ans d'une vie sans tache, sorti chevalier de ma maison, j'y rentrerai mime, ah ! J'ai trop vécu d'un jour. Ne vous apitoyez pas trop sur son sort : en rentrant dans sa maison équestre, il y trouva 500.000 sesterces que César lui avait promis et l'anneau d'or qui lui fut rendu.