LVIII - La monarchie

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I - NOUVEAU SEJOUR DE CESAR A ROME (46). TRIOMPHES, FETES ET REFORMES

Lorsque Caïus Gracchus, réfugié dans le temple de Diane sur l'Aventin, vit tous ceux qui l'avaient suivi massacrés par les mercenaires d'Opimius, il se jeta à genoux, et tendant les mains vers la déesse, il la supplia de punir les Romains de leur ingratitude en leur donnant un maître. Ce n'était certainement pas une pensée de vengeance qui occupait alors l'esprit du tribun réformateur et pacifique. Comme il arrive, dit-on, au moment suprême, il eut sans doute une perception de l'avenir ; il entrevit que Rome ne pouvait se sauver qu'en s'arrachant des mains d'une minorité aristocratique qui repoussait les réformes les plus nécessaires et, sans droit, sans jugement, égorgeait ceux qui les avaient demandées.

Si, en effet, pour étudier l'histoire de Rome depuis les Gracques, on laisse de côté les préjugés d'école et les déclamations d'une rhétorique ignorante, on voit clairement que les Romains avaient perdu, à conquérir le monde, leur liberté, et que la république, autrefois la chose de tous, était devenue la propriété d'une oligarchie étroite et jalouse qui entendait vivre dans la mollesse aux dépens de l'univers. Contre cette l'action avide et incapable, avaient fini par s'élever les chefs populaires qui réclamèrent pour le peuple, pour les alliés, pour les sujets. Ce fut l'ère des essais de réforme. Les réformes n'ayant pas réussi, la révolution devint inévitable : éternelle histoire des gouvernements qui ferment les yeux à l'avenir. Chez nous la monarchie étant le passé qu'on voulait détruire, la république, tout naturellement, en hérita ; à Rome, le mouvement insurrectionnel étant dirigé contre l'aristocratie républicaine, la monarchie devait lui succéder. La logique de l'histoire le voulait ainsi, et cette logique, qui est celle des événements et des esprits, finit toujours par avoir raison.

Comme les chefs populaires avaient péri par la violence, l'influence et l'action passèrent aux chefs militaires. D'abord, ils s'unirent pour consolider l'empire de Rome, Pompée en Orient, César en Occident ; et ils durent à l'éclat de leurs services une place à part dans l'Etat. Pompée n'était qu'un soldat dont l'oligarchie n'avait rien à craindre, à condition de satisfaire sa puérile vanité. Dans César, elle pressentait un politique de la famille des Gracques, un de ces hommes qui rêvaient une cité nouvelle, faite des ruines de l'ancienne ; César lui était donc un mortel ennemi. Pour l'abattre, elle accorda à Pompée, contrairement à la constitution, cette royauté de parade qui suffisait à l'homme dont l'intelligence ne pouvait concevoir un ordre de choses différent de celui qui lui valait tant d'honneurs. Depuis bientôt un siècle, république signifiait meurtres et proscriptions, guerres civiles et bouleversement des fortunes, partout l'insécurité, nulle part ni pour personne le plaisir de vivre. Voilà ce que César voulait faire cesser, et, comme nous aimons autant les ambitions fécondes que nous détestons les ambitions stériles, nous sommes avec lui contre les incapables qui siégeaient à la curie, se disaient la loi et la violaient tous les jours. Après avoir provoqué la guerre civile, ils n'avaient pas su la conduire. Pharsale les avait chassés de la Grèce ; Thapsus les chassait de l'Afrique, et, pour le moment, César ne voyait plus, sur toute la surface du monde romain, un seul adversaire en armes. Il était donc libre enfin de commencer ses réformes ; donnons-nous-en le spectacle, pour savoir s'il méritait sa fortune.

Après avoir levé sur la province 200 millions de sesterces, réuni à l'Afrique, sous le gouvernement de l'historien Salluste, la Numidie orientale, partagé le reste de ce royaume entre Bocchus, qui eut le pays de Sétif, et Sittius, qui obtint Cirta avec ses dépendances, César revint à Rome vers la fin de juillet 45. Le sénat avait déjà décrété quarante jours de supplications pour sa victoire. Son char de triomphe sera traîné par des chevaux blancs, comme l'avait été celui de Camille, le second fondateur de Rome, et on le placera dans le Capitole, en face de l'autel de Jupiter. Il lui sera élevé une statue d'airain, le globe du monde sous les pieds, avec cette inscription : César demi-dieu ; et au Cirque il donnera le signal des courses. Pour reconstituer la république, reipublicae constituendae causa, il aura pendant dix ans la dictature qui lui donne l'initiative des lois, avec l'imperium militaire ou le commandement des armées dans la ville et dans les provinces ; pour trois ans, la censure sans collègue, sous le nom nouveau de préfecture des moeurs, c'est-à-dire le droit de réviser le sénat et l'ordre équestre, par conséquent, le moyen de récompenser et de punir un grand nombre. A l'exception du consulat, qu'on lui donne pour l'année 45 sans collègue, il nommera à la moitié des charges curules ; il déterminera quelles seront les provinces prétoriennes, et décidera de la paix et de la guerre, c'est-à-dire que le peuple sera dépouillé en sa faveur de sa puissance élective, le sénat, de son pouvoir administratif. Dans le sénat, il siégera entre les deux consuls sur une chaise curule plus élevée, signe de son autorité plus haute, et il dira le premier son avis, c'est-à-dire qu'il dirigera à son gré les délibérations du corps qui avait à peu près concentré dans ses mains, depuis les troubles, tout le pouvoir législatif.

Jules César - Musée du Louvre

Il célébra quatre triomphes à plusieurs jours d'intervalle. La première fois, il triompha des Gaulois ; la seconde, des Egyptiens ; la troisième, de Pharnace ; la quatrième, de Juba. Ni Pharsale ni Thapsus n'étaient nommés ; et devant son char on ne voyait que les images des rois et des généraux vaincus, celles des villes prises, ou des fleuves et de l'Océan qu'il avait traversés. Parmi les captifs, pas un Romain, mais la soeur de Cléopâtre, Arsinoé, le fils de Juba, le grand chef gaulois, Vercingétorix, que les triumvirs attendaient au Tullianum pour l'égorger. Rien ne rappelait Pompée ; seulement, sur le tableau qui représentait la fuite du fils de Mithridate et de l'armée pontique, on lisait la fameuse dépêche : Veni, vidi, vici, qui semblait dire : Là, pour vaincre, il m'a suffi d'un jour ; à mon rival il avait fallu des années. Il eut moins de ménagements envers les vaincus d'Afrique, dégradés en quelque sorte de leur titre de citoyens par leur alliance avec un roi barbare. Il exposa Caton, Scipion et Petreius se perçant de leur épée. A cette vue, bien des coeurs, sans doute, se serrèrent ; mais la tristesse se perdit dans l'éclat de la fête. Et la foule n'eut garde de songer à tous ces morts quand, sous ses yeux éblouis, on fit passer, spectacle plein de promesses, 60.000 talents (plus de 300 millions de francs) en argent monnayé, et deux mille huit cent vingt-deux couronnes d'or. Qu'importait au peuple une indigente et mensongère liberté, quand le maître lui promettait de splendides festins ? On n'entendit que les soldats, usant de leur vieux droit, railler, en des chants grossiers, l'ami de Nicomède et des Gaulois qu'il menait derrière son char, mais pour les conduire au sénat. Fais bien, criaient-ils, tu seras battu ; fais mal, tu seras roi, ou bien encore : Gens de la ville, gardez vos femmes, nous ramenons le galant chauve. Dion raconte que, pour détourner par un acte d'humilité la colère de Némésis, la déesse ennemie des fortunes trop grandes, César monta à genoux les marches du Capitole.

Dans cette ville pleine encore du souvenir des meurtres par lesquels l'oligarchie avait cru assurer son pouvoir et où vivaient les fils des proscrits de Marins et de Sylla, pas une tête ne tomba, pas même une larme, partout le plaisir et la joie. Après le triomphe de César, tout le peuple romain se coucha autour de vingt-deux mille tables à trois lits qu'on servit comme pour les grands. Le chio, le falerne, coulaient ; et le plus pauvre put goûter à ces lamproies, à ces murènes tant vantées. Si, loin de ces tables où tout le peuple s'enivrait, quelques vieux républicains se tenaient à l'écart, la honte au front et la haine dans le coeur, du moins devaient-ils se souvenir, en face de cette domination qui commençait par des fêtes, que d'autres, naguère, avaient commencé avec du sang.

Venus Genitrix - Galerie de Florence

Le soir, le triomphateur traversa la ville entre quarante éléphants qui portaient des lustres étincelants, et le lendemain vinrent les distributions : à chaque citoyen, 105 deniers, 10 boisseaux de blé, 10 livres d'huile ; à tous les pauvres, remise d'une année de loyer que sans doute le trésor public paya ; aux légionnaires, 5000 deniers par tête ; aux centurions, le double ; aux tribuns, le quadruple. Les vétérans reçurent des terres. Les jours suivants, les fêtes continuèrent au nom de sa fille Julia et de Vénus, auteur de sa race. Durant la guerre des Gaules, il avait acheté, au prix de 60 millions de sesterces, un vaste emplacement dont il avait fait un nouveau forum, sans souvenirs républicains, et plein de la gloire de son nom. Il y avait élevé un temple à Venus Genitrix, dont il fit alors la dédicace, et il y plaça une belle image de Cléopâtre qu'on y voyait encore deux siècles plus tard.

Des spectacles de tout genre firent accepter du peuple cette apothéose de la maison julienne : des représentations scéniques, des jeux troyens, des danses pyrrhiques, des courses à pied et en char, des luttes d'athlètes, des chasses où l'on tua des taureaux sauvages, une girafe, la première qu'on ait vue à Rome, et jusqu'à quatre cents lions ; une naumachie entre des galères de Tyr et d'Egypte ; une bataille enfin entre deux armées ayant chacune cinq cents fantassins, trois cents cavaliers et vingt éléphants. Cette fois les gladiateurs étaient éclipsés : des chevaliers, le fils d'un préteur, descendirent dans l'arène ; des sénateurs voulaient combattre. Il fallut que César éloignât de son sénat cette flétrissure. De tous les coins de l'Italie on était accouru à ces jeux. Telle était la foule, que l'on campait dans les rues et les carrefours, sous des tentes, et que nombre de personnes, parmi elles deux sénateurs, périrent étouffées. Au-dessus de l'amphithéâtre, pour abriter les spectateurs des rayons du soleil, flottait un velarium en soie, étoffe alors à peu près inconnue à Rome et qui se vendait plus cher que l'or.

Au milieu de ces fêtes dont le dictateur payait sa royauté, il n'oubliait pas qu'il avait à légitimer son pouvoir, en assurant l'ordre. Jusqu'à son consulat, c'était dans le peuple et au milieu des chevaliers qu'il avait placé son point d'appui ; pendant son commandement en Gaule et durant la guerre civile, il l'avait pris dans l'armée ; maintenant il voulait le chercher dans un gouvernement sage et modéré, qui réunirait les partis, oublierait les injures, et provoquerait la reconnaissance par une administration habile et bienveillante. Quoique en Afrique il se fût montré plus sévère qu'à Pharsale, il était décidé à persévérer dans la clémence. Il avait accordé au sénat le rappel de l'ancien consul Marcellus, à Cicéron celui de Ligarius ; il avait jeté au feu les papiers compromettants trouvés dans les camps ennemis, et il ne prononça la confiscation des biens que contre les citoyens enrôlés dans les troupes du roi numide, ce qu'il appelait une trahison envers Rome, ou contre les officiers pompéiens ; encore conserva-t-il aux femmes leur dot et aux enfants une partie de l'héritage ; enfin, par une amnistie générale, il essaya, en 44, d'effacer les dernières traces de la guerre civile. Mais, malgré son nom, amnêstia, qui signifie l'oubli, l'amnistie n'a jamais rien fait oublier : quelques semaines après, César était assassiné.

Cette douceur s'alliait à la fermeté : des légionnaires, croyant leur règne arrivé, avaient réclamé contre les dépenses du triomphe, comme si cet argent leur eût été volé : il en fit mettre un à mort. Lorsqu'il donna des terres à ses vétérans, il eut soin que les lots fussent séparés, afin de prévenir les violences qu'une masse de soldats, réunis sur un même point, auraient commises contre leurs voisins ; et, en doublant la solde de ceux qui restaient sous les enseignes, 900 sesterces au lieu de 480 (225 francs au lieu de 120), il avait cédé, non pas à de séditieuses réclamations, mais à une nécessité que le renchérissement de toutes choses imposait.

Voilà pour les soldats. Quant au peuple, trois cent vingt mille citoyens vivaient à Rome aux dépens de l'Etat, et tous les mendiants de l'Italie accouraient dans la ville pour profiter des distributions : il réduisit le nombre des parties prenantes à cent cinquante mille, en excluant des distributions ceux qui pouvaient s'en passer et en offrant aux autres des terres dans les provinces : quatre-vingt mille acceptèrent. Du même coup, il diminuait la foule famélique qui encombrait la ville, où elle était un danger permanent, et il créait dans les provinces des foyers de civilisation romaine. C'était résoudre, à la manière antique, qui est restée jusqu'à présent la meilleure, par des colonies, le problème du prolétariat auquel l'Angleterre et l'Allemagne cherchent à échapper aujourd'hui par l'émigration en masse. Mais il conserva l'annone, grande institution de bienfaisance au profit des pauvres qui, malgré leur origine fort peu romaine, représentaient les conquérants des provinces frumentaires et avaient hérité de leur droit à jouir du fruit de ces victoires. Tous les ans, le préteur dut remplacer les morts en inscrivant de nouveaux noms sur la liste. Deux édiles, aediles cereales, dirigèrent cette administration à la tête de laquelle Auguste mettra un praefectus annonae. Une autre mesure tendit au même but : la diminution du nombre des mendiants oisifs ; il obligea les propriétaires à entretenir sur leurs fonds un tiers de travailleurs libres, loi déjà édictée et toujours éludée, parce que Rome n'avait pas eu de pouvoir permanent intéressé à son exécution.

La population libre décroissait ; pour en augmenter le nombre, il mit en jeu deux puissants mobiles, l'intérêt et la vanité. Au père de trois enfant à Rome, de quatre en Italie, de cinq dans les provinces, il accorda l'exemption de certaines charges personnelles ; à la matrone qui pouvait se glorifier de sa fécondité, le droit d'aller en litière, de s'habiller de pourpre et de porter un collier de perles.

Il supprima toutes les associations formées depuis la guerre civile, qui servaient aux mécontents et aux ambitieux soit à cacher leurs complots, soit à les exécuter ; désormais aucune ne put s'établir que de l'aveu du gouvernement. Une loi restreignit peut-être le droit d'appel au peuple. Les tribunaux furent réorganisés aux dépens de l'élément populaire, car il exclut les tribuns du trésor des charges de juges, qu'il réserva aux sénateurs et aux chevaliers ; mais il avait admis dans ces deux ordres tant d'hommes nouveaux ! Le règlement relatif aux associations enlevait aux nobles un moyen de troubler l'Etat ; des dispositions plus sévères furent ajoutées aux lois contre les crimes de majesté et de violence, et le gouvernement d'une province fut fixé à une année pour un préteur, à deux pour un proconsul. Une loi somptuaire, tout aussi inutile, il est vrai, que celles qui l'avaient précédée, essaya de diminuer le faste insultant des riches, et il commença la réorganisation des finances en rétablissant les douanes en Italie pour les marchandises étrangères.

Ainsi la balance était tenue égale entre toutes les classes : aucun ordre n'était élevé au-dessus des autres, et l'Etat avait enfin un chef qui mettait l'intérêt général au-dessus de l'intérêt d'un parti. Mais ces lois, nous l'avons trop souvent répété, n'étaient que des palliatifs. César n'eut pas le temps de rendre ses idées durables, en leur faisant prendre corps dans des institutions. Auguste fera comme César, sans avoir la même excuse ; et, par la faute de ses deux fondateurs, l'empire aura des lois innombrables, mais point d'organisation politique.

Les troubles des cinquante dernières années avaient augmenté d'une façon déplorable la décadence de l'agriculture et la dépopulation des campagnes ; les hommes libres venaient de toute part chercher fortune à Rome, ou allaient dans les camps et dans les provinces. César défendit à tout citoyen de vingt à quarante ans de rester plus de trois ans hors de l'Italie, sauf le cas de service militaire dont il diminua la durée. Dans la distribution des terres, il favorisa ceux qui avaient une famille nombreuse ; trois enfants donnaient droit aux champs les plus fertiles ; on a vu qu'il prescrivit aux herbagers d'avoir parmi leurs pâtres au moins un tiers d'hommes libres, et qu'il chassa de Rome la moitié de ses pauvres. C'était la pensée des Gracques : faire refluer dans les campagnes et multiplier dans la péninsule la race des hommes libres. Les colons de Sylla avaient bien vite changé leurs terres contre quelque argent, aussitôt dissipé, et cette soldatesque ruinée s'était aisément vendue aux factieux. Pour rendre un nouveau Catilina impossible, César interdit à ses vétérans l'aliénation de leurs lots, si ce n'est après une possession de vingt ans.

Une cause de perpétuels désordres existait dans le désaccord du calendrier établi sur l'année lunaire de 355 jours avec l'année solaire, qui en a 365. Les grands y avaient trouvé leur compte pour avancer ou reculer à leur gré les élections et les termes d'échéance des fermes publiques. Anciennement le collège des pontifes maintenait l'accord entre l'année lunaire et l'année solaire en ajoutant à la première des jours intercalaires ; mais les troubles du dernier siècle de la république avaient mis le désordre dans les choses du ciel comme dans celles de la terre : les pontifes avaient négligé la précaution nécessaire, et l'année légale, de plus de deux mois (67 jours) en arrière sur l'année normale, commençait alors en octobre, de sorte que les fêtes de la moisson ne tombaient plus en été, ni celles des vendanges en automne. César chargea l'astronome d'Alexandrie, Sosigène, de mettre le calendrier d'accord avec le cours du soleil. Il fallut donner à l'année 45, qu'on appela la dernière année de la confusion, 445 jours, c'est-à-dire les 67 dont on était en retard et les 23 du mois intercalaire habituel.

Caton aurait pu dire, et ce qu'il restait du parti oligarchique disait, que toutes ces choses excellentes devenaient mauvaises, étant accomplies par un homme, non par la république. Mais la république avait été mise en demeure, durant un siècle, d'exécuter ces réformes, et elle ne les avait point faites.