LX - Le second triumvirat jusqu'à la déposition de Lépide (43-36)

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IV - TRAITES DE BRINDES (40) ET DE MISENE (39), DEFAITE DE SEXTUS POMPEE ET DEPOSITION DE LEPIDE (36)

Ni les cris de Fulvie ni le bruit de cette guerre n'avaient pu distraire Antoine de ses plaisirs, ou plutôt il avait compris qu'il ne s'agissait que d'une cabale soulevée par les intrigues de sa femme. Une attaque hardie des Parthes le réveilla enfin. La dureté et les exactions du gouverneur qu'il avait laissé en Syrie avaient amené une révolte ; les Parthes appelés par la population et conduits par un fils de Labienus qui s'était réfugié à la cour de Ctésiphon, avaient envahi cette province et entamé l'Asie-Mineure. Au printemps de l'année 40, Antoine se rendit à Tyr, la seule ville de Phénicie où ils ne fussent pas encore entrés ; des lettres de Fulvie qui l'y attendaient lui apprirent la fin de la guerre de Pérouse et la fuite de tous ses amis. Il devenait nécessaire de compenser l'effet produit par cet échec, en reparaissant avec des forces considérables sur les côtes de l'Italie. Remettant donc à l'habile Ventidius le soin de tenir tête aux Parthes, il fit voile, avec deux cents vaisseaux que Chypre et Rhodes lui donnèrent, pour Athènes, où il trouva Fulvie. L'entrevue des deux époux fut un échange d'amères et légitimes récriminations, l'une sur le séjour à Alexandrie, l'autre sur la folle guerre de Pérouse. Cependant les événements se précipitaient en Occident où Octave avait pris possession de la Gaule. Il fallait se hâter d'arrêter cette fortune croissante ; Antoine, laissant dans Sicyone Fulvie malade de chagrin et de honte, s'entendit avec le pompéien Domitius, qui lui ouvrit passage à travers la mer d'Ionie, et commença les hostilités par le siège de Brindes. En même temps, il engageait Sextus Pompée à attaquer l'Italie méridionale : déjà Rhegium était bloqué ; les troupes pompéiennes arrivaient devant Consentia, et la Sardaigne avait fait défection.

Sextus Pompée

Octave paraissait en sérieux danger, mais il tirait une grande force de cette réunion contre lui d'hommes qui la veille se combattaient. Tandis que le camp ennemi allait renfermer un fils de Pompée, un triumvir et un des meurtriers de César, il restait le seul représentant du principe nouveau auquel tant d'intérêts s'étaient déjà ralliés ; et tel est l'avantage des situations nettes, même en politique, que cette menaçante coalition était au fond peu redoutable. Le souvenir des combats de Philippes était encore trop vivant dans l'esprit des vétérans de l'armée triumvirale pour qu'ils voulussent se battre les uns contre les autres. Ils forcèrent leurs chefs à traiter, et Cocceius Nerva, ami des deux triumvirs, ménagea un accommodement ; les conditions en furent arrêtées par Pollion et Mécène, et la mort de Fulvie en hâta la conclusion. Antoine fit tuer un conseiller de sa femme, qui avait été le principal instigateur de la guerre de Pérouse ; et, comme preuve de son désir d'établir une bonne paix, il livra à son collègue les lettres d'un lieutenant d'Octave dans la Narbonnaise, Salvidienus, qui offrait de lui amener ses troupes. Appelé sous un prétexte à Rome, le traître y fut mis à mort. Un nouveau partage du monde romain donna l'Orient jusqu'à la mer Adriatique à Antoine, avec l'obligation de combattre les Parthes ; l'Occident à Octave, avec la guerre contre Sextus : Scodra (Scutari), sur la côte illyrienne, marqua la commune limite. Ils laissèrent l'Afrique à Lépide, et convinrent que, quand ils ne voudraient pas exercer eux-mêmes le consulat ils y nommeraient tour à tour leurs amis. Octavie, soeur du jeune César, et déjà veuve de Marcellus, épousa l'autre triumvir. Elle venait de donner le jour à celui qui est peut-être l'enfant prédestiné de la IVe églogue de Virgile, à ce Marcellus, glorieux rejeton de Jupiter, que le poète immortalisera au VIe livre de l'Enéide (40). Les amis de la paix espéraient que cette jeune femme, respectée de tout le peuple et tendrement aimée de son frère, saurait, par ses vertus, fixer Antoine et conserver l'union entre les deux maîtres du monde romain (40).

Les triumvirs revinrent à Rome pour célébrer cette union. Les fêtes furent tristes, car le peuple manquait de pain ; Sextus, qui n'avait pas été compris dans le traité de Brindes, continuait à intercepter les arrivages. Rien ne passait et les négociants n'osaient plus quitter les ports de Smyrne, d'Alexandrie, de Carthage et de Marseille. A l'exemple des soldats, la foule demanda la paix à grands cris. Un édit, qui obligeait les propriétaires à fournir 50 sesterces par tête d'esclave, et qui attribua au fisc une portion de tous les héritages, causa une nouvelle irritation. Les triumvirs furent poursuivis d'injures ; mais le peuple ne pouvait plus faire même une émeute : des vétérans se ruèrent sur la multitude et l'obligèrent à fuir, en laissant nombre de morts sur la place. Antoine se lassa le premier de ces cris et pressa son collègue de traiter avec Pompée. Quelques mois auparavant, Octave avait épousé la soeur de Scribonius Libo, beau-père de Sextus, dans l'espoir que cette alliance ouvrirait les voies à un accommodement. Libo, en effet, s'interposa entre son gendre et les triumvirs. Mucia, mère de Sextus Pompée, représenta elle-même à son fils qu'assez de sang avait été versé dans cette malheureuse querelle : Sextus céda.

Sextus Pompée - Musée du Louvre

Ils s'abouchèrent tous trois au cap Misène, sur une digue construite du rivage à la galère amirale et coupée en son milieu, de sorte que les négociateurs, séparés par un intervalle où passait la mer, pouvaient discuter, sans craindre une surprise. Pompée avait sa flotte derrière lui, les triumvirs leurs légions. Ceux-ci consentaient à le laisser revenir à Rome, mais il demanda à être reçu dans le triumvirat à la place de Lépide : la conférence fut rompue. Pressé par son affranchi Menas, il allait regagner la Sicile et dénoncer de nouveau les hostilités, quand Libo et Mucia le ramenèrent à une seconde entrevue, où les conditions suivantes furent arrêtées. Sextus aura pour provinces la Sicile, la Corse, la Sardaigne et l'Achaïe, avec une indemnité de 15.500.000 drachmes. Il aura le droit de briguer, quoique absent, le consulat, et de faire administrer cette charge par un de ses amis. Les citoyens réfugiés près de lui pourront revenir à Rome et rentrer dans leurs biens ; ceux qui ont été portés sur les listes de proscription n'en recouvreront que le quart ; les meurtriers de César sont exclus de l'amnistie. Les gratifications réservées aux soldats des triumvirs seront accordées aux siens, et les esclaves réfugiés près de lui auront la liberté. De son côté, il purgera la mer des pirates, retirera ses garnisons des points qu'elles occupent sur les côtes d'Italie, et enverra le blé que la Sicile et la Sardaigne avaient coutume de fournir à Rome. Le traité sera confié à la garde des vestales.

Quand on vit les trois chefs franchir l'étroite barrière qui les séparait, et s'embrasser en signe de paix et d'amitié, un même cri de joie partit de la flotte et de l'armée. Il semblait que ce fût la fin de tous les maux. L'Italie n'allait plus craindre la famine ; les exilés, les proscrits, retrouvaient leur patrie. On annonça encore aux troupes qu'un mariage cimenterait l'union : la fille de Pompée fut fiancée au neveu d'Octave. Puis les trois chefs se donnèrent des fêtes. Le sort désigna Pompée pour traiter le premier ses nouveaux amis. «Où souperons-nous ? demanda joyeusement Antoine. Dans mes carènes», répondit Sextus, en montrant sa galère : mordante équivoque qui rappelait qu'Antoine possédait à Rome, dans le quartier des Carènes, la maison du grand Pompée. Au milieu du festin, Menas, assure-t-on, vint dire à l'oreille de Sextus : «Voulez-vous que je coupe les câbles, et je vous rends maître de tout l'empire ?» Il réfléchit un instant, puis répondit : «Il fallait le faire sans m'en prévenir ; Pompée ne peut trahir la foi jurée». Anecdote douteuse, comme beaucoup de celles que les anciens rapportent. Avant de se séparer, ils arrêtèrent la liste des consuls pour les années suivantes (39).

Les deux paix de Brindes et de Misène ne furent qu'une trêve pour ceux qui les avaient signées ; mais pour l'Italie, du Rubicon au détroit de Messine, elles marquèrent la fin des luttes sanglantes. Durant trois siècles et demi, un seul jour excepté, celui où mourut Vitellius, Rome et la péninsule ne revirent plus la guerre déchirer leur sein. Et lorsque, se rappelant les Gaulois, Pyrrhus, Annibal, Spartacus et cette histoire du dernier siècle de Rome républicaine qui n'est qu'un long récit de combats, on voit la paix descendre enfin sur ces plaines de l'Italie dont il n'est pas une qui n'eût servi de champ de bataille, sur ces collines de l'Apennin qui avaient été autant de forteresses vingt fois assaillies, on est forcé de se mettre du parti de celui qui donna cette paix, sauf à demander compte aux héritiers de la république de ce qu'ils feront pour le reste du monde.

Après la paix de Misène, Octave et Antoine vinrent un moment à Rome recevoir les témoignages de la joie populaire. L'un en partit bientôt pour aller soumettre quelques peuples gaulois révoltés, l'autre pour attaquer les Parthes. Antoine emportait un sénatus-consulte qui ratifiait d'avance tous ses actes. Le sénat devait s'estimer heureux qu'un de ses maîtres lui eût demandé un décret ; ce vote prouvait son existence, dont on avait pu douter aux négociations de Misène, où il n'avait pas plus été question de lui que de Lépide. Les triumvirs cependant ne l'oubliaient pas, car ils faisaient chaque jour de nouveaux sénateurs : c'étaient des soldats, des barbares, même des esclaves ; un de ceux-ci obtint la préture. Il est vrai qu'on avait porté le nombre des préteurs à soixante-dix-sept. Quant au peuple, les jours de comices, il recevait des ordres écrits et votait en conséquence.

Le traité de Misène était inexécutable. Il ne se pouvait pas qu'Octave laissât les approvisionnements de Rome et de ses légions, ainsi que le repos de l'Italie, à la merci de Pompée, qui, de son côté, rêvait pour lui-même l'empire de Rome. En attendant, Sextus tenait à Syracuse une cour brillante ; un trident à la main, couvert d'un manteau qui rappelait la couleur des vagues, il se faisait appeler le fils de Neptune, et il y avait quelque droit, puisque le premier il avait prouvé aux Romains, qui se refusaient à le comprendre, quelle puissance donne l'empire de la mer. Mais, depuis dix ans qu'il avait quitté Rome et qu'il vivait, à l'aventure, Pompée avait pris les habitudes d'un chef de bande plutôt que celles d'un général. Des esclaves, des affranchis, commandaient ses escadres. Une voix libre s'élevait-elle du milieu des nobles romains réfugiés auprès de lui, il s'en indignait comme d'une insolence. L'assassinat de Murcus avait découragé les plus dévoués, et beaucoup avaient saisi le prétexte de la paix de Misène pour l'abandonner. Brave de sa personne, il ne savait pas user de la victoire, et nous allons le voir perdre plusieurs fois de favorables occasions.

Les premiers torts vinrent des triumvirs. D'abord, Antoine refusa de mettre Sextus en possession de l'Achaïe, sous prétexte que les Péloponnésiens lui devaient de grosses sommes dont il voulait se faire payer ; puis Octave répudia Scribonia, pour épouser Livie, alors grosse de six mois, et qu'il força Tiberius Néron à lui céder. A ces provocations, Sextus répondit en réparant ses vaisseaux et en laissant la carrière libre aux pirates ; presque aussitôt le prix des vivres augmenta en Italie (38).

Lépide grand pontife

Octave essaya d'entraîner ses deux collègues ; Lépide accepta, mais employa tout l'été à réunir des troupes et des navires. Pour Antoine, pressé par sa femme, il vint d'Athènes, où il avait passé l'hiver, chercher le jeune César à Brindes, et, ne l'y trouvant pas, il se hâta de retourner en Grèce, en l'invitant à conserver la paix. Tout le poids de la guerre retombait donc sur Octave. Heureusement, il avait négocié la trahison de l'affranchi Menas, qui lui livra la Corse, la Sardaigne, trois légions et une forte escadre. Il le reçut avec de grandes marques d'estime, l'éleva au rang de chevalier et lui donna le commandement de sa flotte, sous l'autorité supérieure de Calvisius Sabinus.

L'affranchi prouva, dès la première rencontre, son dévouement et son habileté. Il tint tête dans le golfe de Cumes à une flotte pompéienne et tua son chef, autre affranchi de Sextus, que remplaça encore un ancien esclave. Octave tenta de passer en Sicile ; attaqué au milieu du détroit, il eût laissé la victoire aux ennemis, si l'approche de Menas ne les avait forcés à rentrer dans Messine. Le combat était à peine terminé, qu'une tempête détruisit presque en entier sa flotte ; mais Sextus ne sut pas profiter de cet avantage, et Agrippa arrivait.

Ce grand homme de guerre, qui venait de pacifier l'Aquitaine et de franchir le Rhin comme César, prit en main la conduite des opérations. Au lieu de précipiter les coups, il voulut les assurer en ne donnant rien au hasard. Octave avait un bon port dans la mer Supérieure, mais pas un dans la mer Tyrrhénienne qui fût à proximité de la Sicile. Agrippa créa le Port Jules par la jonction du lac Lucrin au lac Averne et de tous les deux à la mer, puis il construisit une flotte, et par de continuels exercices, il forma des matelots et des légionnaires qui rappelèrent pour l'habileté les vieilles phalanges républicaines.

Camée d'Octavie

Au printemps de l'année suivante (36), Octavie ramena encore son époux à Tarente, et, comme elle n'y trouva pas son frère, elle alla au devant de lui et l'entraîna vers cette ville, avec Mécène et Agrippa. L'entrevue eut lieu sur les bords du Bradanus, entre Tarente et Métaponte. Durant plusieurs jours on vit les deux triumvirs se promener sans gardes et se prodiguer les marques d'une confiance qui ne trompait personne ni eux-mêmes. Ils dépouillèrent Sextus du sacerdoce et du consulat et prorogèrent pour cinq ans leur autorité triumvirale ; un fils d'Antoine et de Fulvie, Antyllus, fut fiancé à la fille d'Octave et de Scribonia, la trop célèbre Julie, et de mutuels présents parurent sceller cette amitié tant de fois renouvelée : Antoine donna à son collègue cent vingt vaisseaux en échange de vingt mille légionnaires, et partit pour la Syrie. Ils ne devaient plus se revoir que sur les flots qui baignent le promontoire d'Actium.

Aussitôt après le départ d'Antoine,la guerre fut reprise avec vigueur. Une puissante flotte sortit du nouveau port creusé par Agrippa, et selon l'usage, d'imposantes cérémonies religieuses appelèrent sur elle la protection divine, comme nous bénissons nos bâtiments quand ils quittent le chantier. Après que tous les navires se furent rangés en face des autels élevés au rivage, les prêtres, montés sur des canots avec les victimes dont la mort allait racheter la vie des marins, firent trois fois le tour de la flotte. Les chefs de l'armée suivaient, en demandant aux dieux de détourner des vaisseaux les présages sinistres pour les diriger sur les victimes. Celles-ci immolées, les prêtres jetèrent une partie des chairs dans la mer, comme offrandes aux divinités marines, et brûlèrent le reste sur les autels en l'honneur des dieux du ciel. Durant le sacrifice, l'armée faisait entendre de pieuses acclamations.

Agrippa fit décider qu'on attaquerait la Sicile par trois points : Lépide, qui allait enfin arriver d'Afrique, par Lilybée ; Statilius Taurus, le commandant des galères qu'Antoine avait cédées, par le promontoire Pachynum ; Octave, par la côte septentrionale. Les trois flottes partirent en même temps ; mais celle que montait Octave fut battue, dans l'étroit canal entre Caprée et l'île des Sirènes, d'une violente tempête qui gagna la mer d'Ionie et empêcha Taurus de quitter le port de Tarente. Lépide seul put débarquer et mettre le siège devant Lilybée. Octave envoya Mécène à Rome pour prévenir les troubles que le bruit de cet échec pourrait exciter, et visita tous les ports où ses vaisseaux avaient cherché un refuge, afin de réparer promptement le dommage. S'il ne possédait pas le génie militaire de son oncle, il avait sa persévérance. Je saurai bien vaincre en dépit de Neptune, dit-il, et, pour le punir, il défendit qu'on amenât sa statue aux jeux du cirque. Sextus, au contraire, confiant dans la protection du dieu, dont il portait les couleurs et le trident, laissait faire la tempête. Il oubliait qu'en certains cas la meilleure manière de se défendre est d'attaquer ; et, au lieu de poursuivre les débris d'Octave, ou de tenter en Italie des descentes que le mécontentement général eût favorisées, il concentrait sa flotte à Messine, comme si les monstres océaniens autrefois redoutés, Charybde et Scylla, allaient défendre pour lui l'entrée du détroit.

Monnaie de Sextus Pompée

En un mois, Octave remit sa flotte en état. Sextus avait fortifié la plus importante des îles Eoliennes, Lipara, excellente station navale, pour défendre les approches du détroit de Messine et couvrir la côte septentrionale de la Sicile. Agrippa s'en empara ; dans le même temps, Octave, de l'autre côté du détroit, jeta trois légions en Sicile près de Tauromenium. Un échec essuyé par la flotte de Lépide fut balancé par une victoire navale d'Agrippa en vue de Myles, mais une nouvelle défaite d'Octave sur la côte orientale le rejeta en Italie. Il avait couru les plus grands périls, ayant erré une nuit entière sur une barque, sans un garde, sans un serviteur. Ce général, toujours malade ou malheureux les jours de bataille, n'en gardait pas moins la confiance des soldats : l'ombre de César le protégeait.

Les légions qu'il avait laissées devant Tauromenium, sous la conduite de Cornificius, couraient les plus grands dangers : Pompée interceptait par mer leurs convois, et par terre sa cavalerie cernait le camp. Cornificius se décida à battre en retraite par des chemins impraticables, où les laves de l'Etna encore brûlantes avaient tari les sources. Il voulait atteindre la côte septentrionale dont Agrippa, après sa victoire, avait occupé plusieurs points ; il accomplit ce mouvement difficile avec une fermeté qui lui fit beaucoup d'honneur et lui valut plus tard le privilège de retourner chez lui porté sur une chaise curule, chaque fois qu'il soupait hors de sa maison.

Au moment où il opérait sa jonction avec trois légions envoyées à sa rencontre, Agrippa s'emparait de Tyndaris, excellente position d'où, d'un côté, il tendait la main à Lépide, maître enfin de Lilybée, et, de l'autre, il menaçait Messine. Le dénouement approchait : Octave descendit encore une fois en Sicile avec le reste de ses troupes, réunies cette fois en une masse de vingt et une légions, vingt mille cavaliers et cinq mille archers ou frondeurs, qui s'assemblèrent entre Myles et Tyndaris, où Lépide était arrivé. Pompée occupait fortement l'angle nord-est de la Sicile, de Myles à Tauromenium, avec Messine pour quartier général, et il avait fortifié tous les défilés qui donnaient accès dans cet immense camp retranché. Un mouvement d'Agrippa lui ayant fait croire que la flotte césarienne se portait sur le cap Pélore, il abandonna ses postes de l'ouest, dont Octave aussitôt s'empara, et les triumvirs purent commencer leur mouvement sur Messine. Menacé dans son repaire par deux armées formidables, Pompée refusa le combat sur terre. Mais il devait se hâter de frapper un coup décisif, car l'argent et les vivres lui manquaient ; il se décida à tenter la fortune sur l'élément qui l'avait jusqu'alors protégé.

Agrippa avec la couronne rostrale

Chaque flotte comptait trois cents voiles ; le choc eut lieu entre Myles et Naulocque, à la vue des deux armées rangées en bataille sur le rivage (3 septembre 36). L'action fut meurtrière et le succès longtemps incertain : Agrippa, comme le premier consul qui vainquit les Carthaginois sur mer, avait armé ses navires de harpons pour arrêter les vaisseaux ennemis, plus rapides que les siens, et les forcer à recevoir l'abordage. Quand Sextus vit la victoire pencher du côté des octaviens, il éteignit le fanal de sa galère amirale, jeta à la mer son anneau, ses insignes de commandement et prit la fuite avec dix-sept vaisseaux. Messine était en état de soutenir un long siège, et il avait encore deux armées dans l'île, l'une près de Lilybée, l'autre vers Naulocque : il les laissa sans ordre. Vrai chef de pirates, il débanqua un moment sur la côte du Bruttium pour piller le temple de Junon Lacinienne, et de là fit voile vers l'Asie, comptant réclamer d'Antoine le prix du service qu'il avait, dans la guerre de Pérouse, rendu à la mère du triumvir. A Lesbos, il apprit la malheureuse issue de l'expédition contre les Parthes et crut l'occasion favorable de relever sa fortune aux dépens de celle du maître chancelant de l'Asie. Il prit aisément plusieurs villes, mais des négociations qu'il ouvrit avec les rois du Pont et des Parthes le firent abandonner de ses derniers amis. Son beau-père même, Scribonius Libo, le quitta ; forcé quelque temps après de se livrer lui-même, il fut mis à mort dans Milet par un officier d'Antoine (35).

Les huit légions qu'il avait abandonnées s'étaient réunies dans Messine, que Lépide assiégea ; mais leurs chefs ne cherchaient qu'une occasion de traiter. Ils demandèrent au triumvir, pour passer sous ses drapeaux, d'accorder à leurs soldats, comme aux siens, le pillage de la ville qui leur avait donné un refuge. Malgré l'opposition d'Agrippa, Lépide y consentit, et durant toute une nuit la malheureuse cité fut mise à sac et à pillage par ses défenseurs et par ses ennemis. Lépide se trouva alors à la tête de vingt légions. Il se persuada qu'avec de telles forces il lui serait aisé de prendre une position plus haute que celle qu'on lui avait faite depuis le commencement du triumvirat. Dans une conférence avec Octave, il parla fièrement et prétendit ajouter la Sicile à son gouvernement : Octave lui reprocha ses lenteurs calculées, ses secrètes négociations avec Sextus, et ils se séparèrent, disposés à recommencer une autre guerre civile. Octave connaissait le peu d'affection des troupes pour son rival ; il osa se présenter dans leur camp, sans armes et sans gardes ; déjà il les haranguait, lorsque Lépide, accourant avec quelques soldats dévoués, le chassa à coups de flèches. Mais la fidélité était ébranlée, plusieurs légions vinrent se ranger sous les drapeaux d'Octave, quand il s'approcha avec son armée, et Lépide faillit être tué en s'opposant à la désertion qui devenait générale. Il fut contraint de venir se jeter aux pieds de son ancien collègue et de lui demander la vie. Octave était assez fort pour n'être plus cruel ; il le relégua à Circeii en lui laissant ses biens et sa dignité de grand pontife. Lépide y vécut vingt-trois ans. C'était, dit Montesquieu, le plus méchant citoyen qui fût dans la république, et l'on est bien aise de voir son humiliation. Il manquait de fermeté et de talent, et il dut uniquement aux circonstances la place importante où la fortune ne semble l'avoir élevé un instant que pour rendre sa chute plus éclatante.

Lépide - Musée de Parme