LXI - Le duumvirat d'Octave et d'Antoine (36-30) |
II - RUPTURE ENTRE OCTAVE ET ANTOINE (32-30)
Ainsi, des deux triumvirs, l'un donnait des pays romains
à une reine barbare, et l'autre accroissait le
territoire de l'empire. Celui-là détournait sur
Alexandrie les trésors, les chefs-d'oeuvre et les
respects de l'orient ; celui-ci, comme aux beaux jours de la
république, décorait le Forum de
grossières mais glorieuses dépouilles, et
employait le butin fait sur les Dalmates à fonder le
Portique et la Bibliothèque d'Octavie.
Portique d'Octavie - Restauration de Duban |
Cependant Antoine se plaignait ; le 1er janvier de
l'année 32, le consul Sosius reprocha en son nom
à Octave d'avoir dépossédé
Sextus, sans partager avec son collègue les provinces
du vaincu, d'avoir distribué à ses soldats
toutes les terres d'Italie, sans rien réserver pour
les légions d'Orient. Il ajouta qu'Antoine
était prêt à rendre au peuple les
pouvoirs qui lui avaient été confiés, si
l'autre triumvir lui en donnait l'exemple. Octave
était alors absent de Rome ; quelques jours
après, il se rendit au sénat, accompagné
de soldats et d'amis armés sous leurs toges. Aux
accusations du consul, il répondit que Lépide,
s'étant montré incapable et cruel, avait
été justement réduit à une
condition privée ; que, si la Sicile et l'Afrique
avaient été rattachées aux provinces
occidentales, Antoine s'était attribué l'Egypte
; qu'au reste il avait de quoi dédommager ses soldats
et lui-même avec les brillantes conquêtes qu'il
avait faites en Asie ; mais qu'il aimait mieux prodiguer
à Cléopâtre et aux enfants de cette reine
les trésors et les provinces de Rome, dont il
déshonorait le nom par sa conduite et par sa double
trahison envers Sextus et Artavasde.
Sur cette déclaration, qui annonçait une
rupture, les deux consuls, amis d'Antoine, quittèrent
Rome avec plusieurs sénateurs et allèrent
rejoindre leur patron. Il était alors dans
l'Arménie, dont il voulait forcer les peuples à
racheter leur roi en livrant ses trésors ; mais les
Arméniens avaient préféré
proclamer le fils du prince prisonnier, Artaxias, qui
malheureusement ne put se défendre, et s'enfuit
auprès du roi des Parthes Phrahate IV. Afin de
s'assurer l'alliance du roi des Mèdes, Antoine lui
donna une partie de l'Arménie, et fit épouser
à la fille de ce prince son fils Alexandre. En retour,
le roi mède rendit les drapeaux enlevés aux
légions durant l'expédition de l'an 36, et
fournit au triumvir des cavaliers et un subside.
A la nouvelle des déclarations d'Octave dans le
sénat, Antoine s'était décidé
à combattre ; il avait ordonné à
Canidius, son lieutenant, de rassembler ses forces de terre,
et quoi qu'on ait dit de sa mollesse et de son incurie, sans
doute fort exagérées, il avait encore seize
légions prêtes à entrer en campagne. Il
gagna promptement la ville d'Ephèse, où se
réunissaient huit cents navires ; la reine en avait
donné deux cents avec 20.000 talents et des vivres
pour toute la durée de la guerre ; mais elle l'avait
suivi. En vain les amis d'Antoine, Domitius et Plancus, le
pressèrent de la renvoyer dans son royaume. Elle
voulait surveiller son amant et prévenir tout
raccommodement qui l'eût ramené auprès
d'Octavie ; à force d'argent, elle gagna Canidius, et
le vieux soldat persuada à son général
que Cléopâtre, habituée aux plus grandes
affaires, lui serait de meilleur conseil qu'aucun des rois
qui suivaient ses drapeaux.
On s'aperçut bien vite de sa présence au ralentissement des préparatifs. Les fêtes recommencèrent. Tandis que de la Syrie au Palus-Méotide, et de l'Arménie aux rives de l'Adriatique, rois et peuples étaient en mouvement pour réunir et transporter des provisions et des armes, Antoine et Cléopâtre vivaient à Samos dans les festins et les jeux ; les baladins, les joueurs de flûte, les comédiens, étaient accourus de l'Asie entière, en tel nombre qu'Antoine, pour récompense, leur donna toute une ville, la cité de Priène. A Athènes, la vie inimitable continua. Dans cette ville, Cléopâtre arracha enfin à Antoine l'acte de divorce avec Octavie ; il le lui fit signifier à Rome. Elle obéit, et, emmenant encore avec elle les enfants de Fulvie, elle sortit de cette maison d'où leur père la chassait. Elle pleurait à la pensée que les Romains pouvaient la regarder comme une des causes de cette guerre, et elle avait droit de le croire ; mais, entre ces deux ambitieux, l'injure de la noble femme était à peine un prétexte (32). Comme elle, beaucoup pleuraient, qui s'étaient habitués déjà à la paix qu'Octave faisait régner. Distrait de ses amours et de ses chants légers par le bruit des armes, le poète favori de Mécène s'écriait douloureusement : O navire ! de nouveaux orages t'emportent sur les flots. Ah ! que fais-tu ? Reste au port sur tes ancres. Ne vois-tu pas tes flancs dépouillés de leurs rames, et ton mât demi-brisé par les autans, et tes antennes qui gémissent ?... Si tu ne veux être le jouet des vents, prends garde, évite les flots qui battent les brillantes Cyclades. |
Baladin sur un crocodile
|
Octave fut troublé de la promptitude des
préparatifs d'Antoine ; les siens n'étaient pas
terminés, et toute l'Italie murmurait contre de
nouveaux impôts qui enlevaient aux citoyens le quart de
leurs revenus, aux affranchis, possesseurs des 50.000
drachmes, le huitième de leur fortune. Heureusement
Antoine acheva lentement ce qu'il avait commencé avec
une activité qui rappelait l'ancien lieutenant de
César. L'été s'écoula dans les
fêtes, et la guerre se trouva forcément
renvoyée à l'année suivante. Ce
délai valut à Octave un autre avantage, la
défection de plusieurs personnages importants, qui,
révoltés des hauteurs de
Cléopâtre, revinrent en Italie. Parmi eux
étaient Plancus et Titius, tous deux consulaires.
Plancus s'avisait un peu tard que la reine lui avait fait
jouer un rôle indigne, quand, dans un festin, il se
présenta, malgré son âge, le corps peint
d'azur, la tête couronnée de roseaux et
traînant derrière lui une queue de poisson, pour
jouer le rôle d'un dieu marin. Dans le sénat il
invectiva dès son arrivée contre Antoine.
«Il faut, lui dit malignement Coponius, qu'Antoine ait
fait bien des infamies la veille du jour où tu l'as
quitté». Asinius Pollion se respecta davantage :
comme Octave le pressait de marcher avec lui, Pollion refusa.
«Les services que j'ai rendus à Antoine sont
plus grands, mais ceux que j'ai reçus de lui sont plus
connus ; je ne puis donc le combattre, j'attendrai l'issue de
la lutte et je serai le butin du vainqueur».
Octave avait appris de Plancus que le testament d'Antoine
était entre les mains des vestales ; il l'enleva et
lut au sénat les passages qui pouvaient exciter le
plus d'irritation. Antoine, admettant qu'il y avait eu union
légale entre Cléopâtre et le dictateur,
reconnaissait Césarion pour le fils légitime et
l'héritier de César, de sorte qu'en prenant ce
nom, Octave n'était qu'un usurpateur, et tous ses
actes, depuis douze ans, étaient des
illégalités. Il renouvelait le don fait
à la reine et à ses enfants de presque tous les
pays qu'il avait en son pouvoir ; enfin, abjurant sa patrie
et ses ancêtres, il ordonnait, mourût-il au bord
du Tibre, qu'on portât son corps à Alexandrie,
dans le tombeau de Cléopâtre. Un
sénateur, Calvisius, ajouta encore à la
colère publique, en rapportant plusieurs traits de sa
folle passion pour cette femme qui ne jurait plus que par les
décrets qu'elle rendrait bientôt au Capitole, et
l'on ne doutait pas qu'il ne voulût lui donner Rome
même, tandis qu'il ferait de la capitale de l'Egypte le
siège de l'empire. Le peu d'amis qu'il conservait lui
dépêchèrent un d'entre eux pour
l'éclairer sur sa situation ; Cléopâtre
abreuva de dégoûts ce conseiller de la
dernière heure, et le força de se retirer sans
avoir pu parler en secret à Antoine. Silanus,
l'historien Dellius, furent obligés de s'enfuir pour
échapper aux embûches qu'elle leur tendit.
Quand Octave fut prêt, il provoqua un décret du
sénat qui enleva à Antoine le consulat de
l'année 31, et, vêtu en fécial, il se
rendit au temple de Bellone, où il accomplit les
cérémonies en usage dans les anciens temps pour
les déclarations de guerre. La reine d'Egypte fut
seule nommée. «Ce n'est pas Antoine ni les
Romains que nous allons combattre, disait Octave, mais cette
femme, qui, dans le délire de ses espérances et
l'enivrement de sa fortune, rêve la chute du Capitole
et les funérailles de l'empire». Déclarer
Antoine ennemi public, c'eût été
d'ailleurs envelopper dans la proscription tous les Romains
qu'il avait auprès de lui et son armée
entière. Octave était trop prudent pour dire
à seize légions qu'elles n'avaient d'autre
alternative que la victoire ou la mort. Au 1er janvier 31, il
prit possession du consulat, et se donna comme
collègue, à la place d'Antoine, le brave
Valerius Messala, celui qui l'avait battu à Philippes.
La veille, le triumvirat était expiré, et il
n'en avait pas dénoncé le renouvellement. Ce
n'était donc plus, disait-on, le triumvir qui allait
combattre pour sa cause, mais un consul du peuple romain,
entouré des plus respectables personnages de l'Etat,
qui marchait contre le ministre d'une reine
étrangère.
Antoine passa l'hiver de 32-31 à Patras. Il
était maître de la Grèce, où il
avait réuni cent mille fantassins et douze mille
chevaux. Les rois de Maurétanie, de Commagène,
de Cappadoce et de Paphlagonie, un dynaste de Cilicie, un
chef thrace, suivaient en personne ses drapeaux. Le Pont, la
Galatie, les Mèdes, les Juifs, un prince arabe et un
chef lycaonien lui avaient envoyé des auxiliaires. Sa
flotte comptait cinq cents gros bâtiments de guerre,
dont plusieurs étaient à huit et dix rangs de
rames, mais lourdement construits, mal dirigés,
dégarnis de rameurs et de soldats de marine. Quand on
représentait à Antoine le mauvais état
de son armement naval : «Qu'importent les matelots,
disait-il ; tant qu'il y aura des rames à bord et des
hommes en Grèce, nous ne manquerons pas de
rameurs». Tous les Grecs n'étaient cependant pas
avec lui : Mantinée envoya aux césariens un
contingent qui combattit à la journée d'Actium.
D'autres ont dû suivre cet exemple, car la commune
misère de ces peuples ne leur avait pas donné
des sentiments communs. Octave n'avait que quatre-vingt mille
fantassins, douze mille cavaliers et seulement deux cent
cinquante vaisseaux d'un rang inférieur. Leur
légèreté, l'expérience des marins
et des soldats formés dans la guerre difficile contre
Sextus, compensaient et au delà
l'infériorité du nombre.
Tandis qu'Octave se rendait à Corcyre, Agrippa
conduisit la flotte à Méthone, sur les
côtes du Péloponnèse, pour couper les
convois qui arrivaient d'Egypte ou d'Asie et affamer cette
multitude que la Grèce, trop pauvre, ne pouvait
nourrir. La légèreté de ses
bâtiments lui assurait la liberté de ses
mouvements, et, au voisinage d'une flotte qui semblait
formidable, il pénétrait partout, jusque dans
le golfe de Corinthe, où il enleva Patras, le quartier
général d'Antoine, et l'île de Leucade,
sentinelle avancée sur la mer d'Ionie. Cette guerre
d'escarmouches fatiguait déjà
singulièrement l'ennemi ; quand l'armée
d'Octave eut débarqué sur la côte
d'Epire, non loin des légions antonines, les
défections commencèrent, bien qu'Antoine
eût fait devant ses troupes le serment d'abdiquer deux
mois après la victoire. Domitius en donna le signal ;
Dejotarus, Amyntas, plus tard Philadelphos, suivirent son
exemple. Antoine se crut entouré de traîtres,
et, sa cruauté se réveillant, il fit torturer,
puis mettre à mort un chef arabe, Jamblique, et le
sénateur Postumius. Il douta même de
Cléopâtre, la soupçonna de vouloir
l'empoisonner et la força de goûter avant lui de
tous les mets qu'on leur servait : précaution dont la
reine lui montra d'une terrible manière
l'inutilité. Un jour qu'elle était venue au
festin, une couronne de fleurs dans les cheveux, elle engagea
son amant à jeter une de ces fleurs dans la coupe
où il buvait. Comme il portait le verre à ses
lèvres, elle retint brusquement son bras, prit la
coupe et la tendit à un esclave qui la vida et tomba
foudroyé. Antoine s'abandonnait, plein d'amour et
d'effroi, à l'étrange créature qui
réunissait en elle toutes les fascinations
fatales.
Plusieurs combats partiels précédèrent
l'action décisive. Le roi de Maurétanie, Bogud,
périt dans le Péloponnèse, et Nasidius
fut battu par Agrippa, qui dans une autre rencontre sur mer
tua le Cicilien Tarcondimotos. Titius et Statilius Taurus
firent, dans le même temps, éprouver un
échec à la cavalerie d'Antoine. Cependant, peu
à peu les deux armées se concentrèrent :
celle d'Antoine à Actium, sur la côte
d'Acarnanie, à l'entrée du golfe d'Ambracie ;
celle d'Octave en face, sur la côte d'Epire. Antoine
avait proposé à son rival de terminer leur
querelle par un combat singulier, ou bien de se rendre
à Pharsale avec toutes leurs forces et d'y
décider à qui resterait l'héritage de
César. Tous ses généraux, surtout
Canidius, étaient de ce dernier avis.
Le golfe d'Ambracie, théâtre de la bataille d'Actium |
Mais Cléopâtre voulait que l'on
combattît sur mer, pour que ses navires
égyptiens eussent part à la victoire, et, en
cas de revers, assurassent sa retraite. Sur terre, il
eût fallu abandonner Antoine, ou s'engager en des
périls qu'elle n'osait braver. Sans doute elle lui
avait représenté que les échecs partiels
qu'il avait subi, les défections qu'il voyait se
multiplier, les difficultés qu'il trouvait chaque jour
plus grandes à nourrir en Grèce une nombreuse
armée, devaient le décider à chercher un
autre champ de bataille ; que celui des deux adversaires qui
se rendrait maître de la mer pourrait affamer l'autre,
et que le nombre, la force de ses navires, lui promettaient
la victoire ; qu'enfin, pour s'ouvrir le chemin d'Italie ou
fermer à ses ennemis la route de l'Orient, surtout
celle de l'Egypte qui, dans les mains d'un victorieux, serait
une forteresse inexpugnable d'où l'on dominerait sans
peine l'Afrique et l'Asie, une victoire navale était
nécessaire. Ces considérations ont dû
être mises en avant, car, sans elles, on ne saurait
comprendre la conduite d'un homme à qui ses vices ne
pouvaient avoir ôté toute son intelligence
militaire.
Antoine céda ; il plaça vingt mille
légionnaires et deux mille archers sur ses
galères, où, par les désertions et les
maladies de l'hiver, les hommes manquaient. Mais les
légionnaires faisaient à regret le service des
vaisseaux ; un chef de cohorte dont le corps était
criblé de blessures, voyant passer Antoine, lui dit
d'une voix affligée : «Eh ! Mon
général, pourquoi vous défier de ces
blessures et de cette épée, et mettre vos
espérances dans un bois pourri ? Laissez les hommes
d'Egypte et de Phénicie combattre sur mer, et
donnez-nous la terre, sur laquelle nous savons vaincre ou
mourir». Antoine ne répondit rien ; il se
contenta de lui faire signe de la tête et de la main,
comme pour l'encourager et lui donner une espérance
qu'il n'avait pas lui-même ; car ses pilotes ayant
voulu, suivant l'usage, laisser les voiles à terre, il
les obligea de les prendre.
Afin de renforcer la chiourme de ses autres galères,
il avait fait brûler cent quarante vaisseaux. Les
matelots se trouvèrent cependant encore en trop petit
nombre pour manoeuvrer aisément ces lourdes machines.
Pendant quatre jours l'agitation de la mer ne permit pas aux
deux flottes de s'aborder. Enfin, le 2 septembre 31, le vent
tomba : les vaisseaux d'Antoine restèrent
jusqu'à midi immobiles à l'entrée du
détroit ; vers cette heure un vent léger
s'étant levé, ils s'avancèrent à
la rencontre de l'ennemi, qui refusa quelque temps son aile
droite pour les attirer en pleine mer. Octave avait pris
place de ce côté ; quand il crut les antoniens
assez loin du rivage, il cessa de reculer et courut avec ses
vaisseaux agiles contre leurs pesantes citadelles, autour
desquelles tournaient à la fois trois ou quatre de ses
galères, et qu'elles couvraient de piques,
d'épieux et de traits enflammés. Dans le
même temps, Agrippa manoeuvrait pour envelopper l'aile
droite. Publicola, qui la commandait, essaya de
l'arrêter en étendant sa ligne ; mais ce
mouvement le sépara du centre, que menaçaient
déjà les césariens.
Cependant la journée n'était pas encore perdue,
mais Cléopâtre, qui aura le courage très
féminin de faire lentement les apprêts somptueux
du sacrifice suprême, pour rester belle encore dans la
mort, n'avait pas le courage viril du soldat qui brave dans
la mêlée les outrages et les blessures. Elle
donna l'ordre aux soixante vaisseaux égyptiens de
dresser leurs mâts et de cingler vers le
Péloponnèse. A la vue du navire aux voiles de
pourpre qui emportait la reine, Antoine, oubliant ceux qui
mouraient en ce moment pour lui, monta sur une galère
rapide et suivit ses traces. Il passa à son bord ;
mais, sans lui parler, sans la voir, il s'assit à la
proue et pencha la tête entre ses mains. Durant trois
jours il resta dans la même posture et dans le
même silence, jusqu'au cap Ténare, où les
femmes de Cléopâtre leur
ménagèrent une entrevue. De là ils
firent voile pour l'Afrique.
Sa flotte se défendit longtemps ; vers la
dixième heure, le bruit se répandit sur les
vaisseaux qu'Antoine fuyait. A ce moment ils n'avaient encore
perdu que cinq mille hommes. Mais leur ligne était
rompue, beaucoup avaient leurs rames brisées, et
l'agitation de la mer qui les battait en proue ne leur
permettait plus de gouverner. Trois cents se rendirent.
L'armée de terre était intacte, elle ne voulait
pas croire à la lâcheté de son chef et
résista sept jours encore aux sollicitations des
envoyés de César ; Canidius, qui la commandait,
l'ayant à son tour abandonnée, elle fit sa
soumission au vainqueur.
Octave et l'Apollon d'Actium |
Sur le rivage, en face du lieu de l'action,
s'élevait un temple modeste d'Apollon ; Octave y
consacra comme trophée huit navires de tout rang, et
l'image en bronze d'un paysan et de son âne qu'il avait
trouvés sur son chemin avant la bataille. L'homme
s'appelait Eutychès, l'Heureux, et la bête,
Nicon, le Victorieux. Dans cette rencontre, Octave avait vu
un présage de victoire, et le plus sceptique des
Romains aurait fait comme lui. Il institua des jeux Actiens
qui devaient être célébrés
après la quatrième année révolue
: concours de musique et de poésie, joutes navales,
courses de chevaux et luttes d'athlètes. La
Grèce les adopta, et les jeux Actiens devinrent la
cinquième de ses grandes fêtes nationales. De
l'autre côté du détroit, à
l'endroit où il avait campé, il posa les
fondements de Nicopolis, la ville de la victoire, sur un
isthme que baignent les eaux du golfe d'Ambracie et celles de
la mer Ionienne. Un double souvenir de clémence et de
triomphe s'attacha à l'origine de la cité
nouvelle. Le vainqueur de Philippes avait été
impitoyable. Maintenant que la guerre avait
décimé la génération qui avait vu
et aimé la république de Cicéron, le
vainqueur d'Actium pensa qu'il pouvait être indulgent.
Parmi les prisonniers importants, aucun de ceux qui
demandèrent la vie ne fut repoussé. Le chef de
parti s'était jadis vengé, aujourd'hui le
maître pardonnait. Cependant un fils de Curion fut mis
à mort : le souvenir de son père, de ce tribun
qui avait été si utile à César,
aurait dû le protéger auprès de
l'héritier du dictateur.
Parmi ceux qui s'obstinent à ne pas comprendre que
l'oligarchie romaine décorée du beau nom de
république ne méritait pas de garder le
pouvoir, Brutus et Caton trouvent encore des partisans ;
Antoine n'en a pas. C'est qu'aucune idée, aucun
principe ne se rattache à lui : sa victoire
n'eût rien fini ni rien commencé.
Si le chef des antoniens n'était plus à
craindre, les soldats, ceux du vainqueur comme ceux du
vaincu, le devenaient. Octave se hâta de donner des
congés aux vétérans et de les disperser
en Italie et dans les provinces d'où ils
étaient sortis. Il avait laissé
Mécène à Rome, il y renvoya encore
Agrippa, pour que ces deux hommes supérieurs qui se
complétaient l'un l'autre, comme la prudence par le
courage, l'habileté par la force, étouffassent
à son origine tout mouvement de révolte.
Lui-même se chargea de poursuivre son rival. En
traversant la Grèce, il put voir le triste état
de cette province, ruinée par Antoine. «J'ai
entendu raconter à mon bisaïeul, dit Plutarque,
que les habitants de Chéronée avaient
été forcés de porter du blé sur
leurs épaules jusqu'à la mer d'Anticyre,
pressés à coups de fouet par les soldats du
triumvir». Ils avaient déjà fait un
premier voyage et ils étaient commandés pour
porter une seconde charge, lorsqu'on apprit la défaite
d'Antoine ; cette nouvelle sauva la ville. Octave prit en
pitié ces misères de la Grèce ; et ce
qui restait des provisions amassées pour la guerre fut
distribué, par ses ordres, à ces villes qui
n'avaient plus ni argent, ni esclaves, ni bêtes de
somme. De là il fit voile vers l'Asie, recevant
à composition les cités et les princes
alliés de son adversaire, qui furent quittes, les unes
pour la perte de leurs privilèges, les autres pour une
contribution de guerre ou l'abandon de ce qu'ils destinaient
à Antoine. Comme il ignorait le lieu où
celui-ci s'était retiré, il s'arrêta
à Samos et y passa l'hiver.
La nouvelle des troubles qu'il avait prévus, et qui
venaient d'éclater parmi les légionnaires
congédiés, le rappela en Italie. Au
commencement de l'année 30, il débarqua
à Brindes, où sénateurs, chevaliers,
magistrats, même une partie du peuple, se
précipitèrent à sa rencontre ; les
vétérans, entrains par l'enthousiasme
général, grossissaient le cortège :
Octave dut être content de cet essai de son pouvoir, de
cette épreuve de l'adulation et de la servilité
des Romains. Comme il manquait de fonds pour remplir ses
promesses aux soldats, il mit en vente ses biens et ceux de
ses amis. Personne, il est vrai, n'osa se rendre
adjudicataire, mais le résultat désiré
était atteint : les vétérans se
contentèrent de quelque argent, en attendant les
trésors de l'Egypte ; ajoutons que ceux qui comptaient
le plus d'années de service furent établis dans
certaines villes qui avaient montré des dispositions
favorables à Antoine. Les habitants arrachés
aux foyers de leurs pères furent transportés
à Dyrrachium, à Philippes et dans quelques
autres cités de provinces. Cette mesure était
cruelle pour les Italiens, mais l'empire y gagnait : des
cités désertes étaient
repeuplées, et le mélange des races
avançait. Ces mesures calmèrent soudainement
l'agitation ; Octave n'eut même pas besoin de se rendre
à Rome, déjà habituée à ce
que tout se fît sans elle : vingt-sept jours
après son arrivée à Brindes, il put
repartir. N'osant, à cause de l'hiver, se diriger
droit sur l'Egypte, il fit passer ses vaisseaux par-dessus
l'isthme de Corinthe, et, avec la
célérité de César, il
débarqua en Asie, de sorte qu'Antoine apprit en
même temps son départ pour l'Italie et son
retour.
A Paraetonium, sur la côte d'Afrique, Antoine et
Cléopâtre s'étaient
séparés. La reine, pour prévenir une
révolte, se présenta devant Alexandrie avec ses
vaisseaux couronnés de lauriers comme s'ils revenaient
d'un triomphe. Mais, rentrée dans son palais, elle
ordonna la mort de tous ceux qui lui étaient suspects,
grossit ses trésors des biens des victimes, pilla les
richesses des temples, et, dans l'espoir d'obtenir quelque
assistance des Mèdes, leur envoya la tête du roi
d'Arménie, son captif. Pour Antoine, il avait d'abord
erré comme un insensé dans les solitudes
voisines de Paraetonium ; et, à la nouvelle de la
défection de Pinarius Scarpus, qui commandait pour lui
une armée dans ces régions, il avait voulu se
tuer. Ses amis le ramenèrent à Alexandrie,
où Canidius vint lui apprendre le sort de ses
légions au promontoire actien. Tous les princes d'Asie
l'abandonnaient ; aux portes mêmes de l'Egypte,
Hérode, le roi des Juifs, trahissait sa cause. Des
gladiateurs qu'il entretenait à Cyzique lui
restèrent fidèles ; ils traversèrent
toute l'Asie, et ne se rendirent que sur un faux bruit de la
mort de leur maître.
Tout lui manquant, Cléopâtre commença
à faire transporter, à travers l'isthme de
Suez, ses vaisseaux et ses trésors pour se
réfugier en de lointains pays. Mais les Arabes
pillèrent les premiers navires sur la mer Rouge, et
elle renonça à son dessein. Ils
songèrent ensuite à gagner l'Espagne,
espérant qu'avec leurs richesses ils
soulèveraient aisément cette province. Ce parti
fut encore abandonné. Las de former d'impraticables
desseins, Antoine ne voulut plus voir personne et s'enferma
dans une tour qu'il se fit bâtir au bout d'une
jetée. Je veux, dit-il, vivre maintenant
comme Timon. Il était bien tard pour philosopher.
Il ne put même soutenir ce rôle ; et, pour finir
comme il avait vécu, dans les orgies, il retourna
près de Cléopâtre. Ils fondèrent
une société nouvelle, celle des
inséparables dans la mort. Ceux qui en faisaient
partie devaient passer les jours dans la bonne chère
et mourir ensemble. Cléopâtre recueillait tous
les poisons connus et étudiait leurs effets sur des
personnes vivantes ; elle essaya aussi des bêtes
venimeuses et s'arrêta à l'aspic, qu'elle avait
vu donner une mort douce par laquelle les traits
n'étaient point décomposés.
Cependant ils conservaient encore quelque lueur
d'espérance, et ils demandèrent au vainqueur :
Antoine, la permission de se retirer à Athènes,
pour y vivre en simple particulier ; Cléopâtre,
la succession pour ses enfants à la couronne d'Egypte.
C'étaient les mêmes députés qui
avaient porté les deux messages. Mais, en secret, la
reine fit offrir à Octave un sceptre, une couronne et
un trône royal. Il répondit à cette
pensée de trahison par deux lettres : l'une publique,
qui lui ordonnait de déposer les armes et le pouvoir ;
l'autre secrète, qui lui garantissait son pardon et la
conservation de son royaume, si elle chassait ou faisait tuer
Antoine. En même temps, il lui envoya un affranchi qui
devait, par de fausses promesses, entretenir ses
espérances et conserver au triomphe du vainqueur
d'Actium son principal ornement. Cléopâtre se
souvint qu'enfant elle avait vaincu César, puis
Antoine, et elle se prit à penser qu'Octave, plus
jeune que l'un et l'autre, pourrait bien ne pas être
plus sage. Elle avait cependant alors trente-neuf ans, mais
sa beauté avait toujours été moins
redoutable que son esprit et sa grâce. Le héros
avait des faiblesses, le soldat des vices : tous deux
succombèrent ; le politique devait rester froid et
implacable.
Antoine n'eut pas honte de demander deux fois encore la vie ;
il envoya son fils Antyllus pour fléchir Octave, et
livra le sénateur Turullius, un des meurtriers de
César. Octave ne répondait pas et
avançait toujours ; bientôt il fut devant
Péluse, que Cléopâtre lui ouvrit. A ce
bruit d'armes qui se rapprochait, Antoine parut se
réveiller ; il fit des préparatifs de
défense, courut en Libye pour tâcher de
séduire les soldats qu'Octave y avait fait passer, et
revint à Alexandrie, que déjà son rival
menaçait. Dans un combat de cavalerie, où il
montra son éclatante bravoure, il mit l'ennemi en
fuite. Mais Cléopâtre le trahissait ;
enfermée, avec toutes ses richesses, dans une haute
tour qu'elle avait fait construire pour lui servir de
tombeau, elle attendait l'issue de la querelle. Ses
ministres, ses troupes, semblaient coopérer à
la défense de la place ; en réalité,
Antoine ne pouvait compter que sur le petit nombre de
légionnaires qu'il avait réunis. Il appela
Octave en combat singulier. Celui-ci sourit et se contenta de
répondre qu'Antoine avait plus d'un chemin pour aller
à la mort.
Cependant, encouragé par le succès du combat de
cavalerie, Antoine se décida à une double
attaque par terre et par mer. Dès que les
galères égyptiennes se trouvèrent
près de celles de César, elles les
saluèrent de leurs rames et passèrent de leur
côté. Sur terre, sa cavalerie l'abandonna et son
infanterie fut sans peine repoussée. Il rentra dans la
ville en s'écriant qu'il était livré par
Cléopâtre.
Cléopâtre, d'après une monnaie |
La reine, réfugiée dans sa tour, en
laissa tomber la herse et fortifia la porte par des
leviers et de grosses pièces de bois, tandis
qu'elle faisait porter à Antoine la fausse
nouvelle de sa mort. Ils se l'étaient promis :
l'un devait suivre l'autre. Antoine commanda à son
esclave Eros de lui donner le coup mortel. L'esclave,
sans répondre, tire son épée, se
frappe lui-même et tombe sans vie à ses
pieds. Brave Eros, s'écrie Antoine, tu
m'apprends ce que je dois faire ? Et, ôtant sa
cuirasse, il se perce à son tour. |
Cependant Octave était entré sans obstacle dans Alexandrie. Il commanda à un de ses officiers, Proculeius, de tâcher de prendre la reine vivante, et de ne pas lui laisser le temps d'allumer l'incendie qu'elle avait préparé pour consumer ses richesses, si elle était forcée dans sa retraite. Tandis qu'elle parlementait à travers la porte avec Gallus, Proculeius, passant sans bruit par la fenêtre qui avait servi à introduire Antoine, se saisit d'elle et lui arracha un poignard dont elle chercha faiblement à se frapper. D'abord elle voulut se laisser mourir de faim : Octave la força de renoncer à ce dessein, en lui faisant craindre pour ses enfants ; puis il la rassura, et, pour la rattacher à la vie, il lui promit un sort encore brillant. Elle se laissa ramener au palais, reprit les insignes de la royauté et reçut tous les égards dus à son rang, mais en restant soumise à une étroite surveillance.
Octave lui-même vint la voir. Ce jour-là elle ne s'entoura que des souvenirs de César, comme pour se réfugier dans l'amour qu'il avait eu pour elle, contre la haine de son fils. L'appartement était décoré de bustes et de statues du dictateur. Les lettres qu'il lui avait écrites étaient auprès d'elle, et elle les montrait à Octave. Longtemps elle lui parla de la gloire de son père, de la puissance que lui-même avait gagnée, de celle qu'elle avait perdue ; et avec des larmes dans les yeux, elle disait : «A présent, ô César, que me servent ces lettres de toi ? Mais tu revis en ton fils». Chaque mot, chaque geste, chaque attitude, étaient calculés pour exciter la pitié ou un sentiment plus doux. Et il y avait encore tant de séduction dans sa parole, tant de grâce dans ses traits et dans son maintien sous ses longs vêtements de deuil ! Octave l'écoutait en silence, les yeux fixés à terre pour se défendre contre elle. Il se leva enfin : «Ayez bon courage, ô femme», lui dit-il ; puis il lui demanda la liste de ses trésors et il sortit. Cléopâtre resta atterrée sous cette froide réponse ; la femme était vaincue comme la reine. Bientôt elle apprit d'un jeune noble qu'elle avait gagné, Corn. Dolabella, que dans trois jours elle partirait pour Rome. Cette nouvelle la décida. «Non ! non ! répétait-elle sourdement, je ne serai pas traînée en triomphe : Non triumphabor !» Le lendemain on la trouva couchée morte sur un lit d'or, revêtue de ses habits royaux et ses deux femmes sans vie à ses pieds (15 août 30 avant J. C.). On ignora comment elle s'était donné la mort : Octave, en montrant, à son triomphe, la statue de Cléopâtre avec un serpent au bras, confirma le bruit qu'elle s'était fait piquer par un aspic qu'un paysan lui avait apporté caché sous des figues ou des fleurs. L'Egypte fut réduite en province. |
Cléopâtre - Musée Saint-Marc à Venise |
Depuis vingt ans la république avait
péri, et l'empire n'était pas né. Ces
temps où les bases qui portaient l'ancienne
société se sont écroulées et
où les fondements de l'ordre nouveau ne sortent pas
encore du sol agité par les révolutions sont
les plus douloureuses époques que l'humanité
traverse. La mort d'Antoine mettait fin à cette
ère de transformation et délivrait les
âmes du poids immense de l'incertitude. De longues et
sincères acclamations saluèrent la victoire
d'Octave ; et Virgile, Horace, se firent, dans leurs beaux
vers, les échos de l'espoir universel. Ils avaient
raison. C'était la paix qui arrivait enfin et allait
semer autour d'elle la richesse pour les uns, le
bien-être pour beaucoup ; ce sont les lois les plus
sages qui vont s'écrire, des croyances plus pures qui
vont se répandre, le monde enfin qui va changer.
Mais ces croyances et ces lois ramèneront-elles les
moeurs viriles des anciens jours ?
A la place des citoyens qu'on dépouille, et qui ont
mérité leur sort, se formera-t-il des hommes
capables de regagner par le travail, la discipline volontaire
et l'intelligence politique, les droits qu'ils ont perdus
?
Ou bien, si la liberté ne doit pas revenir, ces
multitudes qui n'auront plus qu'une volonté, celle du
prince, saura-t-on du moins les organiser en un corps
vigoureux, capable d'une longue existence ?
Et puisque nous allons avoir un empire, au lieu d'une
cité, verrons-nous une grande nation remplacer les
deux mauvaises choses par lesquelles la république
avait péri : l'oligarchie, qui vient d'être
abattue, et la populace, qui regarde la victoire de
César et d'Octave comme son triomphe ?
L'histoire d'Auguste et de ses successeurs nous le
dira.