LXXIX - Nerva et Trajan (96-117) |
III - ADMINISTRATION
Trajan rentrant à Rome |
Cependant, lorsque le conquérant de la Dacie fut de retour dans la ville, on aurait pu croire, à regarder les choses du dehors, qu'il n'y avait à Rome qu'un sénateur de plus. C'est le mot de Martial. Le poète impur qui appelait Domitien un dieu ne donne même pas à Trajan le nom de seigneur. «Nous ne voyons plus un maître ici, s'écrie-t-il, mais le plus juste des sénateurs». Il discutait, en effet, avec ses collègues, légiférait ou jugeait avec eux ; il les laissait remplir, en toute liberté, leurs innocentes fonctions, même disposer, comme ils l'entendaient, de ces magistratures, idoles dorées toujours tenues en grande vénération, mais d'où la vie politique s'était retirée. Pour faire arriver un plus grand nombre de sénateurs au consulat, Trajan nomma douze consuls chaque année, et lui-même, durant son règne, ne prit que cinq fois les faisceaux, en se soumettant à toutes les formalités habituelles, même au serment prêté debout devant le consul en charge, qui demeurait assis et dictait les paroles. |
Pour les élections, il avait établi le
scrutin secret, qui sauvegardait la dignité des
sénateurs, puisque l'oeil du prince ne pouvait plus
marquer les opposants. Pline applaudit à cette
réforme et en même temps la redoute. Il a
raison. Ce scrutin, bon pour les petits, dont il faut
protéger la liberté, est mauvais pour les
grands, qui, par lui, échappent à la
responsabilité de leur vote. Il est vrai que les
grands d'alors étaient bien petits. La première
fois que les sénateurs firent usage du mode nouveau de
votation, on trouva sur plusieurs bulletins des
plaisanteries, même des impertinences : un d'eux
portait le nom des protecteurs à la place du nom des
candidats. A ces révélations inattendues de
l'urne au scrutin, le sénat retentit de clameurs
indignées, et l'on appela toute la colère de
l'empereur sur les coupables. Ils restèrent inconnus ;
ces mauvais plaisants étaient sans doute des gents
d'esprit qui, en public, jouaient très gravement leur
rôle, mais riaient, sous le masque, de la
comédie qu'ils venaient représenter. Pline
n'est pas de ceux-là : un homme aussi
préoccupé de l'opinion gardait
l'étiquette et le cérémonial jusque dans
sa chambre à coucher, où, le soir même,
il racontait la scène à un ami, en se demandant
si de pareilles gens n'étaient pas capables de tout.
Aussi pourquoi trouble-t-on sa sérénité
par de discordantes paroles ? Il admire consciencieusement
son prince ; et avec raison ; peu s'en faut même qu'il
ne se croie revenu aux temps républicains. Vous
nous avez commandé d'être libres,
s'écrie-t-il, nous le serons. On se laissait
prendre à ces paroles, et quelques-uns se croyaient
déjà revenus à l'ancienne
république. Un secrétaire de l'empereur,
Titinius Capito, mettait dans sa maison, à la place
d'honneur, les images de Brutus, de Cassius et de Caton qui
avaient cessé d'être séditieuses ; il
écrivait l'histoire des grands citoyens immolés
par la tyrannie, et il en faisait des lectures publiques,
où accourait toute la haute société de
Rome. Mais des gens à qui il faut commander
d'être libres ne le seront jamais. La liberté se
prend, ou, ce qui vaut mieux, l'opinion l'impose : le peuple
qui la recevrait par ordre ne serait ni digne ni capable de
la garder. En réalité, l'autorité de
Trajan était aussi absolue que celle d'aucun de ses
prédécesseurs. Pline, dans ses Lettres,
où il n'est plus gêné par
l'éloquence officielle, montre bien que Rome ne
cessait pas d'avoir un maître. «Il est vrai,
dit-il, que tout se fait à la volonté d'un
homme qui, dans l'intérêt commun, prend pour lui
seul tous les soucis, tous les travaux». Il s'oublie,
même, dans le Panégyrique, jusqu'à
faire du prince le propriétaire universel qui peut
disposer à son gré de tout ce que les autres
possèdent.
Mais ce pouvoir, Trajan, sans hypocrisie ni feinte,
et ceci le distingue d'Auguste, l'enveloppait des formes
de la liberté, parce que la courtoisie
était dans sa nature ; parce qu'une seule chose le
préoccupait, l'intérêt de l'Etat ;
parce qu'enfin, témoin de la lutte homicide de
Domitien et de l'aristocratie, il se rappelait ce que
cette guerre avait jeté d'odieux sur le prince, et
ôté de force au gouvernement, en l'obligeant
à dépenser, pour déjouer des
complots véritables ou imaginaires, le temps,
l'attention et les ressources que réclamait le
service public. Laissons donc ces sénateurs
inutiles sur leurs chaises curules, et voyons agir le
prince. |
Trajan - Musée de Naples |
Ainsi, il s'opposait à ce que l'on
prononçât une condamnation contre un absent
involontaire ou sur une dénonciation anonyme :
Mieux vaut, écrivait-il à Severus,
laisser échapper un coupable que punir un
innocent. C'était de la plus simple
équité, et il n'y aurait pas à l'en
louer si d'autres n'avaient souvent tenu une conduite
contraire. Pour les procès avec le fisc, il constitua
un tribunal dont le juge était désigné
par le sort, et où les parties avaient droit de
récusation. «Le pouvoir et la liberté,
dit Pline, plaident au même forum, et, le plus souvent,
ce n'est pas le fisc qui l'emporte, le fisc dont la cause
n'est jamais mauvaise que sous un bon prince».
Souvent il venait siéger au milieu des juges, entendre
les témoins et décider, fallût-il, comme
dans le procès de Marius Priscus, rester trois jours
entiers au sénat, qu'il présidait en
qualité de consul. Il recevait les appels de tous les
tribunaux de l'empire et retenait les causes pour lesquelles
on sollicitait son examen personnel. Pline nous a
laissé le tableau d'une de ces assises
impériales, dans une lettre charmante qui fait aimer
celui qui l'écrivit, mais bien plus encore le prince
au sujet duquel elle fut écrite. «J'ai
été, dit-il, appelé par l'empereur au
conseil tenu en sa maison de Centum Cellae. On a
jugé différents procès. Claudius
Ariston, le premier des Ephésiens, avait
été accusé par des envieux ; il a
été absous et vengé. Le jour suivant, on
a jugé la femme d'un tribun des soldats, Gallita,
coupable d'adultère avec un centurion. Le mari en
avait écrit au légat consulaire, qui renvoya
l'affaire au prince. Les preuves ne laissant pas de doute,
César cassa le centurion et le condamna à la
relégation. Restait sa complice. L'amour retenait le
mari, qui, content d'avoir éloigné un rival,
gardait sa femme chez lui. On l'avertit qu'il devait
poursuivre le procès ; il le fit à contrecoeur
; et, malgré lui encore, elle fut condamnée aux
peines portées par la loi Julia. L'empereur voulut
que, dans le jugement, on rappelât le nom du centurion
et la discipline militaire, de peur qu'il ne parut
évoquer à lui toutes les affaires de ce
genre.
Le troisième jour, on examina les codicilles de Julius
Tiron, qu'on disait faux pour une partie, et authentiques
pour le reste. Sempronius Senecio, chevalier romain,
Eurythmus, affranchi et procurateur du prince, étaient
accusés de la falsification. Les héritiers, par
une lettre commune, avaient demandé à
l'empereur, durant son expédition dacique, de
connaître lui-même de l'affaire. De retour
à Rome, il leur donna jour pour les entendre.
Quelques-uns, par respect pour un affranchi du palais,
voulaient renoncer à l'accusation contre Eurythmus.
Je ne suis pas Néron, leur dit-il, ni lui
Polyclète. Deux héritiers seulement
parurent et demandèrent que tous ceux qui avaient
intenté l'accusation fussent obligés de la
soutenir ou qu'il leur fût permis à eux aussi de
l'abandonner. L'empereur parla avec beaucoup de douceur et de
majesté, et l'avocat des accusés ayant dit que,
s'ils n'étaient point entendus, ils seraient
livrés à tous les soupçons. Ce dont
j'ai souci, répondit Trajan, ce n'est point que
ces gens-là restent sous le coup des soupçons
ou y échappent, c'est que moi je n'y tombe pas.
Alors se tournant vers nous : Vous voyez ce dont il s'agit
; que devons-nous faire ? Le conseil en ayant
délibéré, le prince décida que
tous les héritiers poursuivraient l'accusation ou
donneraient les motifs de leur désistement ; sinon
qu'il les condamnerait comme calomniateurs. Vous voyez
combien ces jours ont été honnêtement et
utilement employés».
Il n'aimait pas les délateurs, quoique cette race
fût à Rome une nécessité et que la
loi les encourageât, en leur accordant, même dans
les causes civiles, un quart de la fortune des
condamnés (quadruplatores). Avec les mauvais
princes, ils gagnaient bien davantage. Trajan, qui avait
déjà chassé de Rome ceux qui
s'étaient le plus compromis dans les accusations
politiques, diminua beaucoup, pour les autres, les
bénéfices de leur industrie en décidant
que les citoyens en possession de biens caducaires, qui, de
leur propre mouvement, le déclareraient au fisc avant
l'introduction de toute instance, partageraient
l'héritage avec lui. Il semble même avoir
établi pour les délateurs une sorte de peine du
talion. Pline vient de montrer Trajan condamnant comme
calomniateurs ceux qui accusaient sans prouver l'accusation ;
et la peine était grave : habituellement celle que
l'accusé eût subie. «Qu'ils souffrent, dit
Pline, ce qu'ils ont fait souffrir ; qu'ils craignent autant
qu'ils étaient craints».
La loi de majesté avait reçu une extension
déplorable par l'autorisation accordée aux
esclaves d'accuser leur maître : Trajan leur retira ce
droit ; du même coup il brisait une des armes de la
tyrannie et ramenait la sécurité au sein des
familles, car les riches n'allaient plus être
entourés d'espions haineux, au fond de leurs demeures,
jusque dans l'intimité et le secret de la vie
privée. Il raffermit encore la discipline de
l'esclavage et de la clientèle, en décidant,
par un édit, que l'affranchi ou l'esclave qui aurait
acheté ou obtenu d'un empereur, à l'insu du
patron ou du maître, le droit complet de cité,
par conséquent la libre disposition de ses biens,
conserverait ce droit sa vie durant, mais, à sa mort,
redeviendrait affranchi latin, de sorte que sa fortune
fît retour à son ancien patron. La
législation ancienne condamnait à mort tous les
esclaves du maître assassiné ; elle fut
aggravée par une constitution de Trajan, qui, dans ce
cas, soumit à la torture non seulement les affranchis
testamentaires, mais ceux qui, ayant reçu, du vivant
du maître, la liberté, possédaient en
totalité ou en partie la cité romaine. Ce
prince ne ressentait donc pas le contrecoup des doctrines qui
ébranlaient alors l'esclavage : il conservait
l'ancienne institution, et cependant il n'entendait pas qu'on
l'altérât frauduleusement. Quantité
d'enfants nés libres étaient exposés ou
volés et servaient comme esclaves ; il leur reconnut
le droit perpétuel de revendiquer leur liberté,
sans avoir à la racheter par le remboursement des
aliments qu'ils avaient reçus.
Avec ce même esprit de justice, il porta une atteinte
légitime à l'autorité paternelle, en
forçant le père qui avait maltraité son
fils à l'émanciper et à renoncer
à son héritage. Il semble qu'on doive aussi
faire remonter à lui la création du curator
rei publicae, fonction excellente dans les limites qu'il
lui donna, mauvaise pour l'indépendance municipale,
quand on en eut fait la première charge dans les
cités. Du moins, c'est dans trois inscriptions du
règne de Trajan qu'on trouve la plus ancienne mention
de ces magistrats extraordinaires nommés par
l'empereur pour surveiller l'administration financière
des municipes. Bergame, qui en eut un, se trouva, à
partir de ce jour, en tutelle, puisqu'elle ne put, sans
l'autorisation de son curateur, aliéner une partie de
son domaine, ou même entreprendre une construction de
quelque importance. Aecae, en Apulie, et l'antique Coere en
obtinrent. Ces villes avaient sans doute sollicité
cette intervention du prince, comme on verra plus loin
Apamée demander à Pline de vérifier ses
comptes. Il était bon de leur envoyer un commissaire
temporaire, avec une mission spéciale pour
réparer des désordres et remettre les choses en
état ; il sera mauvais de créer une fonction
permanente qui finira par supprimer l'autonomie
administrative des cités.
Il envoya aussi un légat dans la Transpadane ; la
présence d'un magistrat supérieur, investi de
l'imperium militaire, y avait sans doute
été rendue nécessaire par quelque
tumulte ; mais l'Italie perdait un de ses privilèges,
et toute la région au delà du Pô
était ramenée à la condition d'un
territoire provincial.
Trajan restaurateur de l'Italie |
Durant son règne de dix-neuf ans, Trajan
n'augmenta aucun tribut, en diminua plusieurs, ne confisqua
aucune fortune et n'exigea aucun legs. Les citoyens eurent
enfin la sécurité pour leurs testaments, et le
prince ne fut plus, à cause de son nom inscrit ou
oublié sur l'acte testamentaire, l'héritier
unique de tout le monde. Il refusa les présents
autrefois volontaires, mais devenus obligatoires, qu'on
était censé offrir au prince comme don de
joyeux avénement, et il remit les impôts
arriérés. Cela avait été fait par
plusieurs de ses prédécesseurs ; mais il abolit
la distinction qu'Auguste avait mise par la loi du
vingtième, entre les anciens et les nouveaux citoyens.
Ceux qui étaient arrivés au droit de
cité par les privilèges du Latium ou qui
l'avaient obtenu des princes sans recevoir en même
temps le jus cognationis étaient
considérés comme des étrangers au sein
de leur famille et soumis, lorsqu'ils recueillaient une
succession, au payement des droits, fussent-ils père,
fils ou frère du mort. Beaucoup de petits
héritages furent, en conséquence,
exemptés des droits de transmission, comme nous
dispensons dans les grandes villes les petits loyers de
l'impôt. C'était une diminution de recette, mais
en même temps l'empereur chargeait une commission
sénatoriale de rechercher les moyens de restreindre
les dépenses publiques, et nous sommes assurés
qu'avec une ferme volonté, comme était celle de
Trajan, la commission a rempli son office.
Il est curieux, en effet, de voir avec quelle facilité
se relevaient les finances de l'empire, dès qu'un
prince intelligent arrêtait les folles
prodigalités. On sait les embarras financiers de
Domitien et de Néron ; voici que, grâce à
l'ordre mis en tout, à l'économie dans les
dépenses de luxe et d'apparat, leur successeur est en
état de faire d'immenses travaux, une grande guerre,
de magnifiques constructions, tout en diminuant les
impôts, et qu'il lui reste encore des ressources pour
créer la plus belle institution de l'empire.
Souvenir de la loi alimentaire de Trajan |
Nerva, quelques mois avant sa mort, avait
résolu d'aider les parents pauvres de condition libre
à élever leurs enfants, pour assurer, comme le
dit une inscription, l'éternité de
l'Italie. Trajan reprit ce dessein et lui donna de
grandes proportions. Dès l'année 100, cinq
mille enfants reçurent à Rome l'assistance de
l'Etat. L'inscription de Velleia, une des plus longues qui
nous restent, et la Table alimentaire des Baebiani permettent
de retrouver le mécanisme ingénieux qu'il
imagina. Le moyen employé consistait en une double
opération habilement combinée pour assurer
l'avenir de l'institution contre les caprices
précipités d'un gouvernement moins
généreux. Le fisc prêtait sur
hypothèque, par l'intermédiaire du corps
municipal, de l'argent à certains propriétaires
pour l'amélioration de leurs fonds, et les
intérêts, payés par ceux-ci au taux
modique de 5 p. 100, quelquefois même de 2 ½,
fournissaient les ressources à l'aide desquelles on
constituait une sorte de caisse de bienfaisance. Ainsi,
d'après la Table de Velleia, 51 propriétaires
avaient reçu, pour des biens ayant dix à douze
fois la valeur du prêt hypothécaire, une somme
de 1.116.000 sesterces (278.000 francs), dont
l'intérêt annuel, 55.800 sesterces (13.950
francs), servait à l'entretien de 300 enfants : 264
garçons et 36 filles. Les garçons recevaient
par an 192 sesterces (48 francs), les filles, 14 (36 francs).
Les enfants naturels avaient moins : les garçons, 141
sesterces, les filles, 120 ; mais, sur les 300
assistés de Velleia on ne comptait que deux enfants
naturels, un garçon et une fille. La fondation
était faite pour un nombre déterminé
d'enfants, nombre qui ne changeait pas tant que la fondation
n'était pas accrue, mais l'assistance variait, sans
doute comme le prix des vivres dans les localités :
ainsi, à Velleia, 16 sesterces par mois ; à
Terracine, 20.
A première vue on serait tenté de croire que
cette institution est née du sentiment de
charité que la philosophie infiltrait au coeur de la
société païenne. Mais, en
considérant que parmi les enfants secourus se trouvait
seulement un dixième de filles, il faut
reconnaître que la loi alimentaire de Trajan avait le
même but que les lois d'Auguste de prole augenda
; elle était un encouragement donné à la
population libre, et on se rappelle que déjà le
premier empereur avait admis, à Rome, les enfants
à ses distributions. Pline montre clairement le
caractère de la nouvelle institution : «Ces
enfants sont élevés aux frais de l'Etat pour en
être l'appui dans la guerre, l'ornement dans la paix.
Un jour ils rempliront nos camps, nos tribus, et d'eux
naîtront des fils qui n'auront plus besoin de cette
assistance». Mais ailleurs il ajoute : «L'homme
vraiment libéral donne à sa patrie, à
ses proches, à ses amis pauvres... Il recherche ceux
qui sont dans le besoin, les secourt, les soutient et se fait
d'eux une sorte de famille». Trajan lui-même
réprimandait les villes qui dépensaient
follement leurs revenus au lieu de secourir leurs pauvres ;
et l'extension donnée à l'institution
alimentaire par ses successeurs, les fondations que firent
les particuliers, avaient certainement aussi pour motif une
idée de bienfaisance, qu'on pourrait retrouver encore
dans le très ancien usage des sportules
accordées aux clients et des distributions de terres
ou de blé faites aux pauvres de Rome, dès
l'époque républicaine.
Il est à noter que si, par la combinaison que Trajan
avait imaginée, l'Etat perdait l'intérêt
de son argent, qu'il n'est pas tenu de faire valoir comme un
usurier, il conservait le capital, qui, passant d'un
propriétaire à l'autre, portait la
fécondité dans les campagnes. L'agriculture
défaillante de l'Italie était secourue en
même temps que les familles pauvres, et le gouvernement
espérait que celles-ci, soutenues à propos,
s'élèveraient dans leur condition, de sorte que
beaucoup d'entre elles, à la seconde
génération, n'auraient plus besoin
d'assistance.
Nos sociétés modernes, travaillées du
même mal que l'empire romain, le prolétariat,
n'ont encore rien imaginé d'aussi large et ajoutons
d'aussi habilement conçu que la loi alimentaire de
Trajan ; car elles n'ont pour les enfants pauvres qu'un petit
nombre de salles d'asile et la gratuité de
l'école.
On ne peut affirmer que l'institution ait
été établie par mesure
générale dans l'Italie entière ;
mais des monnaies, des inscriptions, même des
sculptures, permettent de la retrouver en beaucoup de
lieux. Ainsi, les bas-reliefs de l'arc de
Bénévent représentent des hommes
portant de jeunes garçons sur leurs
épaules, et quatre femmes, la tête
ornée de couronnes murales, qui conduisent vers
Trajan des jeunes filles. Ces femmes sont-elles l'image
de quatre villes du voisinage ou le symbole de toutes les
cités d'Italie qui avaient profité du
même bienfait ? La seconde hypothèse est la
plus vraisemblable, et Dion la confirme. |
Arc construit en 114 par Apollodore à Bénévent |
Au nombre des mesures de bienfaisance prises par
Trajan, il faut compter la colonisation de la Dacie,
exécutée sur une si vaste échelle, que
la race latine garde encore l'immense contrée dont
elle prit alors possession. Pour qu'il en ait
été ainsi, on est obligé d'admettre que
le nombre des colons fut considérable, et on ne peut
supposer qu'ils aient été pris parmi les
riches. Ce fut donc une très large distribution de
terres faite, à l'exemple de Rome républicaine,
aux indigents de l'empire. En donnant les terres, on dut
donner aussi les outils, les semences, le bétail et
toutes les choses nécessaires à un premier
établissement, sous un climat rigoureux pour des
Méridionaux. Les dépouilles des Daces servirent
à ces avances, et nombre de villes furent
délivrées d'une partie de leurs pauvres.
On n'oserait dire que Trajan ait établi la
liberté du commerce des grains et, par
conséquent, provoqué une baisse dans le prix du
blé, ou une plus égale répartition ; du
moins les mesures indiquées par Pline devaient tendre
à ce résultat, et furent un bienfait.
Le Forum de Trajan |
Trajan honora son règne par de grands travaux publics, autre façon de donner du pain aux pauvres. Apollodore de Damas, l'audacieux constructeur du pont sur le Danube, écrivit en marbre la grande page d'histoire qui se déroule autour de la colonne sous laquelle le prince se fit préparer un tombeau, et il bâtit un nouveau forum qui par sa splendeur éclipsa tous ceux des Césars. Deux siècles et demi plus tard, Constance le contemplait avec admiration et Ammien Marcellin l'estimait le plus magnifique ensemble de constructions qui fût sous le soleil. Avec son arc de triomphe, son temple alors consacré à la divinité de Trajan, ses deux bibliothèques pour les livres grecs et pour les livres latins, sa basilique, ses immenses portiques surmontés d'un peuple de grands hommes, en marbre et en bronze, qui formaient au héros impérial comme une garde d'honneur rangée autour de sa statue équestre et de sa colonne triomphale, Trajan avait vaincu Auguste en magnificence.
La basilique Ulpienne |
Intérieur de la basilique Ulpienne - Restauration de Lesueur |
Rome dut à ce grand bâtisseur bien d'autres embellissements ; notons seulement un dixième aqueduc qui conduisit sur le Janicule l'eau du lac Sabatinus (lago di Bracciano).
Les deux meilleurs ports de l'Italie que la nature n'ait point faits toute seule sont l'oeuvre de Trajan et subsistent encore : sur l'Adriatique, celui d'Ancône, où un arc de triomphe en marbre blanc rappelle le bienfaiteur de la ville et humilie de son élégance l'arc qu'on a eu l'imprudence de dresser, dans le voisinage, au pape Clément XII ; sur la mer de Toscane, celui de Civita-Vecchia (Centum Caellae), cité qui lui dut tout. Pour activer les travaux, il s'y était bâti une villa, où il venait séjourner. Pline, qui y passa plusieurs jours, montre les navires allant incessamment précipiter à la mer des rocs entiers pour former, en avant du port et de ses deux miles, une digue contre laquelle la mer brisait avec fureur. De grands travaux d'assainissement furent entrepris par toute l'Italie, et le célèbre Galien, qui fut presque un contemporain, en vante les heureux effets pour la santé publique. Beaucoup d'anciennes routes étaient dégradées et envahies par les broussailles ; d'autres difficiles à gravir, dangereuses à descendre ou coupées par des torrents. Par les soins du prince les parties humides et basses furent pavées, les passages difficiles aplanis, les eaux sauvages contenues par des digues et des ponts. Sur l'une de ces routes reconstruites aux frais du prince, le sénat fit ériger l'arc de Bénévent pour conserver le souvenir de ces grands travaux. |
Arc de Trajan à Ancône |
Trajan pensa, comme César, à dessécher
les marais Pontins, et Dion parle de chaussées
empierrées qu'il y construisit ; mais les niveaux
furent mal pris, et le ponte Maggiore, par où les eaux
devaient s'écouler, ne leur offrit pas un
débouché suffisant. Il semble avoir
relevé, en y envoyant une colonie, l'antique
cité de Lavinium, où les consuls et les
préteurs, à leur entrée en charge,
allaient sacrifier à Vesta et aux dieux
Pénates.
Il agrandit le port de Claude à Ostie en y creusant le
lago Trajano, qui fut mis en communication avec le Tibre par
un canal, le Fiumicino ; les navires eurent alors pour leurs
manoeuvres une surface d'eau de 113 hectares.
Dans les provinces, il surveilla et contint les gouverneurs :
c'était de tradition impériale ; un proconsul
d'Afrique fut banni comme concussionnaire ; un gouverneur de
la Bétique, dépouillé de ses biens pour
la même cause : tous sentirent que, sous un tel prince,
il fallait absolument s'occuper de l'intérêt
public et point d'autre chose. Aussi, partout
s'exécutaient des travaux utiles. En Egypte, Trajan
fit des réparations si considérables au
Ptolemaeus amnis, entre le Nil et la mer Rouge, que ce
canal porta désormais son nom, Traianos
potamos. C'était donner de nouvelles
facilités au commerce et surtout à
l'exploitation des belles carrières de porphyre et de
granit du Djebel-Dokhan et du Djebel-Fateereh, au voisinage
des ports de Myos-Hormos et de Philotera, de sorte que les
colonnes qu'on en tirait arrivaient facilement à Rome
et dans toutes les cités maritimes de l'empire.
On a vu qu'il jeta deux ponts permanents sur le Rhin et le
Danube ; ils ont disparu, comme ceux qu'il construisit pour
tenir toujours ouverts aux légions les pays
situés au delà du Tigre et de l'Euphrate ; nous
venons d'en retrouver un, écroulé, dans la
vallée de la Medjerda, en Tunisie, mais celui
d'Alcantara, sur le Tage, existe encore, haut de 60
mètres et long de 188.
Le pont d'Alcantara construit par Trajan |
Pour le dernier, Trajan n'eut qu'à seconder le
zèle des provinciaux, en envoyant un de ses meilleurs
architectes à plusieurs cités lusitaniennes,
qui s'étaient cotisées pour les frais de cette
colossale construction : preuve nouvelle de la
prospérité des provinces à cette
époque et de la facilité qu'on aurait eue
à mettre en commun les intérêts de leurs
habitants. De nombreuses inscriptions montrent que les routes
étaient également faites ou
réparées aux dépens des municipes dont
elles traversaient le territoire, quelquefois avec une
subvention du fisc.
A l'imitation de la capitale, les cités provinciales
dépensaient des sommes énormes pour s'embellir.
Où les trouvaient-elles ? Le prince venait de leur
ouvrir une source nouvelle et abondante de revenus.
L'ancienne jurisprudence, considérant les villes,
ainsi que les collèges et les associations, comme des
personnes incertaines, ne les croyait pas capables de
recevoir un legs, à moins d'une autorisation
spéciale. Nerva leur reconnut cette capacité,
mais en termes assez vagues, paraît-il, pour que le
prudent Pline n'osât user de ce rescrit. Le
sénatus-consulte Apronien, rendu sous Trajan, permit
aux cités de recueillir des successions par la voie
des fidéicommis, dernière gêne qui
disparaîtra sous Hadrien. Alors la cité
deviendra une personne civile, ainsi que l'est notre commune
française ; mais entre les deux époques existe
une grande différence : le patriotisme municipal
était, en ce temps-1a, bien autrement énergique
qu'aujourd'hui, et il n'y avait point de congrégations
religieuses qui attirassent à elles les
libéralités des mourants, de sorte que les
donations, qui viennent d'être autorisées,
seront très abondantes et iront directement à
la cité pour servir à ses besoins, même
à ses plaisirs. Souvent, à la veille d'une
élection municipale, un candidat s'engageait à
exécuter quelque ouvrage pour la ville, et, le
lendemain, oubliait sa promesse. Un rescrit fit de cette
promesse une obligation légale, qui lia même les
héritiers. Enfin, le vol des fonds municipaux,
considéré jusqu'alors comme un simple
détournement, fut assimilé au péculat,
qui était puni de la confiscation des biens et de la
déportation. Voilà comment tout l'empire,
à l'époque des Antonins, put se couvrir
d'aqueducs, de thermes, de théâtres, de ponts et
de routes où circulait la poste impériale, qui
venait d'être réorganisée. On faisait
remonter justement au prince l'honneur de cette impulsion
donnée aux travaux publics, et tant de monuments, des
bords du Tage à ceux de l'Euphrate, portaient la date
de son règne, que Constantin, importuné de
retrouver partout ce nom, comparait Trajan à la
pariétaire qui s'attache à toutes les
murailles. Mais ces temples, ces basiliques, ces ponts, ces
aqueducs, il les avait bâtis, ou en avait
provoqué la construction, et il ne les avait pas
décorés de dépouilles enlevées
à d'autres, tandis que Constantin déroba les
bas-reliefs de l'arc de Trajan pour orner celui qu'il se fit
élever à Rome.
Cependant il se trouva des gens pour conspirer contre lui,
tant l'aristocratie romaine avait de peine à se
déshabituer des complots, même sous le prince
qui lui témoignait tant d'égards. Un Crassus,
qui avait été condamné sous Nerva pour
une pareille tentative, essaya de l'assassiner. Trajan refusa
de s'occuper de cette affaire ; il laissa le sénat
instruire, juger et faire exécuter la sentence, qui
n'emporta que le bannissement. Crassus est le seul membre du
sénat qui fut frappé sous ce règne pour
attentat contre l'empereur.
Trajan lauré portant le paludamentum |
Le prince qui mieux que tout autre méritait un
historien n'en a pas, et l'on ne sait plus rien, lorsqu'on a
épuisé l'étude des monuments, des
inscriptions, des monnaies et de quelques rares fragments
épars çà et là dans les
abréviateurs. Cependant il nous reste de ce temps un
document précieux pour connaître, par un exemple
pris sur le vif, l'état des provinces, le rôle
du légat, la part du prince dans l'administration
générale, et ce que les villes avaient
déjà perdu d'indépendance : c'est la
correspondance de Pline et de Trajan. Ecoutons ce curieux
dialogue qui s'établit à 500 lieues de distance
entre l'empereur dans sa capitale et le gouverneur d'une de
ses plus lointaines provinces, la Bithynie. Les questions
sont simples, les réponses précises et les
conséquences sautent d'elles-mêmes aux
yeux.
I. Autorisation impériale pour les travaux
publics
«Faut-il autoriser les Prusiens à remplacer
leurs bains qui sont vieux et laids par des thermes nouveaux
? - Oui, s'ils n'établissent pour cela aucune
imposition nouvelle et si les services ordinaires n'en
souffrent pas.
Sinope manque d'eau ; j'ai trouvé une source à
16 milles ; mais l'aqueduc devrait, sur une longueur de 1000
pas, traverser un terrain mou et suspect. Je ramasserai
aisément l'argent nécessaire ; il nous reste
à obtenir votre approbation. - Faites cet aqueduc,
mais après avoir bien examiné si le lieu
suspect peut le porter et si la dépense
n'excède pas les forces de la ville.
Nicomédie a dépensé 3 329 000 sesterces
pour un aqueduc qui est tombé, 2 millions pour un
autre qu'on a abandonné. J'ai le moyen d'en faire un
troisième qui tiendra, si vous nous envoyez un
fontainier ou un architecte. - Conduisez de l'eau à
Nicomédie, mais recherchez par la faute de qui tant
d'argent a été perdu.
Nicée a dépensé 10 millions de sesterces
pour un théâtre qui s'écroule, et de
grosses sommes pour un gymnase qui a brûlé et
qu'on rebâtit. A Claudiopolis on creuse un bain avec
l'argent que les décurions offrent pour leur
entrée dans la curie. Que dois-je faire à
l'égard de tous ces travaux ? Envoyez-nous un
architecte. - Vous êtes sur les lieux, décidez.
Quant aux architectes, nous les faisons venir de Grèce
: vous en trouverez donc autour de vous.
Il me semble que les entrepreneurs des travaux de la ville de
Pruse prennent plus qu'il ne leur est dû. Envoyez-moi
un vérificateur pour toiser l'ouvrage. - Il y en a
partout ; cherchez bien et vous en trouverez.
Amastris est empestée par un cloaque qu'il faudrait
couvrir. Si vous permettez qu'on exécute cet ouvrage,
j'aurai l'argent nécessaire. - Couvrez d'une
voûte ce ruisseau infect.
Sur les confins du territoire de Nicomédie est un
grand lac ; il serait fort avantageux de le joindre à
la mer par un canal. - Prenez garde que le lac en se
réunissant à la mer ne s'y écoule tout
entier. Je vous enverrai d'ici des gens entendus en ces
sortes d'ouvrages.
II. Surveillance des finances municipales
Les villes de la province ont de l'argent et point
d'emprunteurs à 12 pour 100. Faut-il baisser le taux
de l'intérêt et forcer ensuite les
décurions à se charger de ces fonds ? - Mettez
l'intérêt assez bas pour trouver des preneurs,
mais ne forcez personne à emprunter malgré
lui.
Dans la ville libre et alliée d'Amisus, qui,
grâce à vous, se gouverne par ses propres lois,
on m'a remis une requête touchant les
sociétés de secours mutuels. Je la joins
à cette lettre pour que vous voyiez, seigneur, ce que
l'on peut tolérer ou défendre. - Laissez-leur
les sociétés (eranos) que le
traité d'alliance leur donne ; surtout si, au lieu de
dépenser le produit de leurs cotisations en cabales et
en assemblées illicites, ils s'en servent pour
soulager leurs pauvres. Dans toutes les autres villes de
notre obéissance, il ne faut point le souffrir.
La plupart de mes prédécesseurs ont
accordé aux villes du Pont et de la Bithynie une
créance privilégiée sur les biens de
leurs débiteurs. Il serait à propos que vous
voulussiez bien, seigneur, faire à ce sujet un
règlement. - Qu'on décide d'après les
lois propres à chaque ville. Si elles n'ont pas un
privilège sur les autres créanciers, je ne dois
pas le leur donner aux dépens des particuliers.
Les habitants d'Apamée me prient d'examiner leurs
comptes, malgré leur privilège de s'administrer
eux-mêmes. Dois-je le faire ? - Oui, puisque
eux-mêmes le demandent.
Julius Piso a reçu en don 40 000 deniers du
sénat d'Amisus. L'ecdicus les réclame
d'après vos édits qui défendent ces
libéralités. - Si le don remonte à plus
de vingt ans, qu'il subsiste ; car il faut avoir égard
au repos des citoyens, tout en ménageant les deniers
publics.
Les Nicéens prétendent avoir reçu
d'Auguste le privilège de recueillir l'héritage
de leurs concitoyens morts intestats. - Examinez cette
affaire en présence des parties, avec Gemellinus et
mon affranchi Epimachus, tous deux procurateurs, et ordonnez
ce qui vous paraîtra juste.
Les Byzantins dépensent chaque année 12 00.0
sesterces pour vous faire porter leur hommage, et 3000 pour
envoyer un des leurs saluer le gouverneur de Moesie. - C'est
assez qu'ils me fassent parvenir par votre entremise leur
décret d'hommage. Quant au gouverneur de Moesie, il
leur pardonnera, s'ils lui font leur cour à meilleur
marché». Réponse qui plut certainement
à Byzance, car, malgré la police faite dans
l'empire, aller à Rome n'était pas seulement
une dépense, mais un péril. Pétrone,
Apulée, montrent que les détrousseurs de grands
chemins étaient nombreux, et nous avons un marbre
où de braves gens de Mehadia sur le Danube,
envoyés par leurs concitoyens, ont gravé leur
reconnaissance envers les Divinités des eaux pour les
avoir ramenés sains et saufs dans leur
cité.
III. Les décurions
On vient de voir Pline proposer à Trajan de
contraindre les décurions à souscrire des
emprunts dont ils n'avaient pas besoin. C'est l'idée
de mettre au compte des curiales les charges des villes qui
commence à se faire jour et qui rendra bientôt
leur condition déplorable. Déjà on
appelle à la curie plus de membres que le nombre
réglementaire, et ces membres doivent payer un honneur
qu'ils n'ont pas toujours sollicité. Pline voit dans
cette exaction une source de revenu pour les cités, et
voudrait en faire une prescription légale. «Dans
certaines villes de la province, dit-il, les décurions
sont obligés, en entrant au sénat, de donner
les uns 1000, les autres 2000 deniers. Il vous appartient,
seigneur, de faire une loi générale. - Non. Le
plus sûr est de suivre la coutume de chaque ville,
surtout à l'égard de ceux qu'on fait
décurions malgré eux.
La loi de Pompée, observée en Bithynie, exige
trente ans pour exercer une magistrature et entrer à
la curie. Mais un édit d'Auguste a permis de remplir
à vingt-deux ans les magistratures inférieures.
J'en ai conclu que ceux qui arrivaient aux charges à
cet âge devaient siéger au sénat
municipal. Mais que faire à l'égard des autres
qui, ayant l'âge prescrit pour les magistratures, ne
les ont pas obtenues ? - Leur fermer la curie.
IV. Droit de cité
Pour obtenir le droit de cité dans une ville, il faut,
d'après la loi de Pompée, être
originaire, de la province. Beaucoup de décurions
appartiennent à d'autres pays. Faut-il les exclure de
la curie ? - Non, mais veiller à ce que la loi soit,
à l'avenir, mieux observée».
V. Le defensor civitatis
Dans quelques villes on trouve déjà des charges
mal définies qui deviendront celle du defensor
civitatis, dont le rôle sera si considérable
au quatrième et au cinquième siècle.
«Byzance a un centurion légionnaire pour veiller
sur ses privilèges. Juliopolis de Bithynie vous
demande la même faveur. - Byzance est une grande ville
où quantité d'étrangers abordent. Un
gardien de ses droits lui est nécessaire. Si j'en
donne un à Juliopolis, toutes les petites villes
voudront en avoir. Il vous appartient de veiller
vous-même à ce qu'il ne soit fait aucun dommage
aux cités de votre gouvernement».
On a vu plus haut qu'Amisus avait un ecdicus, sorte
d'avocat de la ville ou de tribun chargé de
défendre ses intérêts auprès du
gouverneur.
VI. Questions religieuses
«Peut-on, à Nicomédie, déplacer un
temple de Cybèle ? - Oui. Le sol provincial n'est pas
capable de recevoir les consécrations romaines.
On me demande à transférer des tombeaux. A
Rome, il faut une décision des pontifes. Que dois-je
faire ici ? - Accorder ou refuser selon la justice. Il serait
par trop dur d'imposer aux provinciaux de venir consulter
à ce sujet les pontifes romains.
J'ai trouvé une maison en ruine pour y mettre le bain
des Prusiens. Le propriétaire avait voulu y
bâtir un temple à Claude. Mais il n'en reste
rien. - Mettez le bain dans cette maison, à moins que
le temple n'ait été construit, car, lors
même qu'il aurait disparu, la place demeure
consacrée.
On dit, seigneur, qu'une femme et ses fils ont
été ensevelis au même lieu où
s'élève votre statue. La statue est dans une
bibliothèque, les sépultures dans une grande
cour enfermée de galeries. Je vous supplie de
m'éclairer dans le jugement de cette affaire».
Elle eût été grave, en effet, sous un
autre prince, car une accusation de
lèse-majesté en pouvait sortir. Trajan s'irrite
qu'on le croie capable de l'autoriser et répond :
«Vous ne deviez pas hésiter sur une telle
question, car vous savez fort bien que je ne me propose pas
de faire respecter mon nom par la terreur et par les
jugements de majesté. Laissez là cette
accusation que je ne permettrais pas de recevoir.
VII. Discipline militaire
Faut-il faire garder la prison par des soldats, ou, selon la
coutume, par des esclaves publics ? J'ai mis des uns et des
autres. - Cela ne vaut rien. Il faut s'en tenir à
l'usage et ne pas éloigner le soldat du drapeau.
Le préfet du littoral pontique qui n'a que douze
soldats, en demande davantage. - Non. Tous les chefs veulent
étendre leur commandement, et les petites garnisons
détruisent l'esprit militaire.
Des esclaves ont été trouvés parmi les
recrues. Qu'en faut-il faire ? - S'ils ont été
choisis, la faute est à l'officier recruteur ; s'ils
ont été donnés comme remplaçants,
on s'en prendra aux remplacés ; si, connaissant leur
condition, ils sont venus s'offrir d'eux-mêmes,
punissez-les.
VIII. Discipline civile
Dans beaucoup de villes, des gens condamnés aux mines
ou à combattre comme gladiateurs servent d'esclaves
publics, quelques-uns avec des gages. Que faire ? -
Exécuter les sentences, excepté pour ceux dont
la condamnation remonte à plus de vingt ans.
Un homme, banni à perpétuité par Bassus,
est resté dans la province sans user du droit que lui
donnait un sénatus-consulte, après la cassation
des actes de Bassus, de réclamer dans les deux ans un
nouveau jugement. - Il a désobéi à la
loi ; envoyez-le aux préfets du prétoire, pour
un supplice plus rigoureux.
Ceux qui prennent la robe virile, se marient, font
l'inauguration d'un ouvrage public, ou entrent en exercice
d'une magistrature, ont coutume d'inviter les
décurions et beaucoup de monde, quelquefois plus de
mille personnes, et de donner à chacune un denier ou
deux. Je crains que ces réunions ne soient des
assemblées défendues par vos édits. -
Vous avez raison. Mais j'ai fait choix de votre prudence pour
réformer tous les abus de cette province.
Un grand incendie a désolé Nicomédie. Ne
serait-il pas bon d'établir un collège de cent
cinquante artisans chargés de veiller au feu ? - Non,
les corporations ne valent rien».
Cette correspondance nous gâte Pline : timoré,
indécis, hésitant sur tout, il fait, comme
gouverneur d'une grande province, la plus triste figure.
Trajan, au contraire, est net, précis ; il
répond en maître expérimenté et
juste, commande sans phrase, et, en tout, fait respecter la
loi. Sous ses paroles affectueuses pour son très
cher Secundus, on sent l'impatience de l'homme
supérieur qu'un lieutenant incapable dérange
chaque jour pour des misères. Mais ce qui
résulte surtout de cette correspondance, c'est la
preuve de l'omnipotence impériale et des
progrès effrayants que faisait le gouvernement
central. Il est vrai que, sans une forte administration
générale, les affaires de l'Etat ne se font pas
et que les affaires locales courent le risque de se faire mal
; mais tout envahir, le droit civil, comme le droit
pénal des cités, l'administration des finances,
comme celle de la voirie et des travaux publics :
c'était trop. On pourrait déjà presque
dire qu'il ne se remuait pas un pavé dans les
provinces sans une requête à Rome, qu'il
fût question de couvrir un ruisseau fangeux ou de
déplacer un mort dont le tombeau s'était
écroulé ; et l'on envoyait un courrier au
prince pour lui demander quelle garde on mettrait à la
porte d'une prison.
Ainsi l'empereur fait la loi et, par lui-même ou par
ses lieutenants, il décide les cas particuliers ; il
gouverne l'empire, et l'on pourrait dire qu'il administre les
cités, car il n'hésite pas à regarder
dans toutes leurs affaires, que ces villes soient simples
municipes tombés sous la puissance de Rome par la
conquête ou cités alliées et libres,
rattachées à l'empire par un traité.
Trajan respecte, il est vrai, leurs lois, leurs
privilèges, parce qu'il est habile et sage ; mais son
légat ne doute pas que le prince ne puisse tout
changer. Après la lecture de cette correspondance
officielle, on se fait aisément l'idée de ce
que l'empire deviendra, quand l'empereur, au lieu
d'être Trajan, sera Commode ou Elagabal. Nous ne sommes
encore qu'au second siècle, et nous voyons poindre le
mal qui va miner l'empire. Trajan parle de gens que l'on fait
entrer malgré eux dans la curie, et Pline
considère déjà les magistrats municipaux
comme les serfs de la chose publique.
On dira que Pline avait une mission spéciale, que,
comme Libon l'aura sous Marc-Aurèle, il avait obtenu
de l'empereur l'autorisation de prendre ses conseils dans les
cas douteux ; qu'enfin tous les légats n'accablaient
pas le prince de lettres aussi nombreuses : c'est possible,
mais nous ne pouvons l'affirmer, puisque ces correspondances
officielles ont péri, une seule exceptée, celle
du gouverneur de Bithynie. Dans tous les cas, que l'empereur
décidât de Rome ou que le proconsul
prononçât sur place, le résultat
était le même : la dépendance des
provinciaux. Des empereurs comme Caligula et Néron,
tout occupés de leurs plaisirs, laissaient aller les
choses à leur gré ; des princes comme
Tibère et Vespasien, qui trouvaient suffisamment
lourde la tâche de gouverner l'empire, ne songeaient
pas aux menus détails de l'administration des
cités. Trajan, homme de commandement et de discipline,
voulut mettre l'ordre en tout, ce qui le conduisit à
regarder partout. Il a déjà créé
les curateurs pour contrôler les finances de certaines
villes ; il envoyait des commissaires extraordinaires pour y
supprimer les abus. C'était bien. Mais ces mesures
plaçaient le gouvernement sur une pente où il
glissera facilement, jusqu'à venir se mêler,
selon son bon plaisir, des plus petites affaires et en
retarder la marche. Un affranchi de Vespasien offre aux
Cérites de construire à ses frais une salle de
réunion pour leurs Augustaux, à condition qu'on
leur en donne la place. Le conseil municipal fait l'abandon
du terrain, mais il faut l'assentiment du curateur, et
celui-ci met dix mois à l'envoyer.
La plus importante des lettres de Pline est relative aux
chrétiens. Ceux-ci ne justifiaient pas les craintes
inspirées d'abord par leur adoration d'un
crucifié, qui avait paru à quelques-uns une
menace de révolte. Saint Paul avait
prêché la soumission aux puissances, au prince
qui est le ministre de Dieu, et saint Pierre écrivait
: Rendez à chacun l'honneur qui lui est
dû. L'Eglise ne travaillait même pas
directement à ruiner l'esclavage, cette base de la
société païenne. Les fidèles
avaient des esclaves, et des esclaves chrétiens,
à qui Pierre disait : Serviteurs, soyez soumis et
respectueux envers vos maîtres, non seulement
lorsqu'ils sont doux et bons, mais encore lorsqu'ils sont
rudes et fâcheux. Ils vivaient donc paisibles et
dans l'ombre, multipliant au milieu des humbles par la vertu
de cette charité qui leur montrait des frères
dans tous les misérables. Mais la condition
essentielle de leur culte était la prière en
commun. Or Trajan n'aimait point les associations ; on vient
de voir qu'il n'en voulait même pas contre les
incendies, et que les réunions trop nombreuses,
fût-ce pour une fête, lui étaient
suspectes. Il sentait, sans pouvoir s'en rendre compte, comme
un travail souterrain qui minait la société
romaine, et ses lettres portent la trace de l'irritation
qu'il éprouvait contre tout ce qui voulait sortir de
l'ordre établi. Aussi ne faut-il pas s'étonner
si les secrètes agapes des chrétiens lui
parurent dangereuses. D'ailleurs on est forcé de
répéter que, suivant la légalité
de ce temps, une attaque contre les dieux de Rome
était une insulte à l'empereur, et que, par
suite de l'union impie de la politique et de la religion, les
incrédules à l'apothéose du prince
devenaient des rebelles à son autorité. Il en
va toujours ainsi. Le présent et l'avenir sont trop
souvent deux mortels ennemis qui, dans l'éternelle
transformation des choses, se heurtent et se combattent. Le
vieux monde destiné à périr se
défend avec colère contre ce qui l'attaque et
bientôt le tuera. La ciguë de Socrate, la croix de
saint Pierre, le bûcher de Jean Huss, le pilori des
puritains, la pastille des libéraux, ont fait des
victimes, mais aussi des morts triomphants. Trajan, esprit
étroit et dur, comme toute cette race romaine,
malgré sa véritable grandeur, était
ennemi des nouveautés, et incapable de comprendre
celle qui se produisait alors. Ce serait même un sujet
d'étonnement profond de voir des hommes tels que
Tacite, Trajan, Pline, Suétone, Marc-Aurèle, ne
pas s'apercevoir de l'immense révolution qui se
préparait, si l'histoire tout entière ne
déposait de l'ignorance où les puissants du
jour s'obstinent à rester touchant les puissances du
lendemain.
«Je me fais un devoir, seigneur, écrit Pline
à Trajan, de vous exposer tous mes scrupules..., je
n'ai jamais pris part au procès d'aucun
chrétien et ne sais sur quoi porte l'information qu'on
fait contre eux ni de quelle peine ils doivent être
frappés. Faut-il distinguer entre les âges et
pardonner à qui se repent ? Est-ce le nom seul qu'on
punit en eux ou les crimes qui s'attachent à ce nom ?
Voici la règle que j'ai suivie. Je leur demande s'ils
sont chrétiens. Ceux qui l'avouent, je les interroge
une seconde et une troisième fois, en les
menaçant du supplice. Quand ils ont persisté,
je les y ai envoyés ; car, de quelque nature que
fût ce qu'ils confessaient, ils étaient toujours
coupables de désobéissance et d'une inflexible
obstination. Parmi ces fous j'ai réservé ceux
qui sont citoyens romains pour les faire conduire à
Rome.
J'ai reçu des dénonciations anonymes contre de
prétendus chrétiens ; mais ces gens ont, en ma
présence, invoqué les dieux dans les termes que
je leur prescrivais, offert de l'encens et du vin à
votre image, et, chose à quoi l'on ne saurait, dit-on,
contraindre des chrétiens véritables, ils ont
maudit leur Christ. Ceux-là, je les ai absous.
D'autres ont reconnu qu'ils avaient été
chrétiens, en déclarant qu'ils ne
l'étaient plus depuis plusieurs années ; tous
ont accompli les rites devant votre image et les statues des
dieux ; tous aussi ont maudit le Christ.
Ils prétendaient que toute la faute ou l'erreur
consistait pour eux en ceci, qu'à un jour
marqué ils s'assemblaient, avant le lever du soleil,
pour chanter tour à tour des vers à la louange
de Christ, comme s'il eût été dieu ;
qu'ils s'engageaient par serment à ne point manquer
à leurs promesses, à ne commettre ni vol, ni
violence, ni adultère, à ne point nier un
dépôt ; qu'enfin ils se réunissaient
encore pour manger en commun des mets innocents ; mais qu'ils
avaient cessé de le faire depuis l'édit par
lequel, selon vos ordres, j'avais interdit toute sorte
d'assemblée. Pour m'assurer de la vérité
de ces paroles, j'ai mis à la torture deux filles
esclaves qu'ils disaient attachées au ministère
de leur culte et n'ai trouvé qu'une mauvaise
superstition poussée à l'excès. Par
cette raison, j'ai suspendu l'enquête pour prendre vos
ordres.
L'affaire mérite attention par le nombre de ceux qui
se trouvent en péril. Beaucoup de personnes, en effet,
de tout âge, de tout ordre, de tout sexe, sont
déjà et devront être impliquées
dans l'accusation, car ce mal contagieux a envahi non
seulement les cités, mais les bourgs et les
villages».
En bon courtisan, Pline ajoute que le mal peut être
arrêté, qu'il l'est déjà, puisque
les temples désertés voient la foule revenir,
que les sacrifices recommencent, qu'on vend beaucoup de
victimes restées auparavant sans acheteurs ; et, en
honnête homme qui ne voudrait pas envoyer au supplice
des gens inoffensifs, il demande au prince de faire
grâce au repentir.
Trajan ne parait pas s'être beaucoup ému du
tableau contradictoire que lui faisait son légat :
cette contagion impie qui gagnait les villes et les hameaux,
cette vie nouvelle qui se montrait dans les temples ; et il
refusa de prendre une mesure générale.
«On ne saurait, dit-il, établir pour les
procès des chrétiens une forme certaine qui
puisse être suivie partout. N'en faites pas recherche ;
mais s'ils sont accusés et convaincus, punissez-les.
Ne recevez pas de dénonciations anonymes et ne
condamnez point sur des soupçons».
On a vu, par les mesures que prirent à l'égard
des druides Auguste, Tibère et Claude, quel arsenal de
lois la république avait légué à
l'empire, pour frapper les cultes ennemis de celui de Rome.
Les accusations de lèse-majesté, de
sacrilège, d'association illicite et de magie
pouvaient être tournées contre les
chrétiens, et toutes entraînaient la mort.
Trajan, qui n'aimait pas les assemblées
secrètes, n'autorisa pourtant pas les poursuites de ce
chef, à propos d'hommes de petite condition et qu'on
lui représentait comme inoffensifs, mais il ne permit
pas les publiques offenses aux dieux de l'empire, et, avec la
constitution particulière à l'Etat romain, avec
cette religion officielle dont nous avons montré le
caractère, il ne pouvait pas les permettre. Aussi sa
réponse est-elle : «Ne cherchez pas des
coupables, mais punissez ceux qui, par acte public,
outrageront les autels de la patrie». Ce sentiment
était si profondément romain, que deux
consulaires d'humeur très pacifique s'expriment
à ce sujet de la même façon, à
trois siècles de distance : «Que nul, dit
Cicéron, n'ait des dieux particuliers ; que personne
n'introduise des dieux nouveaux ou étrangers, s'ils
n'ont pas été admis par l'autorité
publique» ; et sous Alexandre Sévère,
Dion Cassius (LII, 36) faisait recommander par
Mécène à Auguste de punir les adorateurs
des faux dieux.
De pareils ordres provoqués par de semblables demandes
furent sans doute envoyés ailleurs, et ce qui avait
lieu en Bithynie a dû se passer en d'autres provinces,
même avec plus de rigueur là où se
trouvaient des gouverneurs moins humains et des populations
moins paisibles, qui croyaient venger leurs dieux en criant
dans l'amphithéâtre : Les chrétiens
aux bêtes ! Ainsi la tradition de l'Eglise place
sous ce règne les martyres de saint Ignace,
évêque d'Antioche, et de saint Siméon,
évêque de Jérusalem, martyres que nous ne
racontons point, parce que l'histoire intérieure de
l'Eglise ne peut rentrer dans le cadre de cette histoire
générale de l'empire.
Les deux lettres qui viennent d'être citées
mettent plusieurs points en lumière. Pline, né
sous Néron avant l'incendie de Rome, avocat,
jurisconsulte, sénateur et consulaire,
mêlé à toute la vie politique de son
temps, savait fort mal, lorsqu'il arriva en Bithynie, ce
qu'était un chrétien : preuve qu'il n'y avait
pas encore eu contre eux d'information juridique, de
décision solennelle ni de persécution
générale. Il les frappe parce qu'il les regarde
comme s'étant mis en révolte contre la loi
religieuse de l'empire, en méprisant ses dieux ;
contre la loi civile, en faisant des assemblées
illicites ; contre l'autorité proconsulaire, en lui
refusant obéissance. Et cependant il montre la
simplicité de leur foi, la pureté de leur vie,
ces agapes fraternelles, ces chants pieux qui étaient
alors tout leur culte, et le caractère fondamental de
cette religion des pauvres qui mettait dans le sacerdoce, ou
du moins dans les honneurs de la naissante Eglise, deux
filles esclaves. C'est qu'eux et lui habitaient en esprit
dans deux mondes différents et, tout en parlant la
même langue, ne pouvaient se comprendre. Aussi suis-je
assuré que Trajan, le gardien rigoureux de la
discipline militaire et civile, envoyait un chrétien
au supplice sans plus d'hésitation ni de remords que
s'il eût été question d'un soldat
réfractaire ou d'un esclave fugitif. Ces
cruautés nous révoltent et ces violations des
droits de la conscience nous indignent ; mais il faut
reconnaître que les contemporains de Trajan pensaient
comme lui et ne pouvaient point penser autrement ; que, pour
eux, les chrétiens étaient des rebelles ; et
qu'en effet, ces hommes qui allaient briser l'ancienne
société, étaient les plus grands
révolutionnaires que le monde eût encore vus.
Nous sommes avec eux contre leurs persécuteurs,
toutefois avec la douloureuse obligation de dire qu'ils ont
eu le sort de tous les réformateurs, celui
qu'eux-mêmes ont infligé plus tard à
quiconque essaya aussi de remplacer l'ancienne loi par une
loi nouvelle. Y a-t-il bien longtemps qu'agir comme les
chrétiens de Pline, avec d'autres idées,
n'expose plus au même péril ? Ah ! que la
justice est lente à venir et que l'homme marche
péniblement à sa propre délivrance
!
Trajan, qui inscrit au code pénal de Rome un nouveau
crime, celui de christianiser, essaye en même temps de
consolider les maîtres de l'Olympe sur leurs autels
croulants. Dans une longue inscription récemment
découverte, nous avons la preuve de sa sollicitude
pour rendre aux anciens dieux leurs honneurs et à une
vieille institution religieuse son autorité. Du temps
de Strabon, Delphes était fort pauvre, quoique le
domaine du temple fût très riche, puisqu'une
seule de ses forêts d'oliviers, sur un des contreforts
du Parnasse, donne aujourd'hui un revenu annuel de 70 000
drachmes. Mais ce domaine avait été envahi de
tous côtés par les cités voisines,
malgré un jugement solennel des amphictyons qui, cent
quatre-vingt-dix ans avant notre ère, en avait
fixé les limites. Trajan chargea un des grands
personnages de l'empire de faire respecter comme loi
souveraine la sentence amphictyonique, de rendre au dieu ses
biens et de remettre en place les vingt-six bornes
sacrées. Etait-ce de sa part zèle pieux ?
Nullement. Apollon et ses confrères en divinité
lui étaient parfaitement indifférents. Mais,
à l'exemple d'Auguste et de Vespasien, il
considérait la religion officielle comme une
nécessité d'ordre public. C'était un
conservateur à outrance, et il faut bien
reconnaître qu'il ne pouvait pas être autre
chose.