LXXX - Hadrien (117-138) |
I - COMMENCEMENTS DU REGNE ; FORTIFICATION DES
FRONTIERES
Hadrien cuirassé
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Cousin et pupille de Trajan, Hadrien avait été élevé avec soin, selon les meilleures recettes de l'éducation du temps, peut-être à Athènes, où il prit un goût si vif pour la littérature de ce pays, qu'on l'appelait le petit Grec. On croit même qu'il eut Plutarque pour maître. Esprit curieux, il voulut tout connaître : la médecine et l'arithmétique, la géométrie et la musique, l'astrologie judiciaire et les mystères des initiations religieuses. Il étudia toutes les philosophies, même celle d'Epictète, qu'il aima sans suivre ses conseils, et il fit des tableaux et des statues, des vers et de la prose ; mais il est probable que sa peinture valait sa poésie, dont il nous reste quelques échantillons. Ces études variées ne lui avaient pas donné, dans les lettres, un jugement sain ; il préférait Antimaque à Homère, Caton à Cicéron, Ennius à Virgile, quoiqu'il consultât, comme un oracle assuré, les sorts virgiliens ; et l'on pourrait craindre qu'ayant le goût faux en littérature, il n'eût pas l'esprit juste en politique, si l'on ne savait que les grands écrivains sont souvent de pauvres hommes d'Etat, et que Richelieu mettait Chapelain au-dessus de Corneille. |
Tout le monde lui reproche, sans en donner de preuves
bien sérieuses, sa vanité et sa jalousie
à l'égard des hommes supérieurs :
défauts avec lesquels un prince ne fait rien de bon,
et l'on verra qu'Hadrien fit de grandes choses. Ce qui est
plus sûr, c'est que ce lettré d'un goût
douteux possédait toutes les qualités
militaires qu'un prince peut utiliser dans la paix, car il
n'eut point, comme empereur, à les montrer dans la
guerre ; et il gouverna bien, puisque l'empire lui dut vingt
et un ans de prospérité. De sa personne, il
était grand et bien fait, avec l'air intelligent et
doux. Comme François Ier, il commença la mode
de laisser pousser sa barbe pour cacher des cicatrices qu'il
avait au visage. Aussi, lorsque dans la galerie des bustes
d'empereurs on a étudié cette physionomie
originale qui ne paraît pas appartenir à la race
des Césars, on s'attend bien à trouver dans son
règne une histoire nouvelle. Sa tête
penchée comme pour mieux entendre, ses yeux de marbre
dont le regard est encore si pénétrant, ses
lèvres à demi ouvertes qui semblent aspirer la
vie, annoncent l'homme qui voulait que rien
n'échappât à sa vigilance ou à sa
curiosité. Les contemporains furent frappés
comme nous de cette figure étrange ; et, pour exposer
ses doctrines gnostiques, qui pénétraient alors
dans beaucoup d'esprits et dans tous les cultes, l'auteur
inconnu d'un livre longtemps fameux en Orient imagina un
entretien du prince qui désirait tout savoir avec le
philosophe qui prétendait tout
révéler.
Il monta un à un les degrés de la
hiérarchie, fut vigintivir, tribun légionnaire,
questeur, charge qui lui ouvrait le sénat, tribun du
peuple, préteur, légat légionnaire,
enfin consul quelques mois avant l'âge légal. Il
suivit Trajan dans toutes ses expéditions et s'y
montra dur à la fatigue, brave au danger, mais, de
plus, intrépide à table : ce qui était
une autre manière de faire sa cour au prince.
Chargé du commandement des légions de Pannonie,
il imposa aux Sarmates le respect de son nom, aux soldats
celui de la discipline, aux agents du fisc la
modération.
Sabine en Cérès
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Trajan lui avait fait épouser Sabine, fille de Matidie et petite-fille de sa soeur Marciane : mariage qui rapprochait encore du pouvoir son pupille, devenu son neveu. Après quelques combats heureux dans la seconde guerre Dacique, il lui avait envoyé l'anneau orné de diamants que lui-même avait reçu de Nerva au moment de son adoption, et il le mettait en état de faire honneur aux charges dont il l'investissait : ses libéralités, par exemple, permirent à Hadrien de donner au peuple, durant sa préture, des jeux magnifiques. Enfin, se fiant à son talent d'écrivain autant qu'à son habileté politique, il le chargea de rédiger les discours impériaux prononcés devant le sénat et que Licinius Sura avait jusqu'alors composés. Ces faveurs étaient plus que des promesses. Un second consulat et le gouvernement de la Syrie fortifièrent les espérances d'Hadrien, qui, de plus, comptait sur l'impératrice, dont l'affection aida beaucoup à sa fortune, et, au dernier moment, la décida. |
Plotine
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On prétendit que Plotine avait arraché à l'empereur expirant l'adoption de son neveu ; d'autres croyaient même que cette adoption n'avait jamais été faite, et le père de l'historien Dion Cassius, qui fut gouverneur de la Cilicie sous Marc-Aurèle, racontait à son fils que les lettres adressées par Plotine au sénat, pour lui apprendre le choix du nouveau prince, étaient supposées. Un homme, disait-on, placé dans le lit de Trajan, avait, derrière les tentures et dans les ténèbres, murmuré d'une voix mourante qu'il adoptait Hadrien pour fils et pour successeur.
Monnaie commémorative de
|
Les pauvres esprits auxquels nous avons affaire
maintenant pour nous renseigner sur l'histoire de ce temps se
plaisent à chercher en de petites choses la cause des
grands événements, qui d'ordinaire ne se trouve
pas là. Aussi ce gouverneur, qui en savait si long sur
une intrigue nécessairement très
secrète, me semble avoir ramassé, un
demi-siècle après l'événement,
dans les on-dit d'une province écartée, un
conte fait pour les amis toujours nombreux des aventures
merveilleuses. Mais ce récit, comme tant d'autres
qu'on fit courir par un système de médisance
dont nous apprécierons les motifs, ne peut
prévaloir contre la vraisemblance. Trajan a dû
léguer l'empire à celui que, dans ses
entretiens intimes, il désignait pour son successeur.
Il s'en était ouvert au confident de toutes ses
pensées, à Licinius Sura, qui
répéta la confidence, et, pour faciliter
à son neveu l'accès du principat, il avait
d'avance disgracié ceux qui auraient pu lui faire
obstacle, entre autres deux sénateurs, Palma et
Celsus, qu'on va bientôt voir conspirer contre le
nouvel empereur. Depuis la mort de Sura, Hadrien était
l'homme de l'empire qui tenait de plus près à
Trajan par le sang, par les honneurs dont il avait
été revêtu, par les pouvoirs qui venaient
encore de lui être conférés, avec le
commandement de l'armée la plus nombreuse et de la
province la plus importante. Choisir un autre successeur
après avoir éveillé tant
d'espérances et remis tant de forces aux mains de
l'intéressé, c'eût été
décider la guerre civile, et l'on n'a pas le droit
d'imputer cette faute à Trajan. Si l'acte d'adoption
écrit à Sélinonte n'avait pas
été fait à Antioche, c'est qu'il
répugnait à Trajan, tant qu'il n'avait pas
désespéré de ses forces, de
paraître avoir besoin, comme Nerva, d'un
collègue plus jeune pour apaiser les séditions
; d'ailleurs, désireux jusqu'au dernier moment de
ménager le sénat, il avait voulu ne proclamer
son héritier qu'au sein de cette assemblée,
où il se rendait lorsque la mort l'arrêta. Quant
à l'idée que, en négligeant de
désigner son héritier, Trajan s'était
promis d'imiter Alexandre, sans avoir comme lui pour excuse
la jeunesse qui permettait au héros macédonien
les longs espoirs, c'est une autre puérilité
qu'on ne saurait prêter à un aussi ferme esprit.
Le retard à régler la succession
impériale n'en fut pas moins un malheur, car la
redoutable conjuration qui menaça Hadrien dès
l'année 119 eut pour cause la façon dont il
parut s'être glissé au pouvoir, dans l'ombre et
par la main d'une femme, au lieu d'y entrer la tête
haute, présenté par le glorieux empereur au
sénat, au peuple, à l'armée.
Hadrien apprit à Antioche la mort de son oncle par une
dépêche qui précéda de deux jours
l'arrivée du courrier officiel : chose qui se comprend
sans qu'il y ait besoin de supposer un mystère (9 et
11 août 117). Il eut donc le temps de tout
préparer pour un succès, d'ailleurs certain.
Son procédé fut très simple : aux
soldats, il promit un double donativum ; aux
sénateurs, il écrivit la lettre la plus
modeste. Les uns n'étaient pas plus capables de
résister à l'argent que les autres à de
belles paroles soutenues de sept légions : chacun
avait sa part, et se tint pour satisfait.
Hadrien avait longtemps vécu dans les camps. Allait-il
continuer le règne belliqueux de son
prédécesseur ? Il n'en fut rien : Auguste
succéda encore une fois à César, le
génie de l'administration à celui des
conquêtes. Tandis, en effet, que l'urne d'or qui
contenait les restes du héros était
solennellement portée à Rome et que le
sénat votait au prince mort l'apothéose, un
temple et des jeux Parthiques, Hadrien abandonnait les pays
que Trajan avait cru conquérir en les traversant. Des
quatre provinces récemment formées en Orient :
Arménie, Mésopotamie, Assyrie, Arabie, il n'en
garda qu'une, la dernière, parce qu'elle était
hors de l'atteinte des Parthes. C'était sagesse de
ramener les aigles romaines en arrière de l'Euphrate
et de reprendre, de ce côté, l'ancienne
frontière ; mais ce fut une faute de renoncer à
faire de l'Arménie l'inexpugnable rempart que ce pays,
aux mains de Rome, aurait été pour les
provinces orientales. L'Arménie rentra dans la
dépendance incertaine où elle avait toujours
été à l'égard des deux empires
qui l'enveloppaient.
On a accusé Hadrien d'avoir cherché, par cette
conduite, à ternir la gloire de son
prédécesseur : cependant on était si
bien convaincu de l'inanité des dernières
expéditions, que pas un murmure ne s'éleva
contre la nouvelle politique ; et lorsqu'il rentra dans Rome,
au milieu de l'année 118, il y fut reçu avec
les acclamations accoutumées. Le sénat voulait
même qu'il célébrât en son nom le
triomphe voté pour son prédécesseur. Il
se refusa à cette double injustice, et l'on porta
triomphalement la statue de Trajan au temple de Jupiter ;
c'était déjà trop, puisqu'il n'y avait
point eu dans la guerre Parthique de succès durables.
Quant à l'insurrection juive, en Chypre, aux bords du
Nil et à Cyrène, Hadrien en avait
étouffé les derniers restes ; mais ce
succès n'était qu'une grande mesure de police :
la répression d'émeutes qui, sur les lieux,
paraissaient formidables et dont, à Rome, on ne
parlait même pas.
Double congiaire
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Les soldats avaient reçu leur donativum, le peuple eut le sien : d'abord trois pièces d'or (75 fr.), et après la conjuration de Nigrinus un double congiaire. L'Italie fut dispensée de fournir l'or coronaire ; les provinces n'en donnèrent qu'une partie, et le Trésor fit remise des arrérages qui lui étaient dus depuis seize années.
Remise des arrérages |
A l'égard des sénateurs, Hadrien tint la même conduite que Nerva et Trajan ; il assistait régulièrement à leurs séances, et, à la curie, au palais, en toute circonstance, il leur prodiguait les marques extérieures de considération. Il avait renouvelé le serment de ne point en condamner un seul à mort ; il compléta le cens sénatorial à tous ceux qui l'avaient perdu sans qu'il y eût de leur faute, et défendit qu'un membre de la haute assemblée comparût devant des juges qui ne seraient point de son ordre. Un jour qu'il aperçut un de ses esclaves se promenant entre deux sénateurs, il envoya quelqu'un lui donner un soufflet pour lui apprendre à marquer la distance qu'il y avait de lui à ceux qui pouvaient devenir ses maîtres. Lorsqu'il recevait les sénateurs, il se tenait debout, se souvenant que César avait donné des complices à ses assassins en ne daignant pas se lever devant le sénat. Il admit les plus distingués d'entre eux parmi ceux qu'on appelait alors les amis ou les compagnons du prince, et que l'on désignera plus tard par le titre de comtes ; il en honora plusieurs de deux, même de trois consulats ; il renvoya à la curie, au lieu de les traiter dans son conseil privé, les plus importantes affaires, et défendit d'en appeler à l'empereur d'un jugement du sénat : décision très flatteuse pour les Pères et sans danger pour le prince, qui n'avait pas à craindre que la curie rendît jamais une sentence contraire à son avis.
Rome et Hadrien
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En signe de cette parfaite union entre les deux pouvoirs, Hadrien faisait frapper des médailles où l'on voyait Rome contemplant le Génie du sénat et le prince qui se donnaient la main ; d'autres avaient la légende : Libertas publica, avec l'image de la Liberté portant le sceptre et le bonnet phrygien.
Hadrien et la Liberté |
L'imperator se dissimulait derrière le
princeps senatus, et ces dehors républicains
étaient confirmés par des déclarations
républicaines : «Je veux,
répétait-il souvent, gouverner la
république de façon qu'on reconnaisse qu'elle
est le patrimoine du peuple et non le mien». Il parlait
ainsi, sans persuader à personne qu'il n'était
point le maître ; le consulaire Fronton, l'ami de
Marc-Aurèle, avouait plus tard qu'il avait toujours eu
grande peur d'Hadrien ; mais personne ne demandait qu'il en
fût autrement, tout le monde étant d'accord pour
se contenter de paroles.
Il aimait à rendre la justice, et, pour les cas
ordinaires, il remplissait en tous lieux et en tout temps,
comme nos anciens rois, sa fonction de justicier, assis sur
son tribunal, le public admis alentour. Une femme
l'arrête un jour dans la rue et veut lui soumettre une
affaire. Il refuse de l'entendre et la renvoie :
«Pourquoi es-tu empereur ?» lui demande-t-elle ;
aussitôt il l'écoute. Pour l'instruction et le
jugement des causes graves, il s'entourait des magistrats les
plus élevés en dignité, de
sénateurs du premier rang et des plus
célèbres jurisconsultes, qu'il demandait au
sénat l'autorisation d'adjoindre à sa cour de
justice : demande qui était encore un hommage rendu
à l'ordre amplissime. Aussi, à la
première conspiration qui se forma, les Pères
montrèrent leur zèle à défendre
l'ami du sénat.
Le complot était dangereux, car il avait pour chefs
quatre consulaires, personnages considérables dans
l'armée ou à Rome. Pourquoi ce complot
s'était-il si vite formé ? Au lendemain de son
avénement, Trajan avait un panégyriste, comme
s'il eût accompli déjà beaucoup de choses
mémorables ; à peine arrivé à
Rome, son héritier y trouva des assassins. C'est
qu'Hadrien, tenu par son oncle dans une demi obscurité
qui s'augmentait de tout l'éclat jeté par la
grande figure du conquérant de la Dacie,
n'était encore connu que pour un esprit
élégant ; et, depuis son avénement, il
n'avait eu ni le temps ni l'occasion de montrer
l'énergie qui commande l'obéissance ou la
résignation. Trajan, vieux général
renommé, avait dès le commencement de son
règne inspiré à la fois le respect et la
crainte ; son successeur, au début, n'imposait pas ;
il ne manquait pas de gens pour dire que l'élu de
Plotine ne méritait point la place où la ruse
l'avait fait monter, et les chefs militaires qui avaient
traversé les Carpates ou franchi le Tigre
dédaignaient le petit Grec farci de toutes les
sciences de l'école, dont le premier acte de
gouvernement avait été l'abandon de leurs
dernières conquêtes. La conspiration doit avoir
été la réaction de l'esprit militaire du
dernier règne contre l'esprit civil du règne
nouveau. Deux généraux destitués,
Cornelius Palma, le vainqueur des Arabes, et Lusius Quietus,
le meilleur capitaine de l'armée d'Orient, furent
l'âme du complot. Le premier, qui était de
vieille date ennemi d'Hadrien, avait été
disgracié par Trajan ; le second, Maure d'origine,
esprit inquiet et violent, s'était fait chasser de
l'armée, mais avait reconquis par d'importants
services dans les guerres de Dacie et d'Orient la faveur de
Trajan. Il reçut de ce prince le titre de
préteur, les faisceaux consulaires, et, au moment de
la révolte des Juifs d'Egypte, le gouvernement de la
Palestine, sans doute avec celui d'Arabie, pour
empêcher la rébellion de gagner les provinces
orientales. Hadrien, qui redoutait sa turbulence et son
ambition, l'avait d'abord relégué dans l'obscur
gouvernement de la Maurétanie, puis
révoqué à la suite de nouvelles
intrigues qui avaient agité cette province.
Lusius et Palma, vieillis dans les commandements, n'avaient
pas, quoique consulaires, leurs habitudes à Rome. Ils
avaient donc besoin, pour agir dans la ville, de s'adjoindre
des hommes qui y fussent influents : deux autres consulaires,
Publilius Celsus et Avidius Nigrinus, s'associèrent
à leurs desseins. Nous ne savons rien du premier, si
ce n'est qu'il avait obtenu pour la seconde fois le consulat
en 113, avant le second consulat d'Hadrien. Quant à
Nigrinus, il devait être fort en vue, quoique jeune
encore, car Trajan lui avait donné en Achaïe une
de ces missions extraordinaires qui n'étaient
confiées qu'à d'importants personnages, et
Spartien, qui écrivait la biographie d'Hadrien avec
les Mémoires de cet empereur sous les yeux,
assure que le nouveau prince, dont le mariage était
resté stérile, avait songé à ce
personnage pour la succession à l'empire. Mais Hadrien
n'avait que quarante-trois ans ; sa santé était
bonne ; l'attente eût donc été longue.
Nigrinus, que Spartien appelle un dangereux intrigant,
insidiator, aura pensé qu'il ferait plus vite
ses affaires par une conjuration.
A ces quatre consulaires se joignirent beaucoup d'individus
incapables de résister à la tentation de
machiner dans l'ombre quelque belle entreprise de meurtre et
de révolution. Leurs pères n'avaient
cessé d'agir ainsi sous les Flaviens, surtout sous les
Jules, et quelques-uns d'entre eux étaient encore, au
temps de Nerva et de Trajan, restés fidèles
à cette tradition de l'assassinat. Chaque
époque a sa maladie morale qui provient des
institutions ou de l'état social : à nos
chevaliers du moyen âge, il fallait des guerres
privées ; aux nobles de Henri IV et de Louis XIII, des
duels, comme il faut aux agitateurs modernes des
émeutes. Pour les oisifs du sénat romain, la
grande distraction et la plus sérieuse affaire
était un complot. On convint de tuer Hadrien, soit
pendant un des sacrifices que sa dignité lui imposait,
soit à une de ses chasses qu'il aimait à
prolonger jusque dans les endroits dangereux.
L'empereur venait d'être appelé sur le Danube
par un mouvement des Barbares. Les conjurés furent
donc obligés d'attendre son retour, mais des paroles
imprudentes mirent sur la trace de la conjuration. Le
sénat instruisit rapidement le procès, et,
sachant bien que dans un Etat despotique tout
compétiteur est un condamné à mort, il
rendit à l'empereur le service de faire
exécuter les coupables, sans lui demander des ordres.
Après son retour précipité, le prince se
plaignit d'une justice si prompte, en déclarant qu'il
aurait fait grâce, au moins de la vie. On peut
soupçonner la sincérité de ces paroles
dites après l'exécution ; cependant lorsqu'on
voit Hadrien changer, peu de temps après, les deux
préfets du prétoire qui avaient poussé
le sénat aux résolutions extrêmes, et
plus tard choisir pour fils adoptif le gendre d'une des
victimes, on est porté à croire, avec Marc
Aurèle, que les Pères mirent trop de hâte
à témoigner de leur fidélité.
Hadrien oublia, raconte son biographe, ceux qu'il avait eus
pour ennemis avant de devenir le maître. - Te
voilà sauvé ! avait-il dit à l'un
d'eux le jour de son avénement ; et pressé par
son ancien tuteur, Coelius Attianus, de se débarrasser
de gens très justement suspects, notamment du
préfet de la ville, le plus important personnage de
Rome, il s'y était refusé. Toute son histoire
montrera qu'il n'avait pas le goût du sang.
Ainsi, dès les premiers mois de son règne,
Hadrien avait renouvelé et affermi l'alliance de Nerva
et de Trajan avec l'aristocratie sénatoriale.
Cependant il conserva contre elle certaines défiances,
que la récente conjuration n'était point faite
pour diminuer, et il garda toujours présent à
l'esprit le souvenir de Domitien et de la misérable
existence passée par ce prince, à Rome, au
milieu des terreurs et des périls. Au lieu de rester
enfermé dans la capitale, avec ses affranchis, dont la
principale étude était de corrompre leur
maître pour profiter de ses vices, et en face du
sénat, auquel il n'était pas prudent de montrer
de trop près et trop longtemps le souverain, quand le
prince entendait l'être, Hadrien vécut partout,
excepté à Rome. Ce n'est point qu'il
comptât borner ses soins à garantir sa
sécurité personnelle. Au contraire, nous
trouvons en lui le prince qui a compris mieux qu'aucun des
empereurs romains tous les devoirs de sa charge. S'il
m'arrive malheur, je te recommande les provinces, avait
dit Trajan au jurisconsulte Priscus qu'il jugeait digne de
l'empire. Hadrien n'oublia jamais ce mot, et puisque, en
tout, sa volonté était souveraine, il pensa
qu'il devait tout voir, avant de tout décider. Son
règne n'est, à vrai dire, qu'un long voyage
à travers les provinces, dont il voulut
connaître les besoins en les étudiant sur place,
et les fonctionnaires, en les voyant au milieu de leurs
fonctions, afin d'éviter les erreurs, les oublis, les
injustices que causait le voile épais de la cour et du
monde officiel s'interposant, à Rome, entre l'empereur
et l'empire. Avec cette manière de vivre, il
déjouait les intrigues qui ne pouvaient le suivre
partout, et, en même temps, il s'assurait de la
fidélité des légions, qu'il visita tour
à tour ; de sorte qu'il trouvait doublement son compte
à bien faire son métier d'empereur.
Buste d'Hadrien trouvé à Antium
|
La chronologie de ces voyages est difficile à
établir, et nous avons sur chacun d'eux très
peu de renseignements, bien que Hadrien y ait employé
les deux tiers de son règne, treize ou quatorze ans
sur vingt et un. Avant d'exposer son administration
intérieure, en le suivant, dans les provinces, pour y
recueillir le maigre butin de faits particuliers à
chaque pays que nous fourniront les médailles, les
inscriptions ou les histoires, allons, comme lui, d'abord sur
la frontière et voyons de quelle façon il
entendait pratiquer la politique de paix, dont il avait fait,
dès les premiers jours de son règne, la
règle de son gouvernement.
Cette politique usa de deux moyens : au delà de la
frontière, le régime des subsides, auquel fut
donnée une large extension, afin de retenir les
Barbares chez eux ; sur la frontière même, une
puissante défensive, constituée par d'immenses
travaux de fortification et par l'établissement dans
les armées de la plus sévère
discipline.
L'usage des subsides inauguré par Auguste,
continué par ses successeurs, mais au hasard des
circonstances, devint pour Hadrien un principe de
gouvernement, dont malheureusement l'application se laisse
deviner plutôt qu'elle ne se révèle par
des faits nombreux. On a vu qu'au lieu d'aventurer ses forces
au coeur de l'Asie, il les avait repliées sur la
frontière que la nature elle-même avait
marquée en arrière du grand désert de
Syrie ; il fera de même en Bretagne, «afin, dit
son biographe, de ne rien garder d'inutile». Puis, sa
frontière nettement tracée et les
enchevêtrements de limites, qui auraient produit des
contacts dangereux, soigneusement évités, il
agit au delà par la persuasion, les conseils, les
présents, pour établir de bons rapports entre
les Barbares et l'empire. Il pensionna un roi des Roxolans et
bien d'autres, car on lit dans Spartien «qu'il
s'attacha tous les rois par ses
libéralités» : parole que Dion et
Aurelius Victor répètent et qu'Arrien confirme.
Au prince des Ibériens, raconte le premier, il envoya
un éléphant, une cohorte de cinq cents hommes
armés et de riches cadeaux. Quand il passait au
voisinage des Barbares, il invitait leurs chefs à se
rendre près de lui, et il échangeait avec eux
des présents, en ayant soin que les siens fussent
digues de la main qui les offrait. Aussi, lorsque Spartien
nous dit qu'il donna un roi à des Germains, nous
pouvons être assurés que ce chef revint au
milieu des siens, suivi de conseillers qui devaient le
maintenir dans la fidélité à l'empire,
et avec les moyens d'apaiser la turbulence guerrière
de son peuple. Du côté de la mer Noire, Arrien
nomme six rois qui tenaient d'Hadrien leur pouvoir.
Si nous connaissions mieux la diplomatie de ce prince, nous
le verrions certainement exercer sur les peuples
établis le long de ses frontières une action
multiple et continue, avec de l'or, du commerce,
peut-être des intrigues, c'est-à-dire en
essayant de lier à l'empire, par les
intérêts, cette première barbarie, qui
aurait servi de rempart contre la barbarie plus dangereuse
échelonnée derrière elle.
Cette politique, qui prévenait les difficultés
extérieures, est celle dont les Américains, les
Anglais et les Russes ont, de nos jours, tiré tant
d'avantages sans y voir de la honte, comme on a voulu en
mettre dans la conduite des empereurs romains. Plus tard, ce
moyen de défense deviendra fatal en irritant les
appétits des Barbares, que l'empire ne sera plus en
état de contenir ; mais, au temps d'Hadrien, il
était habile et sage, parce que derrière cette
modération se trouvait la force. Dion Cassius n'est
pas un grand esprit, mais mêlé, comme consul,
aux grandes affaires, il a compris ce système :
«Il combla, dit-il, les rois de ses largesses ; les
étrangers ne tentèrent aucun mouvement contre
lui, parce qu'il ne les inquiéta jamais, et aussi
parce qu'ils connaissaient bien la puissance de ses
préparatifs. Beaucoup même se laissèrent
gagner au point de le prendre pour arbitre dans leurs
différends».
Toute l'histoire extérieure de l'empire pendant ce
règne est dans ces mots. Rome eut alors la paix : non
la paix lâche et sans prévoyance qui accepte la
honte ou prépare les désastres, mais la paix
active et résolue qui ne craint pas la guerre, parce
qu'elle a organisé de grandes forces toujours
prêtes. Sous Hadrien l'empire eut l'aspect d'un soldat
au repos sous les armes, mais les tenant d'une main
virile.
On sait que l'armée romaine n'avait point de garnisons
à l'intérieur. Le plus grand
général de l'époque impériale,
Trajan, avait formulé le principe d'une bonne
administration de la guerre : «N'éloignez pas le
soldat des enseignes ; les petites garnisons
détruisent l'esprit militaire». Toute
l'armée était donc retenue à demeure au
voisinage de la frontière. Elle couvrait
l'intérieur de l'empire et n'y résidait pas. En
arrière, elle défendait la civilisation qui,
à l'abri de cette protection, poursuivait paisiblement
son oeuvre ; en avant, elle contenait la barbarie et les
flots agités de cette mer toujours menaçante.
La vie était pour elle rude et austère, car ses
campements s'élevaient dans des solitudes
brûlantes ou glacées, au milieu de marais
qu'elle desséchait, de forêts où elle
ouvrait des routes, de plaines incultes qu'elle rendait
fécondes ; et comme le Barbare était à
deux pas, guettant toute occasion de meurtre et de pillage,
il fallait avoir la main au glaive en même temps
qu'à la cognée, et l'oeil partout.
Cependant, avec le temps et la sécurité
croissante, la mollesse s'était glissée dans
les camps. Une foule d'industriels étaient venus
s'établir à l'ombre du rempart pour exploiter
les besoins et les vices du soldat, l'élégance
et le luxe des chefs. Auguste avait réservé aux
fils des sénateurs et des chevaliers les grades de
tribun et de préfet. Ces jeunes
élégants, condamnés à passer cinq
années au camp, avant d'arriver aux charges civiles et
aux honneurs, y avaient porté leurs habitudes, et les
castra stativa étaient peu à peu devenus
des villes où se trouvaient tous les agréments
des cités.
Disciplina Augusta |
Hadrien fut sans pitié pour cette mollesse. Il fit détruire, dit son biographe, les grottes artificielles et les portiques construits pour abriter contre la pluie ou la chaleur du jour, les salles de festin et les maisons de plaisance où l'on oubliait les rudes devoirs du service. Il chassa les mimes, les baladins, tous les artisans de la vie facile qui énervent le corps et l'âme du soldat, et pour consacrer le souvenir de ce retour à l'austérité des moeurs militaires, il fit frapper des médailles qui le montrent marchant à la tête des soldats avec ces mots à l'exergue : DISCIPLINA AVG., comme si une nouvelle divinité était descendue du ciel pour le salut de l'empire. |
Le camp rendu à sa première
sévérité, il y garda tout le monde,
refusant les congés qui n'étaient pas rendus
nécessaires par d'impérieux motifs, afin que
les légions fussent toujours au complet, et les
officiers, les soldats toujours en haleine. D'ailleurs il
croyait que l'homme de guerre se fait au camp, comme
l'ouvrier à l'atelier, le laboureur dans la plaine :
chacun dans le milieu qui lui convient.
Il modifia l'armement des soldats et fit de nouveaux
règlements pour les bagages. Sur ce double point, nous
sommes réduits aux conjectures. Mais le prince qui
faisait exécuter chaque mois trois grandes marches
à ses soldats et suivait lui-même leurs
colonnes, n'a dû s'occuper des impedimenta que
pour en diminuer le nombre et doubler la force de
l'armée, en augmentant la rapidité de ses
mouvements. Si les logis fastueux lui paraissaient mauvais au
camp, les embarras de bagages devaient lui sembler dangereux
en campagne ; et, puisqu'il avait supprimé les uns, il
est certain qu'il réduisit les autres.
Pour les armes, nous ignorons aussi les changements qu'il
opéra ; mais il nous reste l'ordre de service
donné par son lieutenant Arrien, gouverneur de la
province de Cappadoce, que les Alains menaçaient
d'envahir. Ce sont des instructions aussi minutieuses et
précises que pourraient l'être celles du
meilleur général moderne ; elles règlent
la composition de l'armée, sa marche, les dispositions
à prendre sur le champ de bataille, pendant l'action
et après la victoire. Comme Arrien y parle de corps de
toute espèce, il est évident que les Romains
avaient pris aux Barbares leurs armes, afin de réunir
aux moyens d'action propres aux légions tous ceux dont
l'ennemi disposait. Je trouve d'ailleurs dans un autre
passage d'Arrien l'ordre de l'empereur à tous les
généraux d'étudier les armes et la
tactique des Parthes, Arméniens, Sarmates et
Celtes.
Cette attention à améliorer sans cesse
l'armement des soldats et les évolutions des troupes
était du reste une vieille et heureuse tradition de la
politique des Romains. Les guerres contre les Gaulois
d'Italie leur avaient enseigné l'avantage des casques
d'airain et des boucliers bordés d'une lame de fer ;
pour combattre les Cimbres ils avaient changé la hampe
du javelot, l'arme de jet des légionnaires ; aux
Espagnols, ils avaient pris leur courte et forte
épée ; aux Grecs, peut-être la
disposition de leurs camps, certainement leur artillerie de
siège et leur poliorcétique. Un vaisseau
carthaginois échoué au rivage avait
été le premier modèle de leurs
galères de combat. Ainsi, ce peuple qui se croyait le
premier peuple du monde, et qui l'était, apprenait
toujours et perfectionna sans relâche la science qui
lui avait soumis l'univers.
Aucun service n'échappait à la surveillance
d'Hadrien et à ses réformes, ni celui des
ambulances, qu'il visitait chaque jour, lorsqu'il
était au camp, ni celui des vivres, qui ne manqua
jamais, ni les arsenaux, les magasins d'armes et
d'habillement, qu'il tint toujours remplis. Un ordre
sévère dans les dépenses permettait de
faire face à tous les besoins.
«Il contrôlait par lui-même, dit
l'historien Dion Cassius, tout ce qui se rapporte à
l'armée, comme les machines, les armes, les
fossés, les retranchements, les palissades, et aussi
tout ce qui tient à chacun, c'est-à-dire la
manière de vivre, les habitations et les moeurs. Il
corrigea plusieurs abus introduits par la mollesse et
exerça tout le monde, chefs et soldats, à
divers genres de combat, récompensant les uns,
réprimandant les autres, enseignant à chacun
son devoir. Enfin, par ses actes et par ses ordonnances, il
mit en si bon état la discipline et les exercices,
qu'aujourd'hui encore ses règlements font loi dans
l'armée».
Ces réformes pouvaient exciter des plaintes ; il les
prévint en se soumettant lui-même aux plus
sévères exigences de la vie militaire.
Lorsqu'il venait au camp, l'armée ne comptait qu'un
soldat de plus. Son costume était
sévère, sans or ni pierreries dans l'armure,
seulement une poignée d'ivoire à sa lourde
épée ; son repas, frugal, fait avec les
provisions des légionnaires : lard, fromage, piquette,
et toujours pris en public ; sa façon de vivre, celle
du meilleur officier. Si l'armée était en
marche, une traite de 20 milles (50 kilomètres),
à pied et sous les armes, au milieu des cohortes, ne
l'effrayait pas, et je ne suis pas sûr que lorsqu'il
faisait traverser le Danube à la nage à toute
sa cavalerie, il ne se trouvait pas avec elle. Plus dur pour
lui-même que le dernier des soldats, il allait
tête nue sous les neiges de la Calédonie comme
sous le soleil de la haute Egypte ; jusque dans les
dernières années de sa vie, il s'exerça
à lancer le javelot, à manier les armes, et
jamais, au camp ou dans les marches, il ne voulut se servir
de voiture ou de litière.
Voilà d'irrécusables témoignages qui
changent quelque peu la physionomie de l'ami d'Antinoüs,
mais l'histoire sérieuse a encore bien des corrections
à faire dans l'histoire traditionnelle.
Quand on demande leur vie à des soldats pour des
querelles qui leur sont étrangères, il faut au
moins leur donner l'exemple des qualités et des vertus
qu'on exige d'eux. Hadrien comprit cette vérité
de bon sens et de justice. Il en résulta qu'en voyant
le prince attacher une telle importance aux exercices virils
et veiller avec une telle attention à tous les
services, il n'y eut pas de centurion, de tribun, de
légat, qui crût pouvoir rien négliger.
Alors l'empire posséda une armée qui fut comme
un corps robuste, aux membres souples et vigoureux, capable
de supporter toutes les fatigues, de braver tous les dangers,
et prête, du jour au lendemain, à sortir de ses
campements pour une expédition ou pour la
bataille.
Mais elle fut aussi une armée docile. Il n'y avait pas
de soldat qui pensât à marchander
l'obéissance à un chef qui ne commandait aux
autres que ce qu'il s'imposait à lui-même, et
qui à toutes les qualités militaires joignait
l'esprit de justice.
Hadrien ne donnait le cep de vigne, insigne du grade de
centurion, qu'aux plus braves des légionnaires ; il
renvoyait du camp les officiers imberbes à qui Auguste
l'avait ouvert, les soldats qu'on y recevait trop jeunes, et
ceux qu'on y gardait trop vieux, afin de n'avoir pas à
leur payer la vétérance. Pour nommer un tribun,
il n'exigeait plus de la naissance, mais de l'âge et du
mérite. C'était l'accès des hautes
charges facilité aux bons soldats ; et comme ils le
voyaient encore visiter leurs malades dans les quartiers,
veiller, sans dédaigner aucun détail, à
leur bien-être et à leur sécurité,
s'occuper de leurs intérêts et de leur avenir
jusqu'à connaître tous les
vétérans par leur nom, ils montraient pour
cette sollicitude une reconnaissance qui empêcha toute
mutinerie durant ce règne de vingt et un ans,
où l'armée n'eut cependant ni un jour de butin
ni un jour de victoire.
Praetorium de Lambessa |
Lorsque l'on se rend de Constantine à l'oasis
de Biskra, on trouve à Lambessa, au pied de
l'Aurès, un camp romain qui garde encore son rempart
de pierre, celui de la légion IIIe Augusta, le
praetorium ou résidence du légat qui la
commandait, et à 2 kilomètres du camp, au
milieu d'autres ruines, un piédestal qui porte une
allocution adressée aux troupes par Hadrien. Il vante
leur zèle à exécuter tous les exercices
prescrits, même les plus difficiles ; à faire,
en un jour, des travaux où d'autres emploieraient une
semaine ; à porter des fardeaux énormes ;
à se livrer des combats simulés qui sont une
image de la guerre et qui y préparent, etc.
Cette inscription, toute mutilée qu'elle est, en dit
assez pour montrer qu'Hadrien n'avait pas oublié
même une poignée d'hommes perdus au bord du
grand désert, et nous en concluons que sa vigilance se
portait sur chacun des points de l'immense
circonférence tracée autour de l'empire par les
postes militaires des légions.
Il nous reste un autre document contemporain, un fragment de
la Poliorcétique d'Apollodore. Hadrien, qui
savait utiliser tous les talents, avait demandé au
grand architecte de rédiger un traité sur les
machines de guerre. Apollodore fit mieux ; en peu de temps il
écrivit le traité, et, de plus, il dessina les
machines et les exécuta ; puis il envoya au prince
dessins et explications, avec les nombreux ouvriers qu'il
avait formés. C'était ce que nous appellerions
une nouvelle artillerie de siège et de campagne,
puisque Apollodore paraît avoir fait peu de cas de
celle qui était en usage : «Les anciens, dit-il,
n'ont pu me servir». Et ses engins nouveaux, il les fit
légers, quoique puissants, et très mobiles,
leves et veloces ; «car, ajoute-t-il, lorsque
j'étais avec toi aux armées, j'ai appris ce que
les nécessités de la guerre exigent de
mobilité pour les hommes et pour les machines».
Toutes ces vieilles choses sont encore, sous d'autres formes,
des vérités aujourd'hui.
Mais à quoi servirent tant de préparatifs et de
dépenses ? Pourquoi tant de soin à mettre en
état un instrument qu'on n'employa point ? Hadrien
prépara la guerre pour avoir la paix. Avec une
armée si parfaitement exercée et si docile,
toujours prête par conséquent pour une action
foudroyante, il put, sans péril, inaugurer une
politique pacifique. Personne, au dedans ou au dehors, ne
considéra cette résolution comme un aveu de
faiblesse, et il ne se trouva pas plus d'ambitieux pour
exciter une sédition, que de roi ou de peuple assez
hardi pour attaquer une frontière si bien
gardée.
Mais regardons à la frontière même ; le
spectacle y est aussi curieux que dans les camps.
La première dont Hadrien s'occupa fut celle du Danube.
A peine arrivé d'Orient à Rome, il avait
été rappelé dans la Moesie par une
incursion des Roxolans. Le roi de ce peuple s'était
irrité de ce qu'on avait réduit la pension que
Trajan lui faisait, et des nuées de cavaliers
barbares, ancêtres des Cosaques d'aujourd'hui,
s'étaient abattues sur la Dacie orientale, tandis que
les Sarmates Iazyges, qui étaient de leur sang,
attaquaient la province à l'occident. Ces tribus
prenaient, au contact de Rome, certaines habiletés des
gouvernements bien assis. Sous Trajan, le
Décébale étendait de tous les
côtés ses intrigues et envoyait des
émissaires jusque chez les Parthes. Quand les
légions se furent établies dans cette province
de Dacie qui, par la disposition de ses montagnes, semblait
une grande forteresse, coupant en deux une partie du monde
barbare, les Sarmates de la Theiss continuèrent
à s'entendre, par derrière les Carpates, avec
ceux du Dnieper, et ils attachaient tant de prix à
conserver ces rapports, qu'on les verra, sous Marc
Aurèle, consentir à ne pas mettre un bateau sur
le Danube, à la condition de pouvoir trafiquer entre
eux à travers le pays des Daces. C'est qu'ils
cachaient, sous ces relations de commerce, des relations
politiques qui facilitaient les coalitions par lesquelles
l'empire fut si souvent assailli et enfin
précipité.
Hadrien haranguant
|
Celle qu'Hadrien avait alors devant lui ne
paraît pas avoir été très
redoutable. Cependant il accourut au milieu des
légions de Moesie, et il faisait déjà de
grands préparatifs, quand lui parvint la nouvelle de
la conspiration de Palma et de Quietus. En de telles
conjonctures sa présence était
nécessaire à Rome ; au lieu de combattre, il
rétablit l'ancien subside, se fit un ami du roi des
Roxolans, qui semble avoir pris son nom, et le renvoya au
plus vite, avec son peuple, à leurs campements, sur
les rives du Boug et du Dnieper. Pour n'avoir pas à
revenir sur cette frontière, nous en montrerons
dès maintenant l'organisation défensive,
à laquelle Hadrien travailla sans doute durant tout
son règne.
Le territoire situé au nord des bouches du Danube,
entre le Sereth et le Dniester (Bessarabie), par lequel les
Roxolans venaient de passer et par où passeront toutes
les invasions ultérieures, faisait partie, sous
l'autorité d'un procurateur, du gouvernement de la
Moesie inférieure. C'était une possession
importante, quoique l'empire n'y eut point aventuré de
colonies, parce que les troupes cantonnées dans la
Dobroutcha pouvaient s'y porter rapidement et fermer la large
ouverture qui, de ce côté, s'étend des
Carpates à la mer.
Forteresse de Troesmis |
Ainsi, une légion, la Ve Macédonique,
avait été établie à Troesmis
(Iglitza), non loin de la tête du delta danubien et des
lieux où s'élèvent aujourd'hui, sur
l'autre rive, les grandes villes de Braïla et de Galatz.
Parmi les nombreuses inscriptions qui y ont été
trouvées, une, du temps d'Hadrien, montre la future
cité encore à l'état de village
(vicus) formé par les baraques des vivandiers.
Pour le camp, il avait été habilement
placé sur ce promontoire haut de 440 pieds,
d'où l'on domine au loin le cours du Danube,
parsemé d'îles nombreuses qui en facilitent
à la fois le passage et la défense. Au moindre
bruit d'invasion, la légion accourait au delà
du fleuve, derrière le Sereth, et barrait la route aux
envahisseurs, ou, par la menace de couper leur retraite, les
forçait à une fuite précipitée.
D'ailleurs, les Romains s'étaient depuis longtemps
donné, à l'extrémité de cette
région, un point d'appui, la ville de Tyras, ancienne
et riche colonie de Milet, fondée aux bouches du
Dniester, dans le voisinage de la ville actuelle d'Akkerman.
Ils en avaient même un second en Crimée
(Chersonèse Taurique), à Kertch
(Panticapée), où régnait un roi des
Sarmates qui se disait grand ami de l'empire et d'Hadrien.
Une autre colonie milésienne, Olbia (Otchakof), aux
bouches du Borysthène (Dnieper), un des plus grands
marchés de ces régions, leur servait encore de
sentinelle vigilante. Enfin, la flotte du Pont-Euxin reliait
ces points avec les places maritimes de la Moesie : Tomi
(Kustendjé) et Odessus (Varna) ; de sorte que, du
vaste demi-cercle décrit par le littoral, d'Odessus
à Olbia, une moitié était bien
défendue, l'autre bien surveillée.
Ainsi, la vallée inférieure du Danube, couverte
au nord par les Carpates, l'était à l'est par
des postes avancés, d'où les Romains
contenaient la barbarie qui ondulait, comme une mer sans
rivages, dans l'immense étendue des plaines
sarmatiques.
A qui revenait l'honneur de cette organisation
défensive ? Sans doute à cet habile gouverneur
de la Moesie, Plautius Aelianus, dont nous avons
déjà parlé. Tyras doit avoir
réclamé la protection de l'empire au temps
où Plautius exécuta, entre le Sereth et le
Dniester, l'immense razzia qui lui donna cent mille captifs,
dont il fit autant de laboureurs pour sa province. Mais,
à une époque ou à une autre, soit dans
le séjour de l'année 118 au bord du Danube,
soit dans un voyage postérieur, Hadrien s'est
occupé certainement de ce pays où il avait
servi comme tribun légionnaire dès le
règne de Domitien, et où venait de se montrer
le premier péril qu'il ait eu à conjurer,
depuis son avénement. Des médailles
célèbrent son arrivée dans la Moesie ;
d'autres le montrent haranguant les troupes de cette
province, et les habitants de Tomi font graver en son honneur
une inscription, la plus ancienne en langue latine qu'on ait
trouvée dans les ruines de cette cité. Enfin,
un rescrit de Septime Sévère, adressé
aux habitants de Tyras, rappelle et confirme des
privilèges qu'un légat d'Hadrien leur avait
reconnus.
Hadrien et la Moesie |
Est-ce lui qui éleva le long du Danube
inférieur et sur la branche méridionale de son
delta tant de postes qui furent longtemps le boulevard de
l'empire turc, après avoir été celui de
l'empire romain ? On ne saurait le dire. Mais quand on aura
vu tout à l'heure ce qu'il fit sur le Danube moyen et
en Bretagne, on sera autorisé à croire qu'il ne
négligea rien pour établir la
sécurité d'une de ses frontières les
plus vulnérables.
Ces détails, étrangers en apparence à
l'histoire générale, font comprendre par
quelles habiles précautions l'empire se mit en
état de résister à la pression du monde
barbare durant deux siècles, c'est-à-dire aussi
longtemps qu'il eut pour chefs, à part ces deux fous :
Caligula et Néron, des princes, souvent cruels
à Rome, mais toujours prévoyants sur les
frontières. Ils montrent aussi quel cas il convient de
faire de la tradition qui attribue à Hadrien la
destruction du pont de Trajan par jalousie de la gloire de
son prédécesseur, et jusqu'à l'intention
d'abandonner la Dacie, projet dont ses amis, dit-on, vinrent
cependant à bout de le détourner. Il n'avait
pas gardé les conquêtes au delà de
l'Euphrate et du Tigre, parce que, dans ces pays, pas un
citoyen romain ne s'était fixé ; mais il
favorisa l'émigration de colons latins dans la Dacie,
et la preuve, c'est qu'ils y sont encore. Ceux que Trajan
avait pu, en quelques années, y faire passer,
n'étaient certainement pas en assez grand nombre pour
assurer à leurs descendants la possession de si vastes
pays. Les mesures prises pour la protection militaire de la
vallée du Danube donnant toute sécurité
à cette région, le courant de colonisation
continua de s'y porter. Aussi l'on y trouve des inscriptions
en l'honneur d'Hadrien, des travaux exécutés en
son nom, et des médailles sur lesquelles la nouvelle
province, devenue un des boulevards de l'empire, est
représentée par le belliqueux symbole d'une
femme assise sur un rocher, qui d'une main tient le glaive
recourbé des Daces, de l'autre une enseigne.
La Dacie |
Quant au pont de Trajan, il était maintenant
si loin des Barbares et si facile à défendre,
qu'il doit n'avoir été mis hors d'état
de servir qu'à l'époque où les troupes
romaines ne pouvaient plus tenir dans la Dacie ; et cette
nécessité arriva seulement un siècle et
demi après Hadrien, quand Aurélien, entre 270
et 275, ramena sur la rive droite du Danube le reste des
troupes romaines et les colons qui voulurent les suivre.
Vingt ans auparavant, Decius avait encore
mérité le surnom de Daciarum
restitutor.
La frontière la plus exposée, et en même
temps la plus rapprochée de l'Italie, était
celle du Danube moyen, le long de la Pannonie, que le fleuve
enveloppe par le nord et l'est, depuis son confluent avec le
Gran jusqu'à celui de la Save. Au delà de cette
ligne se pressaient une masse de nations germaines et slaves
souvent vaincues, jamais domptées, qui d'un bond
pouvaient atteindre les Alpes et forcer les portes de
l'Italie. Naguère, les Roxolans avaient, des bords de
la mer Noire, combiné leur attaque avec une de ces
tribus, établie entre la Theiss et le Danube, les
Sarmates Iazyges, qui restèrent en armes,
malgré l'abandon de leurs alliés ; et dans
quelques années, sous Marc Aurèle, tous les
peuples de cette frontière mettront l'empire en
très sérieux péril. Hadrien vit ce
danger, que Rome d'ailleurs connaissait bien depuis la rude
campagne de Tibère en cette région ;
lui-même y avait commandé après sa
préture et dès cette époque avait eu
affaire aux Sarmates. Il songea d'abord à prendre une
partie de ces Barbares, comme dans un étau, entre les
deux provinces de Pannonie et de Dacie, réunies en un
grand commandement militaire ; et ce gouvernement, il le
donna avec de pleins pouvoirs au plus habile de ses
généraux, Marcius Turbo, qui avait tout
récemment écrasé, en Egypte, une
insurrection juive, puis apaisé en Maurétanie
les troubles excités par Quietus. Plus tard, au
contraire, pensant assurer mieux la défense par la
division de ces commandements trop étendus, il fit
deux Dacies, comme il y avait deux Moesies ; et il
plaça sur la frontière de fortes garnisons.
Lorsque Trajan avait formé la province de Pannonie
inférieure, il lui avait attribué une
légion, qui établit ses principaux quartiers en
face et à proximité de l'ennemi, à
Aquincum, sur la montagne de Bude, et à Mursa, sur la
Drave, non loin de son embouchure dans le Danube. Là,
comme à Troesmis, comme partout où
s'arrêtait une troupe romaine, les marchands avaient
suivi les soldats, les vétérans
s'étaient fixés près de leurs anciens
camarades, et leurs cabanes avaient donné naissance
à deux villes dont Hadrien fit deux places importantes
: Mursa le reconnaissait pour son fondateur et porta son nom
; Aquincum lui dut sans doute le rang de colonie. Les sites
étaient si bien choisis, que l'une est aujourd'hui la
capitale de l'Esclavonie (Eszeg) et l'autre celle de la
Hongrie (Ofen ou Bude).
La ligne du Danube moyen allait donc être bien
gardée. Plus haut, trois légions avaient
été échelonnées, le long du
fleuve, à Brigetio (O-Szony, près de Komorn),
à Carnuntum (Petronell), qui prit le nom de municipe
Elien, et à Vindobona (Vienne), où stationnait
la flottille du Danube.
Hadrien haranguant
|
Hadrien haranguant
|
Couverts à droite et à gauche par les
grandes armées de la Pannonie et de la Germanie
Supérieure, d'ailleurs adossés aux Alpes et
naturellement défendus par leurs montagnes, le Noricum
et la Rhétie ne paraissaient pas exiger beaucoup de
précautions militaires. On n'y trouve jusqu'à
Marc Aurèle, pour les administrer, que des
procurateurs et, pour les défendre, que des
détachements isolés, cohortes ou escadrons.
Cependant Hadrien les visita ; les historiens ne parlent
point de ses voyages dans cette région, mais les
monnaies en ont conservé le souvenir, et longtemps on
lui a attribué la fondation de Juvavum (Salzbourg) au
milieu d'un pays magnifique, en un point où la
nouvelle cité barrait la route de l'Italie à
toute incursion venant de Bohême par la vallée
de l'Inn.
On a vu, à propos des terres Décumates, quel
était le système de défense des Romains
pour arrêter de ce côté les incursions des
Barbares : Hadrien le continua en l'améliorant.
Lorsque Spartien parle du voyage de ce prince dans les
provinces germaines, il se contente d'écrire :
«En beaucoup d'endroits où ne se trouvait point
de fleuve pour servir de barrière contre les Barbares,
il formait une espèce de muraille avec de grands pieux
enfoncés en terre et fortement liés entre
eux». Ces paroles en disent beaucoup sur la
volonté de l'empereur de fortifier son empire, mais
fort peu sur les moyens qu'il employait. Nous pouvons
heureusement les préciser par l'étude d'une
ligne de fortifications très reconnaissable encore
aujourd'hui, par les levées de terre et les
débris de murailles qui subsistent, ou par les
fouilles qui ont montré l'assiette des constructions
disparues. Le mur des Pictes, en Bretagne, nous apprendra ce
qu'était le mur du Diable, en Germanie ; et en voyant
le prétendu fossé de Trajan dans la Dobroutcha,
oeuvre barbare du quatrième siècle, reproduire,
avec son triple agger courant à travers une
plaine immense, le système appliqué par Hadrien
dans l'île des Bretons, nous aurons le droit de dire
que toutes les frontières vulnérables
étaient couvertes de défenses analogues, parce
que c'était une tradition de la politique
romaine.
Arrivée d'Hadrien
|
Ce fut sous les yeux mêmes du prince que les travaux du Vallum Hadriani commencèrent. Il en avait choisi l'emplacement sur l'isthme large de 100 kilomètres que la Tyne et l'Irthing, descendus d'une chaîne de hauteurs à pente abrupte vers le nord, traversent en sens contraire pour aller se perdre dans deux golfes, où les marées de l'Océan refoulent assez loin leurs eaux. Cet isthme lui parut une excellente position défensive. Les travaux qu'il y fit exécuter d'une mer à l'autre furent de trois sortes.
|
D'abord, comme premier obstacle opposé
à l'assaillant, un fossé large en moyenne de 36
pieds anglais, profond de 45, et creusé sur certains
points dans les roches les plus dures, grès, calcaires
ou basaltes, qu'il n'évite jamais, afin de suivre
toujours la seconde ligne de défense dont il couvre
les approches. Parfois cependant il disparaît sur la
pente des collines abruptes, où il n'était plus
nécessaire. En plaine, au contraire, et dans les
positions menacées, il était
protégé par un glacis ou parapet formé
des matériaux que le déblai avait fournis, et
dont la crête, sur certains points, domine de 20 pieds
le plafond du fossé. Les terres de ce parapet, haut de
6 à 7 pieds, étaient, de distance en distance,
consolidées par des chaînons de pierre.
En arrière de ce premier obstacle s'élevait un
mur en maçonnerie dont on voit encore partout les
substructions ou les restes, large de 6 à 8 pieds,
quelquefois de 40, haut de 12 à 15, et dominé
par des tours de garde au nombre de quatre par mille, ce qui
en donne près de trois cents pour toute la
construction ; les murs de ces tourelles avaient encore 5
pieds d'épaisseur. Sur la face méridionale du
rempart en pierre avaient été construits,
à un mille de distance les uns des autres,
quatre-vingts réduits, ou postes de garde, larges de
60 pieds, avec une porte ouvrant au sud pour le service
ordinaire de la garnison, et quelquefois une autre ouvrant au
nord, dans le mur même, pour les sorties et la
défense du fossé. Telle était
l'excellence du mortier employé, que le temps n'aurait
pu rien contre ces ouvrages, et qu'à cette heure tous
seraient encore debout, si la main de l'homme ne les avait
renversés.
Par surcroît de précaution, et afin
d'arrêter des ennemis venus de l'intérieur, ou
des bandes qui auraient franchi, après un coup de main
heureux, les premières défenses, un autre
fossé, entre deux levées de terre de hauteur
inégale, protégeait par le sud l'ensemble de la
fortification, de sorte que les garnisons des tours et des
réduits, assaillies de front et en arrière,
pouvaient faire face des deux côtés.
Entre le mur du nord et l'épaulement du sud courait
une voie militaire près de laquelle étaient
établis, dans les sites les plus favorables et
toujours à proximité de l'eau, dix-sept camps
retranchés, castra stativa, qui pouvaient se
soutenir mutuellement, puisqu'ils n'étaient
éloignés en moyenne les uns des autres que de 6
kilomètres. Ils étaient entourés d'un
mur en pierre épais de 5 pieds et s'appuyaient
à la grande muraille ; quelques-uns faisaient
même saillie au delà, vers le nord. Le rempart
méridional était précédé
d'un chemin de ronde, de sorte que tous les mouvements de
troupes se faisaient à couvert. Enfin, une voie
militaire venant du sud, c'est-à-dire du point
où les légions débarquaient, fut
construite ou réparée par Hadrien ; près
de Leicester on a trouvé une borne miliaire avec son
nom.
Ces deux fossés attenant à trois remparts,
cette muraille défendue par trois cents tours et
quatre-vingts réduits, ces dix-sept castra
stativa mis en facile communication par une route
empierrée qui, large de 70 pieds, avait, comme les
fossés, les parapets et le mur, 100 kilomètres
de développement, tout cela formait une immense
forteresse couvrant l'isthme entier, et telle qu'aucun peuple
n'en a jamais élevé. Aussi, en voyant cette
oeuvre colossale accomplie sur la frontière le moins
sérieusement menacée, il faudra bien que nous
consentions à trouver qu'il y avait encore une rare
énergie dans ces Romains de l'empire, capables de
s'imposer de tels travaux pour mettre les derniers de leurs
sujets à l'abri de la plus légère
inquiétude.
Pierre commémorative de la légion IIa
Augusta
|
Trois légions, aidées d'un certain
nombre de cohortes auxiliaires, et sans doute aussi par
beaucoup d'indigènes, semblent avoir
exécuté rapidement cet ouvrage, qui,
d'après les calculs d'un Anglais, exigea près
de trois millions de journées de travail (2.865.671) ;
de sorte qu'en comptant 25.000 travailleurs ou 250 hommes par
kilomètre, il aurait pu être achevé en
quatre mois. On avait partagé tout l'espace d'une mer
à l'autre entre les cohortes, et chacune avait
dû creuser les fossés, élever les
parapets et le mur, sur la portion de terrain qui lui
était assignée, si bien qu'il y eut autant
d'émulation entre les travailleurs qu'on en voyait un
jour de bataille entre les combattants. Parmi ces
travailleurs se trouvaient jusqu'à des Daces qui, sous
le nom de cohorte Aelienne qu'Hadrien leur avait
donné, étaient venus de leur lointaine patrie
aider les Romains à consolider une domination
qu'eux-mêmes venaient de subir. Un château fort,
Pons Aelius (Newcastle), fut bâti à
l'extrémité orientale du rempart, et une
flottille, avec une cohorte de soldats de marine, y
stationna.
Mais cette oeuvre appartient-elle tout entière au
successeur de Trajan ? Agricola avant lui, plus tard Septime
Sévère, Théodose, même Stilicon,
n'ont-ils pas élevé le mur et le vallum
du sud ? D'abord ces défenses, dont toutes les parties
se protègent mutuellement, révèlent un
seul auteur, puisqu'elles se rattachent à un seul plan
; ensuite aucune inscription trouvée sur les lieux
n'est antérieure à Hadrien, tandis que
plusieurs, découvertes dans les réduits qui
faisaient corps avec le mur et dans les castra
stativa, portent son nom. Les monnaies conduisent
à une pareille conclusion. Dans un vase d'airain mis
à jour en 1837, on a recueilli trois pièces
d'or et soixante deniers, dont plusieurs à l'effigie
d'Hadrien et pas un qui lui soit postérieur. Enfin,
une inscription, malheureusement très
altérée, semble un fragment de lettre
adressée par lui à des troupes établies
entre les deux mers, pour les féliciter d'avoir
cédé sans murmure à la
nécessité qui les empêchait de porter
jusqu'aux limites du monde les bornes de l'empire, et d'avoir
conservé les frontières que la
république s'était données.
On comprend que nous ne puissions donner une date aux restes
d'antiquités, chaînes d'or, bagues, pierres
gravées, boulets de pierre, et débris de toute
sorte trouvés dans le vallum. Les
légions portaient avec elles, dans les contrées
les plus sauvages, la vie romaine avec ses
élégances et ses besoins. Un des plus
impérieux était de posséder des thermes
où l'on trouvât, à volonté, de
l'eau à toutes les températures : chaude dans
le caldarium, tiède dans le tepidarium,
froide dans le frigidarium, et de l'air chaud dans les
chambres voûtées de l'hypocauste.
Il n'y eut de grandes fortifications que dans les provinces
d'Europe, où étaient les plus dangereux
ennemis, et, durant un demi-siècle, les
Calédoniens, les Germains, les Sarmates,
frappés, pour parler comme Dion, d'une crainte
respectueuse, n'osèrent les franchir. En Afrique,
l'Atlas et le Sahara couvraient les villes romaines dont,
alors comme aujourd'hui, les nomades avaient besoin pour leur
subsistance, sans vouloir s'y établir, et que, par
conséquent, ils ne menaçaient point. Pourtant,
comme les peuples de ces provinces et les montagnards de la
Kabylie avaient des habitudes invétérées
de brigandage, l'empire établit sur les routes qu'il
construisit, et à la tête des vallées
où la colonisation se développa, une foule de
postes militaires qui étonnent nos officiers par leur
nombre et par le choix judicieux de leur emplacement.
En Syrie, un autre désert rendait les forteresses
inutiles ; et dans l'Asie Mineure, une bonne armée
sous des chefs habiles, des peuples sédentaires et
pacifiques, enfin l'amitié des rois habilement
entretenue, donnaient toute sécurité à
l'empire. Mais l'Euxin bordé de nations barbares
pouvait leur livrer l'accès des provinces romaines.
Pour prévenir les attaques des pirates, une flotte
faisait la police de cette mer, et des forteresses
échelonnées sur les côtes
méridionales, depuis Trapézonte jusqu'à
Dioscurias ou Sébastopol, dans la Colchide,
contenaient les populations riveraines.
L'homme de confiance d'Hadrien dans cette région
était un de ses plus dignes lieutenants, Arrien de
Nicomédie, qui nous a laissé d'importants
ouvrages, entre autre une circumnavigation de l'Euxin.
Hadrien lui avait demandé cette reconnaissance du
littoral pontique ; le général l'effectua
lui-même, quelque pénible qu'elle fût, et
le Périple n'est autre chose que son rapport, dont on
ne peut toutefois déterminer la date. Il y
étudie les accidents de la côte, les ports, les
fleuves navigables et ceux qui ne le sont pas, jusqu'à
la salure des eaux et à la direction des vents. Il
énumère les villes, les peuples limitrophes,
les tribus de pillards qu'il promet d'exterminer, les rois
qui tiennent d'Hadrien leur couronne, et qu'il affermit dans
leur fidélité. A l'embouchure d'un fleuve, on
lui fait voir, sans le convaincre, l'ancre du navire Argo, et
il ne semble pas plus crédule au mythe de
Prométhée lorsqu'on lui montre de loin la cime
du Caucase où le Titan avait été
enchaîné. Mais si le passé
l'intéresse peu, le présent l'occupe beaucoup.
Quand il rencontre un fort, il fait manoeuvrer devant lui la
garnison, examine tout attentivement, et sur tout envoie un
mémoire que ce Grec écrit en latin parce qu'il
s'agit d'une correspondance officielle. «A Apsaron,
dit-il, où sont cantonnées cinq cohortes, je
fis la visite des armes, du rempart, des fossés, des
malades et des magasins de vivres». Aux bouches du
Phase se trouvait une autre place gardée par des
soldats d'élite, protégée par un double
fossé et par un mur garni de toutes les machines
propres à lancer des traits ou des pierres ; il en
augmenta les défenses. Une troupe romaine tenait
garnison à Sébastopol, point extrême du
monde gréco-romain, au pied du Caucase, et qui,
malgré l'éloignement, avait reçu les
bienfaits d'Hadrien, puisque le sénat et le peuple
l'appelaient leur bienfaiteur. Arrien y continua son
inspection militaire, regardant à tout, sans oublier
les malades. Il y apprit que le roi du Bosphore
Cimmérien venait de mourir, et songeant que son prince
pouvait avoir quelque action à exercer de ce
côté, il se rendit à Panticapée,
capitale de l'Etat, y montra sa flotte et confirma ce peuple
dans l'alliance romaine. Quand il rentra dans sa province, il
avait fait le tour de cette mer, mesuré les distances,
marqué les stations et fait voir à tous, amis
et ennemis, que l'empire était sur ses gardes.
Voilà ce qu'Hadrien avait voulu savoir ; et comme nous
avons vu, par le Vallum de Bretagne, de quelle
manière il fortifiait ses frontières, nous
apprenons par le Périple ce qu'il demandait
à ses généraux de vigilance et
d'activité. Cette démonstration faite, nous
n'avons plus à chercher pourquoi le monde resta un
demi-siècle en paix.
Un de ces peuples du Caucase qui devint plus tard très
redoutable causa pourtant un moment d'inquiétude. Les
Alains, après de grands ravages dans la Médie
et l'Arménie, menacèrent d'envahir la
Cappadoce. Deux légions furent aussitôt mises en
mouvement avec leurs auxiliaires et ce que nous appellerions
leur artillerie, et les Alains effrayés
rentrèrent dates leurs montagnes. De ce
côté, Hadrien avait d'ailleurs d'utiles
alliés, les rois des Ibériens et des Albaniens.
L'Ibérien Pharasmane se décida même
à venir aux bords du Tibre sacrifier dans le temple de
Jupiter ; et des Bactriens, qui y parurent en suppliants,
renouvelèrent le spectacle, cher à la
vanité romaine, des ambassades orientales.
Grâce à cette politique prévoyante et
à ces armées formidables, la vie romaine
gagnait chaque jour sur la barbarie. Le désert
s'animait, depuis Damas jusqu'à Pétra, et le
nomade voyait avec surprise s'élever des monuments
splendides aux lieux où il avait coutume de chasser
l'antilope et le chacal. Dans la haute Egypte, des centurions
veillaient à l'exploitation des carrières de
porphyre pour les temples de Rome et d'Athènes ; dans
les Carpates, les affranchis de l'empereur dirigeaient les
travaux des mines, et, en Afrique, les gorges de l'Atlas
étaient garnies de postes militaires, afin qu'on
pût, dans le Tell, labourer avec
sécurité. Une grande partie de la vallée
du Danube se faisait romaine, celle du Rhin le devenait, et,
derrière les retranchements des terres
Décumates, les maîtres du Walhalla germanique
cherchaient à trouver place dans le Panthéon de
Rome. Sur des monuments de cette région, on a lu le
nom d'un compagnon d'Odin, l'Hercule Saxanus
(Sachsnôt), à côté de ceux de
Tarants, le dieu celtique, et de Mithra, la divinité
orientale : témoignage de ce mélange des
idées qui s'opéra jusqu'à la
circonférence du monde romain, sous le rayonnement de
la civilisation latine, tant que ce grand corps de l'empire
conserva sa virilité. Cette force pouvait-elle agir
plus loin ?
Le génie classique, armé de toutes les élégances de la Grèce, de toute la raison de Rome, aurait-il pu porter ses institutions municipales, son droit privé, ses fières idées stoïciennes de dignité humaine, au milieu de cette barbarie vague et flottante, où la famille et la propriété étaient si faiblement constituées, où les cités étaient des cabanes éparses sur de vastes espaces, et les temples, de grands bois dont l'ombre et le silence causaient de religieuses terreurs ? On n'en saurait douter, si les usurpateurs militaires, en désorganisant l'armée et les finances d'Hadrien, n'avaient d'abord dépensé, pour la guerre civile, la force et les ressources préparées contre les Barbares ; si, de plus, l'administration impériale, se substituant partout à l'action des citoyens et pénétrant jusque dans les derniers replis de ce grand corps de la société romaine, n'avait fini par y glacer les sources de la vie. Ce n'est pas une inexorable fatalité qui gouverne le monde et précipite les empires ; le règne d'Hadrien prouve que la sagesse, et une sagesse ordinaire, aurait pu tout conserver. |
Hadrien portant casque et bouclier
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