LXXX - Hadrien (117-138)

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I - COMMENCEMENTS DU REGNE ; FORTIFICATION DES FRONTIERES

Hadrien cuirassé
Musée de Naples

Cousin et pupille de Trajan, Hadrien avait été élevé avec soin, selon les meilleures recettes de l'éducation du temps, peut-être à Athènes, où il prit un goût si vif pour la littérature de ce pays, qu'on l'appelait le petit Grec. On croit même qu'il eut Plutarque pour maître. Esprit curieux, il voulut tout connaître : la médecine et l'arithmétique, la géométrie et la musique, l'astrologie judiciaire et les mystères des initiations religieuses. Il étudia toutes les philosophies, même celle d'Epictète, qu'il aima sans suivre ses conseils, et il fit des tableaux et des statues, des vers et de la prose ; mais il est probable que sa peinture valait sa poésie, dont il nous reste quelques échantillons. Ces études variées ne lui avaient pas donné, dans les lettres, un jugement sain ; il préférait Antimaque à Homère, Caton à Cicéron, Ennius à Virgile, quoiqu'il consultât, comme un oracle assuré, les sorts virgiliens ; et l'on pourrait craindre qu'ayant le goût faux en littérature, il n'eût pas l'esprit juste en politique, si l'on ne savait que les grands écrivains sont souvent de pauvres hommes d'Etat, et que Richelieu mettait Chapelain au-dessus de Corneille.

Tout le monde lui reproche, sans en donner de preuves bien sérieuses, sa vanité et sa jalousie à l'égard des hommes supérieurs : défauts avec lesquels un prince ne fait rien de bon, et l'on verra qu'Hadrien fit de grandes choses. Ce qui est plus sûr, c'est que ce lettré d'un goût douteux possédait toutes les qualités militaires qu'un prince peut utiliser dans la paix, car il n'eut point, comme empereur, à les montrer dans la guerre ; et il gouverna bien, puisque l'empire lui dut vingt et un ans de prospérité. De sa personne, il était grand et bien fait, avec l'air intelligent et doux. Comme François Ier, il commença la mode de laisser pousser sa barbe pour cacher des cicatrices qu'il avait au visage. Aussi, lorsque dans la galerie des bustes d'empereurs on a étudié cette physionomie originale qui ne paraît pas appartenir à la race des Césars, on s'attend bien à trouver dans son règne une histoire nouvelle. Sa tête penchée comme pour mieux entendre, ses yeux de marbre dont le regard est encore si pénétrant, ses lèvres à demi ouvertes qui semblent aspirer la vie, annoncent l'homme qui voulait que rien n'échappât à sa vigilance ou à sa curiosité. Les contemporains furent frappés comme nous de cette figure étrange ; et, pour exposer ses doctrines gnostiques, qui pénétraient alors dans beaucoup d'esprits et dans tous les cultes, l'auteur inconnu d'un livre longtemps fameux en Orient imagina un entretien du prince qui désirait tout savoir avec le philosophe qui prétendait tout révéler.

Il monta un à un les degrés de la hiérarchie, fut vigintivir, tribun légionnaire, questeur, charge qui lui ouvrait le sénat, tribun du peuple, préteur, légat légionnaire, enfin consul quelques mois avant l'âge légal. Il suivit Trajan dans toutes ses expéditions et s'y montra dur à la fatigue, brave au danger, mais, de plus, intrépide à table : ce qui était une autre manière de faire sa cour au prince. Chargé du commandement des légions de Pannonie, il imposa aux Sarmates le respect de son nom, aux soldats celui de la discipline, aux agents du fisc la modération.

Sabine en Cérès
Musée du Louvre

 

Trajan lui avait fait épouser Sabine, fille de Matidie et petite-fille de sa soeur Marciane : mariage qui rapprochait encore du pouvoir son pupille, devenu son neveu. Après quelques combats heureux dans la seconde guerre Dacique, il lui avait envoyé l'anneau orné de diamants que lui-même avait reçu de Nerva au moment de son adoption, et il le mettait en état de faire honneur aux charges dont il l'investissait : ses libéralités, par exemple, permirent à Hadrien de donner au peuple, durant sa préture, des jeux magnifiques. Enfin, se fiant à son talent d'écrivain autant qu'à son habileté politique, il le chargea de rédiger les discours impériaux prononcés devant le sénat et que Licinius Sura avait jusqu'alors composés. Ces faveurs étaient plus que des promesses. Un second consulat et le gouvernement de la Syrie fortifièrent les espérances d'Hadrien, qui, de plus, comptait sur l'impératrice, dont l'affection aida beaucoup à sa fortune, et, au dernier moment, la décida.

Plotine
Musée du Louvre

On prétendit que Plotine avait arraché à l'empereur expirant l'adoption de son neveu ; d'autres croyaient même que cette adoption n'avait jamais été faite, et le père de l'historien Dion Cassius, qui fut gouverneur de la Cilicie sous Marc-Aurèle, racontait à son fils que les lettres adressées par Plotine au sénat, pour lui apprendre le choix du nouveau prince, étaient supposées. Un homme, disait-on, placé dans le lit de Trajan, avait, derrière les tentures et dans les ténèbres, murmuré d'une voix mourante qu'il adoptait Hadrien pour fils et pour successeur.

Monnaie commémorative de
l'adoption d'Hadrien

Les pauvres esprits auxquels nous avons affaire maintenant pour nous renseigner sur l'histoire de ce temps se plaisent à chercher en de petites choses la cause des grands événements, qui d'ordinaire ne se trouve pas là. Aussi ce gouverneur, qui en savait si long sur une intrigue nécessairement très secrète, me semble avoir ramassé, un demi-siècle après l'événement, dans les on-dit d'une province écartée, un conte fait pour les amis toujours nombreux des aventures merveilleuses. Mais ce récit, comme tant d'autres qu'on fit courir par un système de médisance dont nous apprécierons les motifs, ne peut prévaloir contre la vraisemblance. Trajan a dû léguer l'empire à celui que, dans ses entretiens intimes, il désignait pour son successeur. Il s'en était ouvert au confident de toutes ses pensées, à Licinius Sura, qui répéta la confidence, et, pour faciliter à son neveu l'accès du principat, il avait d'avance disgracié ceux qui auraient pu lui faire obstacle, entre autres deux sénateurs, Palma et Celsus, qu'on va bientôt voir conspirer contre le nouvel empereur. Depuis la mort de Sura, Hadrien était l'homme de l'empire qui tenait de plus près à Trajan par le sang, par les honneurs dont il avait été revêtu, par les pouvoirs qui venaient encore de lui être conférés, avec le commandement de l'armée la plus nombreuse et de la province la plus importante. Choisir un autre successeur après avoir éveillé tant d'espérances et remis tant de forces aux mains de l'intéressé, c'eût été décider la guerre civile, et l'on n'a pas le droit d'imputer cette faute à Trajan. Si l'acte d'adoption écrit à Sélinonte n'avait pas été fait à Antioche, c'est qu'il répugnait à Trajan, tant qu'il n'avait pas désespéré de ses forces, de paraître avoir besoin, comme Nerva, d'un collègue plus jeune pour apaiser les séditions ; d'ailleurs, désireux jusqu'au dernier moment de ménager le sénat, il avait voulu ne proclamer son héritier qu'au sein de cette assemblée, où il se rendait lorsque la mort l'arrêta. Quant à l'idée que, en négligeant de désigner son héritier, Trajan s'était promis d'imiter Alexandre, sans avoir comme lui pour excuse la jeunesse qui permettait au héros macédonien les longs espoirs, c'est une autre puérilité qu'on ne saurait prêter à un aussi ferme esprit. Le retard à régler la succession impériale n'en fut pas moins un malheur, car la redoutable conjuration qui menaça Hadrien dès l'année 119 eut pour cause la façon dont il parut s'être glissé au pouvoir, dans l'ombre et par la main d'une femme, au lieu d'y entrer la tête haute, présenté par le glorieux empereur au sénat, au peuple, à l'armée.

Hadrien apprit à Antioche la mort de son oncle par une dépêche qui précéda de deux jours l'arrivée du courrier officiel : chose qui se comprend sans qu'il y ait besoin de supposer un mystère (9 et 11 août 117). Il eut donc le temps de tout préparer pour un succès, d'ailleurs certain. Son procédé fut très simple : aux soldats, il promit un double donativum ; aux sénateurs, il écrivit la lettre la plus modeste. Les uns n'étaient pas plus capables de résister à l'argent que les autres à de belles paroles soutenues de sept légions : chacun avait sa part, et se tint pour satisfait.

Hadrien avait longtemps vécu dans les camps. Allait-il continuer le règne belliqueux de son prédécesseur ? Il n'en fut rien : Auguste succéda encore une fois à César, le génie de l'administration à celui des conquêtes. Tandis, en effet, que l'urne d'or qui contenait les restes du héros était solennellement portée à Rome et que le sénat votait au prince mort l'apothéose, un temple et des jeux Parthiques, Hadrien abandonnait les pays que Trajan avait cru conquérir en les traversant. Des quatre provinces récemment formées en Orient : Arménie, Mésopotamie, Assyrie, Arabie, il n'en garda qu'une, la dernière, parce qu'elle était hors de l'atteinte des Parthes. C'était sagesse de ramener les aigles romaines en arrière de l'Euphrate et de reprendre, de ce côté, l'ancienne frontière ; mais ce fut une faute de renoncer à faire de l'Arménie l'inexpugnable rempart que ce pays, aux mains de Rome, aurait été pour les provinces orientales. L'Arménie rentra dans la dépendance incertaine où elle avait toujours été à l'égard des deux empires qui l'enveloppaient.

On a accusé Hadrien d'avoir cherché, par cette conduite, à ternir la gloire de son prédécesseur : cependant on était si bien convaincu de l'inanité des dernières expéditions, que pas un murmure ne s'éleva contre la nouvelle politique ; et lorsqu'il rentra dans Rome, au milieu de l'année 118, il y fut reçu avec les acclamations accoutumées. Le sénat voulait même qu'il célébrât en son nom le triomphe voté pour son prédécesseur. Il se refusa à cette double injustice, et l'on porta triomphalement la statue de Trajan au temple de Jupiter ; c'était déjà trop, puisqu'il n'y avait point eu dans la guerre Parthique de succès durables. Quant à l'insurrection juive, en Chypre, aux bords du Nil et à Cyrène, Hadrien en avait étouffé les derniers restes ; mais ce succès n'était qu'une grande mesure de police : la répression d'émeutes qui, sur les lieux, paraissaient formidables et dont, à Rome, on ne parlait même pas.

Double congiaire
donné par Hadrien

Les soldats avaient reçu leur donativum, le peuple eut le sien : d'abord trois pièces d'or (75 fr.), et après la conjuration de Nigrinus un double congiaire. L'Italie fut dispensée de fournir l'or coronaire ; les provinces n'en donnèrent qu'une partie, et le Trésor fit remise des arrérages qui lui étaient dus depuis seize années.

Remise des arrérages

A l'égard des sénateurs, Hadrien tint la même conduite que Nerva et Trajan ; il assistait régulièrement à leurs séances, et, à la curie, au palais, en toute circonstance, il leur prodiguait les marques extérieures de considération. Il avait renouvelé le serment de ne point en condamner un seul à mort ; il compléta le cens sénatorial à tous ceux qui l'avaient perdu sans qu'il y eût de leur faute, et défendit qu'un membre de la haute assemblée comparût devant des juges qui ne seraient point de son ordre. Un jour qu'il aperçut un de ses esclaves se promenant entre deux sénateurs, il envoya quelqu'un lui donner un soufflet pour lui apprendre à marquer la distance qu'il y avait de lui à ceux qui pouvaient devenir ses maîtres. Lorsqu'il recevait les sénateurs, il se tenait debout, se souvenant que César avait donné des complices à ses assassins en ne daignant pas se lever devant le sénat. Il admit les plus distingués d'entre eux parmi ceux qu'on appelait alors les amis ou les compagnons du prince, et que l'on désignera plus tard par le titre de comtes ; il en honora plusieurs de deux, même de trois consulats ; il renvoya à la curie, au lieu de les traiter dans son conseil privé, les plus importantes affaires, et défendit d'en appeler à l'empereur d'un jugement du sénat : décision très flatteuse pour les Pères et sans danger pour le prince, qui n'avait pas à craindre que la curie rendît jamais une sentence contraire à son avis.

Rome et Hadrien
se donnant la main

En signe de cette parfaite union entre les deux pouvoirs, Hadrien faisait frapper des médailles où l'on voyait Rome contemplant le Génie du sénat et le prince qui se donnaient la main ; d'autres avaient la légende : Libertas publica, avec l'image de la Liberté portant le sceptre et le bonnet phrygien.

Hadrien et la Liberté

L'imperator se dissimulait derrière le princeps senatus, et ces dehors républicains étaient confirmés par des déclarations républicaines : «Je veux, répétait-il souvent, gouverner la république de façon qu'on reconnaisse qu'elle est le patrimoine du peuple et non le mien». Il parlait ainsi, sans persuader à personne qu'il n'était point le maître ; le consulaire Fronton, l'ami de Marc-Aurèle, avouait plus tard qu'il avait toujours eu grande peur d'Hadrien ; mais personne ne demandait qu'il en fût autrement, tout le monde étant d'accord pour se contenter de paroles.

Il aimait à rendre la justice, et, pour les cas ordinaires, il remplissait en tous lieux et en tout temps, comme nos anciens rois, sa fonction de justicier, assis sur son tribunal, le public admis alentour. Une femme l'arrête un jour dans la rue et veut lui soumettre une affaire. Il refuse de l'entendre et la renvoie : «Pourquoi es-tu empereur ?» lui demande-t-elle ; aussitôt il l'écoute. Pour l'instruction et le jugement des causes graves, il s'entourait des magistrats les plus élevés en dignité, de sénateurs du premier rang et des plus célèbres jurisconsultes, qu'il demandait au sénat l'autorisation d'adjoindre à sa cour de justice : demande qui était encore un hommage rendu à l'ordre amplissime. Aussi, à la première conspiration qui se forma, les Pères montrèrent leur zèle à défendre l'ami du sénat.

Le complot était dangereux, car il avait pour chefs quatre consulaires, personnages considérables dans l'armée ou à Rome. Pourquoi ce complot s'était-il si vite formé ? Au lendemain de son avénement, Trajan avait un panégyriste, comme s'il eût accompli déjà beaucoup de choses mémorables ; à peine arrivé à Rome, son héritier y trouva des assassins. C'est qu'Hadrien, tenu par son oncle dans une demi obscurité qui s'augmentait de tout l'éclat jeté par la grande figure du conquérant de la Dacie, n'était encore connu que pour un esprit élégant ; et, depuis son avénement, il n'avait eu ni le temps ni l'occasion de montrer l'énergie qui commande l'obéissance ou la résignation. Trajan, vieux général renommé, avait dès le commencement de son règne inspiré à la fois le respect et la crainte ; son successeur, au début, n'imposait pas ; il ne manquait pas de gens pour dire que l'élu de Plotine ne méritait point la place où la ruse l'avait fait monter, et les chefs militaires qui avaient traversé les Carpates ou franchi le Tigre dédaignaient le petit Grec farci de toutes les sciences de l'école, dont le premier acte de gouvernement avait été l'abandon de leurs dernières conquêtes. La conspiration doit avoir été la réaction de l'esprit militaire du dernier règne contre l'esprit civil du règne nouveau. Deux généraux destitués, Cornelius Palma, le vainqueur des Arabes, et Lusius Quietus, le meilleur capitaine de l'armée d'Orient, furent l'âme du complot. Le premier, qui était de vieille date ennemi d'Hadrien, avait été disgracié par Trajan ; le second, Maure d'origine, esprit inquiet et violent, s'était fait chasser de l'armée, mais avait reconquis par d'importants services dans les guerres de Dacie et d'Orient la faveur de Trajan. Il reçut de ce prince le titre de préteur, les faisceaux consulaires, et, au moment de la révolte des Juifs d'Egypte, le gouvernement de la Palestine, sans doute avec celui d'Arabie, pour empêcher la rébellion de gagner les provinces orientales. Hadrien, qui redoutait sa turbulence et son ambition, l'avait d'abord relégué dans l'obscur gouvernement de la Maurétanie, puis révoqué à la suite de nouvelles intrigues qui avaient agité cette province.

Lusius et Palma, vieillis dans les commandements, n'avaient pas, quoique consulaires, leurs habitudes à Rome. Ils avaient donc besoin, pour agir dans la ville, de s'adjoindre des hommes qui y fussent influents : deux autres consulaires, Publilius Celsus et Avidius Nigrinus, s'associèrent à leurs desseins. Nous ne savons rien du premier, si ce n'est qu'il avait obtenu pour la seconde fois le consulat en 113, avant le second consulat d'Hadrien. Quant à Nigrinus, il devait être fort en vue, quoique jeune encore, car Trajan lui avait donné en Achaïe une de ces missions extraordinaires qui n'étaient confiées qu'à d'importants personnages, et Spartien, qui écrivait la biographie d'Hadrien avec les Mémoires de cet empereur sous les yeux, assure que le nouveau prince, dont le mariage était resté stérile, avait songé à ce personnage pour la succession à l'empire. Mais Hadrien n'avait que quarante-trois ans ; sa santé était bonne ; l'attente eût donc été longue. Nigrinus, que Spartien appelle un dangereux intrigant, insidiator, aura pensé qu'il ferait plus vite ses affaires par une conjuration.

A ces quatre consulaires se joignirent beaucoup d'individus incapables de résister à la tentation de machiner dans l'ombre quelque belle entreprise de meurtre et de révolution. Leurs pères n'avaient cessé d'agir ainsi sous les Flaviens, surtout sous les Jules, et quelques-uns d'entre eux étaient encore, au temps de Nerva et de Trajan, restés fidèles à cette tradition de l'assassinat. Chaque époque a sa maladie morale qui provient des institutions ou de l'état social : à nos chevaliers du moyen âge, il fallait des guerres privées ; aux nobles de Henri IV et de Louis XIII, des duels, comme il faut aux agitateurs modernes des émeutes. Pour les oisifs du sénat romain, la grande distraction et la plus sérieuse affaire était un complot. On convint de tuer Hadrien, soit pendant un des sacrifices que sa dignité lui imposait, soit à une de ses chasses qu'il aimait à prolonger jusque dans les endroits dangereux.

L'empereur venait d'être appelé sur le Danube par un mouvement des Barbares. Les conjurés furent donc obligés d'attendre son retour, mais des paroles imprudentes mirent sur la trace de la conjuration. Le sénat instruisit rapidement le procès, et, sachant bien que dans un Etat despotique tout compétiteur est un condamné à mort, il rendit à l'empereur le service de faire exécuter les coupables, sans lui demander des ordres. Après son retour précipité, le prince se plaignit d'une justice si prompte, en déclarant qu'il aurait fait grâce, au moins de la vie. On peut soupçonner la sincérité de ces paroles dites après l'exécution ; cependant lorsqu'on voit Hadrien changer, peu de temps après, les deux préfets du prétoire qui avaient poussé le sénat aux résolutions extrêmes, et plus tard choisir pour fils adoptif le gendre d'une des victimes, on est porté à croire, avec Marc Aurèle, que les Pères mirent trop de hâte à témoigner de leur fidélité. Hadrien oublia, raconte son biographe, ceux qu'il avait eus pour ennemis avant de devenir le maître. - Te voilà sauvé ! avait-il dit à l'un d'eux le jour de son avénement ; et pressé par son ancien tuteur, Coelius Attianus, de se débarrasser de gens très justement suspects, notamment du préfet de la ville, le plus important personnage de Rome, il s'y était refusé. Toute son histoire montrera qu'il n'avait pas le goût du sang.

Ainsi, dès les premiers mois de son règne, Hadrien avait renouvelé et affermi l'alliance de Nerva et de Trajan avec l'aristocratie sénatoriale. Cependant il conserva contre elle certaines défiances, que la récente conjuration n'était point faite pour diminuer, et il garda toujours présent à l'esprit le souvenir de Domitien et de la misérable existence passée par ce prince, à Rome, au milieu des terreurs et des périls. Au lieu de rester enfermé dans la capitale, avec ses affranchis, dont la principale étude était de corrompre leur maître pour profiter de ses vices, et en face du sénat, auquel il n'était pas prudent de montrer de trop près et trop longtemps le souverain, quand le prince entendait l'être, Hadrien vécut partout, excepté à Rome. Ce n'est point qu'il comptât borner ses soins à garantir sa sécurité personnelle. Au contraire, nous trouvons en lui le prince qui a compris mieux qu'aucun des empereurs romains tous les devoirs de sa charge. S'il m'arrive malheur, je te recommande les provinces, avait dit Trajan au jurisconsulte Priscus qu'il jugeait digne de l'empire. Hadrien n'oublia jamais ce mot, et puisque, en tout, sa volonté était souveraine, il pensa qu'il devait tout voir, avant de tout décider. Son règne n'est, à vrai dire, qu'un long voyage à travers les provinces, dont il voulut connaître les besoins en les étudiant sur place, et les fonctionnaires, en les voyant au milieu de leurs fonctions, afin d'éviter les erreurs, les oublis, les injustices que causait le voile épais de la cour et du monde officiel s'interposant, à Rome, entre l'empereur et l'empire. Avec cette manière de vivre, il déjouait les intrigues qui ne pouvaient le suivre partout, et, en même temps, il s'assurait de la fidélité des légions, qu'il visita tour à tour ; de sorte qu'il trouvait doublement son compte à bien faire son métier d'empereur.

Buste d'Hadrien trouvé à Antium
Musée du Capitole

La chronologie de ces voyages est difficile à établir, et nous avons sur chacun d'eux très peu de renseignements, bien que Hadrien y ait employé les deux tiers de son règne, treize ou quatorze ans sur vingt et un. Avant d'exposer son administration intérieure, en le suivant, dans les provinces, pour y recueillir le maigre butin de faits particuliers à chaque pays que nous fourniront les médailles, les inscriptions ou les histoires, allons, comme lui, d'abord sur la frontière et voyons de quelle façon il entendait pratiquer la politique de paix, dont il avait fait, dès les premiers jours de son règne, la règle de son gouvernement.

Cette politique usa de deux moyens : au delà de la frontière, le régime des subsides, auquel fut donnée une large extension, afin de retenir les Barbares chez eux ; sur la frontière même, une puissante défensive, constituée par d'immenses travaux de fortification et par l'établissement dans les armées de la plus sévère discipline.

L'usage des subsides inauguré par Auguste, continué par ses successeurs, mais au hasard des circonstances, devint pour Hadrien un principe de gouvernement, dont malheureusement l'application se laisse deviner plutôt qu'elle ne se révèle par des faits nombreux. On a vu qu'au lieu d'aventurer ses forces au coeur de l'Asie, il les avait repliées sur la frontière que la nature elle-même avait marquée en arrière du grand désert de Syrie ; il fera de même en Bretagne, «afin, dit son biographe, de ne rien garder d'inutile». Puis, sa frontière nettement tracée et les enchevêtrements de limites, qui auraient produit des contacts dangereux, soigneusement évités, il agit au delà par la persuasion, les conseils, les présents, pour établir de bons rapports entre les Barbares et l'empire. Il pensionna un roi des Roxolans et bien d'autres, car on lit dans Spartien «qu'il s'attacha tous les rois par ses libéralités» : parole que Dion et Aurelius Victor répètent et qu'Arrien confirme. Au prince des Ibériens, raconte le premier, il envoya un éléphant, une cohorte de cinq cents hommes armés et de riches cadeaux. Quand il passait au voisinage des Barbares, il invitait leurs chefs à se rendre près de lui, et il échangeait avec eux des présents, en ayant soin que les siens fussent digues de la main qui les offrait. Aussi, lorsque Spartien nous dit qu'il donna un roi à des Germains, nous pouvons être assurés que ce chef revint au milieu des siens, suivi de conseillers qui devaient le maintenir dans la fidélité à l'empire, et avec les moyens d'apaiser la turbulence guerrière de son peuple. Du côté de la mer Noire, Arrien nomme six rois qui tenaient d'Hadrien leur pouvoir.

Si nous connaissions mieux la diplomatie de ce prince, nous le verrions certainement exercer sur les peuples établis le long de ses frontières une action multiple et continue, avec de l'or, du commerce, peut-être des intrigues, c'est-à-dire en essayant de lier à l'empire, par les intérêts, cette première barbarie, qui aurait servi de rempart contre la barbarie plus dangereuse échelonnée derrière elle.

Cette politique, qui prévenait les difficultés extérieures, est celle dont les Américains, les Anglais et les Russes ont, de nos jours, tiré tant d'avantages sans y voir de la honte, comme on a voulu en mettre dans la conduite des empereurs romains. Plus tard, ce moyen de défense deviendra fatal en irritant les appétits des Barbares, que l'empire ne sera plus en état de contenir ; mais, au temps d'Hadrien, il était habile et sage, parce que derrière cette modération se trouvait la force. Dion Cassius n'est pas un grand esprit, mais mêlé, comme consul, aux grandes affaires, il a compris ce système : «Il combla, dit-il, les rois de ses largesses ; les étrangers ne tentèrent aucun mouvement contre lui, parce qu'il ne les inquiéta jamais, et aussi parce qu'ils connaissaient bien la puissance de ses préparatifs. Beaucoup même se laissèrent gagner au point de le prendre pour arbitre dans leurs différends».

Toute l'histoire extérieure de l'empire pendant ce règne est dans ces mots. Rome eut alors la paix : non la paix lâche et sans prévoyance qui accepte la honte ou prépare les désastres, mais la paix active et résolue qui ne craint pas la guerre, parce qu'elle a organisé de grandes forces toujours prêtes. Sous Hadrien l'empire eut l'aspect d'un soldat au repos sous les armes, mais les tenant d'une main virile.

On sait que l'armée romaine n'avait point de garnisons à l'intérieur. Le plus grand général de l'époque impériale, Trajan, avait formulé le principe d'une bonne administration de la guerre : «N'éloignez pas le soldat des enseignes ; les petites garnisons détruisent l'esprit militaire». Toute l'armée était donc retenue à demeure au voisinage de la frontière. Elle couvrait l'intérieur de l'empire et n'y résidait pas. En arrière, elle défendait la civilisation qui, à l'abri de cette protection, poursuivait paisiblement son oeuvre ; en avant, elle contenait la barbarie et les flots agités de cette mer toujours menaçante. La vie était pour elle rude et austère, car ses campements s'élevaient dans des solitudes brûlantes ou glacées, au milieu de marais qu'elle desséchait, de forêts où elle ouvrait des routes, de plaines incultes qu'elle rendait fécondes ; et comme le Barbare était à deux pas, guettant toute occasion de meurtre et de pillage, il fallait avoir la main au glaive en même temps qu'à la cognée, et l'oeil partout.

Cependant, avec le temps et la sécurité croissante, la mollesse s'était glissée dans les camps. Une foule d'industriels étaient venus s'établir à l'ombre du rempart pour exploiter les besoins et les vices du soldat, l'élégance et le luxe des chefs. Auguste avait réservé aux fils des sénateurs et des chevaliers les grades de tribun et de préfet. Ces jeunes élégants, condamnés à passer cinq années au camp, avant d'arriver aux charges civiles et aux honneurs, y avaient porté leurs habitudes, et les castra stativa étaient peu à peu devenus des villes où se trouvaient tous les agréments des cités.

Disciplina Augusta

Hadrien fut sans pitié pour cette mollesse. Il fit détruire, dit son biographe, les grottes artificielles et les portiques construits pour abriter contre la pluie ou la chaleur du jour, les salles de festin et les maisons de plaisance où l'on oubliait les rudes devoirs du service. Il chassa les mimes, les baladins, tous les artisans de la vie facile qui énervent le corps et l'âme du soldat, et pour consacrer le souvenir de ce retour à l'austérité des moeurs militaires, il fit frapper des médailles qui le montrent marchant à la tête des soldats avec ces mots à l'exergue : DISCIPLINA AVG., comme si une nouvelle divinité était descendue du ciel pour le salut de l'empire.

Le camp rendu à sa première sévérité, il y garda tout le monde, refusant les congés qui n'étaient pas rendus nécessaires par d'impérieux motifs, afin que les légions fussent toujours au complet, et les officiers, les soldats toujours en haleine. D'ailleurs il croyait que l'homme de guerre se fait au camp, comme l'ouvrier à l'atelier, le laboureur dans la plaine : chacun dans le milieu qui lui convient.

Il modifia l'armement des soldats et fit de nouveaux règlements pour les bagages. Sur ce double point, nous sommes réduits aux conjectures. Mais le prince qui faisait exécuter chaque mois trois grandes marches à ses soldats et suivait lui-même leurs colonnes, n'a dû s'occuper des impedimenta que pour en diminuer le nombre et doubler la force de l'armée, en augmentant la rapidité de ses mouvements. Si les logis fastueux lui paraissaient mauvais au camp, les embarras de bagages devaient lui sembler dangereux en campagne ; et, puisqu'il avait supprimé les uns, il est certain qu'il réduisit les autres.

Pour les armes, nous ignorons aussi les changements qu'il opéra ; mais il nous reste l'ordre de service donné par son lieutenant Arrien, gouverneur de la province de Cappadoce, que les Alains menaçaient d'envahir. Ce sont des instructions aussi minutieuses et précises que pourraient l'être celles du meilleur général moderne ; elles règlent la composition de l'armée, sa marche, les dispositions à prendre sur le champ de bataille, pendant l'action et après la victoire. Comme Arrien y parle de corps de toute espèce, il est évident que les Romains avaient pris aux Barbares leurs armes, afin de réunir aux moyens d'action propres aux légions tous ceux dont l'ennemi disposait. Je trouve d'ailleurs dans un autre passage d'Arrien l'ordre de l'empereur à tous les généraux d'étudier les armes et la tactique des Parthes, Arméniens, Sarmates et Celtes.

Cette attention à améliorer sans cesse l'armement des soldats et les évolutions des troupes était du reste une vieille et heureuse tradition de la politique des Romains. Les guerres contre les Gaulois d'Italie leur avaient enseigné l'avantage des casques d'airain et des boucliers bordés d'une lame de fer ; pour combattre les Cimbres ils avaient changé la hampe du javelot, l'arme de jet des légionnaires ; aux Espagnols, ils avaient pris leur courte et forte épée ; aux Grecs, peut-être la disposition de leurs camps, certainement leur artillerie de siège et leur poliorcétique. Un vaisseau carthaginois échoué au rivage avait été le premier modèle de leurs galères de combat. Ainsi, ce peuple qui se croyait le premier peuple du monde, et qui l'était, apprenait toujours et perfectionna sans relâche la science qui lui avait soumis l'univers.

Aucun service n'échappait à la surveillance d'Hadrien et à ses réformes, ni celui des ambulances, qu'il visitait chaque jour, lorsqu'il était au camp, ni celui des vivres, qui ne manqua jamais, ni les arsenaux, les magasins d'armes et d'habillement, qu'il tint toujours remplis. Un ordre sévère dans les dépenses permettait de faire face à tous les besoins.

«Il contrôlait par lui-même, dit l'historien Dion Cassius, tout ce qui se rapporte à l'armée, comme les machines, les armes, les fossés, les retranchements, les palissades, et aussi tout ce qui tient à chacun, c'est-à-dire la manière de vivre, les habitations et les moeurs. Il corrigea plusieurs abus introduits par la mollesse et exerça tout le monde, chefs et soldats, à divers genres de combat, récompensant les uns, réprimandant les autres, enseignant à chacun son devoir. Enfin, par ses actes et par ses ordonnances, il mit en si bon état la discipline et les exercices, qu'aujourd'hui encore ses règlements font loi dans l'armée».

Ces réformes pouvaient exciter des plaintes ; il les prévint en se soumettant lui-même aux plus sévères exigences de la vie militaire. Lorsqu'il venait au camp, l'armée ne comptait qu'un soldat de plus. Son costume était sévère, sans or ni pierreries dans l'armure, seulement une poignée d'ivoire à sa lourde épée ; son repas, frugal, fait avec les provisions des légionnaires : lard, fromage, piquette, et toujours pris en public ; sa façon de vivre, celle du meilleur officier. Si l'armée était en marche, une traite de 20 milles (50 kilomètres), à pied et sous les armes, au milieu des cohortes, ne l'effrayait pas, et je ne suis pas sûr que lorsqu'il faisait traverser le Danube à la nage à toute sa cavalerie, il ne se trouvait pas avec elle. Plus dur pour lui-même que le dernier des soldats, il allait tête nue sous les neiges de la Calédonie comme sous le soleil de la haute Egypte ; jusque dans les dernières années de sa vie, il s'exerça à lancer le javelot, à manier les armes, et jamais, au camp ou dans les marches, il ne voulut se servir de voiture ou de litière.

Voilà d'irrécusables témoignages qui changent quelque peu la physionomie de l'ami d'Antinoüs, mais l'histoire sérieuse a encore bien des corrections à faire dans l'histoire traditionnelle.

Quand on demande leur vie à des soldats pour des querelles qui leur sont étrangères, il faut au moins leur donner l'exemple des qualités et des vertus qu'on exige d'eux. Hadrien comprit cette vérité de bon sens et de justice. Il en résulta qu'en voyant le prince attacher une telle importance aux exercices virils et veiller avec une telle attention à tous les services, il n'y eut pas de centurion, de tribun, de légat, qui crût pouvoir rien négliger. Alors l'empire posséda une armée qui fut comme un corps robuste, aux membres souples et vigoureux, capable de supporter toutes les fatigues, de braver tous les dangers, et prête, du jour au lendemain, à sortir de ses campements pour une expédition ou pour la bataille.

Mais elle fut aussi une armée docile. Il n'y avait pas de soldat qui pensât à marchander l'obéissance à un chef qui ne commandait aux autres que ce qu'il s'imposait à lui-même, et qui à toutes les qualités militaires joignait l'esprit de justice.

Hadrien ne donnait le cep de vigne, insigne du grade de centurion, qu'aux plus braves des légionnaires ; il renvoyait du camp les officiers imberbes à qui Auguste l'avait ouvert, les soldats qu'on y recevait trop jeunes, et ceux qu'on y gardait trop vieux, afin de n'avoir pas à leur payer la vétérance. Pour nommer un tribun, il n'exigeait plus de la naissance, mais de l'âge et du mérite. C'était l'accès des hautes charges facilité aux bons soldats ; et comme ils le voyaient encore visiter leurs malades dans les quartiers, veiller, sans dédaigner aucun détail, à leur bien-être et à leur sécurité, s'occuper de leurs intérêts et de leur avenir jusqu'à connaître tous les vétérans par leur nom, ils montraient pour cette sollicitude une reconnaissance qui empêcha toute mutinerie durant ce règne de vingt et un ans, où l'armée n'eut cependant ni un jour de butin ni un jour de victoire.

Praetorium de Lambessa

Lorsque l'on se rend de Constantine à l'oasis de Biskra, on trouve à Lambessa, au pied de l'Aurès, un camp romain qui garde encore son rempart de pierre, celui de la légion IIIe Augusta, le praetorium ou résidence du légat qui la commandait, et à 2 kilomètres du camp, au milieu d'autres ruines, un piédestal qui porte une allocution adressée aux troupes par Hadrien. Il vante leur zèle à exécuter tous les exercices prescrits, même les plus difficiles ; à faire, en un jour, des travaux où d'autres emploieraient une semaine ; à porter des fardeaux énormes ; à se livrer des combats simulés qui sont une image de la guerre et qui y préparent, etc.

Cette inscription, toute mutilée qu'elle est, en dit assez pour montrer qu'Hadrien n'avait pas oublié même une poignée d'hommes perdus au bord du grand désert, et nous en concluons que sa vigilance se portait sur chacun des points de l'immense circonférence tracée autour de l'empire par les postes militaires des légions.

Il nous reste un autre document contemporain, un fragment de la Poliorcétique d'Apollodore. Hadrien, qui savait utiliser tous les talents, avait demandé au grand architecte de rédiger un traité sur les machines de guerre. Apollodore fit mieux ; en peu de temps il écrivit le traité, et, de plus, il dessina les machines et les exécuta ; puis il envoya au prince dessins et explications, avec les nombreux ouvriers qu'il avait formés. C'était ce que nous appellerions une nouvelle artillerie de siège et de campagne, puisque Apollodore paraît avoir fait peu de cas de celle qui était en usage : «Les anciens, dit-il, n'ont pu me servir». Et ses engins nouveaux, il les fit légers, quoique puissants, et très mobiles, leves et veloces ; «car, ajoute-t-il, lorsque j'étais avec toi aux armées, j'ai appris ce que les nécessités de la guerre exigent de mobilité pour les hommes et pour les machines». Toutes ces vieilles choses sont encore, sous d'autres formes, des vérités aujourd'hui.

Mais à quoi servirent tant de préparatifs et de dépenses ? Pourquoi tant de soin à mettre en état un instrument qu'on n'employa point ? Hadrien prépara la guerre pour avoir la paix. Avec une armée si parfaitement exercée et si docile, toujours prête par conséquent pour une action foudroyante, il put, sans péril, inaugurer une politique pacifique. Personne, au dedans ou au dehors, ne considéra cette résolution comme un aveu de faiblesse, et il ne se trouva pas plus d'ambitieux pour exciter une sédition, que de roi ou de peuple assez hardi pour attaquer une frontière si bien gardée.

Mais regardons à la frontière même ; le spectacle y est aussi curieux que dans les camps.

La première dont Hadrien s'occupa fut celle du Danube. A peine arrivé d'Orient à Rome, il avait été rappelé dans la Moesie par une incursion des Roxolans. Le roi de ce peuple s'était irrité de ce qu'on avait réduit la pension que Trajan lui faisait, et des nuées de cavaliers barbares, ancêtres des Cosaques d'aujourd'hui, s'étaient abattues sur la Dacie orientale, tandis que les Sarmates Iazyges, qui étaient de leur sang, attaquaient la province à l'occident. Ces tribus prenaient, au contact de Rome, certaines habiletés des gouvernements bien assis. Sous Trajan, le Décébale étendait de tous les côtés ses intrigues et envoyait des émissaires jusque chez les Parthes. Quand les légions se furent établies dans cette province de Dacie qui, par la disposition de ses montagnes, semblait une grande forteresse, coupant en deux une partie du monde barbare, les Sarmates de la Theiss continuèrent à s'entendre, par derrière les Carpates, avec ceux du Dnieper, et ils attachaient tant de prix à conserver ces rapports, qu'on les verra, sous Marc Aurèle, consentir à ne pas mettre un bateau sur le Danube, à la condition de pouvoir trafiquer entre eux à travers le pays des Daces. C'est qu'ils cachaient, sous ces relations de commerce, des relations politiques qui facilitaient les coalitions par lesquelles l'empire fut si souvent assailli et enfin précipité.

Hadrien haranguant
les légions de Moesie

Celle qu'Hadrien avait alors devant lui ne paraît pas avoir été très redoutable. Cependant il accourut au milieu des légions de Moesie, et il faisait déjà de grands préparatifs, quand lui parvint la nouvelle de la conspiration de Palma et de Quietus. En de telles conjonctures sa présence était nécessaire à Rome ; au lieu de combattre, il rétablit l'ancien subside, se fit un ami du roi des Roxolans, qui semble avoir pris son nom, et le renvoya au plus vite, avec son peuple, à leurs campements, sur les rives du Boug et du Dnieper. Pour n'avoir pas à revenir sur cette frontière, nous en montrerons dès maintenant l'organisation défensive, à laquelle Hadrien travailla sans doute durant tout son règne.

Le territoire situé au nord des bouches du Danube, entre le Sereth et le Dniester (Bessarabie), par lequel les Roxolans venaient de passer et par où passeront toutes les invasions ultérieures, faisait partie, sous l'autorité d'un procurateur, du gouvernement de la Moesie inférieure. C'était une possession importante, quoique l'empire n'y eut point aventuré de colonies, parce que les troupes cantonnées dans la Dobroutcha pouvaient s'y porter rapidement et fermer la large ouverture qui, de ce côté, s'étend des Carpates à la mer.

Forteresse de Troesmis

Ainsi, une légion, la Ve Macédonique, avait été établie à Troesmis (Iglitza), non loin de la tête du delta danubien et des lieux où s'élèvent aujourd'hui, sur l'autre rive, les grandes villes de Braïla et de Galatz. Parmi les nombreuses inscriptions qui y ont été trouvées, une, du temps d'Hadrien, montre la future cité encore à l'état de village (vicus) formé par les baraques des vivandiers. Pour le camp, il avait été habilement placé sur ce promontoire haut de 440 pieds, d'où l'on domine au loin le cours du Danube, parsemé d'îles nombreuses qui en facilitent à la fois le passage et la défense. Au moindre bruit d'invasion, la légion accourait au delà du fleuve, derrière le Sereth, et barrait la route aux envahisseurs, ou, par la menace de couper leur retraite, les forçait à une fuite précipitée. D'ailleurs, les Romains s'étaient depuis longtemps donné, à l'extrémité de cette région, un point d'appui, la ville de Tyras, ancienne et riche colonie de Milet, fondée aux bouches du Dniester, dans le voisinage de la ville actuelle d'Akkerman. Ils en avaient même un second en Crimée (Chersonèse Taurique), à Kertch (Panticapée), où régnait un roi des Sarmates qui se disait grand ami de l'empire et d'Hadrien. Une autre colonie milésienne, Olbia (Otchakof), aux bouches du Borysthène (Dnieper), un des plus grands marchés de ces régions, leur servait encore de sentinelle vigilante. Enfin, la flotte du Pont-Euxin reliait ces points avec les places maritimes de la Moesie : Tomi (Kustendjé) et Odessus (Varna) ; de sorte que, du vaste demi-cercle décrit par le littoral, d'Odessus à Olbia, une moitié était bien défendue, l'autre bien surveillée.

Ainsi, la vallée inférieure du Danube, couverte au nord par les Carpates, l'était à l'est par des postes avancés, d'où les Romains contenaient la barbarie qui ondulait, comme une mer sans rivages, dans l'immense étendue des plaines sarmatiques.

A qui revenait l'honneur de cette organisation défensive ? Sans doute à cet habile gouverneur de la Moesie, Plautius Aelianus, dont nous avons déjà parlé. Tyras doit avoir réclamé la protection de l'empire au temps où Plautius exécuta, entre le Sereth et le Dniester, l'immense razzia qui lui donna cent mille captifs, dont il fit autant de laboureurs pour sa province. Mais, à une époque ou à une autre, soit dans le séjour de l'année 118 au bord du Danube, soit dans un voyage postérieur, Hadrien s'est occupé certainement de ce pays où il avait servi comme tribun légionnaire dès le règne de Domitien, et où venait de se montrer le premier péril qu'il ait eu à conjurer, depuis son avénement. Des médailles célèbrent son arrivée dans la Moesie ; d'autres le montrent haranguant les troupes de cette province, et les habitants de Tomi font graver en son honneur une inscription, la plus ancienne en langue latine qu'on ait trouvée dans les ruines de cette cité. Enfin, un rescrit de Septime Sévère, adressé aux habitants de Tyras, rappelle et confirme des privilèges qu'un légat d'Hadrien leur avait reconnus.

Hadrien et la Moesie

Est-ce lui qui éleva le long du Danube inférieur et sur la branche méridionale de son delta tant de postes qui furent longtemps le boulevard de l'empire turc, après avoir été celui de l'empire romain ? On ne saurait le dire. Mais quand on aura vu tout à l'heure ce qu'il fit sur le Danube moyen et en Bretagne, on sera autorisé à croire qu'il ne négligea rien pour établir la sécurité d'une de ses frontières les plus vulnérables.

Ces détails, étrangers en apparence à l'histoire générale, font comprendre par quelles habiles précautions l'empire se mit en état de résister à la pression du monde barbare durant deux siècles, c'est-à-dire aussi longtemps qu'il eut pour chefs, à part ces deux fous : Caligula et Néron, des princes, souvent cruels à Rome, mais toujours prévoyants sur les frontières. Ils montrent aussi quel cas il convient de faire de la tradition qui attribue à Hadrien la destruction du pont de Trajan par jalousie de la gloire de son prédécesseur, et jusqu'à l'intention d'abandonner la Dacie, projet dont ses amis, dit-on, vinrent cependant à bout de le détourner. Il n'avait pas gardé les conquêtes au delà de l'Euphrate et du Tigre, parce que, dans ces pays, pas un citoyen romain ne s'était fixé ; mais il favorisa l'émigration de colons latins dans la Dacie, et la preuve, c'est qu'ils y sont encore. Ceux que Trajan avait pu, en quelques années, y faire passer, n'étaient certainement pas en assez grand nombre pour assurer à leurs descendants la possession de si vastes pays. Les mesures prises pour la protection militaire de la vallée du Danube donnant toute sécurité à cette région, le courant de colonisation continua de s'y porter. Aussi l'on y trouve des inscriptions en l'honneur d'Hadrien, des travaux exécutés en son nom, et des médailles sur lesquelles la nouvelle province, devenue un des boulevards de l'empire, est représentée par le belliqueux symbole d'une femme assise sur un rocher, qui d'une main tient le glaive recourbé des Daces, de l'autre une enseigne.

La Dacie

Quant au pont de Trajan, il était maintenant si loin des Barbares et si facile à défendre, qu'il doit n'avoir été mis hors d'état de servir qu'à l'époque où les troupes romaines ne pouvaient plus tenir dans la Dacie ; et cette nécessité arriva seulement un siècle et demi après Hadrien, quand Aurélien, entre 270 et 275, ramena sur la rive droite du Danube le reste des troupes romaines et les colons qui voulurent les suivre. Vingt ans auparavant, Decius avait encore mérité le surnom de Daciarum restitutor.

La frontière la plus exposée, et en même temps la plus rapprochée de l'Italie, était celle du Danube moyen, le long de la Pannonie, que le fleuve enveloppe par le nord et l'est, depuis son confluent avec le Gran jusqu'à celui de la Save. Au delà de cette ligne se pressaient une masse de nations germaines et slaves souvent vaincues, jamais domptées, qui d'un bond pouvaient atteindre les Alpes et forcer les portes de l'Italie. Naguère, les Roxolans avaient, des bords de la mer Noire, combiné leur attaque avec une de ces tribus, établie entre la Theiss et le Danube, les Sarmates Iazyges, qui restèrent en armes, malgré l'abandon de leurs alliés ; et dans quelques années, sous Marc Aurèle, tous les peuples de cette frontière mettront l'empire en très sérieux péril. Hadrien vit ce danger, que Rome d'ailleurs connaissait bien depuis la rude campagne de Tibère en cette région ; lui-même y avait commandé après sa préture et dès cette époque avait eu affaire aux Sarmates. Il songea d'abord à prendre une partie de ces Barbares, comme dans un étau, entre les deux provinces de Pannonie et de Dacie, réunies en un grand commandement militaire ; et ce gouvernement, il le donna avec de pleins pouvoirs au plus habile de ses généraux, Marcius Turbo, qui avait tout récemment écrasé, en Egypte, une insurrection juive, puis apaisé en Maurétanie les troubles excités par Quietus. Plus tard, au contraire, pensant assurer mieux la défense par la division de ces commandements trop étendus, il fit deux Dacies, comme il y avait deux Moesies ; et il plaça sur la frontière de fortes garnisons. Lorsque Trajan avait formé la province de Pannonie inférieure, il lui avait attribué une légion, qui établit ses principaux quartiers en face et à proximité de l'ennemi, à Aquincum, sur la montagne de Bude, et à Mursa, sur la Drave, non loin de son embouchure dans le Danube. Là, comme à Troesmis, comme partout où s'arrêtait une troupe romaine, les marchands avaient suivi les soldats, les vétérans s'étaient fixés près de leurs anciens camarades, et leurs cabanes avaient donné naissance à deux villes dont Hadrien fit deux places importantes : Mursa le reconnaissait pour son fondateur et porta son nom ; Aquincum lui dut sans doute le rang de colonie. Les sites étaient si bien choisis, que l'une est aujourd'hui la capitale de l'Esclavonie (Eszeg) et l'autre celle de la Hongrie (Ofen ou Bude).

La ligne du Danube moyen allait donc être bien gardée. Plus haut, trois légions avaient été échelonnées, le long du fleuve, à Brigetio (O-Szony, près de Komorn), à Carnuntum (Petronell), qui prit le nom de municipe Elien, et à Vindobona (Vienne), où stationnait la flottille du Danube.

Hadrien haranguant
l'armée de Rhétie

Hadrien haranguant
l'armée du Norique

Couverts à droite et à gauche par les grandes armées de la Pannonie et de la Germanie Supérieure, d'ailleurs adossés aux Alpes et naturellement défendus par leurs montagnes, le Noricum et la Rhétie ne paraissaient pas exiger beaucoup de précautions militaires. On n'y trouve jusqu'à Marc Aurèle, pour les administrer, que des procurateurs et, pour les défendre, que des détachements isolés, cohortes ou escadrons. Cependant Hadrien les visita ; les historiens ne parlent point de ses voyages dans cette région, mais les monnaies en ont conservé le souvenir, et longtemps on lui a attribué la fondation de Juvavum (Salzbourg) au milieu d'un pays magnifique, en un point où la nouvelle cité barrait la route de l'Italie à toute incursion venant de Bohême par la vallée de l'Inn.

On a vu, à propos des terres Décumates, quel était le système de défense des Romains pour arrêter de ce côté les incursions des Barbares : Hadrien le continua en l'améliorant. Lorsque Spartien parle du voyage de ce prince dans les provinces germaines, il se contente d'écrire : «En beaucoup d'endroits où ne se trouvait point de fleuve pour servir de barrière contre les Barbares, il formait une espèce de muraille avec de grands pieux enfoncés en terre et fortement liés entre eux». Ces paroles en disent beaucoup sur la volonté de l'empereur de fortifier son empire, mais fort peu sur les moyens qu'il employait. Nous pouvons heureusement les préciser par l'étude d'une ligne de fortifications très reconnaissable encore aujourd'hui, par les levées de terre et les débris de murailles qui subsistent, ou par les fouilles qui ont montré l'assiette des constructions disparues. Le mur des Pictes, en Bretagne, nous apprendra ce qu'était le mur du Diable, en Germanie ; et en voyant le prétendu fossé de Trajan dans la Dobroutcha, oeuvre barbare du quatrième siècle, reproduire, avec son triple agger courant à travers une plaine immense, le système appliqué par Hadrien dans l'île des Bretons, nous aurons le droit de dire que toutes les frontières vulnérables étaient couvertes de défenses analogues, parce que c'était une tradition de la politique romaine.

Arrivée d'Hadrien
en Bretagne

Ce fut sous les yeux mêmes du prince que les travaux du Vallum Hadriani commencèrent. Il en avait choisi l'emplacement sur l'isthme large de 100 kilomètres que la Tyne et l'Irthing, descendus d'une chaîne de hauteurs à pente abrupte vers le nord, traversent en sens contraire pour aller se perdre dans deux golfes, où les marées de l'Océan refoulent assez loin leurs eaux. Cet isthme lui parut une excellente position défensive. Les travaux qu'il y fit exécuter d'une mer à l'autre furent de trois sortes.



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D'abord, comme premier obstacle opposé à l'assaillant, un fossé large en moyenne de 36 pieds anglais, profond de 45, et creusé sur certains points dans les roches les plus dures, grès, calcaires ou basaltes, qu'il n'évite jamais, afin de suivre toujours la seconde ligne de défense dont il couvre les approches. Parfois cependant il disparaît sur la pente des collines abruptes, où il n'était plus nécessaire. En plaine, au contraire, et dans les positions menacées, il était protégé par un glacis ou parapet formé des matériaux que le déblai avait fournis, et dont la crête, sur certains points, domine de 20 pieds le plafond du fossé. Les terres de ce parapet, haut de 6 à 7 pieds, étaient, de distance en distance, consolidées par des chaînons de pierre.

En arrière de ce premier obstacle s'élevait un mur en maçonnerie dont on voit encore partout les substructions ou les restes, large de 6 à 8 pieds, quelquefois de 40, haut de 12 à 15, et dominé par des tours de garde au nombre de quatre par mille, ce qui en donne près de trois cents pour toute la construction ; les murs de ces tourelles avaient encore 5 pieds d'épaisseur. Sur la face méridionale du rempart en pierre avaient été construits, à un mille de distance les uns des autres, quatre-vingts réduits, ou postes de garde, larges de 60 pieds, avec une porte ouvrant au sud pour le service ordinaire de la garnison, et quelquefois une autre ouvrant au nord, dans le mur même, pour les sorties et la défense du fossé. Telle était l'excellence du mortier employé, que le temps n'aurait pu rien contre ces ouvrages, et qu'à cette heure tous seraient encore debout, si la main de l'homme ne les avait renversés.

Par surcroît de précaution, et afin d'arrêter des ennemis venus de l'intérieur, ou des bandes qui auraient franchi, après un coup de main heureux, les premières défenses, un autre fossé, entre deux levées de terre de hauteur inégale, protégeait par le sud l'ensemble de la fortification, de sorte que les garnisons des tours et des réduits, assaillies de front et en arrière, pouvaient faire face des deux côtés.

Entre le mur du nord et l'épaulement du sud courait une voie militaire près de laquelle étaient établis, dans les sites les plus favorables et toujours à proximité de l'eau, dix-sept camps retranchés, castra stativa, qui pouvaient se soutenir mutuellement, puisqu'ils n'étaient éloignés en moyenne les uns des autres que de 6 kilomètres. Ils étaient entourés d'un mur en pierre épais de 5 pieds et s'appuyaient à la grande muraille ; quelques-uns faisaient même saillie au delà, vers le nord. Le rempart méridional était précédé d'un chemin de ronde, de sorte que tous les mouvements de troupes se faisaient à couvert. Enfin, une voie militaire venant du sud, c'est-à-dire du point où les légions débarquaient, fut construite ou réparée par Hadrien ; près de Leicester on a trouvé une borne miliaire avec son nom.

Ces deux fossés attenant à trois remparts, cette muraille défendue par trois cents tours et quatre-vingts réduits, ces dix-sept castra stativa mis en facile communication par une route empierrée qui, large de 70 pieds, avait, comme les fossés, les parapets et le mur, 100 kilomètres de développement, tout cela formait une immense forteresse couvrant l'isthme entier, et telle qu'aucun peuple n'en a jamais élevé. Aussi, en voyant cette oeuvre colossale accomplie sur la frontière le moins sérieusement menacée, il faudra bien que nous consentions à trouver qu'il y avait encore une rare énergie dans ces Romains de l'empire, capables de s'imposer de tels travaux pour mettre les derniers de leurs sujets à l'abri de la plus légère inquiétude.

Pierre commémorative de la légion IIa Augusta
trouvée au pied du vallum

Trois légions, aidées d'un certain nombre de cohortes auxiliaires, et sans doute aussi par beaucoup d'indigènes, semblent avoir exécuté rapidement cet ouvrage, qui, d'après les calculs d'un Anglais, exigea près de trois millions de journées de travail (2.865.671) ; de sorte qu'en comptant 25.000 travailleurs ou 250 hommes par kilomètre, il aurait pu être achevé en quatre mois. On avait partagé tout l'espace d'une mer à l'autre entre les cohortes, et chacune avait dû creuser les fossés, élever les parapets et le mur, sur la portion de terrain qui lui était assignée, si bien qu'il y eut autant d'émulation entre les travailleurs qu'on en voyait un jour de bataille entre les combattants. Parmi ces travailleurs se trouvaient jusqu'à des Daces qui, sous le nom de cohorte Aelienne qu'Hadrien leur avait donné, étaient venus de leur lointaine patrie aider les Romains à consolider une domination qu'eux-mêmes venaient de subir. Un château fort, Pons Aelius (Newcastle), fut bâti à l'extrémité orientale du rempart, et une flottille, avec une cohorte de soldats de marine, y stationna.

Mais cette oeuvre appartient-elle tout entière au successeur de Trajan ? Agricola avant lui, plus tard Septime Sévère, Théodose, même Stilicon, n'ont-ils pas élevé le mur et le vallum du sud ? D'abord ces défenses, dont toutes les parties se protègent mutuellement, révèlent un seul auteur, puisqu'elles se rattachent à un seul plan ; ensuite aucune inscription trouvée sur les lieux n'est antérieure à Hadrien, tandis que plusieurs, découvertes dans les réduits qui faisaient corps avec le mur et dans les castra stativa, portent son nom. Les monnaies conduisent à une pareille conclusion. Dans un vase d'airain mis à jour en 1837, on a recueilli trois pièces d'or et soixante deniers, dont plusieurs à l'effigie d'Hadrien et pas un qui lui soit postérieur. Enfin, une inscription, malheureusement très altérée, semble un fragment de lettre adressée par lui à des troupes établies entre les deux mers, pour les féliciter d'avoir cédé sans murmure à la nécessité qui les empêchait de porter jusqu'aux limites du monde les bornes de l'empire, et d'avoir conservé les frontières que la république s'était données.

On comprend que nous ne puissions donner une date aux restes d'antiquités, chaînes d'or, bagues, pierres gravées, boulets de pierre, et débris de toute sorte trouvés dans le vallum. Les légions portaient avec elles, dans les contrées les plus sauvages, la vie romaine avec ses élégances et ses besoins. Un des plus impérieux était de posséder des thermes où l'on trouvât, à volonté, de l'eau à toutes les températures : chaude dans le caldarium, tiède dans le tepidarium, froide dans le frigidarium, et de l'air chaud dans les chambres voûtées de l'hypocauste.

Il n'y eut de grandes fortifications que dans les provinces d'Europe, où étaient les plus dangereux ennemis, et, durant un demi-siècle, les Calédoniens, les Germains, les Sarmates, frappés, pour parler comme Dion, d'une crainte respectueuse, n'osèrent les franchir. En Afrique, l'Atlas et le Sahara couvraient les villes romaines dont, alors comme aujourd'hui, les nomades avaient besoin pour leur subsistance, sans vouloir s'y établir, et que, par conséquent, ils ne menaçaient point. Pourtant, comme les peuples de ces provinces et les montagnards de la Kabylie avaient des habitudes invétérées de brigandage, l'empire établit sur les routes qu'il construisit, et à la tête des vallées où la colonisation se développa, une foule de postes militaires qui étonnent nos officiers par leur nombre et par le choix judicieux de leur emplacement.

En Syrie, un autre désert rendait les forteresses inutiles ; et dans l'Asie Mineure, une bonne armée sous des chefs habiles, des peuples sédentaires et pacifiques, enfin l'amitié des rois habilement entretenue, donnaient toute sécurité à l'empire. Mais l'Euxin bordé de nations barbares pouvait leur livrer l'accès des provinces romaines. Pour prévenir les attaques des pirates, une flotte faisait la police de cette mer, et des forteresses échelonnées sur les côtes méridionales, depuis Trapézonte jusqu'à Dioscurias ou Sébastopol, dans la Colchide, contenaient les populations riveraines.

L'homme de confiance d'Hadrien dans cette région était un de ses plus dignes lieutenants, Arrien de Nicomédie, qui nous a laissé d'importants ouvrages, entre autre une circumnavigation de l'Euxin. Hadrien lui avait demandé cette reconnaissance du littoral pontique ; le général l'effectua lui-même, quelque pénible qu'elle fût, et le Périple n'est autre chose que son rapport, dont on ne peut toutefois déterminer la date. Il y étudie les accidents de la côte, les ports, les fleuves navigables et ceux qui ne le sont pas, jusqu'à la salure des eaux et à la direction des vents. Il énumère les villes, les peuples limitrophes, les tribus de pillards qu'il promet d'exterminer, les rois qui tiennent d'Hadrien leur couronne, et qu'il affermit dans leur fidélité. A l'embouchure d'un fleuve, on lui fait voir, sans le convaincre, l'ancre du navire Argo, et il ne semble pas plus crédule au mythe de Prométhée lorsqu'on lui montre de loin la cime du Caucase où le Titan avait été enchaîné. Mais si le passé l'intéresse peu, le présent l'occupe beaucoup. Quand il rencontre un fort, il fait manoeuvrer devant lui la garnison, examine tout attentivement, et sur tout envoie un mémoire que ce Grec écrit en latin parce qu'il s'agit d'une correspondance officielle. «A Apsaron, dit-il, où sont cantonnées cinq cohortes, je fis la visite des armes, du rempart, des fossés, des malades et des magasins de vivres». Aux bouches du Phase se trouvait une autre place gardée par des soldats d'élite, protégée par un double fossé et par un mur garni de toutes les machines propres à lancer des traits ou des pierres ; il en augmenta les défenses. Une troupe romaine tenait garnison à Sébastopol, point extrême du monde gréco-romain, au pied du Caucase, et qui, malgré l'éloignement, avait reçu les bienfaits d'Hadrien, puisque le sénat et le peuple l'appelaient leur bienfaiteur. Arrien y continua son inspection militaire, regardant à tout, sans oublier les malades. Il y apprit que le roi du Bosphore Cimmérien venait de mourir, et songeant que son prince pouvait avoir quelque action à exercer de ce côté, il se rendit à Panticapée, capitale de l'Etat, y montra sa flotte et confirma ce peuple dans l'alliance romaine. Quand il rentra dans sa province, il avait fait le tour de cette mer, mesuré les distances, marqué les stations et fait voir à tous, amis et ennemis, que l'empire était sur ses gardes.

Voilà ce qu'Hadrien avait voulu savoir ; et comme nous avons vu, par le Vallum de Bretagne, de quelle manière il fortifiait ses frontières, nous apprenons par le Périple ce qu'il demandait à ses généraux de vigilance et d'activité. Cette démonstration faite, nous n'avons plus à chercher pourquoi le monde resta un demi-siècle en paix.

Un de ces peuples du Caucase qui devint plus tard très redoutable causa pourtant un moment d'inquiétude. Les Alains, après de grands ravages dans la Médie et l'Arménie, menacèrent d'envahir la Cappadoce. Deux légions furent aussitôt mises en mouvement avec leurs auxiliaires et ce que nous appellerions leur artillerie, et les Alains effrayés rentrèrent dates leurs montagnes. De ce côté, Hadrien avait d'ailleurs d'utiles alliés, les rois des Ibériens et des Albaniens. L'Ibérien Pharasmane se décida même à venir aux bords du Tibre sacrifier dans le temple de Jupiter ; et des Bactriens, qui y parurent en suppliants, renouvelèrent le spectacle, cher à la vanité romaine, des ambassades orientales.

Grâce à cette politique prévoyante et à ces armées formidables, la vie romaine gagnait chaque jour sur la barbarie. Le désert s'animait, depuis Damas jusqu'à Pétra, et le nomade voyait avec surprise s'élever des monuments splendides aux lieux où il avait coutume de chasser l'antilope et le chacal. Dans la haute Egypte, des centurions veillaient à l'exploitation des carrières de porphyre pour les temples de Rome et d'Athènes ; dans les Carpates, les affranchis de l'empereur dirigeaient les travaux des mines, et, en Afrique, les gorges de l'Atlas étaient garnies de postes militaires, afin qu'on pût, dans le Tell, labourer avec sécurité. Une grande partie de la vallée du Danube se faisait romaine, celle du Rhin le devenait, et, derrière les retranchements des terres Décumates, les maîtres du Walhalla germanique cherchaient à trouver place dans le Panthéon de Rome. Sur des monuments de cette région, on a lu le nom d'un compagnon d'Odin, l'Hercule Saxanus (Sachsnôt), à côté de ceux de Tarants, le dieu celtique, et de Mithra, la divinité orientale : témoignage de ce mélange des idées qui s'opéra jusqu'à la circonférence du monde romain, sous le rayonnement de la civilisation latine, tant que ce grand corps de l'empire conserva sa virilité. Cette force pouvait-elle agir plus loin ?

Le génie classique, armé de toutes les élégances de la Grèce, de toute la raison de Rome, aurait-il pu porter ses institutions municipales, son droit privé, ses fières idées stoïciennes de dignité humaine, au milieu de cette barbarie vague et flottante, où la famille et la propriété étaient si faiblement constituées, où les cités étaient des cabanes éparses sur de vastes espaces, et les temples, de grands bois dont l'ombre et le silence causaient de religieuses terreurs ? On n'en saurait douter, si les usurpateurs militaires, en désorganisant l'armée et les finances d'Hadrien, n'avaient d'abord dépensé, pour la guerre civile, la force et les ressources préparées contre les Barbares ; si, de plus, l'administration impériale, se substituant partout à l'action des citoyens et pénétrant jusque dans les derniers replis de ce grand corps de la société romaine, n'avait fini par y glacer les sources de la vie. Ce n'est pas une inexorable fatalité qui gouverne le monde et précipite les empires ; le règne d'Hadrien prouve que la sagesse, et une sagesse ordinaire, aurait pu tout conserver.

Hadrien portant casque et bouclier
Statue trouvée à Ceprano - Musée du Capitole