LXXX - Hadrien (117-138)

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III - ADMINISTRATION

Buste du Vatican

Le monde n'avait pas encore connu une pareille prospérité. Et ces richesses créées par l'industrie ou le commerce de l'univers, on en jouissait avec sécurité ; car la terrible loi de majesté ne menaçait plus la tête ou la fortune des riches, et les fonctionnaires étaient sévèrement surveillés. Naguère encore, la curie avait retenti d'accusations que les députés de la Bétique, de l'Afrique et de la Bithynie étaient venus porter devant le sénat dans les premières années de Trajan. On avait revu de monstrueuses dilapidations, la liberté, la vie même de chevaliers romains vendues à prix d'argent. Avec un prince qui fit trois ou quatre fois le tour de l'empire, et qui, dans chaque province, demeurait assez longtemps pour tout entendre, avec la volonté de tout savoir, ces crimes n'étaient plus possibles. Il y eut cependant des exécutions ; des gouverneurs de province, des intendants de finance, ou procurateurs, furent condamnés. Quand les victimes de ces magistrats infidèles se taisaient par crainte, Hadrien suscitait lui-même des accusateurs.

Mieux valait prévenir que réprimer. Hadrien traça aux gouverneurs de province des règles invariables. Les lois, les édits, les sénatus-consultes, les rescrits des princes, formaient un pêle-mêle de décisions souvent contradictoires, dont quelques-unes d'ailleurs ne s'appliquaient qu'à des cas particuliers ou à de certaines provinces. Par l'ordre de l'empereur, le préteur Salvius Julianus, un des jurisconsultes dont les ouvrages ont servi aux rédacteurs des Pandectes autant que ceux de Papinien, réunit les anciens édits prétoriens et tous les travaux faits sur la lex Annua, que depuis longtemps les préteurs se transmettaient sans y beaucoup changer ; il en coordonna les dispositions qui formèrent, sous le nom déjà ancien d'Edit perpétuel, une sorte de code de la juridiction prétorienne et un règlement général de procédure. Hadrien provoqua un sénatus-consulte qui, en l'année 131, donna force de loi à ce nouvel Edit perpétuel. Les préteurs, les gouverneurs de province et tous les magistrats chargés de rendre la justice durent s'y conformer, sauf à ajouter, pour les espèces nouvelles qui viendraient à se produire, des règles de forme et des articles accessoires conçus dans l'esprit de l'oeuvre législative dont le sénat et le prince venaient de consacrer l'autorité. C'était la loi substituée à l'arbitraire, un bienfait assuré aux provinces, et la première édition de ce grand livre qui est devenu le Corps des lois romaines.

Hadrien n'entendait point arrêter par cette codification, comme il est arrivé en d'autres temps et en d'autres pays, la vie juridique qui avait pris un si brillant essor. Il encouragea, au contraire, les études des prudents, en confirmant par un rescrit l'autorité de leurs réponses officielles, auxquelles il donna force de loi lorsqu'elles étaient unanimes.

La paix sur les frontières, l'ordre dans les provinces, l'économie au palais, même à l'armée, la justice partout, enfin cette bonne politique qui donne de bonnes finances, permirent que le prince, sans charger les peuples, embellît les cités, pensionna des lettrés et des artistes, dégrevât les provinciaux des frais d'entretien de la poste impériale, et augmentât l'assistance accordée par Trajan aux enfants pauvres. Mais s'il voulait que l'Etat secourût la misère ou le malheur, il n'entendait pas que le contribuable se fît à lui-même des largesses aux dépens du trésor public. Quelques mois après son avènement, il avait brûlé toutes les créances du fisc depuis seize ans, qui montaient à l'énorme somme d'environ 200 millions de francs. Un tel chiffre d'arrérages donnerait à penser que l'administration financière était bien mal conduite ou que les guerres de Trajan avaient obéré le peuple et les provinces. Afin de prévenir le retour de tels abus, Hadrien créa une charge nouvelle, celle d'avocat du fisc, qui fut, pour les intérêts financiers de l'Etat, ce que notre ministère public est pour les intérêts de la société et le respect de la loi. Dans chaque province, l'avocat du fisc rechercha ceux qui retenaient injustement un revenu ou un bien du domaine et les poursuivit devant le procurateur du prince, ou au tribunal du gouverneur. Mais on peut être assuré que si le nouveau magistrat montra dans sa fonction de la vigilance, il n'y mit point de dureté, car il eût agi contre les désirs du prince qui refusait les héritages des citoyens ayant des enfants, laissait aux fils des condamnés à la confiscation une partie de la fortune paternelle, quelquefois la totalité, en disant ces mots qu'on lit encore au Digeste : «J'aime mieux enrichir l'Etat d'hommes que d'argent». C'était de la part d'Hadrien une protestation généreuse et intelligente contre la coutume de la confiscation que nous avons mis dix-sept siècles à abolir.

On prête à Hadrien une réforme considérable : il en aurait fini avec l'hypocrisie du gouvernement impérial, en constituant franchement la monarchie, et Aurelius Victor prétend que la réorganisation administrative qu'il opéra subsistait encore à la fin du quatrième siècle, sauf quelques changements introduits par Constantin. Dans cette opinion trop absolue, il faut voir le souvenir persévérant de la sagesse d'Hadrien ; c'est un hommage rendu au prince qui mieux qu'aucun autre eut le sentiment de l'ordre à mettre dans toutes les parties de l'Etat. Il n'a point fait au deuxième siècle l'oeuvre du quatrième, mais il l'a préparée. On connaît, à cet égard, deux faits importants : il réorganisa le consilium municipis et il retira les offices du palais aux affranchis, qui, depuis Auguste et surtout depuis Claude, avaient été les véritables chefs de l'administration : tous les secrétaires de l'empereur furent pris dans l'ordre équestre. Or placer dans les offices du palais, au lieu d'affranchis, serviteurs aveugles de leur maître, des chevaliers romains qui devenaient les fonctionnaires de l'Etat, et, par une conséquence nécessaire, réorganiser, les bureaux du gouvernement, c'était changer la maison du prince, jusqu'alors peu différente d'une riche maison particulière, en une grande administration publique.

Cette réforme en amena une autre. En s'obstinant à vivre loin de Rome, Hadrien aurait paralysé le mouvement des affaires publiques, s'il ne s'était rendu comme présent dans sa capitale par un conseil de gouvernement investi d'une autorité légale. Auguste avait constitué un conseil privé qui, si Dion n'a pas transporté au commencement de l'empire ce qu'il avait sous les yeux, était investi déjà d'attributions étendues. Mais ce conseil ne semble pas avoir survécu au premier empereur, du moins avec le caractère que celui-ci lui avait donné. On ne sent nulle part son action, et ce qui en subsistait n'était qu'une réunion accidentelle et changeante, formée au hasard des amitiés impériales. Hadrien le reconstitua, en demandant aux sénateurs de donner leur approbation aux désignations qu'il fit de personnages considérables, jurisconsultes fameux, chevaliers, préteurs, mêmes consuls. Le choix de l'empereur et la sanction du sénat donnèrent à des fonctions jusqu'alors d'ordre privé, ou du moins indécises, le caractère d'une sorte de magistrature permanente. Les questions étudiées par les bureaux qu'il venait de réorganiser arrivèrent à ce conseil et y reçurent une solution. L'empereur pouvait donc, sans nulle inquiétude, courir le monde et chercher à Athènes ou en Egypte des hivers plus doux, en Gaule ou dans l'Illyricum des étés moins brûlants ; les Pères avaient fait dans ses mains comme une seconde abdication, et, en son absence, les membres du conseil de gouvernement, suppléant au besoin le sénat par la délégation qu'ils en avaient reçue, et l'empereur dont ils avaient la confiance, assuraient l'expédition des affaires, la tranquillité de Rome et la sécurité du prince. Ce n'était pas un ministère, car les Romains répugnaient, comme nos anciens rois, au partage des attributions ; mais quand des hommes tels que Salvius Julianus, Ulpien, Papinien ou Paul siégèrent au consilium, on put croire qu'un ministre de la justice s'y trouvait. Il n'y a donc point à s'étonner qu'on ait fait remonter les commencements de la transformation monarchique, opérée sous Dioclétien, à l'époque où les affranchis rentrèrent dans l'ombre, les chevaliers dans l'administration centrale, les sénateurs, ou du moins quelques-uns d'entre eux, dans le gouvernement effectif de l'empire.

La haute juridiction civile et criminelle, confiée, en Italie, à quatre consulaires, et la multiplication des curateurs, annoncent aussi l'approche des temps où les anciens droits, les vieux privilèges, vont disparaître devant l'égalité dans l'obéissance. Marc Aurèle remplacera les consulaires d'Hadrien par des juridici, magistrats de moindre dignité, investis seulement de la juridiction civile ; mais il donnera la juridiction criminelle au préfet de la Ville dans la région suburbicaire (jusqu'au centième mille), au préfet du prétoire dans le reste de l'Italie. Ainsi, par respect pour cette vieille terre qui avait porté les fortes populations dont Rome avait formé ses légions, on évitait, tout en lui faisant la condition des provinces, de lui en donner le nom.

Les voyages d'Hadrien ne changeaient rien à cet ordre : la poste impériale lui apportait rapidement l'avis de son conseil. D'ailleurs il emmenait avec lui une partie de ceux qui le composaient ; de sorte que le gouvernement le suivait dans ses pérégrinations. Rome, dit Hérodien, est là où se trouve l'empereur.

J'omets quantité de réformes sans importance. Hadrien avait la manie de tout réglementer, comme il avait celle de tout savoir, même les secrets des familles. Sa police, qu'à raison de ses continuels voyages il dut rendre très active, écoutait aux portes, regardait dans l'intérieur des maisons et lisait, par-dessus l'épaule, la lettre qu'une femme écrivait à son mari, non, comme Tibère, par esprit de soupçon, mais, comme Louis XV, pour se distraire et rire. S'il multiplia les édits sur les vêtements, les voitures, les bains, les matériaux de démolition, les sépultures, qu'il interdit dans l'intérieur des villes, etc., il en fit aussi pour fermer les ergastula, où tant d'esclaves, même tant d'hommes libres, enlevés par surprise, étaient retenus et torturés ; pour ôter aux maîtres le droit de vie et de mort sur leur bétail humain et le protéger contre leurs sévices, pour leur interdire, à moins d'une autorisation du magistrat, une spéculation infâme : la vente de ces malheureux, hommes et femmes, à un propriétaire de mauvais lieu ou d'une école de gladiateurs ; pour défendre de mettre indistinctement à la question tous les esclaves d'un maître assassiné, même ceux qui n'avaient pas été à portée de voir ou d'entendre, et qui par conséquent n'avaient pu le secourir. Une matrone maltraitait cruellement ses femmes : il la condamna à cinq années de relégation ; les sacrifices humains au Baal carthaginois continuaient : il les proscrivit encore ; enfin, mettant la logique au service de l'humanité, il décida que la femme qui aurait été libre à un moment quelconque de sa grossesse donnerait nécessairement le jour à un enfant libre, et que cet enfant naîtrait Romain lorsque ses deux auteurs, pérégrins au jour de la conception, auraient obtenu la cité avant l'accouchement. Il améliora aussi la condition de la femme, l'autorisa à tester, et reconnut à celle qui avait le jus trium liberorum le droit de recueillir la succession de ses enfants morts intestats. On a vu Trajan restreindre les droits de la patria potestas ; une décision d'Hadrien, rendue pour un cas particulier, prépara cependant la ruine de l'autorité du père en tant que juge domestique. Un fils avait commerce avec sa belle-mère, le père l'attira à la chasse et l'y tua. Le prince le condamna à la déportation, non pour avoir usé des vieux droits de l'autorité paternelle, mais pour avoir agi en brigand des bois.

Une inscription cite une loi d'Hadrien sur le colonat ; nous ne l'avons malheureusement pas. Mais cette seule mention prouve la clairvoyance du prince qui réglementait une condition nouvelle des populations rurales, destinée à remplacer peu à peu l'ancienne servitude.

Voilà des édits et des sentences qui feraient excuser bien des travers. Jamais pareil et plus généreux effort n'avait été fait par le législateur pour diminuer cette plaie de l'esclavage, point purulent qui minait le corps social. La législation d'Hadrien nous achemine à la transformation que va subir l'ancien mode de servitude : un grand nombre d'esclaves seront bientôt des colons.

A Rome, beaucoup de simplicité dans la vie, de dignité dans la tenue, quoiqu'il renvoyât bien loin ceux qui voulaient l'envelopper d'ennui, sous prétexte de la majesté du rang ; et si Antinoüs avait eu des successeurs, le vice du moins se dérobait à la pudeur publique. Au palais, les esclaves, les affranchis, retenus dans l'ombre ; point de vin sur la table, mais les repas assaisonnés de conversations variées, de lectures intéressantes ou de représentations scéniques. Des réceptions aux jours de fête ; ordinairement le calme et le silence dans la demeure impériale. Cependant aucune affectation d'austérité ; il prenait part aux plaisirs de ses amis et aussi à leurs douleurs ; il chassait avec eux et les visitait dans leurs maladies, sans leur permettre d'abuser de son affection ni leur donner un crédit dont ils pussent trafiquer, ainsi qu'ont coutume de le faire les césariens et tous ceux qui entourent les empereurs. En public, pour cortège, les citoyens les plus respectés, et point d'avances à la foule, afin d'en tirer ces acclamations si faciles à obtenir et qui si souvent trompent ceux qui les reçoivent. Lorsqu'il revenait du Forum ou de la curie, c'était habituellement en litière, pour qu'on ne le suivît point.

Jusqu'à la fin il eut pour les sénateurs les mêmes égards. Arrivait-il des ambassadeurs étrangers, il les présentait lui-même au sénat, exposait leur demande, prenait les avis de chacun, et, après avoir recueilli les voix, rédigeait la réponse dans le sens de la majorité. Avec le peuple il était comme avec les soldats, plutôt sévère qu'affable. Un jour que, durant les jeux, on lui réclamait avec insistance une grâce qu'il ne crut pas juste d'accorder, il la refusa, et, toute l'assistance se récriant, il commanda par le héraut qu'on fît silence et que les jeux continuassent. Une autre fois le peuple le pressait avec grand bruit de donner la liberté à un conducteur de char. Il écrivit sur ses tablettes : La dignité du peuple romain ne lui permet pas de demander que j'affranchisse l'esclave d'un autre, ni de contraindre son maître à l'affranchir lui-même ; et il jeta ces tablettes à la foule. D'autres fois il se tirait d'une importunité par un bon mot. Un solliciteur dont la tête commençait à blanchir et qui n'avait pu obtenir une grâce reparut quelque temps après, les cheveux teints et demandant la même place : Mais je l'ai déjà refusée à votre père, dit le prince.

Il aimait, avons-nous dit, à rendre la justice, et surtout à la faire ; quand il siégeait sur son tribunal, c'était entouré non de ses amis ou de ses familiers, mais des plus savants jurisconsultes, tels que le sénat lui-même n'aurait pu mieux choisir, Julius Celsus, Salvius Julianus, Neratius Priscus. Dion, qui ne lui est pas favorable, remarque cependant que jamais il ne dépouilla personne injustement de ses biens ; et l'historien ajoute avec une naïveté qui est malheureusement une vue nette de certains caractères : «Il n'avait point de colère, même pour les gens de peu qui lui rendaient service en agissant contre son sentiment». Mais il n'entendait pas que les juges violassent la loi ; et sa vigilance, celle qu'il imposait à l'administration, rendirent les prévarications bien difficiles. Il voulait que l'intention, et non le fait, fît le coupable, et si, en lui, l'homme a eu des moeurs mauvaises, le prince a su récompenser les bonnes en refusant de punir le meurtrier d'un individu qui avait commis de honteuses violences sur l'accusé ou sur les siens.

Il est malheureux que le grammairien Dosithée, qui nous a conservé des lettres et sentences d'Hadrien, ne soit qu'un maître d'école prenant au hasard les exemples qu'il propose à ses élèves. Mieux choisis et plus nombreux, ces fragments auraient permis de lever un coin du voile qui cache la vie habituelle du prince. Tels qu'ils sont, ils le montrent rendant justice ou donnant conseil à tout venant, sous le vestibule de son palais, comme les rois et les cheiks de l'Orient aux portes de leur ville ; et, malgré leur insignifiance, ils aident à saisir le véritable caractère de cette magistrature impériale, faite des prérogatives bien déterminées des anciennes charges républicaines et des pouvoirs indéfinis de l'autorité patriarcale.

Un individu veut s'enrôler : «Où désires-tu servir ? - Au prétoire. - Mais quelle taille as-tu ? - Cinq pieds et demi. - Entre dans les cohortes urbaines, et si tu es bon soldat, la troisième année, tu pourras passer aux prétoriens». (§ 2.)

Un vieux soldat vient au palais : «Mes fils, seigneur, ont été pris pour la milice. - C'est fort bien. - Mais ils sont très ignorants : aussi j'ai peur qu'ils n'agissent pas selon les règlements et qu'ils ne me laissent dans la misère. - Pourquoi craindre ? Ne sommes-nous pas en paix ? Leur temps de milice se passera tranquillement. - Permettez, seigneur, que je les suive, fût-ce comme leur serviteur. - Par les dieux ! n'en fais rien ; il ne convient pas que tu deviennes le valet de tes fils ; mais prends ce ceps de vigne, je te fais centurion». (§ 13.)

Un autre jour, il condamne un fils à nourrir son père vieux et infirme, un tuteur à fournir des aliments à son pupille. Un homme et une femme qui n'avaient pas contracté de justes noces, c'est-à-dire un mariage légitime, se disputent un enfant pour avoir sa part dans les distributions publiques. L'empereur fait venir l'enfant : «Auprès de qui demeures-tu ? - Chez ma mère». Alors le prince se tournant vers l'homme : «Méchant ! laisse ce congiaire qui ne t'appartient pas». (§ 11.)

Comme il assistait à la distribution de ce que nous appellerions les bons de pain, une femme s'écrie : «Je te supplie, seigneur, d'ordonner qu'on me donne une portion du congiaire de mon fils qui m'abandonne». Le fils était présent. «Moi, seigneur, je ne la reconnais pas pour ma mère. - Eh bien, moi, si tu persistes, je ne te reconnaîtrai plus pour citoyen». (§ 14.)

Un citoyen expose qu'il a le cens équestre et qu'il avait sollicité la concession du cheval d'honneur (equum publicum), mais n'a pu l'obtenir à cause d'une accusation portée contre lui : «Celui qui demande le cheval d'honneur doit être à l'abri de tout reproche ; prouve que ta vie est sans tache». (§ 6.)

Il ne se trouve en tout cela rien de bien important pour le droit ou pour l'histoire. Cependant, si Tacite avait lu les fragments de Dosithée, il n'aurait pas reproché à Tibère sa présence dans les tribunaux. L'empereur était un chef militaire, imperator, mais il était aussi de cet âge où la société voit surtout dans le prince un justicier à la façon de Salomon ou de saint Louis. Aux mains d'un sage, cette faculté de faire le droit, condere jura, à tout propos et sur toute question, est sans inconvénients ; aux mains d'un débauché, d'un violent ou d'un fou, elle a été déjà et elle redeviendra terrible. Hadrien, heureusement, était de la catégorie des sages.

Un tel prince méritait d'être bien servi, et il le fut, parce qu'il avait la qualité qui, chez le prince, peut remplacer toutes les autres : il savait découvrir les hommes utiles et les mettre à la fonction qu'ils étaient en état de remplir le mieux. Mais les écrivains, qui nous ont gardé si peu de choses de l'empereur, ne nous disent rien de ses lieutenants. Il en avait cependant qui étaient dignes des anciens temps. Ainsi Marcius Turbo, son meilleur général, devenu préfet du prétoire, étonnait la mollesse des grands de Rome par son activité et sa vie austère. Il passait tout le jour à travailler au palais, et souvent retournait près du prince au milieu de la nuit. Jamais on ne le vit, même malade, s'enfermer dans sa maison, et Hadrien le pressant de prendre quelque repos, il répondit par le mot de Vespasien : Un préfet du prétoire doit mourir debout.

Sulpicius Similis était un autre gardien sévère de la discipline. Un jour, Trajan l'ayant appelé dans sa tente, lui simple centurion, avant les tribuns, il dit au prince : C'est une honte, César, que tu t'entretiennes avec un centurion, tandis que les tribuns sont debout à ta porte et attendent. Il prit malgré lui la préfecture du prétoire, la déposa dès qu'il le put, passa aux champs le reste de sa vie, sept années, et fit écrire sur son tombeau : Ci-gît Similis, qui exista soixante-seize ans et en vécut sept.

Le vainqueur des Juifs, Julius Severus, homme aussi d'autorité, mais en même temps de justice, avait gagné si bonne renommée dans soir gouvernement de Bithynie, que, plus d'un siècle après, son nom y était encore vénéré. Arrien est une autre preuve de la sûreté des choix d'Hadrien. Ecrivain distingué, historien exact, bon général, chef habile et prévoyant d'une province frontière, il mérita l'estime de son prince, et il a gagné celle de la postérité.

Cependant on reproche à Hadrien une basse jalousie et de la cruauté ; mais il est aisé de reconnaître d'où venaient ces reproches. Durant ses interminables voyages, il promenait avec lui le gouvernement sur tous les grands chemins de l'empire.

Auparavant, la réalité du pouvoir restait au moins dans la capitale, et, de loin, on voyait mal la distance qu'il y avait du Palatin à la curie. Avec Hadrien, l'illusion n'était plus possible. Que faisaient donc les délaissés de Rome, les vieux politiques sans emploi, la jeunesse dorée sans guerre, sans commandements obtenus avant la première barbe ? Que disait-on sous les portiques du forum de Trajan, le long de la voie Sacrée et dans toutes les maisons patriciennes ? Que le petit Grec était encore un petit esprit ; que ce provincial se plaisait avec les gens de son espèce ; que ce grand ami de la paix avait peur de la guerre. On ne lui reprochait pas ses vices, qui étaient ceux de tout le monde, et pas encore sa cruauté, puisque personne ne voyait d'exécutions ; mais on insinuait qu'il avait bonne envie de faire des victimes et l'on exagérait ses travers ; on élevait à la hauteur d'affaires d'Etat des querelles de ménage entre lui et les sophistes dont il s'entourait.

L'impératrice Sabine, buste du Capitole

Enfin, comme son mariage était demeuré stérile, on prêtait à l'impératrice Sabine d'abominables propos, et, sans se mettre en frais d'imagination, on lui faisait répéter le mot attribué déjà au père de Néron : D'elle et de moi, il ne peut naître qu'un monstre fatal au genre humain. Il ne faisait pas bon conspirer contre un prince qui avait pour lui le dévouement absolu de trente légions. Aussi ne le fit-on qu'à son avénement, quand on le croyait mal affermi, et à la fin, lorsque, la mort approchant, on pensa que son esprit et sa main faiblissaient. Mais on se dédommageait par des médisances : petite guerre dont Antonin s'était tant effrayé, qu'il n'avait point osé, durant tout son règne, sortir de Rome.

Or, ces médisances, les badauds les écoutaient avidement et les ramassaient pour d'autres qui les écrivirent. Voilà comment nous les retrouvons dans les pauvres historiens de ce temps, Spartien et Dion, surtout le Dion du moine Xiphilin. Avec de tels écrivains, on est forcé de ne tenir aucun compte des accusations vagues, des affirmations sans preuves, lorsqu'elles sont en contradiction avec le caractère bien constaté des hommes, ou avec les événements connus. Ainsi Dion, attribuant à la jalousie l'abandon des conquêtes de Trajan et la destruction du pont sur le Danube, fait preuve d'autant d'ineptie que lorsqu'il montre Hadrien envieux des morts, même d'Homère, et se guérissant une première fois de son hydropisie en épuisant, à l'aide de la magie et des enchantements, l'eau qui enflait son corps. Spartien dit sérieusement que l'empereur avait de telles connaissances en astrologie qu'il écrivait le soir des calendes de janvier tout ce qui devait lui arriver dans l'année. Plus loin, il accuse la violence de sa cruauté naturelle, vim crudelitatis ingenitae, et il ajoute : idcirco multa pie fecisse. Pour admettre cette cruauté naturelle, qui aurait eu le singulier effet d'être le mobile de ses bonnes actions, il faudrait autre chose que ces phrases d'où rien ne sort quand on les presse. Nous avons eu trop d'exemples de cette manie malheureuse avec un écrivain de génie comme Tacite, pour accepter sans preuves les affirmations d'auteurs de décadence, à qui manquent complètement le sens critique, le goût de l'ordre et de la précision, mais qui, en échange, sont déjà doués de la plus niaise crédulité.

On lit dans Dion : «Sa jalousie contre les talents supérieurs ruina un grand nombre de gens et causa la perte de quelques-uns. C'est ainsi qu'il chercha à se défaire de Favorinus le Gaulois et de Denys le Milésien». On pourrait croire, d'après ces paroles, qu'il arriva à ces deux hommes quelque fâcheux accident. Or Denys fut fait chevalier romain et Favorinus mourut plein de jours dans les dernières années d'Antonin. Repris une fois par le prince au sujet d'une expression, il s'était aussitôt rendu, et, ses amis le raillant d'avoir cédé si vite, il avait répondu : «Vous ne me persuaderez jamais que l'homme le plus savant de l'univers ne soit pas celui qui commande à trente légions». Il serait juste de laisser ce mot au compte de la lâcheté du sophiste ; on le met à la charge du prince, qui apparaît alors comme incapable de supporter la plus légère contradiction. On rapporte du même personnage qu'il s'étonnait de trois choses : Gaulois, il parlait grec ; eunuque, il avait été accusé d'adultère ; enfin, haï de l'empereur, il vivait encore. L'eunuque n'était point modeste, en se vantant d'avoir été l'objet de la haine d'un empereur ; et s'il conserva, comme il semble, la faveur d'Antonin, c'est qu'Hadrien ne l'avait pas même chassé de sa cour. Tout le mal peut-être qu'il en avait reçu avait été de se voir préférer d'autres sophistes. Denys de Milet et le philosophe Héliodore perdirent aussi de leur crédit ; mais Epictète garda le sien, et Arrien, son disciple, fut tiré des livres pour être fait consul.

Nous savons qu'Hadrien aimait à s'entourer de lettrés et d'artistes, race autrefois disputeuse et république pleine d'orages, parce que la vanité y était toujours surexcitée. «Le prince peut te donner des richesses et des charges, disait Denys à Héliodore, qu'Hadrien venait de prendre pour secrétaire, mais jamais il ne fera de toi un orateur». Que cette humeur difficile l'ait, à certains jours, fatigué, et que, dans ses disputes avec eux, sur un point de grammaire ou de philosophie, il leur ait rappelé, par une réplique impérieuse, la qualité de leur contradicteur, on ne devrait pas s'en étonner. Il aimait à rire et excitait des batailles où il rendait vers pour vers, trait pour trait, sans toujours en émousser la pointe. Un de ces sophistes réclame les immunités que la loi accorde aux philosophes : Lui, un philosophe ! répond Hadrien, quelle erreur ! et il refuse. Le mot était dur et le procédé désobligeant ; mais d'une parole, même acérée, à un coup de hache, la distance est grande, et je ne crois pas qu'elle ait été franchie par le prince, qui aimait trop les lettres pour en persécuter les représentants.

Il honora et enrichit, dit son biographe, tous ceux qui se livraient à l'enseignement, et en éloigna, mais après les avoir comblés de biens, ceux qui n'étaient pas capables de soutenir la renommée de leur profession. C'est notre mise à la retraite avec tous les honneurs de la vétérance. Remarquons, sans nous arrêter à leur histoire, que sous ce règne florissaient : Plutarque, un des maîtres d'Hadrien ; Suétone, son secrétaire, qu'il disgracia pour une offense à l'impératrice ; Phlégon, son affranchi, qui écrivit, sous la dictée du maître, son histoire ; Arrien, habile et savant capitaine ; Ptolémée, l'illustre géographe ; Pausanias, Aulu-Gelle ; enfin un grammairien fameux, Apollonius Dyscole ou le Bourru. Juvénal venait de mourir, et Lucien, Apulée, n'avaient encore rien écrit. Ainsi l'érudition domine et la grande littérature est morte, car bien que tout le monde fasse des vers ou déclame, on ne trouve ni un orateur ni un poète.

Buste du Vatican

Nous avons pu faire bon marché des querelles d'Hadrien avec les sophistes, mais il resterait une tache odieuse sur son nom, s'il était vrai qu'Apollodore eût été mis à mort en représailles de critiques contre un projet de temple dessiné par l'empereur. J'ai peine à croire à cette méchante action, et ce qui s'y rapporte est fort obscur. On dit que, du vivant de Trajan, Apollodore se brouilla avec le futur empereur, en le renvoyant à ses peintures un jour qu'Hadrien voulait lui parler de constructions, et l'on fait de cette rudesse le motif de sa disgrâce. Cependant il resta encore en faveur, puisque le nouveau prince le chargea de faire un colosse qu'il voulait consacrer à la Lune, pour le placer à côté de celui de Néron qu'il avait dédié au Soleil. Le récit de Dion Cassius, ou plutôt de l'abréviateur Xiphilin, est rempli d'invraisemblances. Hadrien, dit-il, bannit Apollodore, mais demeura en correspondance avec lui ; il lui demanda même de composer sur les machines de guerre le livre dont nous avons parlé et qui commence ainsi : «Seigneur, j'ai lu ta lettre au sujet des machines, et je suis heureux que tu m'aies jugé digne d'exécuter une pareille oeuvre». Plus loin, il ajoute : «Dans des jours meilleurs pour moi, quand nous étions ensemble à l'armée...» Ces paroles tristes, mais douces, n'annoncent point beaucoup de haine dans le coeur de l'exilé pour le persécuteur, ni cette demande du prince une bien vive irritation contre le persécuté. Il y a là quelque chose qui nous échappe. Si l'empereur ne mettait pas un terme à cet exil, c'est peut-être que le sénat l'avait prononcé à la suite d'une faute dont le souvenir subsistait. Dion assure qu'Hadrien finit par ordonner sa mort pour avoir dit d'une statue que le prince voulait mettre assise dans un temple : Elle est trop grande : en se levant, elle briserait la voûte. L'habile artiste n'a pu faire à un connaisseur expert une objection si contraire aux idées des anciens sur la statuaire des dieux, et qui eût été la condamnation de Phidias en même temps que celle d'Hadrien. Il est tout aussi difficile d'admettre que le meurtre du grand architecte soit passé inaperçu. Or Spartien, qui ne ménage pas au prince les accusations de cruauté, et qui parle d'Apollodore, ne fait aucune allusion à sa mort violente. Eutrope et Aurelius Victor ne la connaissent pas davantage, ou du moins n'en disent mot. Si le fait est vrai, il faut qu'on lui trouve d'autres motifs que ceux qu'on donne, car ce meurtre, tel qu'il est raconté, aurait été un acte de folle cruauté, et nous avons le droit de dire qu'Hadrien ne commettait pas de ces actes là.

Il est une question que, à l'époque où nous sommes arrivés de l'histoire de l'empire, il faut se faire au sujet de chaque prince : Quelle conduite a-t-il tenue à l'égard de ceux qu'on appelait les désespérés et qui à l'apothéose de l'empereur opposaient celle du crucifié ?

La croyance qui finit se rencontre avec celle qui commence, et elles se mêlent comme deux fleuves arrivés à leur confluent : des sectes chrétiennes différaient si peu des païennes que, à regarder de loin et vite, on distinguait mal les dévots des deux religions. On a lu une lettre d'Hadrien dont nous avons omis, pour le reprendre ici, un passage qui se rapporte aux chrétiens. «En Egypte, dit-il, les chrétiens sont des adorateurs de Sérapis, même ceux qui se disent les évêques du Christ. Dans ce pays, il n'y a ni rabbin juif, ni samaritain, ni prêtre chrétien qui ne soit astrologue, devin et charlatan. Le patriarche même, lorsqu'il vient en Egypte, est forcé par les uns d'adorer Sérapis, par les autres le Christ». Ces paroles attestent une certaine préoccupation de la question religieuse dont le monde était alors troublé. Il est évident qu'Hadrien prit quelque souci des problèmes qui s'agitaient au-dessous de lui ; mais, comme les puissants et les heureux du jour, qui regardent de loin et dédaignent les idées nouvelles, il a vu, sans bien comprendre, et, comme beaucoup d'autres aussi, il confondit avec le bien des chrétiens celui dont les Lagides avaient fait le Dieu suprême de la vie, de la mort et de la résurrection.

Cependant l'empereur aurait dû être mieux au courant des dogmes chrétiens, car, à Athènes, il avait admis Aristide, philosophe converti, et l'évêque Quadratus, le premier apologiste, à lui présenter la défense de leur foi (126). L'Eglise, avec son organisation et ses rites, alors fort simples, ne pouvait inspirer d'inquiétude à un prince qui, dans ses voyages, avait rencontré tant de systèmes, de croyances et de cultes divers, que le vieil esprit romain, étroit et dur, avait été tué en lui pour faire place à l'esprit de tolérance. Les chrétiens, qui prétendaient guérir des malades et ressusciter des morts, lui semblaient avoir autant de droit à vivre tranquilles que les prêtres de Sérapis, qui s'attribuaient le même pouvoir. Il n'avait nulle envie de les accuser, comme Domitien, de judaïser, comme Trajan, de former des sociétés secrètes, et il rattachait leur dogme de la Trinité aux doctrines les plus pures de Platon. Les chrétiens, dont les apologistes se présentaient devant lui avec le manteau des philosophes, lui semblaient former une école philosophique, à laquelle il devait donner la liberté qu'il laissait à toutes les autres. S'ils étaient possédés de l'esprit de prosélytisme, tout le monde alors l'avait, à ce point que nous pouvons considérer Sénèque, Epictète, Dion Chrysostome, comme des directeurs de conscience ; que beaucoup tenaient Apollonius de Tyane pour un messie ; et que les chemins, les rues, étaient encombrés de philosophes prêcheurs dont Lucien nous a laissé un portrait qui, sauf l'habit, semble fait à la ressemblance de certains prédicants de carrefours au moyen âge.

Hadrien, qui avait changé les anciennes façons de régner, changea donc aussi les vieilles maximes de gouvernement ; et, puisqu'il mettait le salut de l'empire dans la vigilance et la fermeté de l'empereur, incessamment portées sur tous les points du territoire, c'est-à-dire dans une sagesse toute terrestre, il n'avait plus besoin de le mettre dans la protection de la religion officielle. Malgré son titre de souverain pontife, il laissa les dieux d'Auguste se défendre tout seuls. Néanmoins il faut toujours faire cette réserve, que dans cet empire immense il a pu se trouver quelques villes où des chrétiens aient été victimes soit des emportements d'une populace ameutée, soit de la haine religieuse d'un magistrat imbécile ; que la police du culte appartenait aux décurions et qu'ils croyaient défendre leurs dieux en accusant ceux qui les attaquaient. C'étaient des violences locales contre lesquelles les provinciaux étaient sans défense. Ceux qui, en très grand nombre à cette époque, avaient le titre de citoyens, étaient seuls à l'abri de ces jugements précipités qui tourmentaient la conscience de certains fonctionnaires. Plusieurs, entre autres Licinius Silvanus Granianus, proconsul d'Asie, écrivaient à l'empereur qu'il ne leur paraissait pas juste de mettre un homme à mort parce que la populace criait : Le chrétien aux bêtes ! Nous avons une des réponses d'Hadrien, celle qui fut adressée à Minucius Fundanus, successeur de ce sage personnage. Saint Justin l'a insérée en entier dans sa première Apologie, et Eusèbe en a mis une traduction grecque dans son Histoire ecclésiastique. Sans retirer les instructions si précises de Trajan à Pline, ce qui aurait été l'équivalent d'une reconnaissance officielle du christianisme, Hadrien semble avoir cherché, par le vague de sa réponse, à fournir aux juges un prétexte de ne frapper les chrétiens que pour des délits de droit commun. «Si quelqu'un, dit-il, accuse les chrétiens et prouve qu'ils font quelque chose contre les lois, jugez-les selon la faute qu'ils auront commise ; s'ils sont calomniés, punissez le calomniateur».

On dira que c'était n'accorder rien, puisque les lois de l'empire condamnaient les chrétiens. Sans doute, mais d'abord, par son rescrit, Hadrien interdisait la violence, les exécutions tumultuaires, et faisait une obligation de la procédure légale ; ensuite, dans un gouvernement absolu, les lois valent ce que vaut l'esprit qui les applique ; et il faut bien que, sous les termes équivoques dont Hadrien s'était servi, l'administration impériale ait mis la tolérance qui était dans la pensée de son chef, puisque saint Justin trouvait que ce rescrit contenait tout ce que les chrétiens pouvaient demander aux empereurs.

Antonin ne songera pas plus que son prédécesseur à donner au christianisme une existence légale, incompatible avec les lois et la constitution même de l'empire, mais il leur accordera la tolérance de fait, qui devait d'abord lui suffire.

Que serait-il advenu si cette politique avait été continuée par les successeurs de ces deux princes ; si les uns n'avaient pas cherché à étouffer le christianisme dans le sang ; si les autres ne lui avaient pas livré le gouvernement en le faisant asseoir à côté d'eux sur le trône ? On eût évité tous les crimes commis par la persécution, qui exalta l'héroïsme des martyrs, mais aussi la haine contre la société païenne, ses arts, sa littérature ; et le christianisme, s'infiltrant peu à peu dans les esprits, eût paisiblement transformé le monde, sans se faire d'abord pouvoir public, ensuite puissance territoriale, ayant la force et en usant, faisant des martyrs après en avoir donné. Alors il eût été pour l'empire un élément de régénération, au lieu d'être une cause de dissolution. Mais le gouvernement du monde appartient à la passion bien plus qu'à la sagesse, et cette idée de la séparation du temple et du forum, ou, pour l'appeler par son nom moderne, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui n'entra jamais dans une tête grecque ou romaine, est un fruit qui aura mis des milliers d'années à mûrir.

Pour Hadrien, il lui reste l'honneur d'avoir agi comme s'il avait eu le respect réfléchi de la conscience religieuse. Sous lui, nul, par ordre du prince, ne souffrit pour ses croyances, dans sa personne ou dans ses biens. Il eut cependant une guerre atroce de religion. Aux premiers jours de son règne, ses généraux avaient écrasé l'insurrection juive qui avait éclaté sous Trajan, à Cyrène, en Egypte, dans l'île de Chypre, où l'exploitation des mines de cuivre, concédée par Auguste à Hérode, à condition d'en partager les revenus avec le fisc impérial, avait attiré un très grand nombre de Juifs. Comme dans toutes les guerres faites au nom du ciel, il avait été commis de part et d'autre d'abominables cruautés. En Chypre seulement, deux cent quarante mille personnes avaient péri ; et défense avait été faite aux Juifs, sous peine de mort, de mettre le pied dans l'île : celui même que la tempête y jetait n'obtenait pas merci. Ailleurs, pareilles cruautés : on parle non seulement de tortures, mais d'immenses égorgements, de cadavres mangés. Dans la Cyrénaïque, dit Orose, presque toute la population avait péri, et, si Hadrien n'y avait envoyé de nombreux colons, la terre y serait restée vide d'habitants et inculte.

Cette fois, c'étaient les colonies qui avaient pris les armes. Epuisée de sang, et d'ailleurs contenue par de puissantes garnisons, surveillée par d'habiles généraux, la mère patrie n'avait pas eu la force de recommencer la grande guerre par les armes ; mais elle continuait la lutte par l'esprit, et, sur les ruines de la patrie matérielle, quelques hommes s'étaient donné la lâche de refaire la patrie morale du peuple hébreu.

Après la chute de Jérusalem, les docteurs de la loi qui avaient survécu à l'épouvantable catastrophe s'étaient réfugiés à Iabné (Jamnia), plus tard à Tibériade, et y avaient ouvert des écoles qui entretenaient le zèle pour la loi parmi ces vaincus que rien ne pouvait abattre, parce qu'ils se sentaient en possession d'une doctrine supérieure à la force qui les avait accablés. Ce peuple était comme le roseau de Pascal : quand le monde l'écrasait, il se croyait encore plus grand que le monde, et il avait raison de le croire, car à la fin il l'a vaincu, en lui imposant son dogme.

C'est par les écoles, par la science telle qu'on l'entendait alors, que le mouvement national fut préparé, et c'est en elles que les Juifs placèrent leurs espérances de salut. La légende d'Akiba, le plus célèbre de ces docteurs de la loi, en est un touchant témoignage. Dans sa jeunesse le nouveau Moïse gardait les troupeaux de Kalba Schéboua. La fille du maître, frappée de la vertu du jeune berger, lui proposa de l'épouser, mais à la condition qu'il irait auparavant s'instruire et gagner des disciples. Akiba partit ; au bout de douze ans, il revenait suivi de douze mille disciples, lorsqu'en approchant de la maison de sa fiancée il entendit le père qui disait avec colère à sa fille : «Insensée ! Jusques à quand veux-tu attendre, dans le veuvage, celui qui t'a quittée ?» Et elle répondait : «Si mon époux veut faire selon mon désir, il passera douze années encore à étudier». Akiba aussitôt retourne à ses livres, et, après le temps prescrit, revient avec vingt-quatre mille disciples. Sa fiancée court à la rencontre de celui qui est devenu le plus célèbre des docteurs de la loi, se prosterne à ses pieds et embrasse ses genoux. Les disciples veulent écarter cette femme en haillons, dans laquelle ils n'ont pas reconnu la patrie en deuil ; mais le maître s'écrie : «Que faites-vous ? C'est à elle que nous devons tous notre science».

Jusqu'alors, parmi les Juifs, l'enseignement avait été oral, traditionnel ; la loi seule était écrite. L'école de Tibériade, prévoyant de nouveaux malheurs et une nouvelle dispersion, résolut de rédiger, après les avoir discutées une dernière fois, toutes les décisions des docteurs, toutes les prescriptions que l'usage avait introduites, toutes les règles de conduite que la sagesse avait trouvées. C'était le code des lois civiles et religieuses, la Mishna ou loi répétée, que l'école rédigeait pour constituer, à travers le temps et l'espace, le lien moral de la nation.

Quand l'école de Tibériade eut préparé cet immense travail, une dernière tempête pouvait s'élever et les Juifs de la Palestine périr dans les combats ou dans les supplices : la nationalité juive était sauvée.

Pour prévenir le retour de ces insurrections qui mettaient en péril la paix de l'Orient, Hadrien n'avait pas recouru à la persécution religieuse contre les individus. Il crut qu'il les ferait renoncer à leurs indestructibles espérances dans la venue d'un messie, s'il leur prouvait l'inanité de ces promesses en effaçant jusqu'au nom de Jérusalem. Sur les ruines du temple campait, depuis le grand siège, une partie de la légion Xa Fretensis ; Hadrien l'occupa à déblayer le sol, et, en l'année 122 (?), une colonie nombreuse vint s'établir au pied de la montagne de Sion. La cité de David prit le nom de l'empereur et de Jupiter Capitolin, Aelia Capitolina. Aux lieux où chaque année les fidèles venaient adorer Jéhovah, le Dieu unique, ils trouvèrent les autels de toutes les divinités de l'Olympe. Le signe même de leur foi fut proscrit : la police impériale défendit aux Juifs de pratiquer leur baptême sanglant sur des hommes de race étrangère.

Les Juifs paraissaient résignés à la perte de leur indépendance politique ; ils se soulevèrent pour venger l'outrage fait à leur Dieu (132). Des insurrections éclatèrent sur différents points ; puis tout le peuple s'arma sous la conduite d'un homme qui montra tant de courage et d'audace, que les Juifs, encore une fois trompés par l'éternelle illusion, virent en lui le sauveur promis, l'étoile qui devait sortir de Jacob. Akiba, reconnaissant en lui le messie promis à Israël, lui remit, en présence des chefs de la nation, le bâton de commandement et lui tint l'étrier lorsque le fils de l'Etoile, Bar Kokaba, monta son cheval de guerre.

Les Romains surpris éprouvèrent d'abord des échecs qu'on dissimula, et, durant trois années, le chef national fut maître dans la montagne royale, chaîne de hauteurs qui s'étend de la Samarie à l'Idumée : nous avons encore des monnaies qu'il fit frapper et qui sont datées par les années de la délivrance. Les chrétiens, comme au temps du siège de Jérusalem, se tenaient à l'écart ; accusés de trahir la cause commune, ils furent persécutés et mis à mort, quand ils refusaient l'abjuration. Mais des auxiliaires accoururent de tous les pays voisins, et ce que l'empereur avait d'abord regardé comme un de ces désordres locaux dont les Romains ne se troublaient pas apparut comme un péril public qui exigeait les plus énergiques mesures. Il appela du fond de la Bretagne son meilleur capitaine, Julius Severus, lui donna d'habiles lieutenants, des forces suffisantes et l'ordre d'éviter les actions générales, d'avancer lentement, mais sûrement, en ne laissant debout derrière lui ni un homme ni une maison. Plus de neuf cents gros villages furent détruits, cinquante places fortes prises et rasées ; cent quatre-vingt mille hommes périrent les armes à la main. Mais qui comptera, dit l'historien, ceux qui succombèrent à la faim, aux misères ou dans la flamme des incendies ? La Judée ne fut plus qu'un désert. Bar Kokaba eut la mort du soldat, il tomba en combattant ; les docteurs de la loi, qui s'étaient enfermés dans la dernière forteresse de l'insurrection, Béther, moururent au milieu des supplices ; Akiba fut déchiré avec des dents de fer rougies au feu, et les fêtes des amphithéâtres romains furent rassasiées de la chair des captifs. A ceux qu'on n'avait pu tuer ou vendre on interdit l'approche d'Aelia Capitolina ; un jour seulement chaque année, il leur fut permis de venir pleurer sur les ruines de la cité sainte.

Lorsque, en voyant le chef de l'insurrection, Akiba s'était écrié : Voilà le Messie ! un docteur lui avait répondu : Akiba, l'herbe aura poussé entre tes mâchoires avant que le Messie paraisse ; et il semblait que cette dure parole fût vraie pour la race elle-même. L'oeuvre de sang avait échoué, et l'on pouvait croire ce peuple anéanti mais l'oeuvre de l'esprit triompha.

On eut beau les disperser sur tous les continents et déchaîner contre eux toutes les colères, comme Enée, emportant des ruines de Troie les dieux pénates et le feu sacré pris au foyer national, les fugitifs étaient partis avec une nouvelle arche d'alliance. L'école de Tibériade, continuée dans l'ombre, acheva le grand travail de la Mischna ; et la commune patrie se retrouva partout où fut porté le livre qui la représentait. Grâce à lui, des rives du Gange aux bords du Tage, du fond de la Pologne au pied de l'Atlas, les Juifs gardèrent si bien leur langue et leur loi, qu'en plein moyen âge leurs docteurs allaient d'un bout de l'Europe à l'autre en trouvant partout des concitoyens.

Le peuple de l'Unité, qui jamais n'a voulu qu'un seul Dieu et un seul temple, n'a eu besoin que d'un seul livre pour ne pas périr. Quel triomphe de la pensée sur la force !

Cependant Hadrien avançait en âge ; les années sombres étaient venues avec la vieillesse et les infirmités ; il fallait songer au futur empereur. Se souvint-il des paroles de Tacite : Naître d'un prince est un fait du hasard, mais l'adoption va au plus digne, parce que celui qui adopte sait ce qu'il fait et a pour guide l'opinion publique ? Ou bien de celles de Pline le Jeune disant à Trajan : C'est entre tous qu'il faut choisir celui qui doit commander à tous ? Ce système excellent, mais si difficile à pratiquer, fut heureusement imposé à Hadrien par la nature. Comme tous les princes depuis César, à l'exception de Claude et de Vespasien, Hadrien n'avait pas eu de fils. Il se fit autoriser par le sénat à nommer son successeur, autorisation qu'il était habile de demander, dangereux d'obtenir, car si elle donnait d'avance la consécration légale à l'élu du prince, ce qui était une garantie d'ordre, elle mettait en mouvement toutes les ambitions et suscitait des espérances que la déception devait changer en mécontentement. De là à des paroles imprudentes, à des intrigues coupables, la pente était facile, et au bout se trouvait le prince irrité, avec le devoir de défendre son successeur et lui-même, c'est-à-dire la paix publique.

Il hésita longtemps, et comme un de ses amis s'en étonnait : «Il vous est bien aisé, reprit-il, de parler ainsi, à vous qui cherchez un héritier pour vos biens et non pour l'empire». Enfin, il se décida en faveur de L. Ceionius Commodus Verus, gendre de ce C. Avidius Nigrinus qui avait conspiré contre lui. Etait-ce une réparation accordée à la famille d'un homme qu'il avait aimé et une protestation contre la hâte du sénat à le faire mourir ? Dans tous les cas, Hadrien, par cette résolution, se montrait au dessus des rancunes d'une âme vulgaire. Un don de 300 millions de sesterces aux soldats et de 100 millions au peuple garantit leur assentiment.

Verus, d'une vieille famille d'Etrurie, avait, dit son biographe, une beauté royale, et cette beauté servit de prétexte aux mauvaises langues de Rome pour expliquer son adoption. L'homme qui, après Verus, assura l'empire à Antonin et à Marc-Aurèle, ne peut avoir été décidé par les ignobles motifs que l'on donne. D'ailleurs Verus avait de l'éloquence, des talents, quoiqu'il menât la vie élégante et voluptueuse des riches patriciens. Il avait déjà trouvé le mot de Louis XIV sur le rôle respectif des reines et des maîtresses du roi, et il répondait à sa femme qui lui reprochait quelque infidélité : Le nom d'épouse est un titre pour la dignité, non un droit pour le plaisir. Envoyé, après son adoption, dans la Pannonie, il s'y comporta bien. En l'éloignant de Rome, Hadrien avait voulu le mettre à l'abri des complots qui allaient s'y former, et il lui avait donné le commandement des légions pannoniennes pour avoir en main, par son fils d'adoption, l'armée la plus voisine de l'Italie.

Aelius Verus Caesar en Bonus eventus

Le choix, en effet, qu'Hadrien venait de faire, et la santé chancelante de l'empereur, sa présence à Rome ou aux portes de la ville, dans son palais de Tibur, par conséquent la facilité de frapper un coup, avaient encouragé l'aristocratie romaine à reprendre ses vieilles et chères habitudes : elle conspira, et les complots firent des victimes. Ces tragédies sont pour nous fort obscures. Il est certain que des têtes tombèrent et que le sénat s'irrita ; mais il ne l'est point que le plus modéré des empereurs ait renoncé sans cause à sa modération. Ces changements à vue dans le caractère et la conduite d'hommes mûris par l'âge et l'expérience ne se font que dans les écoles des rhéteurs. Le prince qui, durant vingt années, n'avait frappé personne, qui, offensé par de certaines gens, au lieu de les punir, se contentait d'écrire en leur province qu'il leur retirait son amitié, ne devint pas soudain un bourreau ; il dut rester ce que nous savons qu'il était : un justicier.

Dion ne lui impute que deux condamnations : au commencement de son règne, celle des quatre consulaires mis à mort par le sénat à l'insu du prince ; à la fin, celle de Servianus et de son petit-fils Fuscus, qui avaient désapprouvé, dit-il, l'élection de Verus. Servianus, beau-frère du prince, lui avait joué d'assez mauvais tours. Quand, à la mort de Nerva, Hadrien courut annoncer à Trajan qu'il était empereur, Servianus avait employé tous les moyens de le retarder, pour empêcher qu'il n'arrivât avant le courrier que lui-même expédiait. Une autre fois il avait réussi à indisposer Trajan, en révélant à l'oncle des dettes du neveu. Hadrien n'avait pourtant pas gardé souvenir de ces mauvais procédés, et en maintes occasions il avait honoré Servianus par des marques publiques de déférence ; Spartien prétend même qu'il l'avait déclaré digne de l'empire. A quatre-vingt-dix ans, Servianus était trop âgé pour y prétendre, sans être assez sage pour éviter les apparences d'une ambition dangereuse. Il se bornait sans doute à désirer que l'empereur adoptât son petit-fils. Mais Fuscus, âgé de dix-huit ans en 137, n'en ayant par conséquent que quatorze ou quinze quand s'agitait la question de la succession à l'empire, ne pouvait être choisi par un prince qui voyait déjà les signes avant-coureurs de sa fin. La faveur croissante de Verus indisposa Servianus, qu'un troisième consulat en 134 ne put calmer. Fuscus, encore moins réservé, se laissait troubler par de prétendus prodiges qui lui promettaient la souveraine puissance. Il faut qu'autour d'eux se soit formé un parti capable de créer à Verus des embarras et dans l'empire des désordres, pour que le prince sensé que nous connaissons ait fait tuer ce jeune fou et n'ait pas attendu la fin naturelle d'un vieillard arrivé à l'extrême limite de la vie. Ces deux exécutions n'en font pas moins tache dans la vie d'Hadrien.

Spartien mentionne d'autres personnages tombés à cette occasion dans la disgrâce du prince, deux individus qu'il força de se donner la mort, même des soldats et des affranchis qu'il persécuta. Mais étaient-ce des accès de colère aveugle ou l'exécution de justes sentences ? Faute de renseignements, l'on ne peut répondre à cette double question. Seulement, cet auteur écrit que l'adoption d'Antonin déconcerta beaucoup de prétendants ; que Catilius Severus, préfet de la Ville, qui cherchait à se frayer le chemin du trône, fut privé de sa dignité ; et, en voyant punir jusqu'à des affranchis et des soldats, il faut bien dire que nous trouvons réunis les éléments habituels d'une conspiration véritable.

On parle aussi de la mésintelligence qui existait entre Hadrien et l'impératrice. Ces détails de ménage ne regardent pas l'histoire politique ; cependant, comme Dion rapporte des mots cruels de Sabine et qu'on est allé jusqu'à supposer que son époux l'empoisonna, il faut bien faire remarquer ici encore une invraisemblance. En 120, du fond de la Bretagne, Hadrien lui marque son affection ou son estime en destituant un des secrétaires impériaux, Suétone, un préfet du prétoire, Septicius Clarus, et beaucoup d'autres personnages qui avaient manqué d'égards envers l'impératrice. Rien ne nous assure qu'il ne l'ait pas emmenée dans tous ses voyages ; nous savons du moins qu'elle fut certainement du dernier, le grand voyage d'Orient, ce qui n'annonce pas une union où la vie en commun aurait été insupportable. Le public ne croyait pas à ces querelles de famille : on frappait des monnaies à la double effigie du prince et de l'impératrice ; on gravait des inscriptions où, sous leurs noms réunis, on écrivait : Aux bienfaiteurs de la cité. L'apothéose qu'Hadrien lui décerna n'était qu'une cérémonie officielle ; mais nous avons de lui des lettres intimes qui montrent un intérieur où régnaient les bons sentiments et non pas les orages. Un jour il écrit à sa mère : «Salut, très chère et excellente mère, tout ce que tu demandes aux dieux pour moi, je le demande pour toi. Par Hercule, je me réjouis que mes actes te paraissent dignes d'éloge. C'est aujourd'hui mon jour de naissance ; il faut que nous soupions ensemble. Viens donc, bien parée, avec mes soeurs. Sabine, qui est à notre villa, a envoyé sa part pour notre repas de famille». Une autre lettre, fort amicale, écrite à Servianus, son beau-frère, en l'année 134, quand il venait de lui donner un troisième consulat, se termine ainsi : «Je t'envoie des coupes à couleurs changeantes, que le prêtre du temple m'a données ; je les ai réservées tout particulièrement pour toi et pour ma soeur, et je désire que vous vous en serviez dans vos réunions aux jours de fête. Prends garde cependant que notre Africanus (sans doute quelque enfant de la famille) n'en use avec trop de complaisance». La mort de Sabine, en 137, est donc encore un crime dont il faut décharger la mémoire d'Hadrien. Cette justice n'aurait pas fait le compte des salons de Rome, où avaient couru des médisances même contre Plotine ; où il en courra bien d'autres contre les deux Faustine, et il est tout naturel qu'ils aient poursuivi Hadrien dans sa vie privée, avec autant de vérité sans doute qu'ils l'attaquaient dans sa vie publique.

Aelius Verus Caesar

Verus ne vécut que peu de temps après son adoption. Je me suis appuyé sur un mur croulant, dit Hadrien, et il chercha un autre successeur. Dion raconte qu'il convoqua au palais les plus considérés des sénateurs, et leur parla ainsi : «Mes amis, la nature ne m'a pas accordé de fils, mais vous m'avez permis par une loi d'en adopter un, sachant bien que souvent la nature donne au père un enfant estropié ou imbécile, tandis que, cherchant avec soin, on peut en trouver un qui soit aussi bien constitué de corps que d'esprit. C'est ainsi que j'avais d'abord choisi Lucius, qui était tel que je n'aurais pu espérer qu'il naquit de moi un fils pareil à lui. Puisque les dieux nous l'ont enlevé, j'ai choisi pour le remplacer un empereur d'une naissance illustre, doux et prudent, de commerce facile, que son âge met à distance égale des témérités de la jeunesse et des négligences des vieillards ; soumis aux lois et aux coutumes de nos aïeux, n'ignorant rien de ce qui concerne le gouvernement et résolu à user honnêtement du pouvoir. Je parle d'Aurelius Antoninus que voici. Bien que je sache sa profonde aversion pour la vie publique, j'espère qu'il ne refusera ni à moi ni à vous de se charger d'un pareil fardeau, et que, malgré son désir contraire, il acceptera l'empire». Ce sont là paroles de prince, et le choix était décidé par des raisons sérieuses. En cherchant cette scène dans Aurelius Victor, on verra ce que les anecdotiers font de l'histoire.

Antonin - Buste du Vatican

Antonin n'était ni le parent ni l'ami particulier du prince ; il fallut même lui laisser quelque temps pour qu'il se décidât à prendre ce qui n'était pour lui que des chaînes dorées. Comme il n'avait plus de fils, Hadrien usa de son autorité supérieure pour lui constituer une famille légale : il lui fit adopter le fils du César qui venait de mourir, et M. Annius Verus, dont l'esprit supérieur et le grand caractère l'avaient déjà frappé ; aussi se plaisait-il à l'appeler, en jouant sur son nom, le très véridique, Verissimus.

Ces choix réfléchis qui ont donné aux Romains deux de leurs meilleurs princes et au monde un grand homme, cette double adoption qui garantit l'empire, durant deux générations, contre les révolutions de caserne, ne sont pas d'un esprit étroit et jaloux. Il faut admirer la prévoyance d'Hadrien et lui tenir compte d'une vertu peu commune : il n'a pas craint de prendre des successeurs qui pouvaient l'éclipser.

L'adoption de Verus avait fait des victimes, celle d'Antonin ne fit que des mécontents, entre lesquels se trouva le préfet de la Ville, Catilius Severus, qui s'était préparé les voies à l'empire. Le cas était grave, car Severus tenait Rome par ses cohortes, le sénat par ses relations, et sa dignité lui assurait en réalité le premier rang dans l'empire après l'empereur. Les récentes sévérités lui avaient donné de la prudence ; ses menées n'allèrent pas bien loin, et il en fut quitte pour abandonner sa place, ce qui n'était pas d'une grande rigueur. Mais cette indulgence n'étonnera que ceux qui, sur de vagues accusations, croient à la cruauté d'Hadrien.

Les affaires de l'Etat réglées, le prince voulut terminer les siennes ; il souffrait cruellement et demandait avec instance du poison ou une épée, et, comme on les lui refusait, il se plaignit de n'être pas libre de s'ôter la vie, quand il avait encore pour les autres le pouvoir de donner la mort. Il mourut (10 juillet 138) en se moquant des médecins dont on ne rit d'ordinaire qu'en santé ; quelques jours auparavant il avait fait ces vers très dignes d'avoir Fontenelle pour traducteur :

Ma petite âme, ma mignonne,
Tu t'en vas donc, ma fille, et Dieu sache où tu vas !
Tu pars seulette et tremblotante, hélas !
Que deviendra ton humeur folichonne ?
Que deviendront tant de jolis ébats ?

Cette boutade était bien de l'homme qui, en adoptant Verus, disait : Je vais faire un dieu ! Et qui volontiers aurait dit avec Rabelais : Je vais chercher un grand peut-être.

Nous croyons avoir mis dans son vrai jour la figure originale de ce prince, et lui avoir restitué la physionomie que ses maladroits biographes n'ont pas su tracer. Ainsi ce pacifique, qui, durant un règne de vingt et un ans, ne fit pas une seule guerre, est de tous les empereurs celui qui maintint dans les légions la plus rigoureuse discipline, et dans l'Etat la paix la plus profonde. Cet Athénien à qui l'on ne passe point certain vice dit temps, mais à qui l'on passerait volontiers un peu de mollesse, était plus sobre que Caton. Ce voyageur qui ne semble occupé que de la beauté des sites et des monuments, ce philosophe qui se plaît aux discussions d'école, regarde à tout : administration civile, administration militaire, et en tout il met un ordre excellent. Vaniteux, assure-t-on, il dédaigna les titres et la pompe ; envieux de tous les talents, il leur fournit plus d'occasions que nul autre de se produire ; lettré irascible et jaloux, il honora les lettres et pensionna les savants. Enfin, si l'histoire avait le moyen de contrôler certains actes cruels qu'on lui impute, elle n'aurait probablement à montrer en lui qu'un justicier.

Par le monument de Lambèse, par Dion Cassius et Spartien, nous savons ce qu'Hadrien demandait à ses soldats ; par le Périple d'Arrien, ce qu'il exigeait de ses capitaines ; par la Poliorcétique d'Apollodore, ce qu'il attendait de ses ingénieurs ; par les inscriptions, par les médailles, ce qu'il s'imposait à lui-même de sollicitude vigilante pour les provinces. Pausanias nous a montré comment il embellissait les cités, et le rempart Calédonien de quelle manière il défendait les frontières. Les sénatus-consultes conservés au Digeste nous ont donné l'esprit de sa législation, et le rescrit pour les chrétiens, un exemple de sagesse politique. Enfin, en songeant qu'il fit en outre une importante réforme de gouvernement et une codification des lois romaines, il faut bien reconnaître en lui l'activité féconde d'une intelligence supérieure et non l'agitation stérile d'un esprit inquiet.

Son règne marque, entre ceux d'Auguste et de Constantin, le second âge de la monarchie impériale, celui qui fut tout à la fois le plus brillant et le plus heureux. Nous en avons la preuve dans ces constructions qui se voient encore au désert de Syrie et jusque dans les oasis africaines. Ces colonnades sans fin, ces rues monumentales, ces restes de temples gigantesques, et les ruines majestueuses de Palmyre, de Baalbeck, de Gérasa, etc, qui sont de l'âge des Antonins, ont été l'oeuvre d'un peuple heureux et riche. «Après la grande terreur de l'an mil, dit un écrivain du moyen âge, la confiance et la sécurité revenant, on se mit partout à rebâtir les basiliques, et le monde revêtit la robe blanche des églises». Il en avait été de même dans l'empire et par des causes analogues. Cette floraison de l'art qui s'épanouit en monuments splendides, des bords du Rhône à ceux de l'Euphrate, c'est le produit de la paix romaine. Depuis deux siècles, point de guerres étrangères, ou du moins point d'inquiétudes sérieuses sur les frontières ; à l'intérieur, sauf les désordres qui suivirent la mort de Néron, point de guerres civiles ; dans les cités, point d'émeutes. Docilement rattachée à l'ordre social par les bénéfices de la clientèle, à ses institutions municipales par les habitudes de bienfaisance ou les libéralités vaniteuses des riches, à l'empire par le bien-être qu'elle devait au développement de l'industrie, du commerce, des travaux publics et de la colonisation, la populace ne songeait pas à troubler la double aristocratie de naissance et d'argent qui remplissait les charges, mais payait en largesses la rançon de son pouvoir et de son orgueil. Le règne d'Hadrien est le point culminant de cette prospérité où, grâce à lui, son successeur put retenir le monde ; et, contre l'habitude, les contemporains, sinon à Rome du moins dans les provinces, en eurent le sentiment et en conçurent de la reconnaissance. Parmi les douze cents médailles que l'on connaît d'Hadrien un grand nombre furent le produit de flatteries officielles ; mais peut-on dire que quelques-unes ne reflétaient pas l'opinion vraie des populations, celles, par exemple, qui portent la légende : Felicitati Aug. Sur l'une de ces monnaies, Hadrien et la Félicité publique, tous deux debout, se donnent la main ; sur une autre, l'Allégresse, représentée par une belle jeune femme, écarte de ses deux mains le voile qui lui couvrait le visage, afin de laisser voir la joie du peuple romain : gracieux symboles où tout n'était point mensonge !

Hadrien aurait-il pu faire davantage ? Nous avons reproché au premier empereur, alors qu'il était le maître du jeu du monde, de n'avoir pas donné à son empire la forme d'une pyramide inébranlable, en le construisant par assises superposées : à la base, les curies de ville avec la liberté municipale ; au-dessus, les assemblées de province avec des pouvoirs effectifs ; plus haut, le sénat en rapport étroit avec l'aristocratie provinciale et s'y recrutant ; au sommet, l'empereur couvert et contenu par des institutions monarchiques.

Hadrien pouvait encore accomplir ce qu'Auguste n'avait osé entreprendre, et avec plus de facilité, parce qu'il connaissait mieux les provinces, qu'il y avait une popularité meilleure et qu'elles-mêmes comptaient alors plus de citoyens romains. Mais il n'eut que le vague sentiment de cette nécessité, et ses institutions tendirent seulement à mettre dans le gouvernement plus d'ordre et de justice, sans rien ôter au pouvoir absolu, de sorte que, après comme avant lui, la fortune de l'empire dépendra des qualités ou des vices de l'empereur. Par ce côté, Hadrien se confond dans la foule de ses prédécesseurs, dont aucun n'avait su voir que les peuples qui ont connu, ne fut-ce qu'un jour, la liberté peuvent bien consentir à abandonner au prince la puissance publique, lorsqu'ils reçoivent l'ordre en échange, mais qu'ils se désaffectionnent, lorsqu'il faut remettre en ses mains jusqu'à leurs intérêts de cité et de province. Aussi l'indifférence des populations succédera bientôt à leur amour ; et, quand viendront les jours de malheur, elles n'auront pas plus de dévouement que de force pour défendre un empire qui, après avoir pris leur liberté politique, finira par prendre leur liberté civile.

Cependant l'on ne peut exiger d'un homme qu'il ait été un puissant réformateur ; et l'on reste juste, en se bornant à examiner comment il a vécu dans le milieu où il se trouvait placé, quel parti il a su tirer des circonstances que l'histoire avait produites. A ce compte, malgré son idéal imparfait de gouvernement, Hadrien restera un grand prince. Et si l'on me demandait quel empereur a fait le plus de bien, quel méritait le plus d'être imité, je répondrais : Ce prince intelligent et ferme, sans lâches complaisances envers les soldats et le peuple, qui avait de la tolérance pour les idées et n'en avait pas pour les abus ; qui fit régner la loi et non l'arbitraire ; qui constitua une armée formidable, non pour d'inutiles conquêtes, mais afin que, derrière cet inexpugnable rempart, le génie de la paix fécondât toutes les sources de la richesse publique ; qui, enfin, aussi prévoyant à la dernière heure qu'il avait été habile durant son règne, assura au monde romain deux générations d'excellents chefs. Quand la gloire des princes se mesurera au bonheur qu'ils ont donné à leurs peuples, Hadrien sera le premier des empereurs romains.