LXXXI - Antonin et Marc-Aurèle (138-180) |
II - MARC AURELE
Marc Aurèle - Buste du Capitole |
Que ce titre de philosophe ne nous trompe pas. Nous
allons passer d'un règne silencieux à une
histoire orageuse. Dans l'intérieur du palais,
Marcus n'aura pas besoin, quoi qu'on en ait dit, de la
patience de Socrate ou de l'aveuglement imbécile
de Claude ; mais cet ami des dieux et de
l'humanité verra se déchaîner sur
l'empire tous les fléaux : les inondations, la
peste, la famine ; ce pacifique vivra au milieu de
guerres continuelles qui coûteront aux provinces
d'innombrables captifs ravis par les Barbares ; enfin ce
débonnaire aura d'implacables
sévérités, ce juste versera le sang
innocent. Le contraste entre les sentiments du philosophe
et l'existence du prince donne à la vie publique
de Marc-Aurèle un intérêt
singulièrement tragique. |
Domitia Lucilla, mère de Marc Aurèle |
Sa mère Domitia Lucilla eut besoin de beaucoup
d'instances pour le faire consentir à user d'un lit
sur lequel on étendit des peaux de mouton.
Après son adoption par Antonin, à dix-huit ans,
il continua de se rendre chez ses maîtres ; empereur,
il leur prodigua les honneurs, les récompenses ;
plusieurs furent consuls ; à d'autres, il éleva
des statues. Leurs portraits étaient placés au
milieu de ses dieux lares, et, à l'anniversaire de
leur mort, il allait sacrifier sur leurs tombeaux, qu'il tint
toujours ornés de fleurs.
Un d'eux, le philosophe Rusticus, lui avait rendu le service
de combattre le goût détestable que Fronton
avait d'abord inoculé à son
élève, ces mignardises, ces mièvreries
qu'on trouve dans les lettres de Marc-Aurèle à
son premier maître. «J'ai beaucoup lu ce matin,
lui écrivait-il un jour, et j'ai noté dix
images ou sujets de comparaisons» ; et une autre fois :
«Je t'envoie une idée que j'ai
développée ce matin et un lieu commun
d'avant-hier... ; aujourd'hui il me sera difficile de faire
autre chose que la pensée du soir. Envoie-moi trois
pensées et dix lieux communs». Quelle
éducation de prince ! Plus tard il disait :
«Rusticus m'a détourné des fausses voies
où entraient les sophistes et des
élégances affectées de la
rhétorique ; je lui dois de ne jamais donner à
la légère mon assentiment aux habiles
discoureurs ; et c'est lui qui m'a mis dans les mains les
commentaires d'Epictète».
Sa complexion étant faible, il régla
minutieusement sa vie pour ne pas l'user plus vite que la
nature ne le voulait, et il suivit les prescriptions de ses
médecins, au nombre desquels se trouvait Galien, comme
une obligation qui lui était imposée de
conserver à son âme l'enveloppe temporaire dont
les dieux l'avaient revêtue. Chaste et sobre, il ne
connut pas ce qu'on appelle le plaisir ; ou mieux, il en
trouva un, supérieur à tous les autres, dans
l'accomplissement du devoir, dans cette perpétuelle
étude qu'il faisait de lui-même pour
s'élever à un haut degré de perfection.
Marc-Aurèle est le héros moral de
l'antiquité païenne.
Il avait un frère d'adoption, Lucius Aurelius Verus, fils de cet Aelius Verus à qui la succession d'Hadrien avait été d'abord réservée. Au lieu de le retenir dans le demi-jour où ce jeune homme était jusqu'alors resté, il en fit son collègue et son gendre, de sorte que l'Etat eut pour la première fois deux maîtres, quoique le sénat n'eût déféré l'empire qu'à un seul. Du reste, Verus prit le rôle d'un lieutenant, non d'un égal. Il y trouvait son compte, ayant plus de goût pour le plaisir que pour le pouvoir. On dit que par lui Rome revit quelques-unes des scènes de débauche de Néron : les orgies dans les tavernes de bas étage ; les rixes nocturnes dans les rues ; les profusions dans les spectacles, le jeu et les festins : jusqu'à 6 millions de sesterces dépensés en un jour ; heureusement point de cruauté. D'ailleurs la gravité de Marc-Aurèle réparait tout et couvrait l'honneur de la maison impériale, qui peut-être courait moins de dangers qu'on ne le prétend. Fronton et Dion Cassius donnent, en effet, une tout autre idée de Lucius ; et, dans une de ses lettres, ce prince se félicite d'avoir appris de son maître la franchise et l'amour du vrai plus encore que la science du beau langage. |
Lucius Verus - Musée du Vatican |
Les deux empereurs avaient accordé aux armées, en don de joyeux avènement, l'énorme somme de 20.000 sesterces par soldat. Ce rachat de l'empire était une nécessité à laquelle le meilleur prince ne pouvait plus se soustraire et, pour le moment, un acte de prudence, car Antonin avait légué à son successeur la guerre sur toutes les frontières. Ses derniers moments avaient été troublés par des visions menaçantes : «Dans le délire de la fièvre, dit son biographe, il ne parlait que de la république et des rois qui voulaient l'assaillir». A peine, en effet, s'était éteint le bruit des fêtes célébrées pour l'avènement des deux princes, qu'ils apprenaient l'invasion des Maures dans l'Espagne, déjà troublée par une insurrection des Lusitaniens. En Gaule, des séditions agitaient la Séquanie ; en Bretagne, les Pictes couraient le pays, et, chose plus grave, les légions voulaient contraindre leur chef, Statius Priscus, à prendre la pourpre. Enfin, de l'Orient arrivaient des nouvelles alarmantes. Vologèse y faisait depuis longtemps des préparatifs de guerre ; en 162, il jeta ses Parthes sur l'Arménie, où ils détruisirent toute une armée romaine, et sur la Syrie, dont les légions furent vaincues ; cette province était compromise, la Cappadoce menacée, l'Asie Mineure ouverte, sans défense, avec toutes ses richesses, aux rapides cavaliers du grand roi.
Marc Aurèle |
Devant ces périls, Marc-Aurèle montra
de la résolution et de l'activité. Statius
Priscus, rappelé de Bretagne, afin que son
désintéressement n'y restât pas
exposé à de trop dangereuses tentations, fut
remplacé par un chef dont le nom était de bon
augure pour un commandement dans ce pays, Calpurnius
Agricola. Lui-même fut envoyé en Cappadoce,
tandis qu'un général habile formait, avec
l'élite des légions du Danube et du Rhin, des
bataillons de guerre (vexillationes), qu'il se
hâta d'y conduire. Un autre alla refouler les Cattes,
et le gouverneur de la Belgique, Didius Julianus, qui fera un
si triste empereur, chassa les Chauces de sa province. A
Rome, le roi fugitif des Arméniens avait
été reçu avec honneur ; on lui avait
donné le laticlave sénatorial et le consulat :
c'était une promesse de secours. De grandes forces, en
effet, furent dirigées sur l'Orient ;
Marc-Aurèle voulut même que son collègue
s'y rendît.
Au lieu de se mettre à la tête de
l'expédition avec la juvénile ardeur et
l'inexpérience qui auraient gêné les
vieux généraux, Verus demeura, par ordre de son
frère, à Antioche, pour réunir les
réserves et les munitions, pour surveiller et contenir
les provinces voisines, tandis que ses lieutenants poussaient
en avant. Le principal d'entre eux, Avidius Cassius,
était un Syrien, homme dur et ambitieux qu'on disait
descendant du meurtrier de César ; il ne lui
déplaisait pas de s'entendre appeler Catilina, et il
aurait voulu qu'on le regardât au moins comme un
nouveau Marius. Il était impitoyable quand il
s'agissait de la discipline. En expédition, point de
bagages ; il punissait sévèrement ceux qui
avaient emporté autre chose que du lard, du biscuit et
du vinaigre. Pour une violence commise contre les habitants
de la province, les coupables, attachés au-dessus d'un
grand feu, périssaient à la fois
asphyxiés par la fumée et brûlés
par les flammes. Aux déserteurs, il faisait couper les
jarrets ou les cuisses. Un jour des auxiliaires surprennent
un corps de Barbares et le détruisent. Ils avaient
attaqué sans ordre ; Cassius fait mettre les
centurions en croix. Qui vous assurait, leur dit-il,
que ce n'était pas un piège et que l'honneur
de l'armée romaine ne serait pas compromis ? On
s'indigne de cette sévérité ; une
sédition éclate, et l'armée
entière entoure, menaçante, le prétoire
du général. Il en sort sans armes :
Frappez-moi, dit-il, et ajoutez ce crime à
celui du renversement de la discipline. Tout rentra dans
l'ordre. L'écrivain de qui nous tenons ces
détails termine son récit par ces mots : Il
mérita d'être craint, parce qu'il ne craignait
pas.
Tel était l'homme que Marc-Aurèle avait
donné pour lieutenant à son frère et tel
qu'il en faut à la tête des troupes. «Je
lui ai confié, écrivait-il à un
préfet, ces légions de Syrie qui vivent dans
les délices de Daphné. Vous le connaissez ; il
a toute la sévérité de ceux dont il
porte le nom, et il rétablira cette ancienne
discipline sans laquelle il n'y a point d'armée. Vous
vous rappelez ce vers de notre vieux poète : C'est
par les moeurs antiques et par ceux qui les suivent que la
république se conserve. Assurez bien les
approvisionnements : il saura les utiliser». Et le
préfet répond : «Le choix est excellent,
car il fallait à ces soldats un chef
sévère, capable de leur fermer la porte des
thermes et d'arracher ces fleurs dont ils se couvrent la
tête, le cou et la poitrine».
Le lendemain de son arrivée, Cassius fit annoncer
à son de trompe que le soldat vu à
Daphné serait ignominieusement cassé, et il
chassa du camp tout ce qui sentait le luxe ou la mollesse.
Des exercices continuels, des revues fréquentes, non
d'apparat, mais d'inspection sévère, la menace
de tenir tout l'hiver l'armée sous la tente, eurent,
en peu de temps, rendu à ses troupes
efféminées l'aspect de vieilles légions,
et Cassius, maître d'elles, prit l'offensive. Nous
ignorons les incidents de cette guerre, qui paraît
avoir duré quatre ans et s'être étendue
le long de la frontière orientale, depuis l'Euxin
jusqu'au golfe Persique. On parle de nombreux succès
remportés par les Romains, de la prise, par l'habile
Priscus, d'Artaxata, principale forteresse de
l'Arménie, dont le roi rentra dans ses Etats comme
vassal de Rome, et d'une grande victoire près de
Zeugma sur l'Euphrate, qui ouvrit aux légions l'empire
parthe jusqu'au coeur. Ce fut comme l'expédition de
Trajan renouvelée : mêmes triomphes, mêmes
conquêtes : celle du nord de la Mésopotamie avec
Edesse et Nisibe, invasion de l'Assyrie et de la
Médie, prise de Ctésiphon et incendie du palais
du roi, destruction de Séleucie après un
immense massacre de ses habitants ; mais aussi même
retour attristé par la faim, la soif et la mort d'un
grand nombre de soldats. Cassius avait-il pris de meilleures
mesures que Trajan, ou la guerre d'extermination faite aux
Juifs par Hadrien avait-elle supprimé une des causes
les plus actives de révolte dans ces régions ?
On ne sait, mais Vologèse demanda la paix (165), qu'il
avait dédaigneusement refusée avant l'ouverture
des hostilités ; et il céda la partie
septentrionale de la Mésopotamie, que les Romains
gardaient encore à la fin du règne de
Commode.
Marc Aurèle reçoit les hommages des
Parthes
|
Par cette acquisition, la seule qu'il importât de faire à l'orient de l'Euphrate, leur influence en Arménie, où régnait maintenant leur vassal, était consolidée. On a déjà vu comment de là ils tenaient en échec, par les Arméniens leurs alliés, les peuples du Caucase, et par eux-mêmes l'empire des Parthes. Les deux empereurs célébrèrent un triomphe où ils prirent les titres de Parthique, d'Arméniaque et de Médique.
Triomphe de Marc Aurele et Lucius Verus |
Lucius Verus Arméniaque |
Ces succès retentirent au loin dans l'Asie, et le commerce romain en profita pour étendre ses relations. Les annales chinoises mentionnent vers ce temps une ambassade envoyée par un empereur Antonin au Fils du Ciel. Ces ambassadeurs, inconnus des écrivains de Rome, étaient, selon toute apparente, des marchands qui, dans un intérêt de négoce, s'étaient donné un rôle politique. En échange des dents d'éléphant, des cornes de rhinocéros, des écailles de tortue, offerts à Houang-Ti, ils reçurent beaucoup de cette soie qu'ils vendaient dans l'empire son poids d'or.
Marc Aurèle - Buste du Louvre |
Durant la guerre Parthique, Marc-Aurèle était resté au centre de l'empire, afin de pourvoir rapidement à tous les besoins. Il avait montré beaucoup de déférence aux sénateurs, venant du fond de la Campanie pour ne pas manquer une de leurs séances et ne sortant de la curie qu'après que le consul avait prononcé l'antique formule : Pères conscrits, nous n'avons plus rien à vous proposer. Comme tous les empereurs qui prirent leur fonction au sérieux, il remplit exactement sa charge de justicier ; il écoutait les parties, décidait selon le droit, surtout selon l'équité, sans hâte, mais aussi sans retard ; et, pour que les juges fissent comme lui, il les força de siéger deux cent trente jours dans l'année. |
La société ancienne avait de la haine
et de la colère contre le coupable ; elle se vengeait
en le torturant ; il lui fallait des supplices et aussi des
douleurs, une lente et cruelle agonie. Marc-Aurèle
entrevit, par instinct de clémence, plutôt que
par principe arrêté d'intérêt
social, la doctrine moderne du châtiment
appliqué de manière à amender le
coupable : Nous devons, disait-il, chercher par les
châtiments à faire éclore le bien qui se
cache souvent au fond du coeur des coupables. Il adoucit
les peines sans avoir de faiblesse pour le crime, mais avec
beaucoup de sévérité pour les
délateurs convaincus de calomnie. Il recommande
l'humanité : dans les cas douteux, le juge rendra la
sentence la plus douce ; il veut, comme Hadrien, que les
gouverneurs saisis d'une accusation recherchent le fait, mais
aussi l'intention, parce que c'est la volonté de nuire
qui fait le criminel. Un fils tue sa mère, mais on le
soupçonne d'avoir agi sous l'influence d'un
accès d'aliénation mentale ; Marc-Aurèle
consulté répond : «Il sera suffisamment
puni par son mal. Cependant, pour sa propre
sûreté et pour celle des autres, qu'on le donne
en garde aux siens, dans sa propre demeure. Les gardiens des
fous doivent veiller à ce que ces malheureux ne
commettent rien contre eux-mêmes ni contre les autres.
S'ils le faisaient, ce sont les gardiens qu'il faudrait
punir». Il disait encore : «On ne doit point se
fâcher contre les méchants ; au contraire, il
faut prendre soin d'eux et les supporter avec douceur. Si tu
le peux, corrige-les ; dans le cas contraire, souviens-toi
que c'est pour l'exercer envers eux que t'a été
donnée la bienveillance».
Hadrien avait partagé l'administration de l'Italie
entre quatre consulaires, Marc-Aurèle les
remplaça par des juridici dont l'intervention
restreignit la juridiction municipale, et il admit les
préteurs à cette fonction, afin
d'élargir le cercle où il pourrait choisir. Il
développa l'institution des curateurs, qui
était née sous Trajan : «Beaucoup de
villes, dit son biographe, en reçurent de lui ; et,
pour en relever l'éclat, il les prit souvent dans
l'ordre sénatorial». Ces curateurs
jouèrent dans l'Italie ancienne, pour l'administration
financière, le rôle rempli par les podestats
dans l'Italie du moyen âge pour la justice. Aux deux
époques, les villes n'espéraient
échapper au désordre que par l'intervention de
personnes étrangères à la cité ;
mais dans l'une les citoyens sauvèrent leur autonomie,
parce qu'ils élurent le podestat ; dans l'autre ils la
perdirent, parce que le prince nomma le curateur. Des
décurions fléchissaient déjà sous
le poids des honneurs municipaux ; il interdit de confier ces
charges à ceux qui ne pouvaient les porter sans
dommage pour eux-mêmes, et il défendit qu'on
forçât les autres de vendre à leurs
concitoyens du blé au-dessous du cours. Il
établit autour de Rome une ligne de douane
qu'Aurélien transformera en ligne de rempart.
Pour assurer l'état des citoyens, Marc-Aurèle
ordonna que tous les enfants nés libres fussent, dans
les trente jours, inscrits à Rome chez les
préfets du trésor de Saturne ; dans les
provinces, chez les greffiers publics : ce sont nos registres
de l'état civil ; et, afin de donner plus de garantie
aux mineurs pour leurs biens, il créa le
préteur des tutelles, charge que nous n'avons pas
encore, mais que le Danemark, la Norvège, une partie
de la Suisse et l'Angleterre ont empruntée au grand
Antonin. Les tuteurs rendaient auparavant leurs comptes aux
consuls, qui changeaient souvent et avaient mille autres
soins ; une administration spéciale, par
conséquent éclairée et vigilante,
examina désormais leur gestion. Cette même
sollicitude pour l'intérêt des familles lui fit
étendre le droit de donner des curateurs aux adultes
âgés de moins de vingt-cinq ans qui
compromettaient leur fortune, et il commença la
reconstitution de la famille naturelle, dont les
facilités reconnues à l'adoption rompaient si
souvent les liens, en édictant que les enfants, filles
et garçons, seraient admis à la succession de
leurs mères mortes sans avoir testé, lors
même qu'ils seraient entrés par adoption dans
une autre famille.
Marc Aurèle donnant un congiaire |
L'institution alimentaire fut encore
développée et devint un des plus importants
services de l'ordre civil. Elle avait été
jusqu'alors dirigée par de simples chevaliers ou
procurateurs. Marc-Aurèle, pour montrer l'importance
qu'il y attachait, en confia la surveillance à des
personnages prétoriens ou consulaires qui prirent le
titre de praefecti alimentorum.
Les esclaves avaient, comme les fils de famille, leur part
dans ses préoccupations d'équité. Afin
de gagner un dernier applaudissement du peuple en pourvoyant
même après leur mort à ses plaisirs, des
citoyens inséraient dans leur testament la clause que
certains de leurs esclaves seraient vendus pour combattre
dans l'amphithéâtre contre les bêtes ;
Marc-Aurèle frappa de nullité ces clauses
testamentaires. D'autres, aliénés sous
condition d'affranchissement dans un certain délai,
étaient retenus par leur nouveau maître ; il
déclara la liberté acquise de plein droit
à l'esclave pour l'époque fixée,
même sans manumission. Peut-être est-elle encore
de lui la décision qui donne à l'ancilla
la liberté acquise sous la condition ne
prostituatur, et que son maître livre à
l'impudicité publique. Enfin il mit à la charge
de l'Etat les frais des funérailles pour les citoyens
pauvres, et comme les collèges ou
sociétés particulières avaient
principalement pour but d'assurer à leurs membres les
derniers honneurs et un tombeau, il les autorisa à
recevoir des legs. C'était les constituer en personnes
civiles, capables de posséder des
propriétés, des capitaux ou des esclaves. Aussi
se trouva-t-il amené à leur reconnaître
encore le droit d'affranchir, manumittendi potestatem.
Ces privilèges étaient considérables et
contraires au vieil esprit de la politique romaine. Il crut
parer aux périls de cette décision en
établissant que nul ne pourrait être membre de
deux collèges à la fois, ce qui devait
maintenir l'isolement des corporations.
Le père avait le droit de briser les plus
chères affections du fils en obligeant celui-ci
à répudier sa femme. Marc-Aurèle
supprima ce pouvoir tyrannique, ou du moins ne permit de
l'exercer que pour des motifs très graves.
Il est inutile d'ajouter que plusieurs impôts furent
diminués, des misères secourues, des
désastres réparés. Il aida Smyrne,
Ephèse, Nicomédie, Carthage, détruites
par des incendies ou des tremblements de terre, à
sortir de leurs ruines, et fit remise aux provinces, aux
villes, aux particuliers, de tout l'arriéré
dû au fisc ou à l'aerarium depuis
quarante-six ans, et il permit aux condamnés
d'échapper par une mort volontaire aux tortures d'un
supplice cruel.
On voit donc, par l'ensemble de la législation des
Antonins, qu'au deuxième siècle de notre
ère le gouvernement impérial, qu'il fût
dirigé par un soldat, comme Trajan, par un artiste,
comme Hadrien, par un sage, comme Marc-Aurèle, peut
revendiquer l'honneur d'avoir fait, pour défendre les
faibles et secourir les malheureux, d'aussi
généreux efforts qu'il n'en a jamais
été accompli à aucune
époque.
Une peste du caractère le plus meurtrier
sévissait en Orient. Venue d'Ethiopie ou de l'Inde,
elle envahit l'Egypte et le pays des Parthes. On raconta que
les Romains l'avaient prise à Séleucie, dans un
coffret d'or ravi au temple d'Apollon, et d'où le
miasme funeste s'échappa, lorsque des mains
sacrilèges eurent violé le secret du dieu.
Verus, revenant en Italie avec une partie de l'armée
de Syrie, répandit le mal sur son passage ; même
à Rome, où beaucoup de monde périt : on
y enlevait les morts par charretées, et quelques-uns
disaient que la fin du monde était proche.
Embarrassés d'expliquer l'audace et les succès
des Barbares dans les années suivantes, les historiens
postérieurs prétendirent que l'armée
romaine avait été comme détruite par ce
fléau.
Pierre de jaspe gravée commémorant
les sacrifices
|
Pour apaiser la colère des dieux,
Marc-Aurèle recourut à toutes les expiations
recommandées par les rituels. Il en est une que la
passion populaire réclama et qu'il eut la faiblesse
d'accorder ou de laisser s'accomplir : les chrétiens,
dont Hadrien et son successeur avaient dédaigné
ou respecté les croyances, furent de nouveau
inquiétés. On verra que quelques-uns, à
Rome et dans certaines provinces, périrent ou furent
envoyés aux carrières.
Un autre culte fut persécuté, celui de
Sérapis à Péluse, sans doute à
raison de circonstances locales que nous ignorons. Ce
n'était pas seulement le souverain pontife de l'empire
qui condamnait des religions étrangères au
polythéisme gréco-romain, c'était aussi
l'homme qui, par une singulière réunion de
défauts et de qualités contraires, se montrait,
sans hypocrisie, dans ses méditations, le philosophe
le plus dégagé des liens confessionnels et,
dans sa vie publique, le plus superstitieux des princes. Nul
ne fatiguait les dieux par de plus fréquents
sacrifices ; on faisait courir une supplique des victimes :
A Marcus César, les boeufs blancs. C'est fait de
nous si vous revenez vainqueur.
Il ne semble pas que depuis l'époque où Tacite
traçait le tableau de la Germanie, de grands
changements se soient produits au milieu de ses peuples ;
mais cette race prolifique s'était accrue dans la
paix, et ses convoitises avaient augmenté avec sa
force. Au spectacle des richesses que l'activité
industrieuse des Romains entassait de l'autre
côté de la frontière, leurs yeux
s'enflammaient d'une féroce cupidité ; leurs
coeurs s'emplissaient de haine et d'envie. Ces belles villas
du Danube et du Rhin, qu'ils apercevaient de leur rive
sauvage, leur semblaient une insulte pour leurs cabanes de
chaume ; ces arts, un reproche pour leur
grossièreté ; cette politesse des moeurs, une
corruption ; surtout le brillant éclat de l'or les
fascinait, et, en volant cet or, ils croyaient emporter sous
leur ciel froid et sombre comme un rayon du soleil d'Italie
qu'ils se consolaient de ne pas avoir en couvant des yeux le
métal fauve. Dans leur poème national, dans les
Nibelungen, l'objet de la poursuite ardente des
héros, la conquête au nom de laquelle les
peuples s'égorgent et les rois périssent, n'est
pas la femme, fille de Jupiter et de Léda, comme pour
les Grecs sous les murs de Troie, ni un tombeau, comme pour
les hommes de France devant Jérusalem : c'est le
trésor ! Au milieu de ses landes stériles et de
ses forêts sauvages, cette race sensuelle, avide et
pauvre, murmurait déjà les vers de Mignon sur
les pays où les pommes d'or mûrissent, et qui,
durant dix-huit siècles, ont excité sa
convoitise. Au temps des Césars, ils troublaient par
de continuelles attaques l'empire civilisé, riche et
paisible, qui, sous les Antonins, donna à
l'humanité la fête d'une paix séculaire ;
à la fin, ils réussirent à jeter bas le
colosse, et ils précipitèrent le monde dans
l'abîme de douleurs et de larmes du moyen
âge.
Si jamais la guerre a été une
impiété, c'est alors que régnait le
prince qui fut par excellence l'honnête homme au
pouvoir ; qui regardait son peuple comme sa famille et
eût volontiers tenu tous ses voisins pour des amis.
Habitué à soumettre le corps à
l'âme, ses passions à la raison,
Marc-Aurèle faisait de la vertu l'unique bien, du mal
l'unique peine ; le reste lui était
indifférent. Aussi la peste, la famine, les
tremblements de terre, une guerre terrible se
déchaînèrent contre lui sans l'intimider,
et Horace l'aurait pris pour le sage qu'il montrait calme et
sans peur au bruit du monde croulant. Au milieu des plus
graves périls, à deux pas des Barbares,
Marc-Aurèle écrivait tranquillement l'Evangile
du monde païen.
Le philosophe dut se faire soldat, mais avec quelle
répugnance et quel mépris de la gloire des
conquérants ! «Une araignée, dit-il, se
glorifie d'avoir pris une mouche, et parmi les hommes, l'un
est fier de prendre un lièvre, l'autre un poisson,
celui-ci des sangliers et des ours, celui-là des
Sarmates ! Aux yeux du sage, ne sont-ils pas des brigands
?» Il n'en fallut pas moins endosser la cuirasse, tout
aussi bien qu'un belliqueux. Sous Trajan, les Barbares du
Nord avaient entretenu avec ceux de l'Est des relations qui
subsistaient certainement, et Vologèse comptait sans
doute sur une puissante diversion lorsqu'il franchit
l'Euphrate. Mais des bords de la Saale à ceux du
Tigre, la route était difficile et longue ; les
Germains laissèrent à l'empire le temps
d'accabler les Parthes. Cependant ils achevaient leurs
préparatifs : de nombreux espions les renseignaient
sur l'état des forteresses romaines, et, aux
marchés communs, ouverts le long de la
frontière, ils achetaient tout ce qui pouvait leur
servir à la guerre. Ils semblent avoir voulu, cette
fois, s'entendre et réunir le plus grand nombre de
leurs tribus, comme au temps d'Hermann et de Marbod ; mieux
même qu'en ce temps-là, car ces deux chefs
étaient rivaux et leurs peuples divisés. A voir
avec quel ensemble le monde barbare s'ébranla le long
des frontières romaines, depuis les terres
décumates jusqu'à l'Euxin, on supposerait que
quelque grand conseil dirigea le mouvement national. Cela
peut être vrai pour les tribus de la Germanie
méridionale, Marcomans, Narisques, Hermundures, Quades
et Iazyges ; mais les nations sarmates et scythiques,
Victovales, Roxolans, Costobocques, Alains, d'autres encore,
agissaient certainement pour leur compte et suivant les
inspirations de leurs chefs. Quant aux peuples du Nord, ils
se tinrent à l'écart (165).
Conseil de chefs germains - Colonne aurélienne |
Un mot de Capitolin semble annoncer, dans
l'intérieur de cette cohue barbare, des oscillations
de peuples qui jetaient quelques tribus sur les
frontières de l'empire, où elles demandaient,
comme les Cimbres à Marius, que Rome leur donnât
des terres, à condition de faire pour elle toutes les
guerres qu'on voudrait. Marc-Aurèle refusa une
assistance qui pouvait devenir fort dangereuse ; alors
solliciteurs et ennemis se ruèrent ensemble sur
l'empire, où ils causèrent des maux infinis.
Des armées furent détruites ; deux
préfets du prétoire tués ; nombre de
villes pillées ; des provinces mises à feu et
à sang. Ce fut, disent les écrivains du temps,
une nouvelle guerre Punique. Marc-Aurèle
renonça un moment à sa modération
habituelle : il promit 500 pièces d'or pour la
tête d'un chef barbare ; le double, il est vrai,
à qui lui livrerait ce chef vivant.
Les garnisons de la Dacie, protégées par les
Carpates et par la forte assiette de leurs citadelles,
semblent avoir fait bonne contenance, quoique des Barbares
aient traversé la province et brûlé la
ville d'Alburnus (Verespatak), où les avait,
attirés la richesse de ses mines. La Rhétie, le
Norique, que défendaient leurs montagnes et
l'habileté de Pertinax, subirent des incursions, mais
l'ennemi ne put y tenir. Ce fut par les plaines de la
Pannonie que le gros de l'invasion passa, afin de traverser
les Alpes Juliennes, la moins haute des chaînes de
montagnes que la nature a données à l'Italie
pour remparts.
Combat contre les Marcomans |
Les Marcomans et leurs alliés
assiégèrent Aquilée, le boulevard de
Rome de ce côté ; ils allèrent même
plus loin, jusqu'à la Piave, où ils
saccagèrent Opitergium (Oderzo).
La péninsule hellénique était
menacée comme la péninsule italienne, et la
barbarie essayait de mettre la main sur Athènes et sur
Rome, pour y saisir les richesses entassées par les
siècles dans ces deux sanctuaires de la civilisation
du monde. Les Costobocques arrivèrent, sans qu'on
puisse suivre leur route, au centre de la Grèce,
à Elatée, dans la Phocide, où Pausanias
retrouva le souvenir de leurs ravages et la statue d'un
vainqueur aux jeux Olympiques, tombé en combattant
contre eux. D'un autre côté, des émeutes
de soldats et de populace agitaient l'Egypte, et les Maures
continuaient à ravager l'Espagne. Seules, les
frontières de l'Euphrate et du Rhin restèrent
paisibles, celle-ci gardée par les légions, que
les Germains du Nord n'inquiétèrent pas,
l'autre défendue par le vigilant et habile Avidius
Cassius.
Le péril était grand ; Marc-Aurèle ne
s'en émut pas et franchit avec Verus, en
l'année 167, le Pô et l'Adige, à la
tête de ce qu'il avait pu ramasser de forces. Les
Barbares, que ce grand nom d'empereur intimidait encore,
reculèrent à son approche, pour mettre en
sûreté leurs captifs et leur butin. Les Quades
mêmes, dont le roi avait péri, consentirent,
selon une coutume qui pour eux datait d'Auguste, à ce
que leur nouveau chef sollicitât l'agrément de
l'empereur avant d'exercer sa charge.
Les deux frères semblent être revenus passer
l'hiver (167-168) dans la capitale de l'empire, pour y
préparer un armement considérable. Mais, comme
après le désastre de Varus, les hommes libres
se refusèrent à l'enrôlement. Il fallut
armer jusqu'à des esclaves et des gladiateurs, exemple
que la république avait d'ailleurs donné ;
attirer dans les rangs, à prix d'or, les bandits de
l'Apennin, de la Dalmatie et de la Dardanie ; mettre le
sagum du légionnaire sur l'épaule des
soldats de police chargés de garantir la
sûreté des routes dans les provinces, et
soudoyer partout ceux des Barbares qui se trouvèrent
disposés à vendre leur courage. On voit en quel
état étaient les forces militaires de l'empire
trente ans après Hadrien. L'organisation donnée
par Auguste à son armée et conservée par
ses successeurs avait son inévitable
conséquence : la société civile,
déshabituée des armes, ne fournissait plus un
soldat et, même pour se sauver, était incapable
d'un généreux effort. Lorsque
Marc-Aurèle emmena de Rome à l'armée les
gladiateurs, peu s'en fallut qu'une émeute
n'éclatât. Il nous enlève nos
amusements, criait la foule, pour nous contraindre
à philosopher.
L'argent avait manqué aussi bien que les hommes. Plutôt que d'augmenter les impôts, Mare Aurèle épuisa d'abord toutes les ressources de l'épargne ; puis, durant deux mois, il fit mettre aux enchères, dans le forum de Trajan, les statues, les tableaux, les coupes murrhines, les meubles précieux, les mille curiosités du palais impérial, même les robes, les manteaux tissés de soie et d'or des impératrices. L'armée réunie au prix de si durs sacrifices s'avança au delà d'Aquilée, et rendit quelque sécurité à l'Illyrie, mais n'osa ou ne put frapper sur les Barbares un coup retentissant et décisif. Au retour de cette campagne sans gloire, Verus mourut d'apoplexie dans le char même qui le ramenait à Rome avec Marc-Aurèle (169). Il n'avait jamais donné à son frère et collègue un bien utile concours, jamais non plus un sérieux embarras. |
Lucius Verus - Buste du Capitole |
Nous manquons de détails sur cette guerre qui retint durant plusieurs années Marc-Aurèle aux bords du Danube, habituellement dans la forte place de Carnuntum. L'empereur n'y montra point de talent militaire ; car si quelque grande opération avait été entreprise, il en serait resté souvenir ; on ne parle que de combats meurtriers, quelquefois sur le Danube même pris par les glaces qui valurent à nombre d'officiers, tombés devant l'ennemi, l'honneur d'une statue dans le forum de Trajan. Un jour que les Romains, cernés par les Quades, manquaient d'eau et allaient périr, une pluie abondante tomba sur le camp, tandis que la foudre, frappant à coups redoublés l'armée barbare, y jetait le désordre et l'effroi.
Jupiter faisant tomber la pluie sur l'armée
romaine
|
Le fait est vrai, tout s'est bien passé ainsi,
et se passe de la même manière, chaque jour
d'été, dans quelque coin du monde. Mais les
choses naturelles ne font pas le compte des
superstitieux, qui dans tous les temps ont voulu
mêler la divinité aux affaires humaines,
oubliant qu'elle nous a faits libres pour n'être
point responsable de nos sottises. Les Romains avaient
aussi un Dieu des armées, et les païens ne
doutaient pas que, touché par les prières
de Marc-Aurèle, Jupiter, qui avait
déjà rendu le même service à
Trajan, n'eût fait le miracle. Tertullien le
revendiqua pour la légion Fulminante, qu'il
représente comme composée de
chrétiens, et les deux légendes subsistent
: l'une dans les traditions de l'Eglise, l'autre
sculptée sur la colonne Antonine, où l'on
voit encore le maître de l'Olympe lançant,
du haut du ciel entrouvert, la pluie qui sauve les
légions et le tonnerre qui écrase les
Barbares. Il en est de la légende comme du grain
que l'oiseau laisse tomber sur la montagne neigeuse : il
roule, grossi de la neige qu'il emporte à mesure
qu'il descend, et arrive dans la vallée en masse
bruyante : à l'origine, fait très simple ;
plus tard, prodige retentissant. |
Colonne de Marc Aurèle |
Dans sa jeunesse, Cassius avait déjà
conspiré contre Antonin, et il excitait les
soupçons même de Verus, qui, durant la guerre de
Syrie, avait écrit à son frère :
«Surveillez-le ; tout ce que nous faisons lui
déplaît. Il se ménage des amis, des
ressources, et cherche à nous rendre ridicules aux
yeux des soldats, en nous appelant, vous une vieille qui
philosophe, et moi un écolier qui court les
tripots». Marc-Aurèle répondit :
«Vos plaintes ne sont dignes ni d'un empereur ni de
notre gouvernement. Si les dieux destinent l'empire à
Cassius, nous ne pourrons nous défaire de lui ; car
vous savez le mot de votre bisaïeul (Hadrien) : Nul
n'a a jamais tué son successeur. Que le ciel, au
contraire, l'abandonne, et il se prendra de lui-même
dans ses pièges, sans que nous nous montrions cruels
en l'y poussant. D'ailleurs, comment faire un coupable d'un
homme que personne n'accuse et qui est aimé de ses
soldats ? Vous savez que, dans les causes de majesté,
celui même dont le crime est prouvé passe
toujours pour innocent. Hadrien avait coutume de
répéter : Quelle misérable condition
que celle des princes ! On ne les croit sur les complots de
leurs ennemis qu'après qu'ils en ont péri
victimes. Le mot est de Domitien ; mais j'ai mieux
aimé l'emprunter à votre aïeul, parce que
les meilleures maximes perdent leur autorité en
passant par la bouche des tyrans. Quant à ce que vous
me dites de pourvoir par la mort de Cassius à la
sûreté de mes fils, j'aime mieux qu'ils
périssent, si le bien de l'Etat exige que Cassius vive
plutôt que les enfants de
Marc-Aurèle».
Voilà une noble lettre ; cependant Verus avait raison,
et l'avis qu'il avait donné exigeait autre chose que
cette résignation commode aux volontés du
ciel.
Marc-Aurèle avait investi Cassius du commandement
supérieur des provinces orientales qui faisaient face
à l'empire parthique, depuis le mont Amanus
jusqu'à Péluse, et une révolte ayant
éclaté en Egypte, il l'autorisa à entrer
avec ses troupes dans ce pays, où l'habile
général eut vite raison des insurgés
(170). Ainsi, tandis que les empereurs défendaient
péniblement la frontière du Danube et que l'un
d'eux, comme épuisé par l'effort imposé
à sa mollesse, tombait mort sur la route de Rome, leur
lieutenant en Orient humiliait le grand roi,
conquérait des provinces et domptait les rebelles. Il
semblait que toute la virilité de l'empire se
fût comme retirée dans les camps de Cassius. Ces
succès lui portèrent à la tête. Il
croyait être sûr de son armée, du peuple
d'Antioche, de l'Egypte, que son père avait
gouvernée longtemps et dont le préfet lui
était dévoué ; il se disait qu'il allait
recommencer l'histoire de Vespasien. Sur un bruit qu'il fit
courir de la mort de Marc-Aurèle, quelques soldats le
proclamèrent empereur.
Nous avons une lettre de Cassius adressée par lui
à son gendre et qui peut être regardée
comme son manifeste. «Marcus, dit-il, est sans doute un
homme de bien ; mais, pour faire louer sa clémence, il
laisse vivre des gens dont il condamne la conduite. Où
est ce Cassius dont je porte inutilement le nom ? Où
est Caton le Censeur ? Où sont les moeurs antiques ?
Marcus fait de la philosophie ; il disserte sur la
clémence et sur l'âme, sur le juste et
l'injuste, et il ne pense pas à la république.
Ne vois-tu pas ce qu'il faudrait d'édits, de
sentences, de glaives, pour rendre à l'Etat son
ancienne force ? Ah ! malheur à tous ces hommes qui se
croient les proconsuls du peuple romain, parce que le
sénat et Marcus ont livré les provinces
à leur luxure et à leur avidité ! Tu
connais le préfet du prétoire de notre
philosophe ; la veille, il mendiait ; le lendemain, il
était riche. Comment cela s'est-il fait, si ce n'est
en rongeant les entrailles de la république et des
provinces ? Ils sont riches ! Eh bien, le trésor va se
remplir ; et si les dieux favorisent la bonne cause, les
Cassius rendront à la république sa
grandeur».
Quelques-uns de ces reproches sont justes :
Marc-Aurèle philosophait trop, et ces rhéteurs,
ces philosophes auxquels il donnait les faisceaux
consulaires, devaient être de singuliers hommes d'Etat,
si nous en jugeons par ce qui nous reste du plus
célèbre d'entre eux, Cornelius Fronto. On dit
qu'au moment de partir pour sa dernière campagne,
l'empereur fit, à Rome, durant trois jours, de longues
conférences sur les doctrines des diverses
écoles. Beaucoup de philosophie dans la vie
intérieure et à la veille de la mort, c'est
excellent ; mais d'autres soins devaient occuper un prince
à l'ouverture d'une grande guerre.
La lettre de Cassius accuse aussi un relâchement
d'autorité que j'ai signalé sous Antonin et qui
continuait probablement sous Marc-Aurèle ; mais elle
montre en même temps quel gouvernement implacable et
dur, le descendant du tyrannicide rêvait
d'établir. Les soldats n'avaient pas besoin de lire ce
manifeste pour se douter des sévérités
qui les attendaient. Leur attitude et celle des provinces
obligea Cassius à décréter d'avance
l'apothéose de celui qu'il voulait tuer.
C'était de mauvais augure pour le succès de son
entreprise. Mais à violer le droit, après
l'avoir si bien défendu, on perd la moitié de
sa force, lorsqu'on ne la perd pas tout entière.
Cassius, obéi, malgré sa
sévérité, tant qu'il était
resté dans le devoir, cessa de l'être dès
qu'il en fut sorti. Tout ce qu'il avait fait pour la
discipline tourna contre lui, et les soldats qui avaient si
longtemps tremblé devant le lieutenant légitime
du prince, massacrèrent le général
usurpateur, trois mois et six jours après que son
préfet du prétoire l'eut revêtu des
ornements impériaux.
A la première nouvelle de cette révolte, les
sénateurs avaient proclamé Cassius ennemi
public et confisqué ses biens. Cet effort
épuisa leur courage, et plusieurs croyaient
déjà entendre les légions de Syrie
franchissant les Alpes, comme un siècle auparavant
l'armée flavienne, lorsqu'on apprit que la tête
du coupable avait été apportée à
l'empereur. En la voyant, Marc-Aurèle s'affligea que
la république eût perdu un bon
général et lui l'occasion d'un
généreux pardon. Mais, lui disait-on,
Cassius vainqueur vous eût-il épargné
? Et il répondait : Notre piété
envers les dieux et notre conduite à l'égard
des hommes nous assuraient la victoire. Puis il passa en
revue tous les empereurs qui avaient été
tués, et prouva qu'il n'en était pas un qui,
par sa faute, n'eût mérité ce destin ;
tandis qu'Auguste, Trajan, Hadrien, Antonin, n'avaient pu
être vaincus par les rebelles, et que plusieurs
mêmes de ceux-ci avaient péri, comme Cassius,
à l'insu et contre le gré de ces princes.
Ainsi, par une étrange et heureuse
inconséquence qui se produit souvent,
Marc-Aurèle, tout en acceptant la fatalité
stoïcienne, entendait qu'à force de sagesse on
pouvait contraindre la destinée et se la rendre
favorable. C'est que le caractère, qui est la
substance même de l'âme, fait l'homme, bien plus
que les croyances, qui ne sont qu'une des applications de
l'esprit ; et comme on reçoit l'un de la nature, les
autres des circonstances, le successeur d'Antonin, quelque
doctrine qu'il eût embrassée, aurait toujours
été Marc-Aurèle.
Faustine, les amis du prince, le sénat, demandaient
des sévérités ; il les refusa : quelques
centurions seulement furent sacrifiés à la
discipline. Quant aux enfants de Cassius, ils
gardèrent la moitié des biens de leur
père et ne perdirent pas la faculté d'aspirer
aux charges publiques. Mais Marc-Aurèle décida
que nul, à l'avenir, ne gouvernerait une province
où il aurait pris naissance, et cette interdiction est
restée une des règles de notre ancien droit
administratif.
L'empereur crut nécessaire d'affermir par sa
présence l'ordre dans les provinces orientales. Il
visita Antioche, qu'il punit de sa fidélité
à Cassius, en lui interdisant, pour un temps, tout
spectacle et toute fête ; Alexandrie, qui le vit sans
cour, sans gardes, couvert du manteau des philosophes et
vivant comme eux ; Athènes surtout, où il
admira moins les monuments de l'art que ceux de la
pensée, et où il chercha les traces de Platon
et de Socrate plutôt que celles de Phidias et de
Périclès. Il institua des cours en diverses
langues pour l'enseignement de toutes les sciences et se fit
initier aux mystères d'Eleusis, seule institution du
paganisme qui supposât un examen de conscience,
repoussât le coupable et n'admit que l'homme sans
tache.
Triomphe de Marc Aurèle
|
De retour à Rome, il y célébra un triomphe pour les succès remportés sur les Germains, donna à son fils le consulat, la puissance tribunitienne et partagea avec lui le titre d'imperator. Huit fois déjà les légions, avec un zèle intéressé, lui avaient décerné cet honneur, qui s'explique mieux par les gratifications dont il était suivi que par des victoires décisives qui l'auraient précédé. Des médailles tout aussi véridiques promettaient à l'empire une paix perpétuelle. Elles étaient à peine frappées, que Marc-Aurèle dut repartir (5 août 178) pour la frontière de Pannonie, où les Barbares, contenus et non domptés, remuaient toujours. Il avait exigé, par un traité qui paraît être de 175, que les Marcomans se retirassent à 5 milles du Danube dont ils n'approcheraient qu'aux jours de marché ; des Iazyges, qu'ils ne mettraient pas un bateau sur le fleuve ; des Quades, qu'ils relâcheraient leurs captifs. Et l'on peut mesurer l'étendue des ravages faits par ces peuples dans l'empire au chiffre de leurs prisonniers romains : les Quades avaient promis d'en délivrer 50000, et les Iazyges en rendirent le double. Autre danger : la grande nation des Goths s'était mise en mouvement du nord vers le sud, et, depuis qu'elle se rapprochait de l'empire, les peuplades qui bordaient la frontière romaine pesaient sur cette barrière jusqu'à menacer de la rompre. Rome aurait eu besoin d'un Trajan qui, par des coups vigoureusement frappés, eût fait rebrousser chemin à ce monde barbare, et elle n'avait qu'un honnête homme sachant supporter la fortune ennemie, mais ne sachant pas la contraindre à changer. Après vingt mois passés au milieu des travaux, des inquiétudes et des fatigues, qu'il oubliait pour s'entretenir avec lui-même, eis eauton, il mourut à Vindobona (Vienne) le 17 mars 180, à l'âge de cinquante-neuf ans.
Faustine II - Buste du Capitole |
Tous les historiens reprochent à Marc-Aurèle une faiblesse, honteuse à l'égard de sa femme, coupable au sujet de son fils. Mais les misérables anecdotiers qui ont écrit, au troisième siècle, l'histoire des Césars se plaisaient au scandale et ne reculaient pas devant l'absurde. Les infortunes conjugales ont malheureusement fourni, dans tous les temps, un inépuisable sujet de gaieté ; celles des princes ont même un attrait particulier, parce qu'elles semblent une rançon de leur grandeur et qu'elles les rapprochent des misères humaines. Malgré la longanimité de quelques anciens à cet endroit, je ne crois pas au mot prêté à Marc-Aurèle qu'on pressait de répudier sa femme et qui aurait répondu : Alors il faut que je rende aussi la dot ; il voulait parler de l'empire. Mais l'empire n'avait point été la dot de Faustine, puisque Marc-Aurèle était César avant de l'épouser. |
La foule rêve plus qu'elle ne pense ; or, dans le rêve, il suffit d'un bruit pour donner une direction nouvelle aux pensées que la volonté ne gouverne pas. Ainsi l'imagination de la foule et celle des écrivains qui la suivent n'ont besoin que d'un mot pour faire sortir de ce mot toute une histoire. Le fils de Faustine, Commode, avant été moins un prince qu'un gladiateur, on le supposa fils d'un héros de l'arène ; de là le récit de sa naissance, qui ne peut se faire qu'en latin, et que les bustes et les médailles démentent par la ressemblance qu'ils établissent entre Marc-Aurèle et lui. Avec toutes ses vertus, l'empereur avait un dangereux défaut : il était ennuyeux. L'ennui causa-t-il des fautes ? Cela se voit, mais n'arrive pas toujours. La belle impératrice trouvait sans doute que les austères personnages dont son époux vivait entouré n'étaient que des pédants, et la grande dame marquait son dédain aux petites gens qu'il favorisait. Ceux-ci se vengèrent par de sourdes médisances qui, après sa mort, éclatèrent en calomnies que les folies, les cruautés de Commode, parurent légitimer : la mère paya pour le fils. Dion, presque un contemporain, est muet, du moins dans ce qui nous reste de lui, au sujet de ces histoires. Ce n'est qu'en passant, et par un mot, que lui-même ou son abréviateur fait allusion à des fautes ; et les lettres de Faustine à Marc-Aurèle, conservées par Vulcatius Gallicanus, sont bien d'une impératrice, d'une épouse et d'une mère.
Faustine mère des camps |
Elle avait suivi son époux dans la plupart des expéditions, ce qui lui avait valu des soldats le titre de mère des camps, et elle l'accompagnait encore en Orient, lorsqu'une maladie l'emporta au pied du Taurus. Ceux qui avaient calomnié sa vie calomnièrent sa mort, en répandant le conte absurde qu'elle avait poussé Cassius à la révolte par l'offre de sa main, et qu'elle s'était tuée, dans la crainte que son époux ne découvrit cette complicité. Marc-Aurèle lui fit bâtir un temple au lieu où elle était morte ; à Rome, il voulut que sur un bas-relief on représentât l'impératrice enlevée au ciel par un génie, et lui-même suivant d'un regard affectueux l'apothéose de sa chère Faustine. Dans le temple de Vénus et de Rome, il dressa un autel où, le jour de leurs noces, les jeunes filles et leurs fiancés offraient un sacrifice ; au théâtre, sa statue d'or fut mise à la place qu'elle avait l'habitude d'occuper, et les plus grandes dames de l'empire venaient, au moment des jeux, s'asseoir à l'entour. Marc-Aurèle aurait-il fait cette injure à la pudeur publique s'il avait eu des doutes sur la mère de ses sept enfants, et aurait-il écrit sur elle ce qu'on lit dans les Pensées ? Il dissimulait, assure-t-on. Ce que le Véridique a écrit, il le croyait. Quant à soutenir qu'il n'a rien su de pareils déportements, c'est faire de lui un sot de comédie, et les ennemis qu'avaient donnés à l'impératrice sa beauté, sa grâce, peut-être son orgueil, au milieu d'une cour de parvenus, auraient bien trouvé un moyen d'avertir le mari trompé.
Quant à son fils, on accuse Marc-Aurèle
d'avoir reconnu, sans oser les combattre, les mauvais
instincts de cette nature perverse. A la mort de son
père, Commode n'avait que dix-neuf ans, et,
malgré les récits qu'on fait de sa jeunesse
licencieuse et féroce, il n'avait sans doute pas
encore montré les vices qui lui ont fait une place
à part, parmi les tyrans. Tous les Antonins
étaient arrivés tard à l'empire,
dans la pleine maturité de la vie ; Commode en
prit possession presque à l'âge de
Néron. Pour expliquer qu'il ait vécu comme
lui, il n'est pas nécessaire d'accuser
Marc-Aurèle ; la jouissance du pouvoir absolu,
à l'âge des passions, suffit à tout
faire comprendre. |
Commode jeune - Buste du Louvre |
Marc Aurèle et Commode |
Pendant toute sa durée, l'empire a oscillé entre deux principes contraires : l'hérédité royale, qui est toujours dans le coeur du prince, souvent dans la complaisance des sujets, et l'élection populaire, qui était dans tous les souvenirs, dans l'esprit de la constitution, dans la nécessité, reparaissant sans cesse, de choisir un chef, puisque les familles impériales avaient été impuissantes à se reproduire et à durer. Mais la loi et les moeurs romaines donnaient un moyen de concilier ces deux systèmes opposés par les facilités laissées à l'adoption. Aucun peuple n'a pratiqué ce régime dans la proportion que Rome lui donna : ses grandes maisons ne s'étaient continuées qu'en appelant à elles des étrangers qui, dans cette filiation légale, avaient trouvé tous les droits attachés à la filiation naturelle. D'autre part, l'empereur représentait le peuple, demeuré théoriquement le souverain véritable ; de plus, en vertu de la prétendue délégation originaire qui lui avait été faite et qu'à l'avénement de chaque prince la lex Regia semblait renouveler, le tribun perpétuel exerçait légalement tous les pouvoirs de l'assemblée publique. Il en résultait que le choix du futur empereur, tout en étant décidé par un seul homme, paraissait une élection indirecte du peuple. La confirmation donnée ensuite par le sénat et les armées était l'assentiment de la noblesse et de ceux que l'on considérait, bien mieux que la populace de Rome, comme le vrai peuple romain. Tel était le droit constitutionnel de l'empire, et, grâce au respect religieux que les Romains accordaient aux formules et aux apparences, il suffisait de quelques paroles, prononcées selon le rituel et les vieux usages, pour donner la force du droit à ce qui n'était, au fond, que le droit de la force.
Rome donne le globe du monde à Marc Aurèle |
Avec ces moeurs privées et publiques toutes particulières à la Rome impériale, avec cette facilité pour le prince, de choisir, comme et quand il voulait, le fils et l'héritier qu'il lui plaisait de prendre, les empereurs avaient le moyen d'assurer toujours de bons chefs à l'empire. Ainsi firent, pour le bonheur du monde, Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin. Deux princes, Galba et Hadrien, avaient même donné la raison de ce système qui venait de faire ses preuves ; il avait assez longtemps duré pour qu'on fût prêt à accepter comme loi de l'Etat ce qui n'était pas seulement la loi des familles, mais avait été, de fait, durant deux siècles, la loi de l'empire. Sur dix-sept empereurs, on n'en trouve que deux, Titus et Domitien, qui fussent les héritiers naturels de leur prédécesseur. Si donc Marc-Aurèle avait eu un ferme esprit politique, il aurait «sacrifié, comme disait Auguste, ses affections paternelles au bien public», et laissé son pouvoir à quelque consulaire éprouvé. Tout près de lui se trouvait un sénateur qui avait été deux fois consul et commandant d'armée, son gendre Claudius Pompeianus ; dans les Césars, Julien lui reproche de n'avoir pas désigné pour l'empire cet homme d'action et de bon conseil : «Pompeianus, dit-il, aurait bien gouverné». Le système de l'adoption eût été affermi par ce nouvel exemple d'un libre choix ; et l'empire aurait peut-être légué à l'Europe moderne un principe de gouvernement supérieur à celui de l'hérédité. Mais, par la plus étrange inconséquence, le philosophe qui, pour se gouverner lui-même, regardait le monde de si haut, ne voulut pas, pour le gouvernement de quatre-vingts millions d'hommes, regarder hors de sa maison ; et le sage aux yeux de qui s'effaçaient tous les privilèges crut que son fils, en naissant dans des langes de pourpre, y avait trouvé le sceptre de l'univers. Cette faute rejeta au milieu de tous les hasards des naissances royales et des émeutes de caserne une société qui, n'ayant pas, pour se défendre contre les témérités d'un maître absolu, ces institutions prévoyantes dont les liens élastiques et souples contiennent sans blesser, recommença à vivre au jour le jour, selon que la fortune mit à sa tête un sage ou un fou. Sévère fera pour Caracalla ce que Marc-Aurèle fait pour Commode ; les Antonins seront remplacés par les Trente Tyrans, et une mauvaise coutume de succession augmentera les causes de ruine qui vont se développer au sein de cette monarchie naguère si forte et si heureuse.