La déesse de l'amour, qui hante la nature et règne sur le coeur des hommes, est une divinité complexe, dont le caractère et le culte offrent une curieuse union d'éléments étrangers et helléniques. Cette dualité apparaît déjà dans le mythe de sa naissance : d'après Homère, Aphrodite est fille de Zeus et de Dioné, tandis que, dans la Théogonie, elle sort de l'écume marine formée autour du membre viril d'Ouranos mutilé par Cronos. De cette dernière légende, qui valut à la déesse les épithètes d'aphrogenês, aphrogeneia, pontogenês, pontogeneia, thalassigonos, les anciens tiraient la principale explication de son nom ; elle était celle qui a surgi des flots, l'Anadyomène. La philosophie, en quête de symboles, dégagera de cette double provenance une antithèse morale ; d'après Platon, la fille d'Ouranos est la noble déesse Uranie ; la fille de Zeus et de Dioné, plus jeune, est l'Aphrodite Pandèmos.
La déesse d'Hésiode est l'épouse d'Arès, dont elle a Phobos, Deimos, Harmonia, et cette tradition semble avoir été capitale dans le culte. Mais la légende illustrée par le chant de Démodocos prévaudra dans l'imagination populaire : Aphrodite a contracté un mariage régulier avec Héphaistos, qu'elle trompe pour l'amour d'Arès. Parmi ses nombreux enfants, Eros brille au premier rang, sans que les anciens aient pu s'accorder sur le nom de son père.
I. Origine et expansion du culte d'Aphrodite
Il est vraisemblable qu'il a existé en
Grèce, dès une époque très
ancienne, une divinité d'essence analogue à
celle de l'Aphrodite historique ; mais cette dernière
offre de telles analogies avec plusieurs divinités
orientales d'âge antérieur, qu'on doit admettre
qu'elle en dérive pour l'essentiel. Même chez
Homère qui lui attribue une ascendance proprement
hellénique, le souvenir de son origine
étrangère subsiste : elle porte le nom de
Kupris dans l'Iliade ; l'Odyssée
connaît son sanctuaire de Paphos, et les deux
poèmes font allusion à celui de Cythère.
Or, Chypre et Cythère, colonies et comptoirs
phéniciens, ont été comme les deux
seuils par lesquels la déesse a
pénétré dans le monde grec.
Elle venait de l'Asie, où presque tous les peuples
sémitiques ont adoré une divinité
lunaire, principe de la fertilité et de la
fécondité animale. C'était
Atargatis-Derkéto à Ascalon, Mylitta à
Babylone, Istar en Assyrie, et surtout Astarté chez
les Phéniciens. De Chypre et même, parfois,
directement de Phénicie, cette religion se
répandit, dès l'époque
prébomérique, sur la plus grande partie de
l'Asie Mineure et jusqu'aux rives de la mer Noire, puis aussi
du côté de la Crète, vers les Cyclades,
l'Attique et la région béotienne. De
Cythère, où l'avaient également
introduite les Phéniciens, elle rayonna à
travers le Péloponnèse, vers Sparte, Sicyone,
Corinthe, Epidaure, l'Arcadie et l'Elide. Plus à
l'ouest enfin, Aphrodite s'établissait sur le mont
Eryx, en Sicile, à Carthage et dans le Latium.
II. Caractères d'Aphrodite
Aphrodite était vénérée
à Cnide, un de ses lieux de séjour favoris,
sous les trois formes d'akraia, euploia et
dôritis, c'est-à-dire sous ses trois
principaux aspects de déesse céleste, marine,
et terrestre. Comme le dit Euripide, sa puissance
s'étend sur toute la nature, sans en excepter l'homme
dont elle perpétue la race par l'amour. Rappelons les
vers de l'Hippolyte : «Cypris vit dans les airs,
comme elle est au fond de la mer ; tout est né d'elle
; c'est elle qui fait germer et qui fait naître
l'amour, auquel, tous sur la terre, nous devons la
vie». C'est à ces différents points de
vue qu'il convient d'étudier Aphrodite.
1. Aphrodite astrale et céleste. Aphrodite
armée
Par suite de la concurrence d'autres
divinités lunaires, l'Aphrodite grecque n'est pas unie
à la lune par des liens aussi étroits que ses
prototypes orientaux. Cependant, les épithètes
qui lui sont décernées de Pasiphaessa,
Pasiphaê, Pasiphaês, ses appellations
d'Asteria et d'Ourania sont assez
significatives.
Uranie est identique à l'Astarté lunaire des
Sémites, qui reparaît à Carthage sous le
nom de Virgo Caelestis. Les rapports d'Aphrodite avec
l'astre nocturne sont encore impliqués dans le mythe
de Phaéthon, que la déesse a ravi pour en faire
le gardien de son temple. Phaéthon est, en effet,
l'étoile du matin et du soir, astre que son vif
éclat fait naturellement associer à la lune
dont il semble être le brillant acolyte. Cette
étoile, d'ailleurs, est aussi nommée
étoile de Vénus et l'assimilation de la
déesse à cet astre double a peut-être
contribué, à Chypre et en Pamphylie, à
la conception d'une Aphrodite androgyne.
D'une facon plus générale, Aphrodite est la déesse des espaces célestes ; aussi réside-t-elle sur les hauts lieux qui baignent dans l'éther. Son culte était parfois célébré sub divo, à Paphos par exemple, où elle porte le nom d'Aeria. En plusieurs endroits, comme à Chypre, à Cnide, à Corinthe, à Argos, à Trézène elle est vénérée à titre d'Akraia. Protectrice des acropoles, elle est aussi une déesse armée, ce qui peut, d'ailleurs, être dû à l'analogie établie entre les rayons sidéraux et des flèches ou des lances, ou au rapport imaginé entre la lune et l'orage, dont le tumulte emplit les nuées. Ce caractère guerrier apparaît surtout à Chypre, à Cythère, à Corinthe, à Sparte, où l'on signale une Aphrodite Areia, à Argos, où la déesse est appelée Nikêphoros. |
2. Aphrodite marine
Ainsi que les divinités orientales de
nature analogue, Aphrodite est en relation étroite
avec l'élément humide et liquide. Les Grecs
reconnaissaient en elle une déesse de la mer,
peut-être à cause de l'influence de la lune sur
le flux et le reflux, peut-être aussi parce que,
conçue, à titre d'Uranie, comme déesse
du beau temps, elle devait favoriser la navigation. Son nom
même, on l'a vu, rappelait aux anciens sa naissance
marine. On la qualifiait de pontia, einaliê,
thalassaiê et on l'évoquait, portée
par Zéphyre, dans la molle écume, des parages
de Cythère à Chypre, où l'accueillent
les Heures aux bandelettes d'or.
Parfois, on la disait fille de Zeus et de la mer, et des artistes montraient Thalassa la soulevant hors des flots, tandis que Tritons et Néréides célébraient joyeusement son apparition. Elle est l'Anadyomène, qui règne sur les eaux dont elle est sortie, et il est vraisemblable que plusieurs légendes faisaient d'elle l'amante de Poseidon, à qui nous la voyons fréquemment associée dans le culte, à Panticapée, à Aeges en Cilicie, à Egine, à Corinthe, à Patras, à Orchomène. Le coquillage deviendra un des attributs de la déesse ; le dauphin, l'alcyon, le pompilos, le cygne lui étaient consacrés, tous démons de la mer tranquille ou annonciateurs du beau temps. Sereine et douce, galênaiê, elle calme le vent et les vagues ; son sourire luit dans les ondes lumineuses ; elle rassure et protège contre le péril de mer, en vraie Dame du Bon-Secours. On la consultait, à Paphos, au sujet de la navigation, et elle était vénérée sous les noms de Nauarchis ou d'Euploia, comme à Cnide et à Athènes. L'Aphrodite Aineias, dont le culte est attesté dans le golfe de Salonique, à Zacynthe, à Leucade, à Actium, en Sicile et sur les côtes latines, est une des formes de la Pélagia ; aussi a-t-on pu dire que l'Enéide offrait, réunis «par la chaîne continue du voyage d'Enée, les différents temples où les voyageurs des routes maritimes allaient adorer sa mère Aphrodite». |
3. Aphrodite dôritis et chthonienne
On ne saurait étre surpris
qu'Aphrodite, déesse de l'astre qui produit la
rosée et souveraine de la mer, soit encore le principe
de la fertilité terrestre. Grâce à elle,
les forces végétatives sont
réveillées à chaque printemps, quand le
ciel s'épanche en tièdes ondées pour
féconder le sein de la terre, qui donnera ses fruits
aux mortels. Aussi les poètes nomment-ils Aphrodite
zeidôros, êpiodôros, eukarpos ; on
dresse l'arbre de mai en son honneur ; et nous avons
signalé son culte cnidien sous le vocable de
dôritis, qui rappelle ses bienfaits. Quand la
déesse aborde à Chypre, un vert gazon se
déroule sous ses pas, et toujours, pour elle, les
chemins se couvrent de fleurs. Elle les fait naître et
leur parfum imprègne ses voiles ; elle est la fleurie,
antheia. Avec les Nymphes et les Charites, elle en
tresse d'odorants chapelets, sur l'Ida et elle aime, entre
toutes, l'anémone, le myrte et la rose. Elle aime
aussi les bosquets et les frais jardins qui lui
étaient souvent consacrés, à
Athènes par exemple, où Uranie était
vénérée en kêpois.
Le rapport intime d'Aphrodite avec la
végétation printanière apparaît
bien dans son union avec Adonis,
qui en est le symbole. L'existence du héros est
éphémère comme celle des plantes
fragiles qu'on lui dédiait à ses fêtes ;
après les six mois de belle saison, tandis que
l'automne recueille les fruits et que l'hiver
dépouille les champs de leur parure, il doit retourner
dans les Enfers. Aphrodite, dès lors, n'est plus la
souriante et la dorée ; elle s'afflige de ce
départ et se voile dans le deuil universel de la
nature : elle aussi descendra chez les morts. Associée
au déclin de la fertilité, elle prendra un
caractère sombre et funèbre, qui s'affirme
parfois dans le culte, et qui fait d'elle une seconde
Perséphone, miais Aphrodite réapparaîtra
triomphante, et c'est à cause de ce triomphe
périodique qu'on la concevra sans doute comme
libératrice de l'Hadès.
4. Aphrodite déesse de la
fécondité, du mariage et de la famille
Le réveil des énergies
végétales n'est qu'un des aspects de
l'influence exercée par Aphrodite sur tout ce qui
participe à la vie. C'est la forme
élémentaire de l'impulsion
générale des êtres à propager leur
espèce ; les poètes, dans leur langue
imagée, lui donnent comme principe une forme
supérieure du même instinct, en disant qu'au
printemps, le ciel vénérable et la terre son
épouse sont transportés d'amour et
désirent s'unir. Aphrodite inspire à toutes les
créatures le penchant sexuel et elle préside
à leur fécondité ; on peut voir dans tel
détail du mythe de sa naissance un symbole de cette
fonction. Les oiseaux de l'air, toutes les bêtes de la
terre ferme et de la mer ont le souci de ses travaux. Quand
elle passe sur l'Ida, elle jette le désir dans la
poitrine des loups, des lions, des ours, des léopards,
et tous, à la fois, s'accouplent dans les vallons
ombragés. On consacrait, d'ailleurs, à
Aphrodite les animaux de nature ardente ou prolifique, le
bélier par exemple et le bouc, le lapin et le
lièvre, la colombe et le passereau.
Chez l'homme, c'est l'union stable et légale des sexes
qui assure la perpétuité de la race. Aussi
Aphrodite est-elle une divinité de la famille et du
mariage. Elle veille à l'accomplissement des promesses
des fiancés et donne le bonheur aux
époux.
Le caractère noble et sacré de l'amour conjugal se reflète dans la grave Uranie que Phidias avait représentée le pied posé sur une tortue, emblème des vertus domestiques. Il faut sans doute reconnaître des divinités analogues dans l'Aphrodite-Héra de Sparte, dans l'Aphrodite-Harma de Delphes, dans l'Aphrodite-Olympia de Sparte, et de Sicyone, où ses prêtresses étaient astreintes à la chasteté. La déesse, qui, déjà dans l'Odyssée, prenait un soin maternel des filles de Pandareus, veillait aussi sur la naissance et sur l'éducation des enfants. Sa nature de Courotrophe est particulièrement sensible à Athènes et son rôle de déesse tutélaire de la famille s'affirmera encore dans le type romain de la Venus Genetrix. |
5. Aphrodite déesse de la beauté, de
l'amour et du plaisir
Mais ce grave aspect se trouvait souvent
éclipsé par des images plus
légères, et ce n'est point comme
divinité de la famille et du mariage qu'Aphrodite
intervenait principalement dans la vie des anciens. Source de
la beauté, idéal accompli des charmes
féminins, elle est avant tout la déesse de
l'amour et du plaisir. Déjà chez Homère,
qui l'oppose à la sévère Athèna,
elle est efféminée et amie de la
volupté. Les poètes la disent aussi douce que
le miel ; ils glorifient l'éclat de ses veux et le
contour parfait de ses paupières, le sourire de sa
bouche, la pureté de son sein et de sa nuque,
l'éblouissante blancheur de ses pieds ou de ses bras,
et le plus bel hommage qu'on puisse rendre à une femme
est de la rapprocher d'Aphrodite d'or. Elle sait l'art de
rehausser les dons naturels par la toilette et la parure ;
d'après les Chants Cypriens, où
était racontée la victoire d'Aphrodite sur les
deux déesses rivales, les Charites et les Heures ont
tissé ses voiles ; elles les ont
imprégnés de la couleur et du parfum des fleurs
qui composent aussi sa couronne, et la déesse exhale
une douce odeur de crocus, d'hyacinthe, de violette, de rose,
de narcisse et de lis.
Les Grâces forment son cortège, avec Peithô qui persuade, Himéros et Pothos, symboles du regret amoureux et du désir, Eros surtout, son fils et son ministre. Sa ceinture, qu'elle prête à Héra, recèle un charme pour séduire. D'elle viennent les dons qui attirent le coeur, et auxquels on la voit elle-même sensible, quand elle les trouve dans la personne de ses amants ou de ses favoris, comme Phaéthon, Phaon, Cyniras, Boutès, Pâris, Enée, Adonis et Anchise. Aphrodite, en effet, s'est unie à un mortel sur l'Ida pleine de sources, et le souvenir de sa tendresse pour Adonis s'éternise dans la rose empourprée du sang du héros et dans l'anémone qui fleurit de ses larmes de déesse. |
Aphrodite n'a donc pas échappé à la
loi qu'elle fait régner sur les dieux et sur les
hommes, châtiant cruellement tout être qui refuse
de s'y plier. Elle incline le coeur à sa
volonté, d'autant plus irrésistible qu'elle se
déchaîne de préférence sur les
femmes : Hélène, Médée,
Pasiphaé, Ariane, Phèdre, Hippodamie sont
autant de victimes qui l'ont subie comme une sorte de
fatalité. Cruelle et douce à la fois,
dispensatrice de tourments et de bonheur, Aphrodite est une
puissance invincible ; un poète la fera même
triompher de la mort, quand il évoquera les amoureuses
errant aux Enfers, dans les bosquets de myrte, toujours en
proie à leur souci.
Aphrodite se présente aussi à nous avec le
caractère moins tragique d'une simple divinité
du plaisir. Une interprétation postérieure a
spécialisé dans cette fonction la
Pandèmos, mise dès lors en opposition
radicale avec Uranie, la déesse de l'amour
noble et pur, bien que cette opposition d'ordre moral ne
repose sur aucun fondement mythologique. A titre de
déesse du plaisir, Aphrodite était
entourée, en Grèce, comme en Asie,
d'hiérodules qui se prostituaient aux visiteurs des
temples. Cette forme de culte paraît dériver
d'un autre usage constaté en Asie, à Chypre, et
même en Grèce, d'après lequel les jeunes
filles, avant leur mariage, ou les femmes, une fois dans leur
vie, devaient sacrifier leur pudeur à Aphrodite, et
faire commerce de leurs charmes. L'argent gagné de la
sorte enrichissait le sanctuaire de la déesse, ou
servait à la constitution d'une dot. Mais, outre que
ces derniers détails sont d'une date relativement
récente, il semble bien, qu'à l'origine,
l'usage en question ait été spécial aux
jeunes filles, qui ne pouvaient s'abandonner qu'à des
étrangers. Cette pratique prématrimoniale
n'était qu'un expédient pour détourner
sur un tiers le péril que l'imagination des primitifs
attache au commerce avec une vierge. Elle n'avait d'abord
rien à voir avec la religion, mais elle a
été englobée par le culte de la
divinité qui présidait aux rapports entre les
sexes. On en viendra à la concevoir comme une offrande
qui lui est agréable et dont le sanctuaire peut
même tirer un profit matériel. En
conséquence, on jugera bon de la
répéter, et on tendra vers l'institution
permanente ; les jeunes filles feront alors un séjour
plus ou moins long auprès de la déesse ; les
femmes y viendront également, et bientôt les
unes et les autres seront remplacées par des esclaves
appartenant au temple, véritables professionnelles de
l'amour. C'est ce que nous voyons en Sicile, sur le mont
Eryx, et à Corinthe ; dans ce dernier lieu, plus de
mille jeunes femmes étaient consacrées à
Aphrodite et enrichissaient le sanctuaire aux dépens
des étrangers. Aux grandes occasions, elles
invoquaient la déesse au nom de la cité, et,
lors de l'invasion persique, on les voit contribuer au salut
commun par leurs prières. Simonide composa une
épigramme en leur honneur, et Pindare ne
dédaigna pas de les chanter, à propos d'une
troupe d'hiérodules offerte par un Corinthien,
victorieux à Olympie. Rappelons enfin qu'à
Athènes un lien particulier unissait les
hétaïres au culte d'Aphrodite
Pandèmos.
C'est ainsi qu'Aphrodite, parfois nommée Etaira
et Pornê, devint la patronne des
courtisanes ; celles-ci la glorifient par leurs charmes
et les passions qu'elles allument ; elles sont ses
prêtresses, usurpent même son nom et ses
honneurs. A l'époque où l'art, répudiant
la gravité religieuse du passé, ne songe plus
qu'à représenter dans Aphrodite la perfection
de la beauté féminine, Praxitèle et
Apelle s'inspirent de célèbres
hétaïres ; Phryné jouait à
l'Anadyomène, en se jetant toute nue dans la mer, aux
yeux d'un peuple émerveillé.
III. Les sanctuaires, le culte et les fêtes d'Aphrodite
Nous avons déjà mentionné incidemment
quelques-uns des sanctuaires d'Aphrodite ; mais il est bon de
réunir ici les principaux d'entre eux, en insistant
sur les détails les plus intéressants du culte,
et sur les fêtes qui s'y rattachent.
A proximité de la Syrie, de la Phénicie, et de
la Palestine, le centre le plus important du culte
d'Aphrodite est l'île de Chypre, où la
légende, nous l'avons vu, faisait aborder la
déesse, et où un mois Aphrodisios lui
était consacré. Tous les ans, hommes et femmes
de l'île entière accouraient à la grande
panégyris de Paphos ; de là, ils se
rendaient en procession jusqu'à Palaipaphos ou Golgoi,
à soixante stades de distance. C'est vraisemblablement
à cette même fête que, dans les
mystères institués par Cinyras, on distribuait
un phallus et du sel à chaque myste. Si la
prostitution sacrée n'était, à
l'origine, circonscrite à aucun jour spécial,
ni liée à aucune fête précise,
parce qu'elle était d'abord indépendante du
culte, rien n'empêche qu'elle n'ait figuré par
la suite dans les cérémonies de Paphos, comme
cela est attesté, par exemple, pour les fêtes de
Byblos. Aphrodite était aussi
vénérée à Salamine, sur
l'Idalion, et à Amathonte, où l'on doit
peut-être localiser une offrande attestée pour
Chypre, à la date du 1er avril : on présentait
en holocauste à la déesse une brebis recouverte
encore de sa toison, ou bien, selon une interprétation
moderne, cette brebis était offerte par les
fidèles revêtus eux-mêmes de la toison de
l'animal. En tout cas, c'est bien à Amathonte que se
perpétuait une curieuse coutume auprès du
tombeau d'Aphrodite-Ariane : dans des
cérémonies célébrées le 2
du mois Gorpiaios, un jeune homme imitait une femme en proie
aux douleurs de l'enfantement ; on voyait là un
souvenir d'Ariane, morte en couches dans l'île, et en
l'honneur de laquelle Thésée avait
institué des sacrifices. Mais il est évident
que Thésée n'est intervenu qu'après
l'assimilation faite entre l'Aphrodite de Chypre et la
déesse crétoise Ariadnè. Ce rite, dans
le culte d'une déesse de la fécondité, a
été expliqué comme un
procédé de magie sympathique, destiné
à faciliter les accouchements ; peut-être est-il
aussi fondé en partie sur l'ancienne conception d'une
divinité androgyne, conception qui s'affirme encore
dans l'Aphroditos chypriote.
En Asie-Mineure, nous voyons Aphrodite à Cnide sous le
vocable d'Euploia, à Halicarnasse, à
Aphrodisias qui lui doit son nom et où elle
était honorée par des jeux publics en tant que
déesse de la cité, à Mylasa sous les
deux aspects d'Euploia et de Pandèmos, à Iasos,
où existait un mois Aphrodisiôn, et,
comme Hétaira, à Ephèse. Myrrhina
avait adopté l'Aphrodite Cnidienne, et Abydos
Aphrodite Pornè, analogue à celle
d'Ephèse. La déesse possédait encore de
nombreux sanctuaires en Troade, et nous retrouvons en
Bithynie un mois d'Aphrodite, Aphrios. Au Sud, elle
était établie dans les îles doriennes,
à Rhodes, à Milo, d'où provient la belle
statue du Louvre, en Crète, sous le nom d'Antheia,
à Cythère, dont le temple était, au dire
de Pausanias, le plus ancien et le plus
vénérable de toute la Grèce. Dans
l'île de Cos, le mois Panamos semble avoir
été spécialement consacré
à la déesse ; les inscriptions mentionnent,
pour le 7, à Halasarna, le sacrifice d'une
chèvre par le prêtre d'Apollon ; pour le 9,
celui d'une chèvre et d'un cochon de lait, et encore
diverses offrandes par les fermiers des jardins sacrés
; à Isthmos, au début du même mois,
Aphrodite Pandèmos recevait un chevreau.
Les îles ioniennes étaient aussi un des lieux de
séjour d'Aphrodite. Le temple de Samos avait
été fondé par les hétaïres
qui suivaient l'armée de Périclès. A
Naxos, le mythe d'Ariane se rattache évidemment
à un culte local de la déesses. Délos
possédait un sanctuaire où une antique image
d'Aphrodite, offerte par Ariane à
Thésée, avait été
consacrée par le héros victorieux.
Thésée passait aussi pour avoir institué
la fête du mois d'Hécatombaion,
célébrée en l'honneur d'Aphrodite, et
sans doute d'abord en l'honneur d'Ariadnè,
divinité locale de nature analogue. L'acte principal
de cette fête était la danse de la
géranos, exécutée le soir, aux
flambeaux, par des choeurs de jeunes garçons et de
jeunes filles. Parmi les îles de l'Egée, Lesbos,
Lemnos et Samothrace étaient encore des centres de
culte importants.
Dans la Grèce du Nord, Aphrodite était
vénérée à Ainos, ville de
Macédoine dont Enée passait pour
l'éponyme, et nous la trouvons sous le vocable
d'Aineias à Dodone, à Ambracie, à
Actium et à Zacynthe, où étaient
célébrés en son honneur des
agônes qu'on disait établis par
Enée. Un mois Aphrios est signalé
à Larisa et dans la Perrhaibie, un mois
Aphrodisiôn à Magnésie. On voyait
à Pharsale un temple d'Aphrodite Peithô,
à Tricca un temple d'Aphrodite anosia ou
androphonos, ainsi nommée, disait-on, à
cause du meurtre de Laïs par les Thessaliennes
jalouses.
Signalons, dans la Grèce centrale, l'Aphrodite
Epitumbia de Delphes et l'Aphrodite
Mélaina de Thespies. A Thèbes, Harmonia
avait consacré trois images de bois d'Aphrodite
Ourania, Pandèmos et Apostrophia. Pour Athènes,
les principaux sanctuaires de la déesse étaient
les suivants : temple d'Aphrodite Hippolytia, sur la
pente sud de l'Acropole, temple de la Pandèmos, dans
les mêmes parages, parfois considéré
comme identique au précédent. Uranie, qui
résidait aussi au Kolônos agoraios et
dans le dème d'Athmonia, se retrouvait dans les
Jardins, En Kêpois, auprès de l'Ilissos ;
un passage souterrain reliait ce téménos
à l'Acropole. Au mois de Skirophorién, à
la fête de l'Arrhèphorie, la
prêtresse d'Athèna confiait aux
Arrhèphores certains objets qu'elles devaient porter
sur leur tête, par ce chemin secret, à
l'Aphrodite des Jardins. Les jeunes filles, dont
c'était là le dernier acte sacerdotal,
étaient chargées, au retour, d'un autre fardeau
mystérieux. Il s'agissait probablement de renouveler
ainsi auprès d'Aphrodite la vertu d'un talisman sans
doute obscène, en vue de la fertilité des
campagnes et de la fécondité animale. Au
Pirée on voyait encore le sanctuaire d'Aphrodite
Aparchos établi par Thémistocle, et
celui d'Aphrodite Cnidia fondé par Conon, en
souvenir de la victoire maritime de 394. Mentionnons enfin
Aphrodite Kôlias qui séjournait au cap du
même nom. En Pyanepsion, lors des Thesmophories, les
femmes se rendaient en gais cortèges auprès
d'Aphrodite Kôlias pour obtenir de nombreuses et
heureuses naissances. On célébrait aussi
à Athènes des Aphrodisies, semblables
à celles que nous signalerons à Corinthe. De
même, à Egine, de grandes réjouissances,
dont Aphrodite était le prétexte, terminaient
les Poseidonies ; les courtisanes surtout y prenaient
part, et telle fut sans doute l'occasion où
Phryné se jeta nue dans les flots. Mégare
vénérait Aphrodite Epistrophia et
Aphrodite Praxis ; Argos, Aphrodite Akria, qui
semble identique soit à l'Ourania, soit
à la Nikèphoros attestées dans le
même lieu. C'est probablement à l'Aphrodite
Nikèphoros qu'il faut rattacher la fête
des Hybristika, où les hommes et les femmes
échangeaient entre eux leurs vêtements ;
Plutarque voit dans cette pratique un souvenir de la conduite
virile des Argiennes, qui, lorsque leurs époux eurent
été exterminés par
Cléomènes, s'armèrent et
sauvèrent la cité sous la conduite de
Télésilla. Plutarque ajoute que la
pénurie de citoyens ayant forcé les Argiennes
à contracter de nouveaux mariages avec des
périèques, inférieurs en dignité,
une loi prescrivit aux femmes de passer la nuit de leurs
noces affublées d'une fausse barbe. Ces
détails, qui s'éclairent l'un par l'autre,
permettent de retrouver dans les Hybristika des
vestiges de coutumes primitives sans rapport avec l'Aphrodite
guerrière. Ces fêtes dérivent
peut-être de rites matrimoniaux amenés par les
mêmes croyances que la prostitution sacrée, et
destinés à tromper, par un changement d'aspect,
les démons hostiles à l'homme.
Sur la route d'Argos à Mantinée se trouvait le
temple d'Aphrodite et d'Arès, fondé, disait-on,
par Polynice ; à Hermione était
vénérée Aphrodite Pontia ou
Liménia, et le temple d'Aphrodite
Nymphia, dédié par Thésée
après son union avec Hélène,
était situé entre Hermione et
Trézène. Cette dernière ville, parfois
nominée Aphrodisias, avait une Aphrodite
Kataskopia et un temple d'Aphrodite Akraia,
dû à la colonie d'Halicarnasse.
En Achaïe, le culte d'Aphrodite fleurissait
particulièrement à Corinthe ; la déesse
était dite Akraia sur la citadelle, et
Melainis dans le bois de cyprès du Kraneion,
où elle était entourée de nombreuses
hiérodules. Celles-ci jouaient un rôle capital
dans les fameuses Aphrodisies corinthiennes ; tandis que les
femmes et les filles de citoyens, qui
célébraient la fête à part, se
bornaient à une offrande à la déesse,
les hétaïres se répandaient, toute la
nuit, en joyeux et bruyants kômoi, dont l'ardeur
était entretenue par de copieuses libations.
Aphrodite régnait encore à Sicyone, où
son caractère plus grave s'exprimait dans l'image due
au ciseau de Kanachos. L'Arcadie nous offre la
Melainis de Mélangera, la Paphia de
Tégée, l'Eriycinè de
Psôphis, 1'Ourania et la Pandèmos
de Mégalopolis. L'Ourania éléenne
a été illustrée par Phidias. A Sparte,
dans le plus ancien sanctuaire de la déesse, on
voyait, au rez-de-chaussée, une Aphrodite
armée, et, à l'étage, Aphrodite
Morphô, assise, la tête voilée et
les jambes chargées de chaînes. On signale
encore dans cette ville une Areia, une Olympia,
une Ambologèra qui retardait la vieillesse, et,
à Gytheion, en face de Cranaé, une Aphrodite
Migônitis, dont Pâris avait établi
le culte après avoir obtenu
Hélène.
Il convient de mentionner, parmi les sanctuaires de Sicile,
celui d'Aphrodite Erycinè sur l'Eryx,
célèbre par ses trésors, ses
courtisanes, et ses colombes, qu'on supposait prendre part
à un voyage annuel de la déesse. A
l'époque de son départ
(Anagôgê), quand elle était
censée se retirer en Libye, ses oiseaux devenaient
invisibles ; neuf jours après, une colombe qui
surgissait de la mer revenait au temple, bientôt suivie
des blanches messagères, annonciatrices du retour
divin (Katagôgê). Il y avait encore des
cultes importants d'Aphrodite à Ségeste,
à Naxos et à Palerme. C'est vraisemblablement
à Hybla qu'il faut localiser la fête
décrite dans le Pervigilium Veneris, peinture
intéressante des plaisirs nocturnes chers à
celle qu'un hymne orphique appelle philopannuchis :
pendant trois nuits, des groupes joyeux erraient en chantant,
sous le couvert des myrtes, dans le bois sacré de la
déesse. Nous avons rappelé, à propos des
différents sanctuaires, les principales fêtes
d'Aphrodite. Il conviendrait d'y joindre les Adônies
où on la célébrait en divers lieux,
comme Chypre, Athènes ou Alexandrie, à
côté de son bien-aimé [Adonis].
Les Adônies n'avaient d'ailleurs, comme la plupart des
fêtes précédentes, aucun caractère
public. En dehors du culte proprement dit, les fêtes
d'Aphrodite, qui, sauf de rares exceptions, ne sont
désignées que par le terme
général d'Aphrodisia, n'ont
été le plus souvent que des
réjouissances populaires ou des pratiques
particulières à certaines associations qui
n'intéressaient point la vie de la cité. Les
courtisanes les accaparèrent, et l'on finira par
nommer Aphrodisia toute partie de plaisir.
IV. Aphrodite dans l'art
On fait généralement dériver de la Babylonie et de la Chaldée le type le plus ancien d'Aphrodite, caractérisé par une complète nudité. Les images d'Istar dépouillée de ses vêtements auraient été imitées en Phénicie et à Chypre, et se seraient disséminées, par l'intermédiaire de ces pays, en différents points du monde grec. La nudité est le trait commun aux plus anciennes images de cette déesse de la nature et de la fécondité, que les peuples orientaux ont adorée sous divers noms. Nous en possédons de curieux exemplaires provenant de Susiane et de Chaldée, d'Asie Mineure, de Mycènes et surtout de Phénicie et de Chypre. L'Aphrodite chypriote, type achevé de ces figurines primitives, est représentée debout, les hanches puissantes et le sexe fortement accusé. Ses deux mains sont posées sur sa poitrine, comme si elle voulait presser son sein. Il se peut aussi que parfois une des mains ait été portée vers le bas-ventre pour attirer, semble-t-il, l'attention vers la source de la fécondité. |
Au contraire de l'Aphrodite orientale, l'Aphrodite de l'art grec archaïque apparait toujours vêtue ; mais quelques représentations de l'archaïsme le plus ancien rappellent encore, par leur attitude, celles des âges antérieurs. Les deux bras restent posés sur la poitrine, ou bien l'une des mains est abaissée pour retenir les plis du vêtement. Il arrive aussi qu'une colombe est placée sur le bras relevé comme dans une figurine du Louvre et, plus tard, dans le beau torse du Musée de Lyon. D'autres fois, la déesse tend une fleur ; la statue de Kanachos, à Sicyone, différente des images précédentes par sa position assise, avait comme attribut une fleur de pavot. |
Le type ionien s'est longtemps perpétué pour représenter la philommeidês ; cependant quelques supports de miroir nous font assister à une simplification progressive, et l'on discerne plus de gravité dans la tête de l'Aphrodite Ludovisi. On retrouvait sans doute les caractères du style sévère dans l'Aphrodite de Calamis, que l'on a identifiée avec la Sôsandra du même artiste. Le dossier du «trône Ludovisi», qui représente Aphrodite accueillie par les Heures au sortir de la mer, offre un charmant exemplaire des images de la déesse au début du Ve siècle.
Il est certain que Phidias a exercé une grande influence sur la manière dont son époque a représenté la déesse. Mais, sauf l'Aphrodite de la frise du Parthénon assise auprès d'Eros, la tête voilée, dans une pose calme et recueillie, nous connaissons fort peu les créations du grand maître du Ve siècle. De la célèbre statue chryséléphantine d'Elis nous savons seulement qu'elle avait le pied posé sur une tortue. Nous sommes mieux renseignés sur l'oeuvre d'un élève de Phidias, Alcamène ; on reconnaît généralement des répliques de son Aphrodite des Jardins dans les statues du type de la Venus Genetrix, dont la Vénus de Fréjus, au Louvre, est l'exemplaire le plus parfait. La déesse, qui tend une pomme, soulève de la main droite au-dessus de son épaule les plis du chitôn, qui laisse à nu la partie gauche du buste. Aphrodite, strictement voilée pendant toute la période archaïque, commence à se dévêtir, et il est certain que Phidias était allé déjà dans cette voie, quand il avait représenté, sur le trône du Zeus Olympien, la naissance de l'Anadyomène. |
Les artistes du IVe siècle se sont attachés avec une véritable prédilection à rendre l'image de la déesse. Auprès de l'Uranie de Phidias, à Elis, Scopas avait représenté Aphrodite Pandèmos chevauchant un bouc ou une chèvre, et l'on attribue au même sculpteur l'original de la Vénus de Capoue. La déesse, dont le torse est nu et le pied gauche posé sur une éminence, se mirait dans un bouclier qu'elle tenait des deux mains, appuyé contre sa hanche gauche. |
La Vénus de Milo, la plus célèbre des statues conservées d'Aphrodite, offre de grandes analogies avec la précédente ; l'auteur de cette oeuvre originale semble avoir vécu au temps de Scopas, et peut-être même dans l'entourage immédiat de ce maître ; avec sa main droite la déesse retenait le bord de sa draperie tombante, et de l'autre elle tendait une pomme. La Vénus de Capoue et la Vénus de Milo se distinguent par la complète nudité du torse. Il en est de même de la Vénus d'Arles, où l'on reconnaît généralement la copie d'une oeuvre de Praxitèle ; la déesse, occupée à sa toilette, tenait un miroir dans la main gauche et de la droite elle arrangeait les boucles de sa chevelure. C'est peut-être à Scopas qu'il faut attribuer la première statue entièrement nue d'Aphrodite ; en tout cas, la Cnidienne de Praxitèle est la plus fameuse des statues de ce genre et le scrupule des gens de Cos, à qui elle était destinée, prouve bien que le motif était encore dans toute sa nouveauté, quand l'artiste l'illustra. |
Cette oeuvre a suscité des
répliques nombreuses, dont la plus connue
est celle de la Glyptothèque de Munich et la
meilleure, celle du Vatican ; la tête de la
collection Kaufmann, à Berlin, et celle de
Martres-Tolosanes gardent encore les traits de la
Cnidienne ; nous avons même, dans la belle
tête d'Aphrodite de la collection Leconfield,
à Petworth, un original de Praxitèle
apparenté au type précédent. |
Le dévoilement complet d'Aphrodite est désormais chose consacrée ; on s'attache aux sujets qui justifient sa nudité, tels que le bain, motif déjà utilisé pour la Cnidienne et qu'on reprend dans la Vénus accroupie ; les sculpteurs tireront aussi parti du motif de l'Anadyomène, rendu célèbre par le tableau d'Apelle, où l'on voyait la déesse sortant de l'eau à mi-corps et tordant sa chevelure. La toilette d'Aphrodite deviendra un des thèmes préférés de l'art ; on la montrera serrant sa ceinture contre sa poitrine, mettant ou déliant sa sandale dont elle use, au besoin, pour châtier Eros ou un admirateur indiscret. On arrive ainsi aux purs sujets de genre, et il est clair que les artistes sont beaucoup moins préoccupés de la déesse que d'exprimer, à propos d'elle et sous un prétexte quelconque, toutes les grâces d'un jeune corps. |
V. Italie et Rome
Il existait en Italie, avant toute influence
hellénique, une divinité de la nature
florissante, du printemps et des charmes terrestres, qui
apparaît sous plusieurs aspects. Telle était
Feronia, vénérée
particulièrement à Trebula Mutuesca, en Sabine,
et au pied du Soracte, chez les Etrusques. Elle
résidait aussi près de Terracine, et à
Rome, où elle avait un temple, au Champ de Mars, et
une fête célébrée le 13 novembre.
Telle encore Flora, qu'on retrouve en divers points de
l'Italie centrale, déesse de tout ce qui
s'épanouit, symbole de l'universelle
fécondité. Flora possédait un flamine et
deux temples à Rome, l'un sur le Quirinal, l'autre
fondé en 516=238 auprès du Circus Maximus. Des
jeux d'un caractère très libre, les
Floralia, furent institués à cette
même date ; ils devinrent annuels à partir de
581-173 et duraient, à l'époque d'Auguste, du
28 avril au 3 mai 29.
Vénus était une déesse analogue aux
précédentes, mais son importance fut
singulièrement accrue par son assimilation avec
l'Aphrodite des Grecs. Des savants romains, comme Cincius et
Varron, attestent que Vénus n'était
citée ni dans les chants des Saliens, ni dans aucun
document datant de l'époque des rois. Cependant, le
nom foncièrement italique de la déesse
suffirait à prouver son caractère autochthone ;
on y voit un équivalent de charis, car
Vénus représente ce qu'il y a d'aimable et de
souriant dans la nature au moment de la belle saison. Elle
est, à l'origine, la protectrice des champs, des
jardins, et de ceux qui les cultivent. Plus tard seulement,
les conceptions helléniques s'introduisant sous le
couvert des divinités latines, elle apparaîtra
aussi comme la déesse de la beauté
féminine et de l'amour.
Le culte de Vénus doit avoir été fort
ancien à Albe et à Gabies ; nous savons,
d'autre part, qu'elle possédait deux sanctuaires
importants à Ardée et à Lavinium, ce
dernier étant commun aux divers peuples latins qui s'y
réunissaient sous la présidence des
Ardéates. En 537=217, les decemvirii sacris
faciundis vinrent à Ardée pour sacrifier
à la déesse, et c'est d'Ardée que semble
dériver le culte romain de Vénus.
A Rome, certaines vieilles divinités, comme Murcia et
Cloacina, ont été, à l'époque
historique, assimilées à Vénus ; on a
même pu les considérer comme des formes
primitives de la Vénus romaine. Quoi qu'il en soit,
les deux plus anciens cultes nettement certifiés sont
ceux que l'on rendait à Vénus dans le bois
sacré de Libitina et au voisinage du Circus Maximus.
Le premier sanctuaire, dont l'emplacement contribuait
à fonder l'identification de Vénus avec
Libitina, est de date inconnue ; le second fut
commencé en 459=295 par l'édile curule Q.
Fabius Gurges. L'anniversaire de ces deux temples
était célébré le 19 août,
jour des Vinalia rustica, où les
holitores avaient leur fête, ce qui met en
relief la nature primitivement agraire de la Vénus
italique.
Sans être jamais complètement effacé, ce
caractère primitif va être relégué
au second plan, du jour où Aphrodite s'appropriera le
nom de Vénus et se confondra avec elle. Le culte de la
déesse hellénique était largement
répandu sur toutes les rives
méditerranéennes, et les Etrusques, en
particulier, semblent l'avoir revu de fort bonne heure. Il
leur vint du sanctuaire de l'Eryx qui fut aussi un foyer
d'influence pour le Latium, où Enée, disait-on,
avait lui-même apporté l'image de l'Erycine. A
l'époque de la première guerre punique, les
Romains furent mis en contact direct avec ce sanctuaire
qu'ils considérèrent longtemps comme une
métropole religieuse. En 537=217, sur l'injonction des
livres Sibyllins, en même temps qu'un lectisterne
réunissait Mars et Vénus, le dictateur Q.
Fabius Maximus promettait un temple à la déesse
de l'Eryx, et l'on vit, deux ans plus tard, s'élever
sur le Capitole une filiale du temple sicilien. Un autre
sanctuaire encore plus important fut élevé en
573=181 devant la porte Colline, en exécution d'une
promesse faite pendant la guerre ligurienne par le consul L.
Porcius. Le culte de l'Eryx avait gardé à Rome
quelque chose de son caractère originel : les
meretrices prenaient une grande part aux fêtes
qui célébraient chaque anniversaire de la
fondation de ce temple, le 23 avril, jour des Vinalia
priora. C'est encore un ordre des livres Sibyllins qui,
en 640=114 amena l'établissement d'Aphrodite
Apostrophia sous le nom de Verticordia, pour
expier le crime de trois Vestales. L'anniversaire du temple,
dont l'emplacement n'est pas connu, tombait le 1er avril ; ce
jour était la fête des matrones,
Veneralia, fête décente et grave, en
harmonie avec le caractère des épouses et la
nature d'une déesse établie pour ramener les
femmes à la discipline et à la vertu.
Avec le temps, le culte de la Vénus
hellénisée se répandit sous des formes
diverses, en particulier grâce à l'initiative de
certains hommes d'Etat. Sylla, qui se nommait lui-même
en grec Epaphroditos, vénérait la
déesse, sous l'appellation de Venus Felix,
comme dispensatrice de l'heureuse chance et du bonheur.
L'image de Venus Felix subsiste dans les
représentations de la Venus Pompeiana, patronne
de Pompéi, colonie syllanienne. Nous retrouvons,
d'autre part, sous le nom de Venus Victrix,
l'Aphrodite guerrière, Nikèphoros. Son
culte se répandit au loin avec le même sens que
celui de Victoria, qui est souvent figurée
à côté d'elle. Pompée éleva
en son honneur un sanctuaire qui fut inauguré le 13
août 699=55. Avant Pharsale, César lui promit un
nouveau temple, s'il triomphait ; ses voeux exaucés,
il construisit ce monument, au centre du Forum Julium, en le
dédiant, non pas à Venus Victrix, mais
à celle qui va supplanter toutes les autres, à
Venus Genetrix. L'institution de ce culte
correspondait, en effet, à des sentiments nationaux
autant qu'à des vues personnelles ; bien avant la
première guerre avec Carthage, la croyance à
l'origine troyenne du peuple romain était
déjà suffisamment implantée pour
être invoquée dans des actes diplomatiques. Elle
fut encore affermie par l'établissement à Rome
de la Vénus Erycine, à laquelle Enée
était étroitement lié, en sa double
qualité de fils et d'introducteur de son culte dans le
Latium. Parmi les grandes familles, quelques-unes se
flattaient de se rattacher à Enée, et par lui,
à la déesse dont l'image était
gravée sur les monnaies des Julii et des
Memmii.
Mais la légende d'Enée intéressait de trop près les origines mêmes de Rome pour que le culte de Venus Genetrix ne prît pas un caractère national, surtout quand le descendant des Julii occupa dans l'Etat une situation prépondérante ; elle ne sera point seulement la mère d'Enée et de sa race, mais encore l'ancêtre et la protectrice du peuple romain. Dès lors, l'union de Mars et de Vénus, que les Grecs avaient révélée aux Latins et que nous voyons déjà consacrée au lectisterne de 537=217, acquit une nouvelle importance. La déesse de la dynastie julienne forma avec le père de Romulus un couple tout-puissant, qui présidait aux destinées de la cité. On leur rendit des honneurs communs dans le temple de Vénus Genetrix, dans celui de Mars Ultor, consacré par Auguste, et dans le Panthéon d'Agrippa.
César célébra la consécration
du temple de Vénus Genetrix le 22 septembre
708=46, par des jeux qui duraient, à l'époque
d'Auguste, sous le nom de Ludi Victoriae Caesaris, du
25 au 30 juillet. Auguste, qui présida à tout
un mouvement patriotique et religieux, dont
l'Enéide est le plus beau témoignage,
prit un soin particulier de ces jeux. S'ils ne se maintinrent
sans doute pas après la fin de la dynastie,
l'étroite liaison, établie surtout par
César entre Vénus et la cité, subsista
longtemps ; l'empereur Hadrien associait encore Vénus
à Roma dans le fameux Templum
Urbis.
On signale bon nombre d'autres cultes de Vénus
à Rome, tels que celui de Venus Calva, celui de
Venus Salacia, qu'on disait patronne des courtisanes,
et qui semble avoir été d'abord une
divinité marine, celui de Venus Equestris,
déesse qui correspond sans doute à la
Pelagia hellénique. De même que les
images sacrées et les rites étaient
empruntés aux Grecs, la conception d'Aphrodite,
déesse de la beauté et de l'amour s'est de plus
en plus répandue à Rome. Cependant le
caractère primitif qui se traduisait dans la
Vénus italique n'a jamais cessé de se faire
sentir, même dans la Vénus
hellénisée. La forme capitale, qu'elle
revêt, de déesse dynastique et nationale,
mérite de retenir l'attention, et la Venus
Genetrix demeure comme une création relativement
originale de l'esprit romain.
Article de Louis Séchan