Scène 1 Britannicus, Junie BRITANNICUS Oui, madame, Néron, qui l'aurait pu penser ? Dans son appartement m'attend pour m'embrasser. Il y fait de sa cour inviter la jeunesse ; Il veut que d'un festin la pompe et 'allégresse Confirment à leurs yeux la foi de nos serments, Et réchauffent l'ardeur de nos embrassements ; Il éteint cet amour, source de tant de haine ; Il vous fait de mon sort arbitre souveraine. Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux, Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux ; Depuis qu'à mon amour cessant d'être contraire Il semble me céder la gloire de vous plaire, Mon coeur, je l'avouerai, lui pardonne en secret, Et lui laisse le reste avec moins de regret. Quoi ! je ne serai plus séparé de vos charmes ! Quoi ! même en ce moment, je puis voir sans alarmes Ces yeux que n'ont émus ni soupirs ni terreur, Qui m'ont sacrifié l'Empire et l'Empereur ! Ah, Madame !... Mais quoi ! Quelle nouvelle crainte Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ? D'où vient qu'en m'écoutant, vos yeux, vos tristes yeux, Avec de longs regards se tournent vers les cieux ? Qu'est-ce que vous craignez ?
JUNIE Je l'ignore moi-même ; Mais je crains.
BRITANNICUS Vous m'aimez ?
JUNIE Hélas ! si je vous aime !
BRITANNICUS Néron ne trouble plus notre félicité.
JUNIE Mais ne me répondez-vous de sa sincérité ?
BRITANNICUS Quoi ? vous le soupçonnez d'une haine couverte ?
JUNIE Néron m'aimait tantôt, il jurait votre perte ; Il me fuit, il vous cherche : un si grand changement Peut-il être Seigneur, l'ouvrage d'un moment ?
BRITANNICUS Cet ouvrage, madame, est un coup d'Agrippine : Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine. Grâce aux préventions de son esprit jaloux, Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous. Je m'en fie aux transports qu'elle m'a fait paraître ; Je m'en fie à Burrhus ; j'en crois même son maître : Je crois qu'à mon exemple, impuissant à trahir, Il hait à coeur ouvert, ou cesse de haïr.
JUNIE Seigneur, ne jugez pas de son coeur par le vôtre : Sur des pas différents vous marchez l'un et l'autre. Je ne connais Néron et la cour que d'un jour ; Mais, si j'ose le dire, hélas dans cette cour Combien tout ce qu'on dit est loin de ce qu'on pense ! Que la bouche et le coeur sont peu d'intelligence ! Avec combien de joie on y trahit sa foi ! Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !
BRITANNICUS Mais que son amitié soit véritable ou feinte, Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ? Non, non, il n'ira point par un lâche attentat, Soulever contre lui le peuple et le sénat. Que dis-je ? Il reconnaît sa dernière injustice, Ses remords ont paru, même aux yeux de Narcisse. Ah ! s'il vous avait dit ma princesse à quel point....
JUNIE Mais, Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point ?
BRITANNICUS Et pourquoi voulez-vous que mon coeur s'en défie ?
JUNIE Et que sais-je ? Il y va, Seigneur, de votre vie :
Tout m'est suspect : je crains que tout ne soit séduit. Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit D'un noir pressentiment, malgré moi prévenue, Je vous laisse à regret éloigner de ma vue. Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés ; Si Néron, irrité de notre intelligence, Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ; S'il préparait ses coups tandis que je vous vois ; Et si je vous parlais pour la dernière fois ! Ah ! prince !
BRITANNICUS Vous pleurez ! Ah ! ma chère princesse ! Et pour moi jusque-là votre coeur s'intéresse ! Quoi, madame ! en un jour où plein de sa grandeur Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur, Dans des lieux où chacun me fuit et le révère, Aux pompes de sa cour préférer ma misère ! Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux Refuser un empire, et pleurer à mes yeux ! Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes : Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes. Je me rendrais suspect par un plus long séjour : Adieu. Je vais, le coeur tout plein de mon amour, Au milieu des transports d'une aveugle jeunesse, Ne voir, n'entretenir que ma belle princesse. Adieu.
JUNIE Prince...
BRITANNICUS On m'attend, madame, il faut partir.
JUNIE Mais du moins attendez qu'on vous vienne avertir. Scène 2 Agrippine, Britannicus, Junie AGRIPPINE Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence. Néron impatient se plaint de votre absence. La joie et le plaisir de tous les conviés Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez. Ne faites point languir une si juste envie ; Allez. Et nous, madame, allons chez Octavie.
BRITANNICUS Allez, belle Junie ; et, d'un esprit content, Hâtez-vous d'embrasser ma soeur qui vous attend. (S'adressant à Agrippine) Dès que je le pourrai, je reviens sur vos traces, Madame ; et de vos soins j'irai vous rendre grâces. Scène 3 Agrippine, Junie AGRIPPINE Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux, Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux. Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ? Doutez-vous d'une paix dont je fais mon ouvrage ?
JUNIE Après tous les ennuis que ce jour m'a coûtés, Ai-je pu rassurer mes esprits agités ? Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle. Quand même à vos bontés, je craindrais quelque obstacle, Le changement, madame, est commun à la cour ; Et toujours quelque crainte accompagne l'amour.
AGRIPPINE Il suffit ; j'ai parlé, tout a changé de face : Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place. Je réponds d'une paix jurée entre mes mains ; Néron m'en a donné des gages trop certains. Ah ! si vous aviez su par combien de caresses Il m'a renouvelé la foi de ses promesses ; Par quels embrassements il vient de m'arrêter ! Ses bras, dans nos adieux, ne pouvaient me quitter. Sa facile bonté, sur son front répandue, Jusques aux moindres secrets est d'abord descendue : Il s'épanchait en fils qui vient en liberté Dans le sein de sa mère oublier sa fierté, Mais bientôt reprenant un visage sévère, Tel que d'un empereur qui consulte sa mère, Sa confidence auguste a mis entre mes mains Des secrets d'où dépend le destin des humains. Non, il le faut ici confesser à sa gloire, Son coeur n'enferme point une malice noire ; Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté, Abusaient contre nous de sa facilité Mais enfin, à son tour, leur puissance décline ; Rome encore une fois va connaître Agrippine ; Déjà de mon faveur on adore le bruit. Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit : Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste D'un jour autant heureux que je l'ai cru funeste. Mais qu'est-ce que j'entends ! Quel tumulte confus : Que peut-on faire ?
JUNIE O ciel ! sauvez Britannicus ! Scène 4 Agrippine, Junie, Burrhus AGRIPPINE Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire...
BURRHUS Madame, c'en est fait, Britannicus expire.
JUNIE Ah ! mon prince !
AGRIPPINE Il expire ?
BURRHUS Ou plutôt il est mort, Madame.
JUNIE Pardonnez, madame, à ce transport. Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre. Scène 5 Agrippine, Burrhus AGRIPPINE Quel attentat, Burrhus !
BURRHUS Je n'y pourrai survivre, Madame, il faut quitter la cour et l'empereur.
AGRIPPINE Quoi ! du sang de son frère il n'a point eu d'horreur ?
BURRHUS Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère : A peine l'empereur a vu venir son frère, Il se lève, il l'embrasse, on se tait, et soudain César prend le premier une coupe à la main : «Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices, Ma main de cette coupe épanche les prémices, Dit-il ; dieux, que j'appelle à cette effusion, Venez favoriser notre réunion». Par les mêmes serments Britannicus se lie. La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ; Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords, Le fer ne produit point de si puissants efforts, Madame : la lumière à ses yeux est ravie ; Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie. Jugez combien ce coup frappe tous les esprits : La moitié s'épouvante et sort avec des cris ; Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage Sur les yeux de César composent leur visage. Cependant sur son lit il demeure penché, D'aucun étonnement il ne paraît touché : «Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence A souvent, sans péril, attaqué son enfance». Narcisse veut en vain affecter quelque ennui, Et sa perfide joie éclate malgré lui. Pour moi, dût l'empereur, punir ma hardiesse, D'une odieuse cour j'ai traversé la presse ; Et j'allais, accablé de cet assassinat, Pleurer Britannicus, César et tout l'Etat.
AGRIPPINE Le voici. Vous verrez si c'est moi qui l'inspire. Scène 6 Agrippine, Néron, Burrhus, Narcisse NERON Dieux !
AGRIPPINE Arrêtez, Néron : j'ai deux mots à vous dire. Britannicus est mort : je reconnais les coups ; Je connais l'assassin.
NERON Et qui, madame ?
AGRIPPINE Vous.
NERON Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable. Il n'est point de malheur dont je ne sois coupable. Et, si l'on veut, Madame, écouter vos discours, Ma main de Claude même aura tranché les jours. Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre ; Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.
AGRIPPINE Non, non, Britannicus est mort empoisonné ; Narcisse a fait le coup, vous l'avez ordonné.
NERON Madame !... Mais qui peut vous tenir ce langage ?
NARCISSE Eh ! Seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d'outrage ? Britannicus, Madame, eut des desseins secrets Qui vous aurait coûté de plus justes regrets : Il aspirait plus loin qu'à l'hymen de Junie : De vos propres bontés il vous aurait punie. Il vous trompait vous-même ; et son coeur offensé Prétendait tôt ou tard rappeler le passé. Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie, Soit qu'instruit des complots qui menaçaient sa vie, Sur ma fidélité César s'en soit remis, Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis ; Qu'ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres ; Mais vous...
AGRIPPINE Poursuis, Néron, avec de tels ministres, Par des faits glorieux tu vas te signaler ; Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas pour reculer : Ta main a commencé par le sang de ton frère ; Je prévois que tes coups viendront jusqu'à ta mère. Dans le fond de ton coeur, je sais que tu me hais ; Tu voudras t'affranchir du joug de mes bienfaits. Mais je veux que ma mort te soit même inutile : Ne crois pas qu'en mourant je te laisse tranquille. Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi, Partout, à tout moment m'offriront devant toi. Tes remords te suivront comme autant de furies ; Tu croiras les calmer par d'autres barbaries ; Ta fureur, s'irritant soi-même dans son cours, D'un sang toujours nouveau marquera tous les jours. Mais j'espère qu'enfin le ciel, las de tes crimes, Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes ; Qu'après t'être couvert de leur sang et du mien, Tu te verras forcé de répandre le tien ; Et ton nom paraîtra dans la race future, Aux plus cruels tyrans une cruelle injure. Voilà ce que mon coeur présage de toi. Adieu : tu peux sortir.
NERON Narcisse, suivez-moi. Scène 7 Agrippine, Burrhus AGRIPPINE Ah ! ciel ! de mes soupçons quelle était l'injustice ! Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse ! Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux Néron en me quittant m'a laissés pour adieux ! C'en est fait, le cruel n'a plus rien qui l'arrête ; Le coup qu'on m'a prédit va tomber sur ma tête. Il vous accablera vous-même à votre tour.
BURRHUS Ah ! Madame ! pour moi j'ai vécu trop d'un jour. Plût au ciel que sa main, heureusement cruelle, Eût fait sur moi l'essai de sa fureur nouvelle ! Qu'il ne m'eût pas donné, par ce triste attentat, Un gage trop certain des malheurs de l'Etat ! Son crime seul n'est pas ce qui me désespère ; Sa jalousie a pu l'armer contre son frère ; Mais s'il vous faut, madame, expliquer ma douleur, Néron l'a vu mourir sans changer de couleur. Ses yeux indifférents ont déjà la constance D'un tyran dans le crime endurci depuis l'enfance. Qu'il achève, madame, et qu'il fasse périr Un ministre importun qui ne le peut souffrir. Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère, La plus soudain mort me sera la plus chère. Scène 8 Agrippine, Burrhus, Albine ALBINE Ah ! Madame ! ah ! Seigneur ! courez vers l'Empereur, Venez sauver César de sa propre fureur ; Il se voit pour jamais séparé de Junie.
AGRIPPINE Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vie ?
ALBINE Pour accabler César d'un éternel ennui, Madame, sans mourir elle est morte pour lui. Vous savez de ces lieux comme elle s'est ravie : Elle a feint de passer chez la triste Octavie ; Mais bientôt elle a pris des chemins écartés, Où mes yeux ont suivi ses pas précipités. Des portes du palais elle sort éperdue. D'abord elle a d'Auguste aperçu la statue ; Et, mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds, Que de ses bras pressants elle tenait liés : «Prince, par ces genoux, dit-elle, que j'embrasse, Protège en ce moment le reste de ta race : Rome, dans ton palais, vient de voir immoler Le seul de ses neveux qui te pût ressembler. On veut après sa mort que je lui sois parjure ; Mais pour lui conserver une foi toujours pure, Prince, je me dévoue à ces dieux immortels Dont ta vertu t'a fait partager les autels». Le peuple cependant, que ce spectacle étonne, Vole de toutes parts, se presse, l'environne, S'attendrit à ses pleurs ; et, plaignant son ennui, D'une commune voix la prend sous son appui ; Ils la mènent au temple, où depuis tant d'années Au culte des autels nos vierges destinées Gardent fidèlement le dépôt précieux Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux. César les voit partir sans oser les distraire. Narcisse, plus hardi, s'empresse pour lui plaire, Il vole vers Junie ; et, sans s'épouvanter, D'une profane main commence à l'arrêter. De mille coups mortels son audace est punie ; Son infidèle sang rejaillit sur Junie. César, de tant d'objets en même temps frappé, Le laisse entre les mains qui l'ont enveloppé. Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ; Le seul nom de Junie échappe de sa bouche. Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés N'osent lever au ciel leurs regards égarés ; Et l'on craint si la nuit jointe à la solitude Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude, Si vous l'abandonnez plus longtemps sans secours, Que sa douleur bientôt n'attente sur ses jours. Le temps presse : courez. Il ne faut qu'un caprice ; Il se perdrait, Madame.
AGRIPPINE Il se ferait justice. Mais, Burrhus, allons voir jusqu'où vont ses transports. Voyons quel changement produiront ses remords, S'il voudra désormais, suivre d'autres maximes.
BURRHUS Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes ! |