[La guerre civile - Relations de Brutus avec
César]
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V. Lorsqu'à Rome la division éclata entre
César et Pompée, et que dans la guerre qui
s'alluma, tout l'empire se partagea entre ces deux rivaux, on
ne douta pas que Brutus, dont Pompée avait fait mourir
le père (11), ne se
déclarât pour César : mais il sacrifia
son ressentiment à l'intérêt public ; et
persuadé que les motifs de Pompée pour prendre
les armes étaient plus justes que ceux de
César, il embrassa la cause du premier.
Jusque-là, quand il le rencontrait, il ne daignait pas
même lui parler ; il eût cru se rendre coupable
d'impiété en adressant la parole au meurtrier
de son père : mais alors, ne voyant plus en lui que le
chef de la république, il crut devoir marcher sous ses
ordres, et se rendit en Sicile comme lieutenant de Sestius,
à qui le sort avait donné le gouvernement de
cette province. Il n'y trouva aucune occasion de se
distinguer ; et comme les deux généraux
étaient déjà en présence,
prêts à décider de l'empire par le sort
des armes, il alla, simple volontaire, en Macédoine,
afin de partager le péril commun. Lorsqu'il arriva au
camp de Pompée, ce général, qui
était assis dans sa tente, fut si surpris et si
charmé de le voir, qu'il se leva et l'embrassa devant
tout le monde, comme l'officier le plus considérable
de son armée. Dans le camp, tout le temps qu'il ne
passait pas avec Pompée, il l'employait à
l'étude et à la lecture, non seulement les
jours que les armées étaient dans l'inaction,
mais la veille même de cette grande bataille qui se
donna dans la plaine de Pharsale. On était au fort de
l'été, il faisait une chaleur extrême, et
l'on campait dans un terrain marécageux. Les esclaves
qui portaient sa tente n'arrivant pas, quoiqu'il fût
très fatigué, il ne se décida que sur le
midi à prendre le bain et à se faire frotter
d'huile : il fit ensuite un léger repas ; et pendant
que les autres officiers ou dormaient, ou songeaient avec
inquiétude à la journée du lendemain, il
resta jusqu'au soir exposé à l'ardeur du
soleil, et s'occupant à faire l'abrégé
de l'histoire de Polybe.
VI. On dit que dans cette
journée, César témoigna pour lui le plus
vif intérêt : il recommanda à ses
officiers de ne pas le tuer dans le combat, et, s'il se
rendait volontairement, de le lui amener ; s'il se
défendait contre ceux qui l'arrêteraient, de le
laisser aller, et de ne lui faire aucune violence. Il
voulait, dit-on, en cela obliger Servilie, mère de
Brutus ; car dans sa première jeunesse il avait eu des
habitudes avec cette femme, qui l'aimait éperdument :
et comme Brutus naquit pendant que cette passion était
dans toute sa force, César se persuada qu'il en
était le père. Un jour qu'on traitait dans le
sénat de cette importante conjuration de Catilina, qui
fut sur le point de renverser la république, Caton et
César, qui différaient d'opinion, étant
placés l'un près de l'autre, on apporta du
dehors un billet à César, qui se mit à
le lire à part : Caton s'écria qu'il
était horrible à César d'entretenir des
relations avec les ennemis de la patrie, et d'en recevoir des
lettres. Cette parole ayant causé du tumulte parmi les
sénateurs, César passa le billet à
Caton, qui le lut tout bas ; et voyant que c'était une
lettre amoureuse que Servilie sa soeur écrivait
à César, il la lui jeta en disant :
«Tiens, ivrogne» et il reprit l'opinion qu'il
avait commencée. C'est ainsi que la passion de
Servilie pour César était publiquement connue
à Rome.
VII. Après la
déroute de Pharsale et la fuite de Pompée vers
la mer, son camp ayant été forcé, Brutus
se déroba secrètement par une porte qui
conduisait à un lieu marécageux, plein d'eaux
stagnantes et de roseaux ; il s'y tint caché le reste
du jour, et se sauva la nuit à Larisse (12), d'où il
écrivit à César, qui charmé de le
savoir en vie, lui manda de venir le joindre ; et non content
de lui pardonner, il le traita avec plus de distinction
qu'aucun autre de ses amis. Personne ne savait de quel
côté Pompée avait fui, et ne pouvait en
instruire César, qui, marchant seul avec Brutus le
long d'un chemin, voulut savoir ce qu'il en pensait ; et ses
conjectures sur le lieu où Pompée avait
dû se retirer lui paraissant fondées sur de
meilleures raisons que celles des autres, il suivit son
opinion, et marcha droit en Egypte : mais Pompée, qui
en effet s'y était retiré, suivant que Brutus
le conjecturait, y avait trouvé une mort funeste.
Brutus adoucit César en faveur de Cassius, et plaida
pour le roi d'Afrique (13) : accablé dans
sa défense par le nombre et le poids des accusations,
il obtint, à force d'instances, que ce prince
conserverait la plus grande partie de son royaume. La
première fois que Brutus parla sur cette affaire,
César dit à ses amis : «Je ne sais pas ce
que veut ce jeune homme ; mais tout ce qu'il veut, il le veut
fortement». Il est vrai que Brutus, né avec un
esprit ferme, ne cédait pas facilement aux
prières et à la faveur : toujours guidé
par la raison, quelque parti qu'il prît, il se portait
par un choix libre à ce qu'il connaissait de meilleur
; et, déployant dans ses actions toute son
énergie, il parvenait toujours à ses fins. La
flatterie ne pouvait rien sur lui dans les demandes injustes
; et, loin de se laisser vaincre par une imprudente
importunité, faiblesse que bien des gens appellent
honte de refuser, il la regardait comme une défaite
humiliante pour un grand homme : il avait coutume de dire que
ceux qui ne pouvaient rien refuser devaient avoir mal
usé de la fleur de leur jeunesse.
VIII. Quand César fut
près de passer en Afrique pour y faire la guerre
contre Caton et Scipion, il nomma Brutus gouverneur de la
Gaule cisalpine ; et ce choix fit le bonheur de cette
province. Bien différent des autres gouverneurs, dont
l'avarice et l'insolence traitaient les provinces qui leur
étaient confiées comme des pays de
conquête, Brutus fut pour la sienne la consolation et
la fin des calamités précédentes ; et,
rapportant à César tout le bien qu'il faisait,
il attirait sur lui seul toute la reconnaissance des peuples.
Aussi, quand César à son retour traversa
l'Italie, le bon état de ces villes fut pour lui le
spectacle le plus doux ; et il ne fut pas moins satisfait de
Brutus, qui n'avait travaillé qu'à augmenter la
gloire du dictateur, qu'il se faisait même un honneur
d'accompagner. Il y avait à Rome plusieurs
prétures, dont la première en dignité,
qu'en appelait la préture urbaine, paraissait
destinée à Brutus ou à Cassius. On
prétend que, déjà refroidis ensemble
pour d'autres sujets, ils furent amenés plus
facilement, par cette rivalité, à une rupture
ouverte, malgré leur alliance, Cassius ayant
épousé Junie, soeur de Brutus. D'autres veulent
que cette concurrence ait été l'ouvrage de
César, qui les avait flattés secrètement
l'un et l'autre de l'espoir de cette magistrature. La dispute
et l'aigreur furent poussées si loin qu'ils
plaidèrent publiquement leur cause. La
réputation et la vertu de Brutus militaient en sa
faveur contre les nombreux et brillants exploits que Cassius
avait faits chez les Parthes. César, après les
avoir entendus et en avoir délibéré avec
ses amis, avoua que les raisons de Cassius étaient
plus justes, mais qu'il fallait donner la première
préture à Brutus. Cassius n'eut donc que la
seconde ; et il fut bien moins reconnaissant pour celle qu'il
avait obtenue, qu'offensé du refus de l'autre.
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(11) Voyez la
vie de
Pompée, chap. XV.
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(12) Ville de
Thessalie.
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(13) Ce roi
d'Afrique était Juba, et on ne trouve nulle part
que Brutus ait parlé pour lui : mais il est
certain qu'il intercéda pour Déjotarus, roi
de Galatie.
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