[La deuxième bataille de Philippes]

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LII. Brutus, informé de la défaite de Cassius, redoubla sa marche, et apprit sa mort quand il fut près du camp. Il pleura sur son corps, l'appela le dernier des Romains, persuadé que Rome ne pouvait plus produire un homme d'un si grand courage ; il le fit ensevelir, et l'envoya dans l'île de Thasos, de peur que la vue de ses funérailles ne causât du trouble dans le camp. Ayant ensuite assemblé les soldats, il les consola ; et, pour les dédommager de la perte de leurs effets les plus nécessaires qui avaient été pillés, il leur promit deux mille drachmes par tête. Cette promesse leur rendit le courage ; ils admirèrent une si grande générosité ; et quand il les quitta, ils l'accompagnèrent de leurs acclamations, en lui donnant le glorieux témoignage qu'il était le seul des quatre généraux qui n'eût pas été vaincu. Il avait justifié par ses actions la confiance qu'il avait eue de vaincre : avec le peu de légions qu'il commandait, il renversa tous ceux qui lui firent tête ; et si dans la bataille il eût pu faire usage de toutes ses légions, que la plus grande partie de son aile n'eût pas outrepassé les ennemis pour aller piller leur bagage, il n'y aurait pas eu un seul de leurs différents corps qui n'eût été défait. Il resta, du côté de Brutus, huit mille hommes sur le champ de bataille, en comptant les valets des soldats, que Brutus appelait Briges (51) ; et, suivant Messala, il en périt plus du double dans l'armée des ennemis.

LIII. Une perte si considérable avait jeté ces derniers dans le découragement; mais un esclave de Cassius, nominé Démétrius, arriva le soir au camp d'Antoine, et lui remit la robe et l'épée de son maître. Cette vue enflamma leur courage ; et le lendemain, dès le point du jour, ils présentèrent la bataille. Mais Brutus voyait les deux camps dans une agitation dangereuse : le sien était plein de prisonniers qui demandaient la surveillance la plus exacte ; celui de Cassius supportait avec peine le changement de chef, et la honte de leur défaite leur avait inspiré une haine et une envie secrète contre les vainqueurs : il se borna donc à tenir ses troupes sous les armes, et refusa le combat. Il sépara les prisonniers en deux troupes, fit mettre à mort les esclaves que leurs rapports fréquents avec ses soldats lui rendaient suspects, et renvoya la plus grande partie des hommes libres, en disant que, déjà pris par les ennemis, ils seraient avec eux prisonniers et esclaves, au lieu qu'auprès de lui ils auraient été libres et citoyens (52) ; et comme il s'aperçut que ses amis et ses officiers avaient pour quelques-uns de ces prisonniers un ressentiment implacable, il les cacha pour les dérober à leur fureur, et les fit partir secrètement de l'armée. Il y avait parmi eux un mime nommé Volumnius, et un certain Saculion, bouffon de son métier, dont Brutus n'avait tenu aucun compte. Ses amis les lui amenèrent, en se plaignant que ces hommes, même dans la captivité, se permettaient de les railler insolemment. Brutus, occupé de soins bien différents, ne leur ayant rien répondu, Messala Corvinus proposa qu'après les avoir fait battre de verges sur le théâtre, on les renvoyât tout nus aux généraux ennemis, pour les faire rougir d'avoir besoin, jusque dans les camps, d'amis et de convives de cette espèce. Quelques-uns de ceux qui étaient présents se mirent à rire de cette proposition, mais Casca, celui qui avait porté le premier coup à César, prenant la parole : «Ce n'est pas, dit-il, par des jeux et des plaisanteries qu'il convient de faire les obsèques de Cassius. Brutus, ajouta-t-il, c'est à vous de faire voir quel souvenir vous conservez de ce général, en punissant ou en laissant vivre ceux qui osent le prendre pour sujet de leurs railleries». Brutus, vivement piqué de cette remontrance : «Pourquoi donc, dit-il à Casca, me demandez-vous mon avis ? Que ne faites-vous ce que vous jugez convenable ?» Les amis de Brutus prenant cette réponse pour un consentement à la mort de ces malheureux, les emmenèrent, et les firent mourir.

LIV. Brutus fit distribuer aux soldats l'argent qu'il leur avait promis ; et après quelques légers reproches sur leur précipitation à devancer l'ordre et le mot, pour aller témérairement et en désordre charger l'ennemi, il leur promit que, si dans la bataille suivante ils se conduisaient eu gens de coeur, il leur abandonnerait le pillage de deux villes, Thessalonique et Lacédémone (53). C'est, dans toute la vie de Brutus, le seul reproche dont on ne puisse le justifier. Dans la suite, il est vrai, Antoine et César payèrent à leurs soldats des prix bien plus criminels de leurs victoires ; ils chassèrent de presque toute l'Italie ses anciens habitants, pour en abandonner à leurs troupes les terres et les villes, qui ne leur appartenaient à aucun titre : mais ces deux généraux n'avaient d'autre but dans cette guerre que de vaincre et de dominer. Brutus, au contraire, avait donné une si haute opinion de sa vertu, que le peuple même ne lui permettait de vaincre et de conserver sa vie que par des voies justes et honnêtes, et plus encore depuis la mort de Cassius, qu'on accusait de pousser Brutus aux actes de violence qui lui échappaient quelquefois. Mais comme sur mer, lorsque le gouvernail est brisé par la tempête, les matelots clouent et ajustent à la place, du mieux qu'ils peuvent, d'autres pièces de bois qu'ils emploient par nécessité, de même Brutus, qui, chargé du commandement d'une armée si nombreuse, et placé dans des conjectures si difficiles, n'avait aucun général qui pût aller de pair avec lui, était obligé de se servir de ceux qu'il avait, et d'agir ou de parler souvent d'après leur opinion. Il croyait donc devoir faire tout ce qui pouvait rendre plus soumis les soldats de Cassius, l'anarchie les avait rendus audacieux dans le camp, et leur défaite, lâches contre l'ennemi.

LV. Antoine et César n'étaient pas dans une meilleure situation : réduits à une extrême disette, et campés dans des lieux enfoncés, ils s'attendaient à passer un hiver très pénible. Ils étaient environnés de marais ; les pluies d'automne, survenues après la bataille, avaient rempli les tentes de boue, de fange et d'eau, que le froid déjà piquant gelait tout de suite. Dans une extrémité si fâcheuse, ils apprirent la perte que leurs troupes venaient de faire sur mer : des vaisseaux qui conduisaient d'Italie un renfort considérable à César avaient été attaqués par la flotte de Brutus, qui les avait si complètement battus, qu'il ne s'était sauvé que très peu de soldats ; et ceux qui avaient échappé à cette défaite se trouvèrent réduits à une telle famine, qu'ils mangèrent jusqu'aux voiles et aux cordages de leurs vaisseaux. Cette nouvelle les détermina à presser une bataille décisive, avant que Brutus fût instruit du bonheur qu'il avait eu, car ce combat naval s'était donné le même jour que la bataille de terre, et le hasard, plutôt que la mauvaise volonté des capitaines de vaisseau, fit que Brutus ne l'apprit que vingt jours après. S'il l'eût su plus tôt, il n'aurait pas livré un second combat : il avait pour longtemps toutes les provisions nécessaires à son armée ; et il était campé si avantageusement, qu'il n'avait pas à craindre les rigueurs de l'hiver, et qu'il ne pouvait être forcé par les ennemis. Il était enfin maître de la mer, il avait de son côté vaincu sur terre ; et ce double avantage devait lui donner la plus grande confiance et les plus hautes espérances. Mais l'empire romain ne pouvait être gouverné par plusieurs maîtres, il lui fallait un monarque ; et Dieu voulant sans doute délivrer César du seul homme qui pût mettre obstacle à sa domination, empêcha que Brutus ne fût informé de cette victoire au moment même où il allait l'apprendre. La veille du jour qu'il devait combattre, un déserteur, nommé Clodius, vint le soir dans son camp, pour l'avertir que les généraux ennemis ne se hâtaient de donner la bataille que parce qu'ils venaient d'apprendre la défaite de leur flotte. Mais on ne voulut pas le croire, il ne fut pas même présenté à Brutus ; et tous les officiers méprisèrent cet avis, qu'ils regardèrent comme incertain ou comme inventé par cet homme pour faire plaisir à Brutus.

LVI. On prétend que le fantôme que Brutus avait déjà vu lui apparut encore cette nuit sous la même figure, et qu'il disparut sans lui avoir dit un seul mot ; mais Publius Volumnius, homme très versé dans la philosophie, et qui n'avait pas quitté Brutus depuis le commencement de la guerre, ne parle point de cette apparition : il dit seulement que l'aigle de la première enseigne fut couverte d'abeilles ; que le bras d'un de ses officiers distilla si abondamment de l'huile de rose, qu'on ne pouvait l'arrêter, avec quelque soin qu'on l'essuyât. Il ajoute que peu de temps avant la bataille deux aigles se battirent entre les deux armées ; que pendant ce combat, qui attira l'attention de tout le monde, il régna dans toute la plaine un silence extraordinaire, et qu'enfin l'aigle qui était du côté de Brutus céda, et prit la fuite. On parle aussi d'un Ethiopien qui, s'étant présenté le premier à l'ouverture des portes du camp, fut massacré par les soldats, qui prirent cette rencontre pour un mauvais augure. Quand Brutus eut fait sortir ses troupes et qu'il les eut rangées en bataille, en face de l'armée ennemie, il attendit longtemps à donner le signal du combat : en parcourant les rangs, il lui était venu sur quelques-unes de ses compagnies des soupçons et même des rapports inquiétants ; il vit que sa cavalerie, peu disposée à commencer l'attaque, attendait de voir agir l'infanterie. Enfin, un de ses meilleurs officiers, singulièrement estimé pour sa valeur, sortit tout à coup des rangs, et, passant à cheval devant Brutus, alla se rendre à l'ennemi : il se nommait Camulatus.

LVII. Brutus fut vivement affecté de cette désertion ; et soit colère, soit crainte que le ge!lt du changement et la trahison ne s'étendissent plus loin, il fit sur-le-champ marcher ses troupes à l'ennemi, comme le soleil inclinait déjà vers la neuvième heure du jour (54). Il enfonça tout ce qui lui était opposé, et, secondé par sa cavalerie, qui avait chargé vigoureusement avec les gens de pied dès qu'elle avait vu les ennemis s'ébranler, il pressa vivement leur aile gauche, qu'il força de plier. Son autre aile, dont les officiers avaient étendu les rangs, parce qu'étant moins nombreuse que celle des ennemis, ils craignaient qu'elle ne fût enveloppée, laissa, par ce mouvement, un grand intervalle dans le centre. Devenue alors faible, elle ne fit pas une longue résistance, et fut la première à prendre la fuite. Les ennemis, après l'avoir mise en déroute, revinrent sur l'aile victorieuse, et enveloppèrent Brutus, qui, dans un danger si pressant, fit de la tête et de la main tous les devoirs d'un grand général et d'un brave soldat, et mit tout en oeuvre pour s'assurer la victoire. Mais ce qui la lui avait donnée à la première bataille la lui fit perdre à la seconde. Dans l'action précédente, tous les ennemis qui furent vaincus restèrent morts sur la place ; dans celle-ci, où les troupes de Cas-sius prirent d'abord la fuite, il n'en périt qu'un très petit nombre, et ceux qui se sauvèrent, effrayés encore de leur première défaite, remplirent de trouble et de découragement le reste de l'armée (55). Ce fut là que le fils de Caton fut tué, en faisant des prodiges de valeur, au milieu des plus braves de la jeunesse romaine : accablé de fatigue, il ne voulut ni fuir, ni reculer ; combattant tou-jours avec le même courage, disant tout haut son nom et celui de son père, il tomba sur un monceau de morts ennemis. Les plus braves de l'armée se firent tuer en défendant Brutus.

LVIII. Ce général avait dans son armée un de ses amis, nominé Lucilius, homme plein de couage, qui, voyant quelques cavaliers barbares laisser tous les autres fuyards pour ne s'attacher qu'à Brutus, résolut de sacrifier sa vie, s'il le fallait, pour les arrêter. Il se tint à quelque distance d'eux, et cria qu'il était Brutus. Ce qui fit ajouter foi à sa parole, c'est qu'il demanda d'être conduit à Antoine, à qui il se fiait ; au lieu, disait-il, qu'il craignait César. Ces cavaliers se félicitant d'une rencontre si heureuse, emmènent leur prisonnier, qu'il faisait déjà nuit, et détachent quelques-uns d'entre eux pour en aller porter la nouvelle à Antoine, qui, ravi de joie, sortit au-devant d'eux. Dès que les soldats eurent entendu dire qu'on amenait Brutus en vie, ils accoururent en foule ; les uns, en plaignant son infortune ; les autres, regardant comme indigne de sa gloire que, par un amour excessif de la vie, il eût consenti à être la proie des Barbares. Quand les cavaliers approchèrent d'Antoine, il s'arrêta pour penser à l'accueil qu'il devait faire à Brutus ; mais Lucilius s'avançant vers lui avec la plus grande confiance : «Antoine, lui dit-il, aucun des ennemis n'a fait et ne fera Brutus prisonnier : à Dieu ne plaise que la fortune ait tant de pouvoir sur la vertu ! On le trouvera sans doute mort ; ou s'il est vivant, on le verra toujours digne de lui-même. Pour moi, j'en ai imposé à vos soldats en me disant Brutus, et je viens, prêt à souffrir pour ce mensonge les plus horribles tourments». Ces paroles frappèrent d'étonnement tous ceux qui les enten-dirent ; et Antoine, se tournant vers les soldats qui avaient amené Lucilius : «Mes compagnons, leur dit-il, vous êtes sans doute irrités d'une tromperie que vous regardez comme une insulte : mais sachez que vous avez fait une bien meilleure prise que celle que vous poursuiviez ; au lieu d'un ennemi que vous cherchiez, vous m'avez amené un ami. Je ne sais, je vous le jure, comment j'aurais traité Brutus, si vous me l'aviez amené vivant; mais j'aime mieux acquérir des amis de ce mérite, que d'avoir en ma puissance des ennemis». A ces mots, il embrasse Lucilius et le remet entre les mains d'un de ses amis ; il l'employa souvent dans la suite, et éprouva en toute occasion son attachement et sa fidélité.

LIX. Il était déjà nuit, lorsque Brutus, après avoir traversé une rivière dont les bords étaient escarpés et couverts d'arbres, s'éloigna du champ de bataille, et que, s'arrêtant dans un endroit creux, il s'assit sur un grand rocher, avec le petit nombre d'officiers et d'amis qui l'accompagnaient. Là, devant d'abord ses regards vers le ciel, qui était semé d'étoiles, il prononça deux vers grecs, dont Volumnius rapporte celui-ci :

Punis, ô Jupiter, l'auteur de tant de maux !

Il dit avoir oublié l'autre (56). Il nomma ensuite tous ceux de ses amis qui avaient péri sous ses yeux, et soupira surtout au souvenir de Flavius et de Labéon : celui-ci était son lieutenant, et l'autre le chef des ouvriers. Dans ce moment quelqu'un de sa suite, se sentant pressé par la soif, et voyant aussi Brutus très altéré, prit un casque, et courut à la rivière pour y puisser de l'eau. Pendant qu'il y allait, on entendit du bruit à l'autre bord, et Volumnius, suivi de Dardanus, l'écuyer de Brutus, s'avança pour voir ce que c'était. Ils revinrent bientôt, et demandèrent de l'eau : «Elle est toute bue, répondit Brutus à Volumnius avec un sourire plein de douceur ; mais on va vous en apporter d'autre». Il renvoya à la rivière celui qui avait été déjà en chercher, et qui manqua d'être pris ; il fut blessé, et ne se sauva qu'avec peine. Brutus conjecturant qu'il devait avoir perdu peu de monde à cette bataille, Statilius s'offrit, pour l'en assurer, de passer au travers des ennemis, afin d'aller voir ce qui se passait dans son camp (car c'était le seul moyen de s'en éclaircir), en convenant avec Brutus que s'il y trouvait les choses en bon état, il élèverait une torche allumée, et reviendrait aussitôt le rejoindre. Statilius parvint jusqu'au camp, et éleva le signal convenu : mais après un long intervalle Brutus ne le voyant pas revenir : «Si Statilius, dit-il, était en vie, il serait déjà de retour». En effet, comme il retournait vers Brutus, il tomba entre les mains des ennemis, qui le massacrèrent.

LX. La nuit était fort avancée, lorsque Brutus se penchant, assis comme il était, vers Clitus, un de ses domestiques, lui dit quelques mots à l'oreille. Clitus ne lui répondit rien, mais ses yeux se remplirent de larmes. Alors Brutus tirant à part Dardanus, son écuyer, lui parla tout bas. Il s'adressa enfin à Volumnius, et, lui parlant grec, il lui rappela les études et les exercices qu'ils avaient faits ensemble, et le pria de l'aider à tenir son épée et à s'en percer le sein. Volumnius s'y refusa, ainsi que ses autres amis ; et l'un d'eux ayant dit qu'il ne fallait pas rester là plus longtemps, mais s'éloigner par la fuite : «Sans doute il faut fuir, répondit Brutus en se levant, et se servir pour cela non de ses pieds, mais de ses mains». En même temps il leur serre à tous la main l'un après l'autre, et leur dit, avec un air de gaieté : «Je vois avec la satisfaction la plus vive que je n'ai été abandonné par aucun de mes amis ; et ce n'est que par rapport à ma patrie que je me plains de la fortune. Je me crois bien plus heureux que les vainqueurs, non seulement pour le passé, mais pour le présent ; car je laisse une réputation de vertu que ni leurs armes, ni leurs richesses, ne pourront jamais leur acquérir, ni leur faire transmettre à leurs descendants : on dira toujours d'eux, qu'injustes et méchants, ils ont vaincu des hommes justes et bons, pour usurper un empire auquel ils n'avaient aucun droit». Il finit par les conjurer de pourvoir à leur sûreté, et se retira à quelque distance avec deux ou trois d'entre eux, du nombre desquels était Straton, qui, en lui donnant des leçons d'éloquence, s'était particulièrement lié avec lui ; il le fit mettre près de lui, et appuyant à deux mains la garde de son épée contre terre, il se jeta sur la pointe, et se donna la mort. Quelques auteurs disent qu'il ne tint pas lui-même l'épée ; mais que Straton, cédant à ses vives instances, la lui tendit en détournant les yeux, et que Brutus, se précipitant avec roideur sur la pointe, se perça d'outre en outre, et expira sur l'heure. Messala, l'ami de Brutus, ayant fait depuis sa paix avec César, prit un jour de loisir pour lui présenter Straton, en lui disant, les larmes aux yeux : «Voilà, César, celui qui a rendu à mon cher Brutus le dernier service». César le reçut avec bonté, et l'eut depuis pour compagnon dans toutes ses guerres, en particulier dans celle d'Actium où Straton lui rendit autant de services qu'aucun des Grecs qu'il avait à sa suite. César louant un jour ce même Messala de ce qu'ayant été, par amitié pour Brutus, son plus grand en-nemi à Philippes, il avait montré, à Actium, le plus grand zèle pour son service : «César, lui répondit Messala, je me suis toujours attaché au parti le meilleur et le plus juste (57)».

LXI. Antoine ayant trouvé le corps de Brutus, ordonna qu'on l'ensevelît dans la plus riche de ses cottes d'armes ; et dans la suite ayant su qu'elle avait été dérobée, il fit mourir celui qui l'avait soustraite, et envoya les cendres de Brutus à sa mère Servilie. Nicolas le philosophe (58) et Valère-Maxime (59) rapportent que sa femme Porcia, résolue de se donner la mort, mais en étant empêchée par tous ses amis qui la gardaient à vue, prit un jour dans le feu des charbons ardents, les avala, et tint sa bouche si exactement fermée, qu'elle fut étouffée en un instant. Cependant il existe une lettre de Brutus, dans laquelle il reproche à ses amis d'avoir tellement négligé Porcia, qu'elle s'était laissée mourir pour se délivrer d'une pénible maladie. Il semble donc que ce soit de la part de ces deux écrivains un anachronisme, car cette lettre, si elle est véritablement de Brutus, fait assez connaître la maladie de sa femme, son amour pour son mari, et le genre de sa mort.


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(51)  Hésychius, sur ce mot, dit qu'il est une altération de celui de Phryges, ou Phrygiens, parce que c'était ordinairement de cette nation que venaient les valets qui suivaient les troupes, pour y remplir les plus bas offices, et dont quelquefois on se servait pour combattre.

(52)  Brutus regarde les Romains qui avaient suivi le parti d'Auguste et d'Antoine, comme s'étant rendus esclaves en s'attachant aux oppresseurs de la liberté publique, et ne méritant que de vivre sous les maîtres qu'ils s'étaient choisis ; au lieu qu'avec lui ils auraient été libres et citoyens, parce que la liberté et la patrie ne se trouvaient plus que dans son parti.

(53)  Le nom de Lacédémone paraît suspect en cet endroit : Thessalonique était dans la Macédoine, et par conséquent bien éloignée de Lacédémone. On ne voit pas d'ailleurs que les Lacédémoniens aient pris part à cette guerre, ni pour ni contre Brutus. On ne connaît pas non plus d'autre ville de ce nom dans les environs du lien où se faisait la guerre. Etienne de Byzance nomme une autre ville de Lacédémone : mais c'est dans l'île de Cypre, qui ne paraît pas plus convenir ici que le Péloponèse.

(54)  Trois heures de l'après-midi.

(55)  Ce passage manque d'un peu de développement. Voyez M. Dacier sur cet endroit.

(56)  Ce vers est le trois cent trente-deuxième de la Médée d'Euripide. Le sens de l'autre que Volumnius avait oublié était : «O vertu, tu n'es qu'un vain nom ! malheureux de t'avoir suivie, je reconnais aujourd'hui que tu n'es qu'une vile esclave de la fortune». Médée prononce ces vers contre Jason, lorsqu'elle apprend qu'il l'a trahie. Appien, liv. IV des Guerres civiles, p.665, applique le premier vers à Antoine, qui, pouvant délivrer sa patrie en s'unissant à Brutus, et n'ayant même été épargné lors du meurtre de César, dans lequel les conjurés avaient voulu le comprendre, que par l'espérance qu'avait Brutus qu'il embrasserait le bon parti, aima mieux se joindre à César pour opprimer et renverser la république, et finit par en être lui-même la victime.

(57)  Réponse à la fois généreuse et adroite : il ne lui dissimule pas que la cause de Brutus ne fût meilleure que la sienne ; mais il reconnaît qu'après avoir suivi le parti de Brutus, il n'avait pu en embrasser un meilleur que celui d'Auguste.

(58)  Nicolas Damascène, ou de Damas en Syrie, est toujours désigné par le surnom du lieu de sa naissance. Son père Antipater y tenait un rang distingué par ses emplois et ses richesses. Le fils, qui fut élevé avec beaucoup de soin, et qui aimait l'étude, fit dans les lettres et dans la philosophie des progrès qui lui donnèrent dès sa jeunesse la plus brillante réputation, et devint un des membres les plus distingués de l'école péripatéticienne. Il vécut dans une grande intimité avec Hérode, roi des Juifs, et fut aussi fort avant dans les bonnes grâces d'Auguste ; c'était lui qui envoyait à cet empereur ces dattes fameuses que produisait la vallée de Jéricho, remarquables par leur beauté, et auxquelles Auguste, pour les distinguer des dattes ordinaires, donna le nom du philosophe de qui lui venait un si beau présent. Nicolas avait composé une Histoire universelle en cent quarante livres ; un Traité des Moeurs des différentes nations, dont Stobée nous a conservé quelques fragments, qu'on place ordinairement avec ceux d'Héraclide sur la même matière, à la suite des Politiques d'Aristote. Nicolas avait dédié cet ouvrage au roi Hérode, suivant Photius, dans sa Bibliothèque, cod. CLXXXIX. Il avait écrit aussi ses propres Mémoires, et une vie d'Auguste, qui peut-être faisait partie de son Histoire universelle. Il avait composé avec succès des tragédies et des comédies, et s'était illustré, au témoignage de Suidas, en tout genre de composition. Voyez la Bibliothèque grecque de Fabricius, t. II, p. 306 et 307.

(59)  Liv.IV, chap.VI. Valère-Maxime, qui nous a conservé les traits mémorables de l'histoire romaine et de celle des autres peuples, vivait sous Auguste et Tibère, et dédia son ouvrage à ce dernier empereur ; il descendait des deux familles Valéria et Fabia, dans la dernière desquelles le surnom Maximus était assez commun ; et c'est de là que lui viennent ses deux noms.