- I. Danger d'avoir des troupes indisciplinées.
- II. Changement survenu dans l'empire romain après la mort de Néron.
- III. Naissance et commencement de Galba.
- IV. Sa conduite dans le gouvernement d'Espagne.
- V. Il se met à la tête de ceux que Vindex avait fait révolter.
- VI. Comment Néron reçoit cette nouvelle.
- VII. Galba se repent de son entreprise.
- VIII. Il apprend que le sénat l'a nommé empereur.
- IX. Crédit énorme de Nymphidius Sabinus à Rome.
- X. Il aspirait secrètement à l'Empire.
- XI. Verginius Rufus reconnaît Galba pour empereur.
- XII. Galba reçoit les ambassadeurs du sénat. Portrait de Titus Vinnius.
- XIII. Nymphidius est jaloux de son crédit auprès de Galba.
- XIV. Il entreprend de se faire substituer à Galba.
- XV. Antonius Honoratus rend les cohortes prétoriennes fidèles à Galba.
- XVI. Nymphidius est tué.
- XVII. Actes tyranniques de Galba.
- XVIII. Insolence de la cohorte des mariniers. Galba les fait tuer.
- XIX. Il entreprend de retirer aux comédiens et aux gens de cette espèce les dons que Néron leur avait faits.
- XX. Mauvaise conduite qui lui inspire Titus Vinnius.
- XXI. Haine générale contre Galba.
- XXII. Il pense à adopter un successeur à l'Empire.
- XXIII. Ce que c'était qu'Othon.
- XXIV. Comment il s'insinue dans les bonnes grâces de Galba.
- XXV. Vinnius conseille à Galba d'adopter Othon.
- XXVI. L'armée de Germanie proclame Vitellius empereur.
- XXVII. Galba va au camp déclarer Pison son successeur.
- XXVIII. Intrigue d'Othon pour se faire nommer empereur par l'armée.
- XXIX. L'armée le proclame.
- XXX. Faux bruit de la mort d'Othon.
- XXXI. Galba est tué.
- XXXII. Othon nommé empereur par le sénat.
- XXXIII. Jugement sur Galba.
I. Iphicrate,
général des Athéniens, voulait qu'un
soldat mercenaire fût avide d'argent et de plaisir,
afin qu'en cherchant à satisfaire ses passions, il
s'exposât avec plus d'audace à tous les
dangers. Mais la plupart des généraux veulent
qu'un soldat soit comme un corps sain et robuste, dont
toutes les fonctions sont dirigées par un seul
principe, et qu'il n'ait d'autres mouvements que ceux que
son chef lui inspire (1). Aussi Paul Emile, en
arrivant en Macédoine, ayant trouvé dans son
armée beaucoup de babil et de curiosité, et
presque autant de généraux que de soldats,
fit publier dans le camp que chacun eût la main
prompte et l'épée bien tranchante, et qu'il
aurait soin du reste. Le meilleur général,
dit Platon, devient inutile s'il n'a des troupes soumises
et obéissantes. Ce philosophe croit que la vertu de
l'obéissance exige, autant que celle du
commandement, ce naturel généreux, cette
éducation philosophique qui, par un mélange
de douceur et d'humanité, modère
l'impétuosité trop active de la
colère. Une foule d'exemples atteste cette
vérité ; et les malheurs qui suivirent
à Rome la mort de Néron sont une preuve
frappante que rien n'est plus terrible dans un empire
qu'une armée qui, ne connaissant plus de discipline,
se livre sans mesure à tous ses mouvements
désordonnés.
II. L'orateur
Démade, en voyant, après la mort d'Alexandre,
les mouvements impétueux et aveugles qui agitaient
l'armée des Macédoniens, la comparait au
cyclope Polyphème lorsqu'il eut eu l'oeil
crevé. L'empire romain fut en proie aux agitations
violentes, aux troubles furieux des Titans, quand,
divisé en plusieurs partis, il tourna ses armes
contre lui-même, moins encore par l'ambition des
chefs qui se faisaient nommer empereurs, que par l'avarice
et la licence des gens de guerre qui chassaient les
empereurs les uns par les autres, comme un clou chasse
l'autre. Denys de Syracuse disait du tyran de Mères
(2), qui,
après un règne de dix mois en Thessalie,
avait été mis à mort, que
c'était un tyran de tragédie, pour se moquer
de la révolution subite qu'il avait
éprouvée. Mais le palais des Césars
vit en moins de temps quatre empereurs que les soldats
firent entrer et sortir rapidement, comme sur un
théâtre. Les Romains, qui avaient tant
à souffrir de ces changements, y trouvaient du moins
cette consolation, qu'il ne leur fallait pas d'autre
vengeance contre les auteurs de leurs maux, que celle
qu'ils en faisaient eux-mêmes en se tuant les uns les
autres. Ils virent périr le premier, et avec la plus
grande justice, celui qui les avait attirés à
ces changements en leur faisant espérer de chaque
mutation d'empereur tout ce qu'il avait voulu leur
promettre : il déshonorait ainsi la plus belle
entreprise, la révolte contre Néron, et la
faisait dégénérer en trahison par le
salaire dont il la payait. Nymphidius Sabinus, qui, comme
nous l'avons dit (3), était
préfet du prétoire avec Tigellinus, quand il
vit les affaires de Néron
désespérées, et ce prince
disposé à se retirer en Egypte, persuada aux
troupes, comme si Néron eût déjà
pris la fuite, de proclamer Galba empereur : il promit aux
soldats des cohortes prétoriennes sept mille cinq
cents drachmes par tête, et à chaque soldat
des armées qui servaient dans les provinces, douze
cent cinquante drachmes ; sommes énormes qu'on
n'eût pu ramasser sans causer à tous les
habitants de l'empire dix mille fois plus de maux que
Néron ne leur en avait fait. Cette promesse causa
d'abord la mort de Néron, et bientôt
après celle de Galba. Ils abandonnèrent l'un
pour avoir l'argent qu'on leur avait promis, et
massacrèrent l'autre parce qu'on leur manquait de
parole : cherchant ensuite un nouvel empereur qui leur
donnât la même somme, ils se consumèrent
eux-mêmes en révoltes et en trahisons, avant
de pouvoir obtenir la récompense qu'on leur avait
fait espérer.
III. Le détail de
tout ce qui arriva alors n'appartient qu'à une
histoire générale ; il suffit au but que je
me propose, de ne point passer sous silence les malheurs et
les événements les plus mémorables de
la vie des Césars. Sulpicius Galba est, de l'aveu de
tous les historiens, le plus riche particulier qui soit
jamais entré dans la maison des Césars.
Né du sang le plus illustre, puisqu'il était
de la famille des Serviens, il se tenait encore plus
honoré d'appartenir à Quintus Catulus, le
premier homme de son temps par sa réputation et sa
vertu, quoiqu'il cédât volontiers à
d'autres la prééminence de l'autorité
(4). Galba
était parent de Livie, femme d'Auguste (5) ; et ce fut par son
crédit qu'il sortit du palais impérial,
lorsqu'il alla prendre possession du consulat. Il commanda,
dit-on, avec gloire dans la Germanie ; et nommé
proconsul d'Afrique, il s'y distingua entre le petit nombre
de ceux qui s'y firent le plus d'honneur (6). Mais sa vie simple et
frugale, sa dépense modérée qui
n'avait rien de superflu, le firent accuser d'avarice
lorsqu'il fut parvenu à l'Empire ; la gloire qu'il
tirait de son économie passa pour surannée et
hors de saison.
IV. Néron, qui
n'avait pas encore appris à craindre les citoyens
les plus estimables, l'envoya commander en Espagne. Galba,
d'ailleurs, était d'un naturel doux et humain ; et
sa vieillesse faisait croire à sa prudence. Les
intendants du prince, tous décriés par leur
scélératesse, pillaient avec autant de
cruauté que d'injustice (7) les malheureuses
provinces, que Galba ne pouvait garantir de ces vexations ;
mais du moins il partageait ouvertement leurs peines, il
souffrait de leurs maux comme s'il les eût
éprouvés lui-même ; et c'était
une sorte de soulagement et de consolation pour des hommes
que les tribunaux mêmes condamnaient à
être vendus comme esclaves. Il courut dans ce
temps-là des chansons satiriques contre Néron
; Galba n'empêcha point qu'on les chantât, et
ne partagea pas à cet égard la colère
des intendants de Néron : cette conduite
modérée augmenta singulièrement
l'affection des gens du pays, avec qui il avait
formé une étroite liaison, depuis huit ans
qu'il gouvernait cette province. A cette époque,
Junius Vindex, qui commandait en Gaule, se révolta
contre Néron. Avant que la rébellion
eût éclaté, Galba reçut des
lettres de Vindex, auxquelles il ne voulut pas croire ;
mais il ne le dénonça pas, comme plusieurs
autres commandants, qui firent passer à Néron
les lettres que Vindex leur avait écrites, et qui
par là arrêtèrent, autant qu'il
était en eux, l'effet de l'entreprise : reconnus
dans la suite pour complices de cette révolte, ils
convinrent qu'ils ne s'étaient pas moins trahis
eux-mêmes qu'ils n'avaient trahi Vindex.
V. Après que ce
chef des révoltés eut ouvertement
déclaré la guerre à Néron, il
écrivit à Galba une seconde lettre, dans
laquelle il l'exhortait à accepter l'empire,
à se donner pour chef à un corps puissant,
à la province des Gaules, qui, ayant
déjà cent mille hommes sous les armes,
pouvait en lever encore un plus grand nombre. Galba en
délibéra avec ses amis, dont quelques-uns lui
conseillèrent de ne pas se presser, et d'attendre
à voir quels mouvements exciterait dans Rome la
nouvelle de ce changement. Mais Titus Vinnius, chef d'une
cohorte prétorienne, prenant la parole :
«Galba, lui dit-il, pourquoi délibérer
? chercher si nous serons fidèles à
Néron, c'est déjà lui être
infidèles (8). Il faut ou accepter
l'amitié de Vindex, comme si Néron
était déjà notre ennemi, ou l'accuser
sur-le-champ et lui faire la guerre, parce qu'il veut que
les Romains vous aient pour empereur, plutôt que
Néron pour tyran». Dès le jour
même Galba assigna, par une affiche publique, un jour
où il donnerait l'affranchissement à tous les
esclaves qui viendraient le lui demander. Dès que
cette publication fut connue, il se rassembla auprès
de lui une grande multitude de ces hommes qui
désiraient des nouveautés ; et à peine
le virent-ils monter sur son tribunal, que tout d'une voix
ils le proclamèrent empereur. Il ne voulut pourtant
pas d'abord accepter ce titre ; mais après avoir
accusé Néron, et déploré la
mort de tant de personnes illustres que ce tyran avait fait
périr, il promit de donner tous ses soins à
la patrie, sans prendre les noms de César ni
d'empereur, et avec le seul titre de lieutenant du
sénat et du peuple romain.
VI. Néron
lui-même prouva combien était sage et
raisonnable le choix que Vindex avait fait de Galba pour
l'élever à l'empire : ce prince, qui
affectait de mépriser Vindex et de compter pour rien
la révolte des Gaulois, quand il apprit la
proclamation de Galba, au moment où il sortait du
bain pour aller souper, renversa la table de colère.
Cependant, après que le sénat eut
déclaré Galba ennemi de la patrie, il eut
l'air de rire de cette révolte, et d'en badiner avec
ses amis : il affecta beaucoup d'assurance, et leur dit
qu'il lui était venu fort à propos un
prétexte d'amasser de l'argent ; qu'il en avait le
plus grand besoin ; qu'après avoir soumis les
Gaulois, tous leurs biens lui appartiendraient ; et qu'en
attendant il allait faire vendre les biens de Galba et en
convertir l'argent à son usage, puisqu'il venait
d'être déclaré son ennemi. En effet, il
ordonna que ses biens fussent mis à l'encan. Galba
l'ayant appris, fit aussi vendre à son de trompe
tous les biens que Néron avait en Espagne ; et il
trouva beaucoup plus d'acheteurs.
VII. Le nombre des
révoltés croissait de jour en jour, et l'on
accourait de toutes parts se joindre à Galba ; mais
Clodius Macer, qui commandait en Afrique, et Verginius
Rufus, qui avait sous ses ordres, dans les Gaules, les
légions de Germanie, agissaient
séparément et formaient chacun une faction
différente. Clodius, homme cruel et avare, coupable
de concussions, de rapines et de meurtres, flottait dans
l'incertitude, également incapable de retenir et
d'abandonner l'empire ; Verginius Rufus, nommé
plusieurs fois empereur par les légions puissantes
qu'il commandait, avait toujours répondu à la
violence qu'elles voulaient lui faire pour le forcer d'en
prendre le titre, qu'il n'accepterait jamais l'empire, et
qu'il ne souffrirait pas qu'il fit donné à
quelqu'un que le sénat n'aurait pas nommé.
Galba fut troublé de cette résolution. Mais
après que Verginius Rufus et Vindex eurent en
quelque sorte été contraints par leurs
légions de donner une grande bataille ; comme deux
écuyers qui ne peuvent retenir leurs chevaux,
s'abandonnent à leur fougue ; que Vindex se
fût tué lui-même sur les corps de vingt
mille Gaulois dont le champ de bataille était
jonché ; le bruit s'étant répandu que
les vainqueurs exigeaient, pour prix d'une si grande
victoire, que Verginius accepta l'empire, sans quoi ils
rentreraient sous l'obéissance de Néron ;
Galba, très effrayé, écrivit à
Verginius pour l'inviter à se concerter avec lui, et
à conserver aux Romains l'empire et la
liberté. Quand il eut fait cette démarche, il
s'en retourna avec ses amis à Colonia, ville
d'Espagne, où il s'arrêta quelque temps, se
repentant déjà de ce qu'il avait fait, et
regrettant la vie douce et tranquille dont il avait
contracté l'habitude, au lieu d'avoir à
s'occuper de ce qu'exigeait sa situation
présente.
VIII. On était au
commencement de l'été : un soir, vers la fin
du jour, un de ses affranchis, nommé Icélus,
venu de Rome au camp en sept jours, ayant appris en
arrivant que Galba s'était déjà
retiré dans sa tente, y courut, entra malgré
ses domestiques, et lui annonça que l'armée
d'abord et le sénat ensuite, ne voyant pas
paraître Néron, quoiqu'il fût encore en
vie, l'avaient proclamé empereur, et que quelques
instants après ou avait appris sa mort. «Je
n'ai pas voulu, ajouta-t-il, m'en rapporter à ceux
qui la publiaient ; j'ai été sur le lieu
même, et je ne suis parti qu'après avoir vu
son corps étendu par terre». Cette nouvelle
causa une extrême joie à Galba ; il s'assembla
aussitôt à sa porte une foule immense, qui se
rassura beaucoup en le voyant lui-même si content,
quoique la diligence du courrier parût incroyable ;
mais deux jours après on vit arriver du camp Titus
Vianius (9), suivi
de plusieurs officiers, qui lui apportait le détail
de tout ce que le sénat avait fait. Galba
conféra à ce Titus une charge honorable ;
l'affranchi, qui reçut pour récompense le
droit de porter un anneau d'or, changea son nom en celui de
Marcianus, et eut plus de crédit que tous les autres
affranchis.
IX. A Rome, Nymphidius
Sabinus tendait, non lentement et par des progrès
insensibles, mais d'une marche rapide, à attirer
à lui toutes les affaires ; sous prétexte que
Galba était déjà si vieux et si
cassé (il avait alors soixante-treize ans), qu'il
pouvait à peine se faire porter à Rome dans
une litière. D'ailleurs les cohortes
prétoriennes lui étaient depuis longtemps
fort attachées, et dans ce moment surtout elles
fondaient sur lui seul toute leur espérance ; elles
le regardaient comme leur bienfaiteur, à raison de
la somme considérable qu'il leur avait promise au
nom de Galba, en qui elles ne voyaient que leur
débiteur. Il ordonna d'abord à Tigellinus
(10), comme lui
préfet du prétoire, de déposer son
épée ; il traita ensuite avec beaucoup de
magnificence tous les personnages consulaires, tous les
anciens généraux, qu'il avait fait inviter au
nom de Galba ; en même temps des soldats, à
qui il avait fait la leçon, répandaient dans
tout le camp qu'il fallait députer vers l'empereur,
et lui demander Nymphidius pour préfet du
prétoire, perpétuel, seul et sans
collègue. Mais ce que le sénat fit pour
accroître ses honneurs et augmenter sa puissance, en
lui donnant le titre de Bienfaiteur de la patrie, en allant
tous les matins à sa porte pour le saluer, en
ordonnant que tous les actes publics seraient faits en son
nom, et qu'il aurait seul le droit de les ratifier, lui
inspira une telle audace, qu'en peu de temps il devint non
seulement odieux, mais encore redoutable à ceux
même qui lui faisaient la cour. Un jour, les consuis
avaient chargé les courriers publics de leurs
dépêches pour l'empereur, et leur avaient
remis les lettres scellées de leur sceau ; les
magistrats des villes qui reçoivent ces sortes de
lettres, après avoir reconnu le sceau, fournissent
des relais aux courriers, afin qu'ils fassent plus de
diligence : Nymphidius, irrité de ce que les consuls
n'avaient pas pris des lettres scellées de son
sceau, et des soldats de sa garde pour porter les
dépêches, délibéra, dit-on, s'il
ne ferait pas mourir ces magistrats ; mais, sur les excuses
qu'ils lui firent, il voulut bien leur pardonner.
X. Comme il cherchait
à flatter le peuple, il ne l'empêcha pas de
faire mourir tous les amis de Néron qui
tombèrent entre ses mains. On mit sous les statues
de Néron, qu'on traînait dans les rues, un
gladiateur nommé Spicillus, qui fut ainsi
écrasé au milieu de la place publique : on
étendit par terre le délateur Aponius, et
l'on fit passer sur son corps des voitures chargées
de pierres : plusieurs furent mis en pièces, quoique
innocents. On commit enfin tant d'excès, que
Mauriscus, l'un des plus honnêtes citoyens de Rome,
et qui en avait la réputation, dit en plein
sénat qu'il craignait que dans peu on ne
regrettât Néron. Nymphidius, s'avançant
ainsi de jour en jour vers le but auquel il aspirait,
laissa répandre le bruit dans Rome qu'il
était fils de Caïus César, le successeur
de Tibère. Ce prince avait eu dans sa jeunesse
quelque commerce avec la mère de Nymphidius, femme
assez belle, que Callistus, affranchi de César,
avait eue d'une couturière. Mais il paraît que
les habitudes de Caïus avec cette femme étaient
postérieures à la naissance de Nymphidius ;
et il passait pour fils du gladiateur Marcianus, à
qui Nymphidia, sa mère, s'était
attachée à cause de sa
célébrité ; et sa ressemblance avec ce
gladiateur rendait cette origine plus vraisemblable : ce
qu'il y a de certain, c'est qu'il reconnaissait Nymphidia
pour sa mère. Comme il s'attribuait à lui
seul la mort de Néron, il ne se croyait pas assez
payé par les honneurs et par les richesses dont il
était comblé : non content de faire servir
à ses plaisirs infâmes ce Sporus que
Néron avait aimé, et que Nymphidius prit au
pied même du bûcher où le corps de ce
prince brillait encore, qu'il eut dans sa maison comme sa
femme, et à qui il fit prendre le nom de
Poppéa (11),
il aspirait encore à l'Empire, faisait à Rome
des intrigues secrètes avec ses amis, secondé
par des femmes et par des hommes consulaires qui
s'étaient attachés à lui : il envoya
aussi en Espagne Gellianus, un de ses amis, pour observer
Galba et examiner tout ce qui s'y passait.
XI. Mais, depuis la mort
de Néron, tout réussit à Galba.
Verginius, qui flottait encore entre les deux partis, lui
donnait seul de l'inquiétude : chef d'une
armée aussi nombreuse qu'aguerrie, illustré
par sa victoire sur Vindex, maître d'une grande
partie de l'empire romain, de la Gaule entière, qui
était dans l'agitation et disposée à
la révolte, il pouvait prêter l'oreille
à ceux qui l'appelaient à l'Empire. Personne
n'avait un plus grand nom ni plus de
célébrité que Verginius Rufus ; il
avait eu la plus grande influence sur le sort de l'Empire,
en la délivrant à la fois d'une cruelle
tyrannie et de la guerre des Gaules : mais, toujours
fidèle à ses premières
résolutions, il laissait au sénat le choix
d'un empereur : après même qu'on fut
assuré de la mort de Néron, les soldats lui
ayant fait de nouvelles instances, et l'un des tribuns
ayant tiré l'épée dans sa tente, en
lui ordonnant de recevoir l'Empire, ou son
épée à travers le corps, rien ne put
l'ébranler. Mais lorsque Fabius Valens, capitaine
d'une légion, eut le premier prêté
serment de fidélité à Galba, et que
Verginius eut reçu des lettres de Rome qui lui
apprenaient les décrets du sénat, il
détermina ses légions, non sans peine,
à reconnaître Galba pour empereur. Ce prince
lui ayant envoyé pour successeur Flaccus
Hordéonius, il ne fit aucune difficulté de le
recevoir, lui remit le commandement de l'armée, alla
au-devant de Galba qui marchait vers Rome, et qui ne lui
donna ni marque de ressentiment, parce qu'il respectait sa
vertu, ni témoignage de bienveillance, parce qu'il
était retenu par ses amis, et surtout par Titus
Vianius, qui, jaloux de Verginius, croyait par là
nuire à son avancement : il ne voyait pas qu'il
secondait sans le vouloir sa bonne fortune, en le retirant
de cette foule de maux auxquels les guerres
assujettissaient les autres généraux, et en
le plaçant dans une vie tranquille et sans orages au
sein d'une vieillesse paisible.
XII. Les
députés du sénat rencontrèrent
Galba près de Narbonne, ville des Gaules :
après lui avoir rendu leurs devoirs, ils le
pressèrent de se rendre à Rome, et de s'y
montrer au peuple, qui souhaitait vivement sa
présence. Galba les reçut très bien,
il leur parla avec beaucoup de bonté et de
familiarité ; et dans les repas qu'il leur donna,
laissant la vaisselle d'or et d'argent et les autres
meubles de Néron, que Nymphidius lui avait
envoyés, il ne se servit que de ses meubles et de sa
vaisselle, montrant en cela une grandeur d'âme qui le
rendait supérieur à la vanité. Mais
enfin Vinnius lui ayant fait entendre que cette
magnanimité, cette modestie, cette
simplicité, n'était qu'une manière
indirecte de flatter le peuple, que la véritable
grandeur dédaignait d'employer, il se laissa
persuader de faire usage des richesses de Néron, et
de ne rien épargner pour étaler à sa
table une magnificence digne de son rang ; ce qui fit
bientôt juger que le vieillard serait gouverné
par Vinnius, l'homme le plus avare et le plus voluptueux.
Lorsque jeune encore celui-ci faisait sa première
campagne sous Calvisius Sabinus, il fit entrer, une nuit,
dans le camp, sous un habit de soldat, la femme de son
capitaine, femme très débauchée, et la
corrompit dans l'endroit même du camp que les Romains
appellent Principia (12). Caïus
César, pour punir son audace, le fit jeter dans les
fers ; mais, à la mort de cet empereur, il fut assez
heureux pour obtenir sa liberté. Une autre fois
qu'il soupait chez l'empereur Claude, il vola une coupe
d'argent ; ce prince l'ayant su, il le fit inviter à
souper pour le lendemain, et commanda à ses
officiers de ne lui servir que de la vaisselle de terre.
Ainsi ce larcin, par la modération et la
plaisanterie du prince, parut plus digne de risée
que de punition : mais les vols qu'il commit depuis,
lorsqu'il disposait de Galba et de ses finances,
amenèrent des malheurs funestes et des
événements tragiques, en donnant lieu aux uns
et servant de prétexte aux autres.
XIII. En effet,
Nymphidius ayant appris par le retour de Gellianus, qu'il
avait envoyé auprès de Galba comme espion,
que Cornélius Lacon était nommé
préfet du palais et des gardes prétoriennes,
que Vinnius avait tout crédit auprès de
l'empereur, et que Gellianus n'avait pu approcher Galba une
seule fois, ni l'entretenir en particulier, parce qu'il
était devenu suspect et qu'on observait toutes ses
démarches ; Nymphidius, dis-je, troublé de
ces nouvelles, assembla tous les capitaines des cohortes
prétoriennes, et leur dit que Galba était,
à la vérité, un vieillard plein de
douceur et de modération, mais qu'au lieu de se
conduire par ses propres conseils, il s'était
livré à Vinnius et à Lacon, qui le
gouvernaient mal. «Avant de donner à ces deux
hommes, ajouta-t-il, le temps d'acquérir
insensiblement la même autorité qu'avait
Tigellinus, il faut députer à l'empereur, au
nom de toute l'armée, pour lui représenter
qu'en éloignant de sa personne ces deux amis
seulement, il serait mieux vu à Rome et remplirait
les voeux de tout le monde». Les officiers, loin
d'approuver cette proposition, trouvèrent fort
étrange qu'il voulût prescrire à un
vieux empereur, comme si c'était un jeune homme qui
fît l'essai du commandement, quels amis il devait
garder ou rejeter.
XIV. Il prit donc une
autre voie ; et cherchant à effrayer Galba, il lui
écrivait, tantôt que Rome était dans la
plus grande agitation, et renfermait une foule de gens
malintentionnés contre lui, tantôt que Clodius
Macer retenait en Afrique les blés destinés
pour Rome ; enfin, que les légions de la Germanie
commençaient à remuer, et qu'il recevait les
mêmes nouvelles de celles de Syrie et de
Judée. Mais voyant que Galba ne tenait aucun compte
de tous ces avis et n'y prenait aucune confiance, il
résolut de le prévenir. Clodius Celsus
d'Antioche, homme plein de sens et le plus fidèle de
ses amis, fit son possible pour l'en dissuader, en lui
disant qu'il ne croyait pas qu'il y eût dans Rome une
seule maison qui voulût donner à Nymphidius le
titre de César. Mais tous ses autres amis se
moquaient de Galba, et surtout Mithridate de Pont, qui le
raillait sur sa tête chauve et son visage
ridé. «Les Romains, disait-il, ont maintenant
bonne opinion de lui ; mais ils ne l'auront pas
plutôt vu, qu'ils regarderont comme l'opprobre de nos
jours qu'il ait été nommé
César». Il fut donc résolu qu'à
minuit on mènerait Nymphidius au camp, et qu'on l'y
proclamerait empereur.
XV. Mais sur le soir,
Antonius Honoratus, le premier des tribuns, ayant
assemblé les soldats qu'il commandait, se reprocha
d'abord à lui-même et ensuite à tous
les autres d'avoir en si peu de temps changé tant de
fois de parti, non par des motifs raisonnables, ou pour
faire de meilleurs choix, mais poussés de trahison
en trahison par quelque mauvais génie. «Il est
vrai, continua-t-il, que nos premières
démarches ont eu un prétexte juste dans les
crimes de Néron ; mais aujourd'hui pourquoi trahir
Galba ? pouvons-nous l'accuser de l'assassinat de sa
mère, ou du meurtre de sa femme ? Avons-nous eu
à rougir de voir notre empereur chanter et jouer des
tragédies sur nos théâtres ? ces
infamies même nous ont-elles fait abandonner
Néron ? ne l'avons-nous pas rejeté à
la seule persuasion de Nymphidius, qui nous a fait croire
que ce prince nous avait abandonnés le premier, et
qu'il s'était retiré en Egypte ? Allons-nous
donc immoler Galba sur Néron ? et après avoir
immolé le parent de Livie, comme nous avons fait
périr le fils d'Agrippine, irons-nous prendre pour
César le fils de Nymphidia, ou plutôt,
après avoir puni le premier de ses crimes, ne
resterons-nous pas les gardes fidèles de Galba,
comme nous avons été les vengeurs des
forfaits de Néron ?» Le discours de ce tribun
les ramena tous à son avis ; ils allèrent
trouver les soldats des autres cohortes, les
exhortèrent à être fidèles
à leur empereur, et en gagnèrent le plus
grand nombre.
XVI. Un cri
général qui s'éleva tout à coup
dans le camp fit croire à Nymphidius ou que les
soldats l'appelaient à l'Empire, ou que
c'était un mouvement séditieux causé
par ceux qui balançaient encore, et qu'il fallait
prévenir : il s'y rendit, suivi d'un grand nombre de
gens qui portaient des flambeaux, et tenant dans sa main
une harangue que Ciconius Varron avait composée pour
lui, et qu'il avait apprise afin de la prononcer devant les
troupes. Il trouva les portes du camp fermées, et
les murailles garnies d'une foule de gens armés :
effrayé à cette vue, il s'avança vers
eux, et leur demanda quel était leur dessein, et par
quel ordre ils avaient pris les armes ; ils
répondirent tous unanimement qu'ils reconnaissaient
Galba pour leur empereur. Il feignit de penser comme eux ;
et, s'approchant davantage, il loua leur
fidélité, et commanda à ceux qui
l'accompagnaient de suivre leur exemple. Les sentinelles
lui ouvrirent les portes, et laissèrent entrer un
petit nombre des siens : mais à peine fut-il dans le
camp, qu'on lui lança une javeline, que Septimius
reçut dans son bouclier. Nymphidius, voyant
plusieurs des gardes venir sur lui l'épée nue
à la main, prit la fuite ; poursuivi, et
massacré dans la tente d'un soldat, il fut
traîné au milieu du camp, où l'on
entoura son corps d'une barrière, et il resta
exposé le lendemain à la vue de toute
l'armée.
XVII. Ainsi périt
Nymphidius. Informé de sa mort, Galba ordonna qu'on
punît du dernier supplice tous ceux des
conjurés qui ne se seraient pas tués
eux-mêmes : de ce nombre furent Ciconius, celui qui
avait composé la harangue pour Nymphidius, et
Mithridate de Pont. Leur supplice était
mérité ; mais il parut contraire aux lois et
aux coutumes des Romains, d'avoir fait périr des
hommes d'une condition honnête sans les avoir
jugés. Tout le monde, trompé, comme il est
ordinaire, par ce qu'on avait d'abord dit de Galba,
s'attendait à une forme de gouvernement toute
différente. Mais on fut bien plus affligé de
l'ordre qu'il fit donner à Pétronius
Tertulianus, homme consulaire, qui était
resté fidèle à Néron, de se
donner la mort. Le meurtre de Macer en Afrique par les
mains de Trébonianus, et celui de Fontéius en
Germanie par celles de Valens, avaient du moins des
prétextes ; ils étaient en armes, dans des
camps, et pouvaient être à craindre : mais
Tertulianus, vieillard nu et sans armes, devait être
entendu par un prince qui aurait été jaloux
de garder dans ses actions la modération qu'il
affectait dans ses paroles. Tels sont les reproches qu'on
fait à Galba.
XVIII. Il n'était
plus qu'à vingt-cinq stades de Rome, lorsqu'il
rencontra un corps de matelots qui, attroupés en
tumulte, occupaient seuls le chemin, et qui
environnèrent Galba de tous les côtés.
C'étaient ceux que Néron avait
enrôlés, et dont il avait formé une
légion. Ils s'étaient rendus sur le passage
de l'empereur, pour lui demander la confirmation de leur
nouvel état ; et ils empêchaient tous ceux qui
venaient au-devant de lui de le voir et de s'en faire
entendre. Ils poussaient en tumulte de grands cris, et
voulaient qu'on leur donnât des enseignes et qu'on
leur assignat une garnison. L'empereur les remettait
à un autre jour pour venir lui parler : mais ils
prirent ce délai pour un refus ; et, faisant
éclater leur mécontentement, ils le suivirent
sans ménager leurs plaintes, et quelques-uns
même eurent l'audace de tirer leurs
épées. Galba les ayant fait charger par sa
cavalerie, aucun n'osa résister ; les uns furent
écrasés sous les pieds des chevaux, et les
autres massacrés dans leur fuite (13). Ce n'était pas
un présage heureux pour Galba d'entrer dans Rome au
milieu d'un tel carnage et à travers tant de morts :
si auparavant on l'avait méprisé comme un
faible vieillard, il parut alors à tout le monde un
empereur redoutable.
XIX. Il affecta une
grande réforme dans les largesses et dans les folles
dépenses de Néron, et manqua même
à ce qu'exigeait la décence. Un excellent
musicien, nommé Canus, ayant un soir joué de
la flûte à son souper, l'empereur,
après l'avoir beaucoup loué et lui avoir
témoigné tout le plaisir qu'il avait eu
à l'entendre, se lit apporter sa bourse, et en tira
quelques pièces d'or qu'il donna au musicien, en lui
disant que c'était de son argent, et non de celui du
public, qu'il faisait cette gratification (14). Il ordonna qu'on
retirât rigoureusement aux musiciens et aux
athlètes les dons que Néron leur avait faits,
et qu'on ne leur en laissât que le dixième.
Cette recherche produisit peu : car la plupart de ceux qui
avaient reçu ces présents les avaient
déjà dépensés, comme font les
gens de cette espèce, qui, presque tous sans
conduite, vivent au jour le jour : il fit donc rechercher
ceux qui avaient acheté ou reçu quelque chose
d'eux, et les obligea de restituer. Cette inquisition, qui
n'avait pas de bornes, et qui s'étendait à un
grand nombre de personnes, fut honteuse pour l'empereur
(15) ; et toute la
haine en retomba sur Vinnius, qui ne rendait ainsi le
prince sordidement avare envers tous les autres que pour
profiter lui-même de ses richesses, et satisfaire ses
passions en prenant et vendant tout.
XX. En effet,
d'après ce conseil d'Hésiode :
Quand tes tonneaux sont pleins, ou
qu'ils sont sur le bas,
Bois alors de ton vin, et ne l'épargne
pas.
Vinnius voyant Galba vieux et infirme, se
gorgeait, pour ainsi dire, de la fortune de ce prince, qui,
commençant à peine, était
déjà près de finir. Mais la conduite
de Vinnius était pernicieuse au vieillard, d'abord
parce qu'il administrait mal ses revenus ; en second lieu,
parce qu'il blâmait ou rendait inutiles ses bonnes
intentions, entre autres celle de punir les ministres de
Néron. L'empereur fit mourir qulques-uns de ces
scélérats, tels qu'Elée, Polyclite,
Pétinus et Patrobius ; et le peuple, en les voyant
conduire au supplice à travers la place publique,
battait des mains, et criait avec transport que
c'était une procession sainte et agréable aux
dieux mêmes ; mais que les dieux et les hommes
demandaient encore le maître et le précepteur
de la tyrannie, Tigellinus. Cet honnête personnage
avait pris les devants, en gagnant Vinnius par des arrhes
considérables. Ainsi Tertulianus, qui n'était
devenu odieux que parce qu'il n'avait ni haï ni trahi
un maitre méchant, dont il n'avait point
partagé les crimes, fut condamné à
mourir ; et ce Tigellinus qui, après avoir rendu
Néron si digne de mort, l'avait abandonné et
trahi, échappait au supplice, pour être une
preuve évidente qu'il n'y avait rien dont on
dût désespérer et qu'on ne pût
obtenir de Vinnius, pourvu qu'on l'achetât. Cependant
le spectacle que le peuple romain désirait avec le
plus d'ardeur, c'était de voir conduire au supplice
Tigellinus : il le demandait dans tous les jeux du
théâtre et du cirque, jusqu'à ce
qu'enfin l'empereur les en reprit par une affiche publique,
qui portait que Tigeliinus, attaqué d'une phthisie
qui le consumait, n'avait pas longtemps à vivre, et
qu'il les priait de ne pas chercher à l'aigrir et
à rendre sa domination tyrannique. Le peuple fut
très mécontent de cette affiche : mais
Tigellinus et Vinnius se mirent si peu en peine de sa
colère, que le premier fit un sacrifice aux dieux
sauveurs, et prépara un festin magnifique ; le
second, quittant l'empereur après souper, alla
passer la soirée chez Tigellinus, où il mena
sa fille, alors dans le veuvage ; et Tigellinus, en portant
la santé à cette femme, lui fit don de deux
cent cinquante mille drachmes : il ordonna en même
temps à la première de ses concubines
d'ôter le collier qu'elle portait, estimé cent
cinquante mille drachmes, et de le donner à la fille
de Vinnius.
XXI. Depuis ce moment,
les actes même de modération que fit
l'empereur furent calomniés ; tels que la
décharge des impôts et le droit de bourgeoisie
accordés à ceux d'entre les Gaulois qui
avaient partagé la révolte de Vindex : on
crut, non qu'ils les avaient obtenus de l'humanité
de Galba, mais qu'ils les avaient achetés de
Vinnius. Aussi le peuple haïssait-il la domination de
l'empereur. Les soldats, qui n'avaient pas reçu la
gratification qu'on leur avait promise, s'étaient
flattés, du moins dès le commencement de son
règne, qu'ils auraient de lui autant que
Néron leur avait donné. Galba, informé
de leurs plaintes, dit qu'il avait coutume de choisir ses
soldats, et non de les acheter : parole digne d'un grand
prince, mais qui alluma dans leur coeur une haine
implacable contre lui ; ils crurent que c'était non
seulement les priver de ce qu'il leur devait, mais encore
donner l'exemple à ses successeurs, et leur faire
une loi de l'imiter.
XXII. Cependant à
Rome les mouvements de révolte fermentaient encore
sourdement parmi les troupes : mais le respect pour la
présence de l'empereur émoussait ce
désir des nouveautés ; et, ne voyant aucune
occasion plausible de changement, elles comprimaient leur
haine et l'empêchaient d'éclater. Les
légions qui, après avoir servi sous
Verginius, étaient sous les ordres de Flaccus en
Germanie, ne recevant aucune des récompenses
qu'elles croyaient avoir méritées par leur
victoire sur Vindex, n'écoutaient rien de ce que
leurs officiers pouvaient leur dire ; elles ne tenaient
même aucun compte de leur général,
qu'une goutte habituelle rendait presque impotent, et qui
d'ailleurs n'avait aucune expérience des affaires.
Un jour qu'on donnait des jeux publics, les tribuns et les
chefs des bandes ayant fait, suivant l'usage des Romains,
des voeux pour la prospérité de l'empereur,
la plupart des soldats murmurèrent ; et comme les
officiers continuaient leurs voeux, les soldats
répondirent : «S'il en est digne». Les
troupes commandées par Tigellinus se portaient
souvent à de pareilles insolences, et l'empereur en
était informé par ses intendants. Galba
craignant qu'on ne le méprisât, non seulement
à cause de sa vieillesse, mais encore parce qu'il
n'avait point d'enfants, s'occupa d'adopter quelque jeune
Romain d'entre les premières maisons, et de le
déclarer son sucesseur à l'empire.
XXIII. Il y en avait un
à Rome, nommé Marcus Othon, d'une famille
noble, mais que le luxe et les plaisirs avaient tellement
corrompu dès son enfance, qu'il ne le cédait
à cet égard à aucun des Romains.
Homère appelle toujours Pâris le mari de la
belle Hélène ; comme il n'avait
personnellement rien de recommandable, il le désigne
par le nom de sa femme. Othon s'était de même
rendu célèbre à Rome par son mariage
avec Poppéa. Néron en était devenu
amoureux pendant qu'elle était mariée
à Crispinus ; mais son respect pour sa femme et la
crainte de sa mère l'empêchant encore de
déclarer sa passion, il chargea Othon d'aller la
voir et d'essayer de la séduire. Les
débauches d'Othon l'avaient intimement lié
avec Néron ; et ce prince s'amusait même des
plaisanteries qu'Othon lui faisait souvent sur son
excessive économie. Un jour que Néron se
parfumait avec une essence très précieuse, il
en arrosa légèrement Othon. Le lendemain,
celui-ci donna à souper au prince ; et lorsqu'il
entra dans la salle, il vit de tous les côtés
des tuyaux d'or et d'argent qui répandaient des
essences du plus grand prix avec autant de profusion que si
c'eut été de l'eau, en sorte que les convives
en furent tout trempés. Othon débaucha
Poppéa pour Néron, en lui faisant
espérer d'avoir ce prince pour amant (16), et lui persuada de
faire divorce avec son mari ; il la prit chez lui comme sa
femme, et eut moins de plaisir de l'avoir que de chagrin de
la partager avec un autre. Poppéa elle-même
n'était pas fâchée de cette jalousie ;
on dit même qu'elle refusait de recevoir l'empereur
en l'absence d'Othon, soit, comme on le prétend,
pour prévenir le dégoût qui suit un
plaisir trop facile, soit, selon d'autres, que son
goût pour la débauche lui fit désirer
d'avoir Néron pour amant plutôt que pour mari.
Othon eut donc tout à craindre pour sa vie ; et l'on
doit s'étonner que Néron, qui, pour
épouser Poppéa, fit mourir depuis sa femme et
sa soeur, eût épargné son rival. Mais
Othon était l'ami de Sénèque, dont les
prières et les sollicitations obtinrent de
l'empereur qu'Othon fût envoyé commander en
Lusitanie, sur les bords de l'Océan. Il s'y
conduisit avec modération, et ne se rendit ni odieux
ni même désagréable aux peuples qu'il
gouvernait : il n'ignorait pas que ce commandement ne lui
avait été donné que pour
déguiser et adoucir son exil (17).
XXIV. Après la
révolte de Galba, Othon fut de tous les capitaines
le premier qui se joignit au nouvel empereur ; il lui porta
toute sa vaisselle d'or et d'argent, pour la fondre et en
faire de la monnaie ; il lui donna les officiers de sa
maison les plus propres à servir un prince ; il lui
fut fidèle en tout ; et dans les affaires que
l'empereur lui confia, il fit preuve d'autant de
capacité que personne. Pendant tout le voyage il fut
avec lui plusieurs jours de suite dans le même char,
et eut soin de faire sa cour à Vinnius en se rendant
assidu auprès de ce favori, en lui faisant des
présents, et surtout en lui cédant la
première place, moyen assuré d'avoir le
second rang. Mais il avait sur lui l'avantage de
n'être envié de personne, parce qu'il
n'exigeait rien de ceux à qui il rendait service, et
qu'il était pour tout le monde d'un accès
facile et agréable. Il favorisa
particulièrement les gens de guerre, et en
avança plusieurs à des emplois honorables
qu'il demandait pour eux, soit à l'empereur
lui-même, soit à Vinnius et aux affranchis du
prince, Icélus et Asiaticus : c'étaient ces
trois personnes qui avaient tout le crédit à
la cour. Lorsque Othon recevait Galba chez lui, il donnait,
à chaque soldat de la cohorte qui était de
garde, une pièce d'or, afin de se les attacher; et
en paraissant faire honneur au prince, il corrompait les
cohortes prétoriennes.
XXV. Vinnius voyant que
Galba délibérait sur le choix d'un
successeur, lui proposa d'adopter Othon ; ce qu'il ne
faisait pas gratuitement, mais sur la parole qu'Othon lui
avait donnée d'épouser sa fille, si Galba
l'adoptait pour son fils et le déclarait son
successeur. Mais Galba avait toujours montré qu'il
préférait le bien public à des
intérêts particuliers, et qu'il voulait
adopter, non la personne qui lui plairait davantage, mais
celle qui serait la plus utile aux Romains. Il n'aurait
pas, à ce qu'il paraît, institué Othon
héritier même de son patrimoine, le sachant
débauché, prodigue et noyé de dettes ;
elles se montaient à cinq millions de drachmes.
Aussi, après avoir écouté Vinnius avec
douceur, et sans sien répondre, il remit sa
résolution à un autre temps, et nomma Othon
consul, avec Vinnius, pour l'année suivante ; ce qui
fit croire qu'il le désignerait pour son successeur
au commencement de l'année, et c'était lui
que les gens de guerre désiraient
preférablement à tout autre. Mais, au milieu
des délais que Galba apportait chaque jour à
sa résolution, il fut surpris par la révolte
des légions de Germanie : le refus qu'il avait fait
de donner l'argent qu'on avait promis en son nom l'avait
rendu odieux à toutes les armées : et celle
de Germanie alléguait de plus, pour prétexte
de sa haine, l'ignominie avec laquelle Verginius avait
été renvoyé ; les récompenses
données aux Gaulois qui avaient combattu contre
cette armée ; la punition de tous ceux qui ne
s'étaient pas déclarés pour Vindex, le
seul envers qui Galba fût reconnaissant, le seul dont
il honorât encore la mémoire par des
sacrifices funèbres, comme si c'était le seul
qui l'eût déclaré empereur.
XXVI. Ces murmures
éclataient déjà dans tout le camp,
lorsqu'on arriva au premier jour de l'année, que les
Romains appellent les calendes de janvier. Flaccus ayant
assemblé ses troupes pour leur faire prêter le
serment accoutumé, au nom de l'empereur, les soldats
renversèrent les statues de Galba, les mirent en
pièces ; et, après avoir prêté
le serment au sénat et au peuple, ils se
retirèrent dans leurs tentes. Les capitaines jugeant
l'anarchie aussi dangereuse au moins que la révolte,
l'un d'eux alla trouver les soldats : «Que
faisons-nous, leur dit-il, mes compagnons ? nous
n'élisons pas un autre empereur, et nous ne restons
pas attachés à celui que nous avons. C'est
donc moins à l'obéissance de Galba que nous
voulons nous soustraire, qu'à celle de tout autre
chef dont nous rejetons l'autorité. Abandonnons, j'y
consens, ce Flaccus Hordéonius, qui n'est qu'un
simulacre et une ombre de Galba ; mais nous avons à
une journée d'ici Vitellius, commandant de la
Basse-Germanie, dont le père a été
censeur, trois fois consul, et presque collègue de
l'empereur Claude, et qui, par la pauvreté qu'on lui
reproche, donne un exemple éclatant de
modération et de grandeur d'âme. Allons, mes
amis, donnons-lui le titre d'empereur, et montrons à
l'univers que nous savons faire un meilleur choix que les
Espagnols et les Lusitaniens». Cet avis ayant
été approuvé des uns et rejeté
des autres, un des porte-enseignes se déroba du
camp, et alla dans la nuit porter cette nouvelle à
Vitellius, qui était encore à table avec
plusieurs de ses officiers. Le bruit s'en étant
répandu dans tout le camp, Fabius Valens, chef d'une
légion, vint le lendemain, à la tête de
ses cavaliers, saluer empereur Vitellius, qui, les jours
précédents, semblait rejeter ce titre et
redouter le poids de l'Empire ; mais alors, plein de vin et
gorgé de viande (18) (car il était
à table depuis midi), il parut devant ses troupes ;
et acceptant le nom de Germanicus qu'elles lui
donnèrent, il refusa celui de César.
Aussitôt les soldats de Flaccus, oubliant ces beaux
serments si populaires qu'ils avaient prêtés
au sénat, jurèrent obéissance à
Vitellius. C'est ainsi que ce général fut
élevé à l'empire dans la
Germanie.
XXVII. La nouvelle de
cette révolte décida l'empereur à ne
plus différer l'adoption qu'il avait projetée
; et sachant qu'entre ses amis les uns étaient pour
Dolabella, les autres pour Othon, mais ne voulant ni de
l'un ni de l'autre, tout à coup, sans faire part
à personne de sa résolution, il mande Pison,
petit-fils de Crassus et de Pison, deux hommes que
Néron avait fait mourir. Ce jeune homme avait
été formé par la nature pour toutes
les vertus ; et il joignait à des dispositions si
heureuses une modestie et une austérité de
moeurs incomparables. Galba partit à l'heure
même pour se rendre au camp, et y déclarer
Pison son successeur. Mais en sortant du palais, il eut
dans tout le chemin des signes menaçants ; et
lorsque dans le camp il voulut réciter ou lire son
discours, il fut interrompu par des coups de tonnerre et
des éclairs continuels : il survint une pluie
violente, et la ville ainsi que le camp furent couverts de
ténèbres si épaisses, qu'il
était visible que les dieux n'approuvaient pas cette
adoption, et que l'issue n'en serait pas heureuse. Les
soldats, de leur côté, témoignaient par
un air sombre et farouche tout leur mécontentement
de ce qu'on ne leur faisait pas même, en cette
occasion, la plus petite largesse. Pour Pison, tous ceux
qui étaient présents, et qui jugeaient de ses
dispositions par l'air de son visage et le ton de sa voix,
voyaient avec surprise qu'il reçût sans
émotion une si grande faveur, quoiqu'il y fit
d'ailleurs très sensible.
XXVIII. On voyait au
contraire sur le visage d'Othon des marques de la
colère et du dépit que lui causait la perte
de ses espérances. Il avait été
jugé le premier digne de l'empire, et s'était
vu si près de l'obtenir, que Galba, en le rejetant,
lui donnait une preuve visible de sa malveillance et de sa
haine. Aussi n'était-il pas tranquille sur l'avenir
; il craignait Pison et haïssait Galba : irrité
contre Vinnius, il s'en retourna le coeur agité de
passions différentes. Les devins et les
Chaldéens qu'il avait toujours auprès de lui
entretenaient sa confiance et son espoir :
Ptolémée, surtout le rassurait, et Othon
avait confiance en lui, parce que ce devin lui avait
souvent prédit que Néron ne le ferait pas
périr ; que ce prince mourrait avant lui, et que non
seulement il lui survirait, mais qu'il régnerait sur
les Romains. Comme la première partie de sa
prédiction s'était vérifiée,
Ptolémée soutenait qu'Othon ne devait pas
désespérer de la seconde. Il était
encore excité par ses amis, qui partageaient
secrètement sa peine, et qui s'indignaient de
l'ingratitude de Galba. La plupart de ceux que Tigellinus
avait élevés à des emplois honorables,
rejetés alors et réduits à une
condition obscure, s'étant rassemblés autour
de lui, entrèrent dans son ressentiment, et
l'aigrirent encore. De ce nombre étaient
Véturius et Barbius, l'un obtion, et l'autre
tesséraire (19) ; c'est ainsi que les
Romains appellent ceux qui servent de sergents et portent
le mot aux soldats. Onomastus, affranchi d'Othon,
s'étant joint à eux (20), ils allèrent
tous trois au camp, et soit par argent, soit par des
espérances pour l'avenir, ils corrompirent
aisément des hommes déjà mal
disposés, et qui n'attendaient qu'une occasion pour
éclater. Si cette armée eût
été saine, n'aurait-il fallu que quatre jours
pour la corrompre ? Car il n'y eut pas plus d'intervalle du
jour de l'adoption à celui du meurtre de Galba et de
Pison ; ils furent tués le sixième jour, qui
était le dix-huit avant les calendes de
février. Le matin de ce jour-là, Galba fit un
sacrifice dans le palais, en présence de ses amis.
Le devin Umpricius n'eut pas plutôt dans ses mains
les entrailles de la victime, que, sans user de termes
équivoques, il lui déclara nettement qu'il
voyait des signes d'un grand trouble ; qu'une trahison
secrète menaçait la tête de l'empereur
: ainsi, Dieu lui-même semblait lui livrer Othon,
qui, placé dans ce moment derrière Galba,
écoutait le devin, et regardait avec attention ce
qu'il montrait à l'empereur (21).
XXIX. Comme il
était tout troublé de ce qu'il tenait
d'entendre, et que la crainte lui fit changer plusieurs
fois de couleur, son affranchi Onomastus s'approcha, et lui
dit que ses architectes l'attendaient chez lui.
C'était le sigal convenu pour le moment où
Othon devait aller au-devant des soldats. Il sortit donc,
en disant qu'il avait acheté une vieille maison, et
qu'il voulait la faire visiter par ses architectes ; il
descendit le long du palais de Tibère, et se rendit
à l'endroit de la place publique où est le
milliaire d'or (22), auquel aboutissent
tous les grands chemins d'Italie. Ce fut là que les
premiers soldats qui venaient au-devant de lui le
rencontrèrent et le proclamèrent empereur.
Ils n'étaient, dit-on, que vingt-trois. Othon
n'était pas timide, comme sa vie molle et son
tempérament délicat auraient pu le faire
croire : il avait même de l'audace et de
l'intrépidité dans les périls.
Cependant il eut peur en voyant ce petit nombre d'hommes ;
et il voulut abandonner son entreprise. Les soldats s'y
opposèrent ; et environnant sa litière avec
leurs épées nues, ils ordonnèrent aux
porteurs de marcher : il les pressait lui-même, et
disait à tout moment qu'il était perdu. Ces
mots furent entendus de quelques personnes, plus surprises
que troublées du peu de gens qui osaient former une
entreprise si hardie. Pendant qu'il traversait la place, il
survint un pareil nombre de soldats ; ils arrivèrent
ensuite par bandes de trois et de quatre, et ils s'en
retournèrent tous au camp, l'appelant César
et faisant briller leurs épées nues. Le
tribun Martialis, qui, ce jour-là, avait la garde du
camp, et qui n'était pas du complot,
étonné d'un mouvement si inattendu, et saisi
de crainte, laisse entrer Othon, qui n'éprouve
aucune résistance ; car ceux qui n'étaient au
fait de rien, enveloppés à dessein par les
complices, et se trouvant dispersés un à un
et deux à deux, suivirent le torrent, d'abord par
crainte et ensuite de bonne volonté.
XXX. Galba en apprit la
nouvelle pendant que le devin était encore au
palais, et tenait dans ses mains les entrailles de la
victime ; ceux qui n'ajoutaient aucune foi à ces
prédictions, ou qui même les
méprisaient, frappés alors
d'étonnement, rendirent hommage à la
Divinité. Vinnius et Lacon, avec quelques
affranchis, voyant le peuple se porter en foule au palais,
mirent l'épée à la main, et se tinrent
auprès de l'empereur pour le défendre. Pison
alla parler aux gardes du palais ; et Marius Celsus, de la
probité duquel on était assuré, fut
envoyé vers la légion d'Illyrie, qui campait
dans le portique de Vipsanius, pour essayer de la gagner.
Galba délibérait s'il devait sortir du palais
: Vinnius s'y opposait ; Celsus et Lacon le pressaient de
le faire, et s'emportaient même contre Vinnius,
lorsque le bruit courut qu'Othon venait d'être
tué dans le camp ; et à l'instant même
Julius Atticius, un des meilleurs soldats de la garde
prétorienne, parut, l'épée à la
main, en criant qu'il avait tué l'ennemi de
César : il se fit jour à travers la foule, et
s'approchant de l'empereur, il lui montra son
épée toute sanglante. Galba lui dit en le
fixant : «Qui t'en a donné l'ordre ? - C'est,
lui répondit le soldat, la foi que je vous ai
donnée et le serment que j'ai
prêté». La foule s'étant
écriée, en battant des mains, qu'il avait
bien fait, Galba se mit dans sa litière, et sortit
pour aller sacrifier à Jupiter et se montrer au
peuple.
XXXI. Il arrivait
à peine sur la place, que, comme un vent qui change
tout à coup, un bruit contraire vint lui apprendre
qu'Othon était maître de l'armée. A
cette nouvelle, les avis se partagent ; ce qui arrive
toujours dans une grande multitude : les uns crient
à l'empereur de retourner sur ses pas, les autres
lui disent d'avancer ; ceux-ci l'encouragent,
ceux-là lui inspirent de la méfiance ; et sa
litière, poussée tantôt d'un
côté, tantôt de l'autre, comme dans une
tourmente, est souvent en danger d'être
renversée. Tout à coup on voit venir de la
basilique de Paulus, d'abord des cavaliers, ensuite des
gens de pied, qui crient tous ensemble :
«Retirez-vous, homme privé !» A ces mots
tout le peuple se met à courir, non pour prendre la
fuite et se disperser, mais pour occuper, comme dans les
jeux publics, les portiques et les lieux les plus
éminents de la place. En même temps Atilius
Sercellon, renversant la statue de Galba, donne comme le
signal de la guerre : le vieux empereur est assailli dans
sa litière d'une grêle de traits ; et comme
aucun n'avait porté, ils tirent leurs
épées et courent sur lui, sans qu'il
restât personne pour le défendre, à
l'exception d'un homme qui fut le seul que le soleil vit
cet jour-là digne d'habiter l'empire romain. Le
centurion Sempronius Indistrus, qui n'avait jamais
reçu aucun bienfait de Galba, sans autre motif que
d'obéir à l'honneur et de respecter la loi,
se met devant la litière de l'empereur, et,
élevant une de ces branches de vigne dont les
centurions ont coutume de se servir pour châtier les
soldats, il crie à ceux qui venaient sur Galba
d'épargner l'empereur. Attaqué lui-même
par les soldats, il met l'épée à la
main, et se défend longtemps ; mais enfin un coup
qui lui coupa les jarrets l'ayant fait tomber, la
litière de Galba est renversée près du
lac Curtius, et il reste lui-même étendu
à terre et couvert de sa cuirasse : voyant les
soldats courir sur lui et le frapper de plusieurs coups, il
leur tendit la gorge, en disant : «Frappez, si c'est
pour le bien des Romains». Après plusieurs
blessures qu'il reçut aux cuisses et aux bras, il
fut égorgé par un soldat de la
quinzième légion, que la plupart des
historiens nomment Camurius ; il est appelé par
d'autres Terentius, ou Arcadius, ou Fabius Fabulus. On
ajoute même que le meurtrier, après lui avoir
coupé la tête, l'enveloppa dans sa robe, parce
que Galba étant chauve, il ne pouvait pas la porter
autrement ; mais ses camarades ne voulant pas qu'il la
cachât, et l'ayant obligé de faire parade de
ce bel exploit, il la mit au bout d'une pique, et agitant
cette tête d'un vieillard, d'un prince doux et
modéré, d'un souverain pontife, d'un consul,
il courait comme une bacchante, en secouant sa pique
dégouttante de sang.
XXXII. Quand on
présenta à Othon la tête de Galba, il
s'écria, dit-on : «Ah ! mes amis, vous n'aurez
rien fait tant que vous ne m'apporterez pas celle de
Pison». Il ne l'attendit pas longtemps ; cet
infortuné jeune homme avait été
blessé, et s'était sauvé dans le
temple de Vesta, où il fut poursuivi et
égorgé par un soldat nommé Marcus. On
massacra aussi Vinnius, quoiqu'il protestât qu'il
était complice de la conjuration, et qu'on le
faisait mourir contre l'intention du nouvel empereur. On
lui coupa la tête, ainsi qu'à Lacon ; on les
porta toutes deux à Othon, en lui demandant le prix
de ce service. Mais, comme dit Archiloque,
Voilà sept guerriers morts, que
nous avons frappés ;
Mille se font honneur de les avoir tués :
de
même, dans cette occasion, bien des gens qui
n'avaient eu aucune part à ces meurtres, montrant
leurs mains et leurs épées qu'ils avaient
ensanglantées exprès,
présentèrent des requêtes à
Othon pour demander leur salaire. Il se trouva dans les
archives cent vingt de ces requêtes ; Vitellius en
rechercha les auteurs, et les condamna tous à mort.
Marius Celsus étant venu au camp, fut accusé
d'avoir exhorté les soldats à secourir Galba,
et la multitude demandait à grands cris sa mort.
Othon, qui voulait le sauver, mais qui n'osait s'opposer
à la volonté des troupes, dit que Celsus ne
devait pas mourir si vite, qu'il fallait auparavant tirer
de lui bien des choses qu'il était important de
savoir. Il le fit charger de chaînes pour être
gardé avec soin, et le remit à des personnes
en qui il avait toute confiance (23). Les sénateurs
furent aussitôt convoqués ; et comme s'ils
fussent devenus tout à coup d'autres hommes, ou
qu'ils eussent changé de dieux, ils se rendirent
tous au sénat, et prêtèrent à
Othon le serment qu'il n'avait pas gardé
lui-même à Galba ; ils le proclamèrent
César et Auguste, pendant que les corps de ceux qui
venaient d'être tués, séparés de
leurs têtes, étaient encore étendus sur
la place publique avec leurs robes consulaires. Quand les
soldats ne surent plus que faire de ces têtes, ils
vendirent celle de Vinnius à sa fille, pour deux
mille cinq cents drachmes ; celle de Pison fut rendue
à sa femme Verania ; ils donnèrent la
tête de Galba aux esclaves de Patrobius et de
Vitellius, qui, après lui avoir fait toutes sortes
d'outrages et d'infamies, la portèrent dans le lieu
appelé Sestertium (24), où l'on jette
les corps de ceux que les empereurs condamnent à
mort. Othon permit à Helvidius Priscus d'enlever le
corps de Galba, qui fut enterré la nuit par Argius,
son affranchi.
XXXIII. Telles furent la
vie et la mort de Galba, qui par sa naissance et ses
richesses ne le cédait qu'à très peu
des anciens Romains, et surpassait tous ceux de son temps ;
il avait vécu sous cinq empereurs avec beaucoup
d'honneur et de gloire ; et ce fut plutôt par sa
réputation que par sa puissance qu'il renversa
Néron du trône. De tous ceux qui
conspirèrent contre ce dernier, les uns ne parurent
à personne dignes de lui succéder ; les
autres furent seuls à s'en juger dignes : Galba s'y
vit appelé, et obéit à ceux qui le
proclamèrent. Dès qu'il eut
prêté son nom à l'audace de Vindex, ce
mouvement, qu'on avait d'abord nommé
rébellion, fut regardé connue une guerre
civile, parce qu'il eut pour chef un homme digne de
régner, qui, s'étant moins proposé de
prendre le gouvernement que de se donner lui-même
à l'Empire, voulut commander à des Romains
corrompus par les flatteries de Tigellinus et de
Nymphidius, comme Scipion, Fabricius et Camille avaient
commandé aux Romains de leur temps. Malgré sa
vieillesse, il parut, en tout ce qui concernait les
armées et la guerre, un empereur digne de l'ancienne
Rome ; mais en se livrant à Vinnius, à Lacon
et à ses affranchis, qui faisaient trafic de tout,
comme Néron s'était livré à des
hommes d'une insatiable cupidité, si Galba ne fit
regretter à personne son gouvernement, bien des gens
du moins eurent pitié de sa fin
misérable.
(1) Ce
passage a paru obscur à plusieurs savants, qui
ont essayé de le corriger en suivant diverses
conjectures, dont aucune ne parait satisfaisante.
Peut-être Plutarque a-t-il voulu dire que comme
dans un corps en parfaite santé il n'y a point
de mouvement isolé, mais que toutes les
fonctions particulières sont dirigées par
un principe moteur, dont l'influence universelle les
combine pour l'intérêt commun ; de
même dans une armée toutes les affections,
tous les mouvements particuliers, doivent être
inspirés, présidés et
gouvernés par la volonté du
général. Le sentiment d'Iphicrate, qui
paraît assez extraordinaire, et qui pourrait
être combattu par de fort bonnes raisons, semble
autorisé par le trait du soldat de Lucullus
cité par Horace, Epist. II,2. |
|
(2) M.
Mosés Dusoul a raison d'observer que le nom
même de la personne manque ici ; mais il se
trompe en supposant que c'est celui d'Alexandre, tyran
de Phères, dont il est souvent parlé dans
la vie de Pélopidas. Le trait que Plutarque
rapporte ne peut lui convenir, puisqu'il régna
onze ans. C'est le nom de Polyphron qu'il faut
rétablir ici, selon Xénophon, liv. V de
son Histoire Grecque, p. 600 et suiv. Diodore de
Sicile, liv. XV, chap. LX, ne parle pas de Polyphron ;
il dit que Jason fut tué, selon les uns, par
sept jeunes gens, et suivant d'autres, par Polydore ;
mais l'autorité de Xénophon, auteur
contemporain, parait indubitablement
préférable à celle de Diodore.
Tous deux, au reste, sont d'accord sur ce point, que ce
n'est point Alexandre dont il peut être question
ici. |
|
(3) Il n'en parle pas dans ce qu'on vient de lire, ni dans aucun des ouvrages qui nous restent de lui ; mais il devait l'avoir fait dans la vie de Néron, qu'il avait écrite, et qui est perdue. On croit même qu'il avait composé celle des douze empereurs. |
|
(4) Quintus
Lutatius Catulus, nommé consul l'an de Rome six
cent soixante-seize, prince du sénat l'an de
Rome six cent quatre-vingt-cinq, dédia le
nouveau Capitole l'année suivante ; et mourut
l'an six cent quatre-vingt-treize. Galba était
son arrière-petit-fils, et en prenait le titre
dans toutes les statues qu'on lui érigeait,
suivant Suétone, dans sa vie, chap. II. La
famille des Servius et des Sulpicius remontait aux
premiers temps de la république. |
|
(5) Galba ne
tenait à la maison des Césars que par
alliance : aussi Suétone dit-il dans la vie de
cet empereur, ibid. que cette maison
s'était éteinte dans la personne de
Néron. Ce fut sans doute à cause de sa
parenté avec Livie que cette impératrice
lui laissa un legs de douze cent mille livres, que
Tibère réduisit à environ cent
mille, qui ne lui furent pas même payées.
Suétone, ibid. chap. V. |
|
(6) Il
gouverna deux ans l'Afrique, suivant Suétone,
chap. VII, en qualité de proconsul, ayant
été nommé extraordinairement pour
aller régler cette province, qui était
agitée par des dissensions intestines, et par
les mouvements des Barbares ; il y rétablit
l'ordre avec beaucoup de prudence et de
sévérité. |
|
(7) Ces
intendants du prince, appelés en latin
procuratores principis, étaient des
officiers que les empereurs envoyaient dans les
provinces pour ramasser leurs revenus et pour recevoir
tout ce qui appartenait au fisc. Voyez Dion Cassius,
liv. LIII, chap.XV, où il attribue à
Auguste l'établissement de ces officiers. On
voit, par les historiens latins, jusqu'à quels
excès ces hommes du fisc portaient leur
rapacité ; ces excès sont à peine
croyables. |
|
(8) Le texte
dit : «Délibérer si nous
demeurerons fidèles, c'est déjà le
demeurer». Il est évident que ce ne peut
être là le sens de Vinnius, et qu'il faut
nécessairement y suppléer une
négation, comme l'ont fait M. Dacier et d'autres
critiques avant et après lui. |
|
(9) Sur
Vinnius, voyez Tacite, Histor. I, 28 et
31. |
|
(10) Tigellinus,
homme de la plus basse extraction, s'était
souillé de mille crimes, depuis son enfance
jusqu'à sa vieillesse. Voyez Tacite,
Hist. I, 72. |
|
(11) Il y a
dans le grec, Poppeius ; mais c'est
Poppea qu'il faut lire. Néron avait
épousé cet homme infâme avec toutes
les cérémonies usitées dans le
mariage ; ce qui fit dire à Rome que l'univers
eût été heureux, si le père
de Néron n'avait pas eu d'autre femme.
Néron lui avait donné les noms de Sabina
Poppée, qui étaient ceux de cette vile
créature qu'il avait épousée en
répudiant Octavie, et qu'il tua d'un coup de
pied dans le ventre, pendant qu'elle était
enceinte. Voyez Suétone, Ner. XXVIII, et
Dion Cassius, LXII, 27 et 28. |
|
(12) Le lieu
appelé par les Romains Principia
était celui où l'on plaçait les
aigles et les autres drapeaux militaires ;
c'était là qu'on convoquait
l'assemblée des soldats. Cette enceinte
était sacrée. Tacite, qui rapporte ce
fait, Hist. I, 48, ne dit pas que ce frit
Vennius qui eût introduit cette femme dans le
camp, mais qu'elle y était entrée
d'elle-même par curiosité,
déguisée en soldat. |
|
(13) Ils ne
périrent pas tous, à beaucoup près
; car après les avoir dissipés, Galba les
fit décimer ; et cette légion, qui
était plus nombreuse que les autres, demeura
encore assez complète, comme ou le voit dans
Suétone, in Galba, XII, et dans Tacite,
Hist. I, 6, où cet historien dit qu'il y
en eut plusieurs milliers de tués. |
|
(14) Suétone,
in Galba, cap. XII, dit que l'empereur ne donna
que cinq deniers ; ce qui équivalait à
cinq drachmes attiques, et faisait quatre livres dix
sous de notre monnaie : mais un auteur anglais,
cité par M. Mosés Dusoul, assure que, du
temps de Néron, il y eut des deniers d'or
frappés à Rome, dont quarante-cinq
égalaient une livre d'or, et valaient par
conséquent environ mille quatre cents livres de
notre monnaie ; les cinq auraient valu à peu
près cent quarante livres. Gronovius, dans son
Traité des Monnaies anciennes, liv. XIII,
chap. XV, prétend qu'il n'y avait point de
deniers d'or à Rome. Je laisse la question
à décider aux personnes versées
dans ces sortes de matières. |
|
(15) Cette
réforme était en effet peu digne d'un
empereur, et il ne pouvait que se rendre odieux en
revenant ainsi sur des dons faits à des
personnes incapables de les restituer. Il aurait pu
tout au plus retenir ce qui n'aurait pas encore
été payé de ces
libéralités déplacées, et
faites à des personnages si
méprisables. |
|
(16) Tacite,
liv. XIII des Annales, chap. XLV et XLVI, dit
qu'Othon la séduisit et l'épousa, et
qu'ensuite, en louant imprudemment sa beauté
à Néron, il fit naître la passion
du tyran, qui ne la connaissait pas encore. |
|
(17) La
Lusitanie est aujourd'hui le Portugal. Cet exil, en
apparence honorable pour Othon, qui en
l'éloignant de Rome laissait Néron seul
possesseur de Poppéa, parut suffisant à
ce tyran. Une peine plus grave aurait pu
découvrir une intrigue qu'il voulait cacher
encore. Cependant elle devint publique, comme le prouve
un distique qui courut à cette occasion dans
Rome, et que Suétone rapporte dans la vie
d'Othon, chap. III. |
|
(18) Vitellius
était fameux par son excessive voracité.
Tacite dit qu'elle ne pouvait jamais être
assouvie, et que les chemins des deux mers
étaient continuellement battus par ses
pourvoyeurs, qui lui apportaient des ragoûts de
Rome et de toute l'Italie ; les villes et les
particuliers étaient ruinés par les
superbes festins qu'on était obligé de
lui faire. Tacite, Hist. II, LXI. Voyez aussi
Suétone, in Vitell. cap. XIII. |
|
(19) Il y
avait dans la cavalerie et dans l'infanterie de ces
officiers appelés options et
tesséraires. Les premiers, selon Nonius
Marcellus, ch.I, étaient ceux que les tribuns
choisissaient pour suppléer dans les cohortes
les soldats qui venaient à manquer, afin que les
légions fussent toujours complètes. Cette
définition ne répond pas à celle
de Plutarque. L'idée qu'en donne M. Dacier, qui
les compare à nos sergents, et dit qu'ils
marchaient à la queue des bandes, n'y est
guère plus analogue. Le tesséraire
était celui qui recevait du tribun le mot
écrit sur une tablette, et qui le portait aux
centurions. Cette manière de donner le mot
était plus sûre que de vive voix, parce
que dans ce dernier cas il pouvait être mal
entendu et mal rapporté. D'après le texte
de Plutarque, il s'ensuivrait que ces deux sortes
d'officiers faisaient leurs fonctions par le moyen
d'espions et de courriers ; mais ce ne peut être
là le sens : les options et les
tesséraires étaient eux-mêmes les
courriers et les espions, comme Juste-Lipse l'a
observé ; et c'est à lui qu'on doit la
correction que les interprètes ont suivie. Il
n'a fallu pour la faire que réunir des mots
qu'on avait séparés mal à propos,
et supprimer le signe ou la virgule qui en marquait la
séparation. |
|
(20) Ce fut
Onomastus qui mena à Othon ces deux soldats ; et
c'est ce qui fait dire à Tacite, Hist. I,
XXV, que deux soldats entreprirent de transférer
sur une autre tête l'empire romain, et qu'ils y
parvinrent : Suscepere duo manipulares imperium
populi Romani transferendum, et
transtulerunt. |
|
(21) Suivant
Suétone, in Galba, cap. XIX, le devin lui
dit, en propres termes, qu'il prît garde à
lui, que ses meurtriers n'étaient pas loin.
Cette observation de Plutarque, que Dieu lui-même
semblait livrer Othon à Galba, porterait
à croire qu'il avait eu l'intention de rapporter
ces mots du devin. Peut-être l'a-t-il
oublié. |
|
(22) C'était
une colonne d'or qu'Auguste avait fait placer, l'an
sept cent trente-quatre de Rome, à
l'entrée de la place publique ou du forum,
pendant qu'il était curator viarum,
intendant des grands chemins, et sur laquelle
étaient marqués tous les grands chemins
d'Italie, et leurs mesures, que l'on distinguait par
milles. Voyez Pline, livre III, chap. V, et Dion
Cassius, liv. LIV, chap. VIII. |
|
(23) Marius
Celsus, consul désigné, était
resté fidèle à Galba
jusqu'à la fin. Othon désira apparemment
de le sauver, parce qu'il espérait trouver en
lui la même fidélité ; et il ne se
trompa point. Celsus lui fut aussi fidèle
qu'à Galba. Tout le monde fut bien aise qu'il
eût été sauvé, et les
soldats eux-mêmes finirent par admirer une vertu
qui d'abord avait excité leur haine. Voyez
Tacite, Hist. I, LXXI. |
|
(24) Ce
Patrobius, le seul dont parlent Tacite et
Suétone, qui ne nomment pas les esclaves de
Vitellius, avait été affranchi de
Néron, et puni par Galba, comme on l'a vu plus
haut ; ses esclaves portèrent la tête de
l'empereur devant le tombeau de leur maître,
où ils lui firent mille outrages. Elle fut
trouvée le lendemain, et réunie avec les
restes du corps, qui avaient été
brûlés, comme le dit Tacite, ibid.
chap. XLIX. Plutarque s'est donc trompé
lorsqu'il dit que la tête de Galba fut
portée au lieu appelé Sestertium. Ce nom,
suivant Juste-Lipse, venait de ce que ce lieu
était à deux milles et demi de la porte
Esquiline. Tacite et Suétone ne disent pas non
plus que Priscus Helvidius eût obtenu la
permission d'enlever le corps de Galba ; ils ne parlent
que d'Argius. |