- I. Diversité d'usages chez les Romains pour les noms propres
- II. Caractère de Marius
- III. Ses premières campagnes. Présages de Scipion sur sa grandeur future
- IV. Son tribunat
- V. Refusé pour l'édilité, il obtient la préture, qu'il est soupçonné d'avoir achetée
- VI. Il commande en Espagne, épouse Julie, de la famille des Césars. Sa patience dans la douleur
- VII. Il est lieutenant de Métellus en Afrique. Sa conduite dans cette guerre
- VIII. Il fait condamner Turpilius à mort
- IX. Il obtient le consulat. Fait son propre éloge, et montre un grand mépris pour la noblesse
- X. Bocchus livre Jugurtha à Sylla, questeur de Marius ; de là leur haine
- XI.Second consulat de Marius. Origine des Cimbres
- XII. Ils forment la résolution d'attaquer Rome. On s'oppose inutilement à l'élection de Marius
- XIII. Son triomphe. Mort de Jugurtha
- XIV. Marius part pour la guerre. Il endurcit ses troupes à la fatigue
- XV. Sa conduite admirable envers Trébonius
- XVI. Ses troisième et quatrième consulats. Il ouvre un canal pour servir d'embouchure au Rhône
- XVII. Il refuse la bataille pour accoutumer ses soldats à l'aspect des Barbares
- XVIII. Femme syrienne qu'il menait avec lui comme une prophétesse. Divers présages de sa victoire
- XIX. Il suit les ennemis qui avaient décampé
- XX. Sa victoire
- XXI. Inquiétude des Romains pendant la nuit. On se prépare à un second combat
- XXII. Marius remporte une seconde victoire
- XXIII. Il est nommé consul pour la cinquième fois
- XXIV. Nouvelle de l'armée de Catulus
- XXV. Marius va le joindre
- XXVI. Ses dispositions pour la bataille
- XXVII. Elle s'engage
- XXVIII. Victoire des Romains. Triomphe des deux consuls
- XXIX. Réflexions sur le caractère de Marius. Il se lie avec Glaucias et Saturninus
- XXX. Son sixième consulat. Sa fourberie
- XXXI. Il jure la loi de Saturninus. Métellus, qui avait refusé le serment, va en exil
- XXXII. Marius est obligé de prendre les armes contre Saturninus, qui est tué avec ses complices
- XXXIII. Métellus est rappelé. Marius va en Asie
- XXXIV. Commencement de la guerre des alliés. Conduite de Marius
- XXXV. Il brigue le commandement de l'armée contre Mithridate
- XXXVI. Il est obligé de sortir de Rome
- XXXVII. Son fils échappe à ses ennemis. Fuite de Marius et sa détresse
- XXXVIII. Anciens présages sur lesquels il se rassure
- XXXIX. Nouveau danger auquel il échappe
- XL. Il se cache dans un marais
- XLI. Il est pris
- XLII. Personne n'ose le tuer, et il est mis en liberté
- XLIII. Il aborde en Afrique, d'où Sextilius le fait sortir
- XLIV. Il est rejoint par son fils et retourne en Italie
- XLV. Il se lie avec Cinna et s'empare du Janicule
- XLVI. Mort du consul Octavius
- XLVII. Cruautés de Marius dans Rome. Curnutus sauvé par ses esclaves
- XLVIII. Mort de Marc-Antoine et de Catulus. Horreurs commises dans Rome
- XLIX. Septième consulat de Marius. Ses inquiétudes
- L. Sa mort. Réflexions sur son ambition et sur son attachement à la vie
- LI. Réflexions sur la manière dont les hommes envisagent leur fortune
- LII. Mort de Marius le fils.
I. Nous ne pouvons dire
quel fut le troisième nom de Marius, et nous sommes
dans la même ignorance sur Quintus Sertorius, celui
qui fut longtemps maître de l'Espagne, et sur Lucius
Mummius, le destructeur de Corinthe ; car le surnom
d'Achaïcus que porta ce dernier, celui
d'Africanus donné à Scipion, et celui
de Macedonicus dont Métellus fut
honoré, étaient tirés de leurs
victoires. C'est par là que Posidonius croit
convaincre d'erreur ceux qui veulent que le
troisième nom des Romains fût leur nom propre,
comme Camille, Marcellus, Caton ; il s'ensuivrait, dit-il,
de leur opinion, que ceux qui n'auraient que deux noms
n'auraient pas eu de nom propre. Mais il ne prend pas garde
que, d'après son raisonnement, les femmes n'auraient
pas non plus de nom propre ; car on ne voit pas de femme
qui porte le premier nom que Posidonius donne pour le nom
propre des Romains, en faisant du premier des deux autres
le nom commun de toute la famille, tels que les
Pompéiens, les Manliens, les Cornéliens,
comme on dit les Héraclides, les Pélopides ;
et du second, une sorte d'épithète prise du
caractère, des actions, des formes et des affections
du corps ; tels que Macrinus, Torquatus, Sylla. Il en
était de même, chez les Grecs, de
Mnémon, de Grypus et de Callinicus. Mais sur ces
points la diversité des usages donnerait lieu
à de grandes discussions.
II. Quant à la
figure de Marius, nous avons vu à Ravenne, dans les
Gaules, sa statue en marbre, qui justifie ce qu'on rapporte
de l'austérité et de la rudesse de ses
moeurs. Doué d'une complexion robuste, courageux et
né pour les armes, ayant reçu une
éducation plus militaire que civile, il porta dans
l'exercice des emplois et des charges une violence de
caractère qu'il ne sut pas modérer. Il
n'apprit jamais, dit-on, les lettres grecques, et ne voulut
pas même se servir de cette langue dans aucune
affaire importante ; il trouvait ridicule d'apprendre la
langue d'un peuple esclave. Après son second
triomphe, il donna des jeux grecs pour la dédicace
d'un temple ; et, étant venu au théâtre
pendant qu'on les célébrait, il s'assit un
moment et sortit aussitôt. Platon disait souvent au
philosophe Xénocrate, dont les moeurs paraissaient
trop sauvages : «Mon cher Xénocrate, sacrifiez
aux Grâces». Si de même on avait pu
persuader Marius de sacrifier aux Grâces et aux Muses
grecques, il n'aurait pas terminé les belles actions
qui l'avaient illustré dans la paix comme dans la
guerre, par la fin la plus honteuse ; et sa colère,
son ambition déplacée, son insatiable
avarice, ne l'auraient pas jeté dans une vieillesse
féroce, qu'il souilla par les plus grandes
cruautés.
III. Il naquit de parents
obscurs et pauvres, réduits à gagner leur vie
du travail de leurs mains. Son père s'appelait,
comme lui, Marius, et sa mère, Fulcinie. Il ne vint
pas de bonne heure à Rome, et ne connut que tard les
moeurs et les usages de la ville. Il avait passé les
premières années de sa vie dans un bourg de
l'Arpinum, nommé Cerrétinum, où il
menait une vie grossière, en comparaison de la
politesse et de l'urbanité des villes, mais
tempérante, et semblable à celle des anciens
Romains. Il fit sa première campagne contre les
Celtibériens, pendant que Scipion l'Africain faisait
le siège de Numance. Ce général eut
bientôt reconnu dans Marius une grande
supériorité de courage sur tous les autres
jeunes gens ; il lui vit embrasser avec la plus grande
facilité la nouvelle discipline que Scipion avait
introduite dans des armées corrompues par le luxe et
par la mollesse. Il combattit un jour un des ennemis
à la vue de son général, et le tua.
Scipion chercha depuis à se l'attacher en le
comblant d'honneurs ; et un soir que Marius était
à sa table, la conversation étant
tombée, après le souper, sur les
généraux de ce temps-là, un des
convives, soit qu'il fût véritablement dans le
doute, soit qu'il voulût flatter Scipion, lui demanda
quel capitaine le peuple romain aurait après lui
pour le remplacer. Scipion, qui avait Marius au-dessous de
lui, le frappa doucement de la main sur l'épaule, en
disant : «Ce sera peut-être celui-ci» ;
tant ces deux hommes étaient heureusement
nés, l'un pour annoncer dès sa jeunesse sa
grandeur future, et l'autre pour conjecturer quelle fin
aurait le début de ce jeune homme !
IV. Ce mot de Scipion fut,
dit-on, pour Marius comme une voix divine qui,
l'élevant aux plus hautes espérances, le
porta à se livrer à l'administration des
affaires ; et la faveur de Cécilius Métellus,
dont la maison avait toujours protégé la
famille de Marius, le fit nommer tribun du peuple. Pendant
son tribunat, il proposa, sur la manière de donner
les suffrages, une loi qui paraissait priver les nobles de
l'influence qu'ils avaient dans les jugements. Le consul
Cotta, ayant combattu cette loi, persuada le sénat
de s'y opposer, et de citer Marius pour rendre raison de sa
conduite. Le décret fut rendu, et Marius entra dans
le sénat, non avec l'embarras d'un jeune homme qui,
sans être connu par aucune action d'éclat, ne
faisait que d'entrer dans le gouvernement ; mais, prenant
d'avance l'air assuré que lui donnèrent
depuis ses grands exploits, il menaça le consul de
le faire traîner en prison, s'il ne faisait
révoquer le décret. Cotta se tournant vers
Métellus pour prendre sa voix, ce sénateur se
leva et soutint l'avis du consul. Marius fit venir du
dehors un licteur, et lui ordonna de conduire
Métellus en prison. Celui-ci en appela aux autres
tribuns ; mais aucun d'eux n'ayant pris sa défense,
le sénat crut devoir céder, et retira son
décret. Marius, fier de sa victoire, sort du
sénat, et se rend à l'assemblée du
peuple, où il fait passer la loi. Ce début
fit juger qu'on ne le verrait jamais ni plier par crainte,
ni céder par honte, et que, pour servir les
intérêts du peuple, il opposerait au
sénat la plus forte résistance, mais
bientôt il effaça cette opinion par une
conduite toute contraire. Quelqu'un ayant proposé de
faire aux citoyens une distribution gratuite de blé,
Marius s'y opposa fortement ; et, ayant fait rejeter la
loi, il obtint également l'estime des deux partis,
qui le jugèrent incapable de favoriser l'un ou
l'autre contre l'intérêt de la
république.
V. Après son
tribunat, il se mit sur les rangs pour la grande
édilité ; car il y a deux ordres
d'édiles : le premier est celui des édiles
curules, ainsi nommés des sièges à
pieds courbés sur lesquels ils s'asseyent pour
donner audience ; le second, bien inférieur en
dignité, est celui des édiles
plébéiens. Après qu'on a élu
les grands édiles, on procède tout de suite
à l'élection des autres. Marius, voyant bien
qu'il allait être refusé pour la
première édilité, se présenta
sur-le-champ pour la seconde. On vit dans cette conduite
une obstination et une audace qui le firent encore rejeter.
Deux refus essuyés en un jour, ce qui était
sans exemple, ne lui firent rien rabattre de sa
fierté. Peu de temps après il brigua la
préture, et se vit sur le point d'être
refusé. Elu enfin le dernier, il fut accusé
d'avoir acheté les suffrages. Ce qui l'en fit
surtout soupçonner, c'est qu'on avait vu dans les
barrières un esclave de Cassius Sabacon au milieu de
ceux qui donnaient leurs voix. Sabacon était
l'intime ami de Marius ; appelé devant les juges et
interrogé sur ce fait, il répondit que la
chaleur lui ayant causé une soif extrême, il
avait demandé de l'eau fraîche ; que son
esclave lui en avait apporté dans une tasse, et
qu'à peine il l'avait eu bue que l'esclave
s'était retiré. Cependant il fut
chassé du sénat par les premiers censeurs
nommés dans ces comices. On jugea qu'il avait
mérité cette flétrissure, ou pour
avoir fait une fausse déposition, ou pour avoir
cédé à son intempérance.
Caïus Hérennius fut aussi appelé en
témoignage contre Marius ; mais il observa qu'il
n'était pas d'usage de déposer contre ses
clients, et que la loi dispensait les patrons de cette
nécessité ; c'est le nom sous lequel les
Romains désignent les protecteurs : or, la famille
de Marius, et Marius lui-même, avaient
été de tout temps les clients de la famille
des Hérennius. Les juges reçurent cette
excuse ; mais Marius s'opposa à ce qu'elle fût
admise ; il soutint que, du moment qu'il avait
été nommé à une charge
publique, sa clientèle avait cessé ; ce qui
n'était cependant pas tout à fait vrai, car
toute magistrature ne dispense pas les clients
eux-mêmes, ni leurs descendants, de leurs devoirs
envers les patrons : ce privilège n'est
attaché qu'aux charges qui donnent le droit de
chaise curule : aussi, les premiers jours, l'affaire de
Marius allait-elle mal, et les juges ne se montraient pas
favorablement disposés pour lui. Cependant, contre
l'attente du public, il fut absous le dernier jour, parce
que les suffrages se trouvèrent partagés. Il
se conduisit avec assez de modération dans sa
préture.
VI. En sortant de charge,
il alla commander dans l'Espagne ultérieure, qu'il
délivra des brigandages dont elle était le
théâtre. Cette province avait encore des
moeurs sauvages et barbares, et les Espagnols dans ce
temps-là ne connaissaient rien de plus beau que de
vivre de vols et de rapines. Revenu à Rome, il prit
part aux affaires publiques ; mais il n'y apporta ni
richesses, ni éloquence, deux des plus puissants
moyens qu'eussent alors, pour gouverner, ceux qui avaient
le plus de considération parmi le peuple. Ses
concitoyens néanmoins lui ayant tenu compte de la
force de son caractère, de sa constance infatigable
dans les travaux, de sa manière de vivre toute
populaire, il parvint bientôt aux premiers honneurs,
et acquit une telle puissance, que, par l'alliance la plus
honorable, il entra dans l'illustre maison des
Césars ; il épousa Julie, tante de ce Jules
César, qui fut dans la suite le plus grand des
Romains, et qui, à raison de cette parenté,
se fit gloire de rétablir les honneurs de Marius,
comme nous l'avons raconté dans sa vie. A la
tempérance dont Marius faisait profession, il
joignait, dit-on, une patience invincible dans la douleur,
et il en donna une grande preuve dans une opération
qu'il se fit faire. Ses jambes étaient pleines de
varices, dont il supportait avec peine la
difformité. Ayant donc appelé un chirurgien
pour les lui couper, il lui présenta une de ses
jambes sans vouloir qu'on la lui liât, et souffrit
les douleurs cruelles que lui causèrent les
incisions, sans faire aucun mouvement, sans jeter un soupir
; avec un visage assuré, et dans un profond silence
; mais quand le chirurgien voulut passer à l'autre
jambe, il refusa de la lui donner, en disant : «Je
vois que la guérison ne vaut pas la douleur qu'elle
cause».
VII. Vers ce
temps-là le consul Cécilius Métellus,
ayant été chargé d'aller en Afrique
faire la guerre contre Jugurtha, choisit Marius pour son
lieutenant. Marius, qui vit dans cette expédition un
vaste champ à de grands combats et à des
actions glorieuses, n'eut garde, comme les autres
lieutenants, de servir à l'élévation
de Métellus et de travailler pour sa gloire.
Persuadé que c'était moins Métellus
qui l'avait choisi pour cet emploi, que la fortune
elle-même, qui, lui ménageant l'occasion la
plus favorable, l'avait placé sur un vaste et
magnifique théâtre, où il pourrait se
signaler par les plus belles actions, il y déploya
tout ce qu'il avait de talents militaires. Dans le cours de
cette guerre, qui offrait les plus grandes
difficultés, on ne le vit jamais ni craindre les
travaux les plus rudes, ni dédaigner les fonctions
les moins importantes. Supérieur à tous ses
égaux en bon sens et en prudence pour tout ce qui
pouvait contribuer à l'utilité commune, il
disputait avec les simples soldats de patience et de
frugalité, et il acquit ainsi la bienveillance de
toute l'armée. C'est en général un
grand soulagement dans les situations difficiles, que
d'avoir des compagnons qui en partagent volontairement les
peines, et qui semblent par là en ôter la
contrainte et la nécessité. Il n'est pas,
pour le soldat romain, de spectacle plus doux que de voir
son général manger publiquement le même
pain que lui, coucher sur une simple paillasse, et
travailler avec lui à ouvrir une tranchée ou
à fortifier un camp. Il estime bien moins les
capitaines qui lui donnent de l'argent ou qui
l'élèvent aux charges, que ceux qui
s'associent à ses travaux et à ses dangers ;
il aime qu'ils partagent ses fatigues, et non qu'ils le
laissent vivre dans l'oisiveté. Marius, en suivant
cette conduite, gagna l'affection de tous les soldats, et
remplit bientôt l'Afrique entière et l'Italie
même du bruit de son nom et de sa gloire. Tous ceux
qui, de l'armée, écrivaient à Rome, ne
cessaient de répéter qu'on ne verrait la fin
de cette guerre contre ce roi barbare, que lorsque Marius,
nommé consul, en aurait seul la conduite.
VIII. Une
préférence si marquée
déplaisait fort à Métellus ; mais rien
ne lui causa plus de chagrin que l'aventure de Turpilius.
C'était un ami de Métellus, et les deux
familles étaient depuis longtemps liées par
les noeuds de l'hospitalité. Turpilius avait alors
à l'armée la charge d'intendant des ouvriers.
Préposé par Métellus à la garde
d'une ville considérable, nommée Vacca, il
crut qu'en ne faisant aucune injustice aux habitants, en
les traitant même avec beaucoup de douceur et
d'humanité, il s'assurerait de leur
fidélité ; mais leur perfidie le livra, sans
qu'il s'en doutât, entre les mains des ennemis. Ils
reçurent Jugurtha dans leur ville ; mais ils ne
firent point de mal à Turpilius, et obtinrent pour
lui, de ce prince, la vie et la liberté. Cité
en justice comme coupable de trahison, il eut pour un de
ses juges Marius, qui, très indisposé contre
lui, aigrit tellement la plupart des autres, que
Métellus se vit forcé malgré lui, par
la pluralité des suffrages, de le condamner à
mort. Peu de temps après, l'accusation ayant
été reconnue fausse, et tous les autres juges
partageant la vive douleur de Métellus, Marius, au
contraire, en témoigna publiquement sa joie ; il se
vanta que cette condamnation était son ouvrage, et
il n'eut pas honte de dire partout qu'il avait
attaché à l'âme de Métellus une
furie vengeresse, qui le punissait d'avoir fait mourir son
hôte. Il éclata dès lors entre eux une
haine implacable ; et Métellus lui dit un jour en le
raillant : «Vous voulez donc nous quitter, homme de
bien ; vous pensez à vous embarquer pour Rome, et
à y briguer le consulat ; car vous n'auriez garde
d'attendre à être consul avec mon fils».
Ce fils de Métellus était encore dans sa
première jeunesse.
IX. Cependant Marius
sollicitait vivement son congé, que Métellus
différait toujours, et qu'il lui accorda enfin,
lorsqu'il ne restait plus que douze jours jusqu'à
l'élection des consuls. Marius se rendit en deux
jours et une nuit à Utique, sur mer, quoiqu'elle
fût à une distance considérable du
camp. Avant que de s'embarquer, il fit un sacrifice, et le
devin lui assura, dit-on, que le Dieu lui promettait des
prospérités extraordinaires, et bien
supérieures à ses espérances. Le coeur
enflé de ces promesses, il mit à la voile ;
et ayant eu constamment le vent le plus favorable, il fit
la traversée en quatre jours. Le peuple le
reçut avec de vives démonstrations de joie.
Conduit aux comices par un des tribuns, après avoir
présenté plusieurs chefs d'accusation contre
Métellus, il demanda le consulat, en promettant de
tuer de sa main Jugurtha, ou de l'amener prisonnier
à Rome. Il fut nommé consul sans opposition,
et aussitôt, au mépris des lois et des
coutumes des Romains, dans les nouvelles levées
qu'il fit, il enrôla des esclaves et des gens sans
aveu. Tous les généraux, avant lui, n'en
recevaient pas dans les troupes ; ils ne confiaient les
armes, comme les autres honneurs de la république,
qu'à des hommes qui en fussent dignes, et dont la
fortune connue répondit de leur
fidélité. Ce ne fut pas néanmoins
cette nouveauté qui décria le plus Marius ;
il offensa bien davantage les premiers de Rome par des
discours pleins de fierté, de mépris et
d'insolence. Il criait partout que son consulat
était une dépouille qu'il enlevait à
la mollesse des patriciens et des riches ; que pour lui, il
se glorifiait auprès du peuple, non de vains
monuments et d'images étrangères, mais de ses
propres blessures. Souvent même, en parlant des
généraux qui avaient été
défaits en Afrique, tels que Bestia et Albinus, qui
tous deux, issus de maisons anciennes, mais sans
capacité pour la guerre, n'avaient dû leurs
défaites qu'à leur inexpérience :
«Croyez-vous, demandait-il à ceux qui
étaient présents, que les ancêtres de
ces deux généraux n'auraient pas
préféré de laisser des descendants qui
me ressemblent ? ne se sont-ils pas eux-mêmes rendus
illustres bien moins par leur noblesse et par leur rang,
que par leurs vertus et par leurs exploits ?» Tous
ces discours ne lui étaient pas inspirés
seulement par sa présomption et sa vanité,
par l'envie de s'attirer gratuitement la haine des
patriciens ; il était encore excité par le
peuple, qui, charmé du mépris que ces propos
attiraient au sénat, et mesurant toujours
l'élévation de l'âme à la
fierté des paroles, portait Marius jusqu'aux nues,
et le poussait à ne pas épargner les nobles,
pour faire plaisir à la multitude.
X. Quand il fut
repassé en Afrique, Métellus, dominé
par l'envie, et outré de dépit de ce
qu'après avoir presque terminé la guerre,
lorsqu'il n'avait plus qu'à se rendre maître
de la personne de Jugurtha, Marius, qui ne devait son
élévation qu'à son ingratitude, venait
lui enlever la couronne et le triomphe, ne put se
résoudre à le voir, et se retira de
l'armée, dont Rutilius, un de ses lieutenants, remit
le commandement à Marius. Mais, avant la fin de la
guerre, la vengeance céleste punit Marius de sa
perfidie. Sylla vint lui ravir la gloire de la terminer, de
la même manière qu'il l'avait enlevée
lui-même à Métellus. Comme j'ai
raconté ce fait en détail dans la vie de Sylla, je n'en dirai ici que
peu de mots. Bocchus, roi de la haute Numidie, était
beau-père de Jugurtha. Cependant il ne lui donna que
de faibles secours dans cette guerre, sous prétexte
de sa mauvaise foi ; mais, en effet, parce qu'il redoutait
son agrandissement. Quand Jugurtha, fugitif et errant,
réduit à n'avoir d'autre ressource que son
beau-père, se fut réfugié près
de lui, Bocchus le reçut comme suppliant, plus par
honte que par bienveillance. Maître de sa personne,
il feignait en public de solliciter sa grâce
auprès de Marius. Il écrivait même
à ce général, avec une franchise
apparente, qu'il ne livrerait pas Jugurtha ; mais ayant
formé secrètement le dessein de trahir ce
prince, il manda auprès de lui Sylla, alors questeur
de Marius, et qui, dans cette guerre, avait rendu quelques
services à Bocchus. Sylla, se livrant à sa
foi, se rendit à sa cour ; mais quand il fut
arrivé, le Barbare changea de sentiment, et parut se
repentir de son dessein. Il balança plusieurs jours
s'il livrerait son gendre ou s'il retiendrait Sylla. Enfin,
se décidant pour la trahison qu'il avait d'abord
projetée, il remit Jugurtha vif entre les mains de
Sylla : tel fut le premier germe de cette haine implacable
et cruelle qui éclata bientôt entre Marius et
Sylla, et qui manqua de renverser Rome. Ceux qui portaient
envie à Marius attribuaient à Sylla la prise
du roi de Numidie ; et Sylla lui-même avait fait
graver un anneau, qu'il porta toujours depuis, et qui lui
servait de cachet, où il était
représenté recevant Jugurtha des mains de
Bocchus : rien n'irritait tant Marius, l'homme le plus
ambitieux et le moins disposé à partager avec
un autre la gloire de ses actions. Sylla d'ailleurs
était excité par les ennemis de Marius, qui
affectaient de faire honneur à Métellus des
premiers et des plus grands succès de cette guerre,
et de mettre les derniers sur le compte de Sylla, qui avait
eu la gloire de la terminer ; ils avaient pour but
d'empêcher que le peuple n'admirât tant Marius,
et ne le regardât comme le premier des capitaines
romains.
XI. Mais cette envie et
cette haine, ces invectives contre Marius, furent
bientôt assoupies et dissipées par le danger
qui, du côté du couchant, vint menacer tout
à coup l'Italie. Rome n'eut pas plutôt senti
le besoin qu'elle avait d'un général habile,
et cherché des yeux quel était le pilote qui
pouvait la sauver dans une guerre qui s'élevait sur
elle comme une affreuse tempête, que voyant les
citoyens des maisons les plus nobles et les plus riches
refuser de se mettre sur les rangs pour demander le
consulat, Marius, quoique absent, y fut nommé tout
d'une voix. A peine on savait à Rome la prise de
Jugurtha, qu'on y porta la nouvelle de l'invasion des
Teutons et des Cimbres. Tout ce qu'on rapportait du nombre
et de la force de leurs armées parut d'abord
incroyable ; mais ce qu'on disait se trouva bientôt
au-dessous de la vérité. Ils étaient
trois cent mille combattants, tous bien armés, et
ils traînaient à leur suite une multitude
beaucoup plus nombreuse de femmes et d'enfants, pour qui
ils cherchaient des terres capables de nourrir cette
multitude immense, et des villes où ils pussent
s'établir ; car ils savaient qu'avant eux les Celtes
avaient conquis sur les Toscans la contrée la plus
fertile de l'Italie. Comme ces Barbares avaient peu de
commerce avec les autres peuples, et qu'ils habitaient des
pays très éloignés, on ignorait
à quelles nations ils appartenaient, et de quelles
contrées ils étaient partis, pour venir,
comme une nuée orageuse, fondre sur les Gaules et
sur l'Italie. Leur grande taille, leurs yeux noirs, et le
nom de Cimbres, que les Germains donnent aux brigands,
faisaient seulement conjecturer qu'ils étaient de
ces peuples de la Germanie qui habitent sur les bords de
l'océan Septentrional ; d'autres disent que la
Celtique, contrée vaste et profonde, s'étend
depuis la mer extérieure et les climats
septentrionaux, situés à l'est, jusqu'aux
Palus Méotides, et touche à la Scythie
Pontique ; que ces deux nations voisines, s'étant
unies ensemble, sortirent de leur pays, non en même
temps et par une seule émigration ; mais que chaque
année, au printemps, elles se mettaient en campagne,
et attaquaient les peuples qui se trouvaient sur leur
passage. Bientôt, par des conquêtes
successives, elles s'étendirent dans tout le
continent ; et quoique chaque peuple eût un nom
différent, on donnait à toute leur
armée celui de Celto-Scythes. Selon d'autres enfin,
une portion de ces Cimmériens, qui furent les
premiers connus des anciens Grecs, portion peu
considérable eu égard à la nation
entière, prit la fuite, ou fut chassée de son
pays par les Scythes, à la suite de quelque
sédition, et passa des Palus-Méotides dans
l'Asie, sous la conduite de Lygdamis. Les autres, qui
formaient la partie la plus nombreuse et la plus
belliqueuse de la nation, habitaient aux
extrémités de la terre, près de
l'océan Hyperboréen, dans un pays couvert
partout de bois et d'ombres épaisses, presque
inaccessible aux rayons du soleil, qui ne peuvent
pénétrer dans ces forêts, si vastes et
si profondes qu'elles vont se joindre à la
forêt Hercynie. Ils étaient placés sous
cette partie du ciel où l'inclinaison des cercles
parallèles donne au pôle une telle
élévation, qu'il est presque le zénith
de ces peuples, et que les jours étant, dans leur
plus, longue comme dans leur plus courte durée,
toujours en égalité avec les nuits, y
partagent l'année en deux portions égales :
ce qui a fourni à Homère l'idée de sa
fable des enfers.
XII. Voilà
d'où partirent pour se rendre en Italie ces Barbares
appelés d'abord Cimmériens, d'où leur
vint ensuite vraisemblablement le nom de Cimbres. Au reste,
ces faits sont plus fondés sur des conjectures que
sur des preuves historiques ; mais la plupart des auteurs
conviennent que leur nombre, loin d'être au-dessous
de ce que nous avons dit, était encore beaucoup plus
considérable. Leur courage et leur audace, leur
force et leur vivacité dans les combats,
étaient comparables à la violence et à
l'impétuosité de la foudre ; rien ne pouvait
leur résister, ni s'opposer à leur marche :
tous les peuples, sur leur passage, étaient
entraînés comme une proie facile. Plusieurs
généraux romains, envoyés avec des
armées puissantes pour commander dans la Gaule
Cisalpine, avaient été honteusement
enlevés ; et ce fut la lâcheté que ces
chefs montrèrent contre les premières
attaques de ces Barbares qui les enhardit à marcher
vers Rome, encouragés par la facilité de
leurs victoires sur tous les généraux qu'ils
avaient eu à combattre, et par les richesses
immenses qu'ils avaient amassées. Ils
résolurent de ne s'établir nulle part, qu'ils
n'eussent détruit Rome et ravagé toute
l'Italie. Les Romains, à qui la nouvelle de cette
résolution venait de toutes parts, appelèrent
Marius à la conduite de cette guerre, et le
nommèrent consul pour la seconde fois, quoiqu'il
fût défendu d'élire quelqu'un qui
serait absent, et qui n'aurait pas mis entre les deux
consulats l'intervalle prescrit par la loi. Ceux qui
voulurent s'opposer à son élection, en
alléguant cette défense, furent
repoussés par le peuple. «Ce n'était
pas, disait-on, la première fois que la loi
cédait à l'utilité publique, et le
motif qui y faisait déroger en cette circonstance
n'était pas moins pressant que celui qui avait
déterminé leurs ancêtres à
nommer, contre les lois, Scipion consul ; et lorsqu'ils
l'avaient élu, ils n'avaient pas à craindre
la ruine de leur ville ; ils ne voulaient que
détruire Carthage». Le peuple donc passa
outre, et confirma sa nomination.
XIII. Marius, ayant
ramené son armée d'Afrique, prit possession
du consulat le premier jour de janvier, jour où
commence l'année romaine ; il entra dans Rome en
triomphe, et fit voir aux Romains un spectacle qu'ils
avaient peine à croire : c'était Jugurtha
captif. Personne n'aurait osé se flatter de voir
finir cette guerre du vivant de ce prince, tant il savait
se plier avec souplesse à toutes les variations de
la fortune ! tant son courage était secondé
par sa finesse ! On dit que pendant la marche du triomphe
il perdit le sens, et que, la pompe finie, il fut conduit
dans une prison où les licteurs, pressés
d'avoir sa dépouille, déchirèrent sa
robe, et lui arrachèrent les deux bouts des oreilles
pour avoir les anneaux d'or qu'il y portait. Jeté nu
dans un cachot, ayant l'esprit aliéné, il dit
en souriant : Par Hercule, que vos étuves sont
froides ! Après avoir lutté six jours
entiers contre la faim, en conservant toujours le
désir et l'espérance de vivre, il trouva
enfin, dans une mort misérable, la juste punition de
ses forfaits. On porta, dit-on, dans ce triomphe, trois
mille sept livres pesant d'or, cinq mille sept cent
soixante-quinze d'argent, et dix-sept mille vingt-huit
drachmes d'espèces monnayées.
XIV. Marius,
après son triomphe, assembla le sénat ; et,
soit distraction, soit abus insolent de sa fortune, il
entra dans la salle avec sa robe de triomphateur ; mais,
s'étant aperçu sur-le-champ de l'indignation
de tout le sénat, il sortit ; et ayant remis sa robe
prétexte, il revint prendre sa place. Quand il
partit pour son expédition, il exerça ses
troupes jusque dans leur marche ; il les accoutuma à
faire toutes sortes de courses, et des traites fort longues
; il les obligea de porter leur bagage, et de
préparer eux-mêmes leur nourriture : aussi,
longtemps après, les soldats qui aimaient le
travail, et exécutaient paisiblement et en silence
tout ce qu'on leur ordonnait, étaient-ils
appelés les mulets de Marius. D'autres, il
est vrai, donnent une origine différente à ce
proverbe ; ils disent qu'au siège de Numance,
Scipion ayant voulu visiter non seulement les armes et les
chevaux de ses soldats, mais encore leurs chariots et leurs
mulets, pour voir si chacun les tenait en bon état
et toujours prêts à servir, Marius amena son
cheval qu'il pansait lui-même, et qui était
très bien tenu, ainsi que son mulet, qui par son
embonpoint, sa force et sa douceur, effaçait tous
les autres mulets de l'armée. Le
général, charmé de l'état
où il voyait les bêtes de service de Marius et
en ayant depuis souvent parlé, il passa en proverbe
de dire, pour louer avec raillerie un homme laborieux,
assidu et patient au travail, que c'était un mulet
de Marius.
XV. Il semble que dans
cette occasion ce fut pour Marius une grande faveur de la
fortune que les Barbares, par une sorte de reflux, aillent
d'abord inonder l'Espagne : ce retard lui donna le temps
d'exercer ses soldats, de leur inspirer du courage et de
l'audace : et, ce qui était encore plus important,
de leur apprendre à connaître leur
général. Sa dureté dans le
commandement, sa rigueur inflexible dans les punitions, une
fois qu'ils eurent pris l'habitude d'obéir et de ne
plus manquer à leur devoir, leur parurent
également justes et salutaires. Quand ils eurent
vécu quelque temps avec lui, ils virent que sa
colère et ses emportements, l'âpreté de
sa voix, l'air farouche de son visage, n'étaient
plus redoutables pour eux, et ne le seraient que pour les
ennemis. Mais rien ne les charmait tant que sa droiture
dans les jugements.
XVI. Ce jugement, connu
à Rome, ne contribua pas peu à faire obtenir
à Marius un troisième consulat ; d'ailleurs,
comme on s'attendait à voir les Barbares se diriger
sur l'Italie au printemps prochain, et comme les soldats ne
voulaient pas s'exposer à combattre contre eux sous
un autre général que Marius, on le porta pour
la troisième fois au consulat ; mais ce consulat
expira avant qu'ils fussent arrivés. Quand le temps
des comices approcha, la mort de l'autre consul obligea
Marius de laisser le commandement de l'armée
à Manius Acilius, et de se rendre à Rome.
Plusieurs Romains des plus distingués
s'étaient mis sur les rangs ; mais Lucius
Saturninus, celui des tribuns qui avait le plus de pouvoir
sur le peuple, gagné par Marius, haranguait dans
toutes les assemblées, pour persuader les citoyens
de continuer Marius dans le consulat ; et comme celui-ci
faisait semblant de le refuser, qu'il affectait même
de ne pas s'en soucier, Saturninus l'accusait de trahir sa
patrie, en ne voulant pas, dans un danger si pressant,
accepter le commandement de l'armée. On voyait bien
que ce n'était qu'une feinte, dans laquelle
Saturninus jouait assez adroitement son rôle ; mais
le peuple, qui sentait que dans cette conjoncture on avait
besoin de la capacité et de la fortune de Marius,
lui décerna ce quatrième consulat, et lui
donna pour collègue Catulus Lutatius, homme
estimé des nobles, et qui n'était pas
désagréable au peuple. Marius, informé
que les ennemis approchaient, se hâta de repasser les
Alpes ; et ayant placé son camp sur le bord du
Rhône, il le fortifia, et le fournit d'une telle
abondance de provisions de bouche que jamais la disette des
vivres ne pouvait le forcer à combattre quand il n'y
trouverait pas son avantage. Mais comme il fallait faire
venir par mer toutes les provisions avec beaucoup de temps
et de dépense, il trouva le moyen d'en rendre le
transport prompt et facile. Les marées avaient
rempli de vase et de gravier les embouchures du Rhône
; sa rive était couverte d'une bourbe profonde que
les flots y déposaient, et qui en rendait
l'entrée aussi difficile que dangereuse aux
vaisseaux de charge. Marius, pour occuper son armée
pendant ce temps de loisir, fit creuser un large
fossé, dans lequel il détourna une grande
partie du fleuve, et qu'il conduisit jusqu'à un
endroit du rivage sûr et commode. Le fossé
avait assez de profondeur pour contenir de grands
vaisseaux, et son embouchure dans la mer était unie
et à l'abri du choc des vagues. Ce fossé
s'appelle encore aujourd'hui la fosse Mariane.
XVII. Les Barbares
s'étant séparés en deux armées,
les Cimbres gagnèrent la haute Germanie, pour aller
par la Norique forcer les passages que gardait Catulus ;
les Teutons avec les Ambrons vinrent par la Ligurie, en
côtoyant la mer, et marchèrent contre Marius.
Les Cimbres retardèrent assez longtemps leur
départ ; mais les Teutons et les Ambrons
étant partis sans différer, et ayant
bientôt franchi l'espace qui les séparait des
Romains, parurent devant Marius. C'était un nombre
infini de Barbares hideux à voir, et dont la voix et
les cris ne ressemblaient pas à ceux des autres
hommes. Ils embrassèrent dans l'assiette de leur
camp une étendue immense ; et dès qu'il fut
établi, ils provoquèrent Marius au combat. Ce
général, qui s'inquiétait peu de leurs
défis, retint ses soldats dans le camp, et fit de
sévères réprimandes à ceux qui,
témoignant une fierté déplacée,
et n'écoutant que leur colère, voulaient
aller combattre. Il les appelait traîtres à la
patrie, et leur représentait que l'objet de leur
ambition devait être, non d'obtenir des triomphes et
d'élever des trophées, mais de dissiper cette
nuée foudroyante qui les menaçait, et de
sauver l'Italie. C'était le langage qu'il tenait en
particulier aux capitaines et aux principaux officiers ;
pour les soldats, il les plaçait les uns
après les autres sur les remparts du camp,
d'où ils pouvaient voir les ennemis, afin de les
accoutumer à leur figure, au ton rude et sauvage de
leur voix, à leur armure et à leurs
mouvements extraordinaires. Il leur rendit ainsi familier,
par l'habitude, ce qui d'abord leur avait paru si effrayant
; car il savait que la nouveauté fait souvent
illusion et exagère les choses que l'on craint, au
lieu que l'habitude ôte même à celles
qui sont redoutables une grande partie de l'effroi qu'elles
inspirent. Cette vue continuelle des ennemis diminua peu
à peu l'étonnement dont ils avaient
été d'abord frappés ; et bientôt
leur colère, ranimée par les menaces et les
bravades insupportables de ces Barbares, échauffa et
enflamma leur courage. Car les ennemis, non contents de
piller et de ravager tous les environs, venaient les
insulter, jusque dans leur camp, avec une audace et une
insolence si révoltantes, qu'indignés de leur
inaction, ils se livrèrent à des plaintes qui
parvinrent enfin jusqu'à Marius. «Quelle
lâcheté, disaient-ils, Marius a-t-il donc
reconnue en nous, pour nous empêcher de combattre ;
pour nous tenir, comme des femmes, sous des clefs et des
geôliers ? Osons lui faire voir que nous sommes des
hommes libres, allons lui demander s'il attend d'autres
soldats qui combattent pour la liberté, et s'il
compte ne jamais nous employer que comme de simples
travailleurs, pour creuser des fossés, nettoyer des
bourbiers, ou détourner des rivières. C'est
sans doute pour ces glorieux ouvrages qu'il nous a
exercés à tant de travaux ; ce sont là
les exploits de ses deux consulats qu'il se propose de
présenter à ses concitoyens. Craint-il le
sort de Carbon et de Cépion, que les ennemis ont
vaincus ? Mais ces généraux étaient
bien au-dessous de Marius en réputation et en
courage, et leurs armées moins fortes que la sienne.
Encore vaudrait-il mieux essuyer quelque perte en
combattant, que de rester, dans l'inaction, spectateurs des
dégâts que souffrent nos
alliés».
XVIII. Marius,
charmé de ces plaintes, s'étudiait cependant
à les calmer, en les assurant qu'il était
bien éloigné de se défier d'eux ; mais
que, pour obéir à certains oracles, il
attendait le temps et le lieu qui devaient lui donner la
victoire. Il menait partout avec lui une femme de Syrie,
nommée Marthe, qui passait pour avoir l'esprit
prophétique. Il la faisait porter dans une
litière, avec de grands témoignages de
respect, et il n'offrait jamais de sacrifices que par son
ordre. Elle avait d'abord voulu faire connaître ses
prophéties au sénat, qui refusa de
l'écouter ; s'étant donc tournée du
côté des femmes, elle leur donna quelques
preuves de sa connaissance de l'avenir ; elle persuada
surtout la femme de Marius, un jour qu'étant assise
à ses pieds à un combat de gladiateurs, elle
lui annonça fort heureusement quel serait le
vainqueur. La femme de Marius l'envoya tout de suite
à son mari, qui en fut dans l'admiration, et, comme
je viens de le dire, la mena toujours à sa suite
dans une litière. Quand elle allait aux sacrifices,
elle était vêtue d'une robe de la plus belle
pourpre, attachée avec des agrafes, tenant à
la main une pique entourée de bandelettes et de
guirlandes de fleurs. Cette comédie fit douter
à bien des gens si Marius, en produisant ainsi cette
femme, était véritablement persuadé de
sa science prophétique, ou s'il faisait seulement
semblant d'y croire pour tirer parti de sa fourberie. Mais
Alexandre le Myndien raconte une histoire de vautours
vraiment admirable. Il dit que deux de ces oiseaux se
montraient régulièrement dans le camp de
Marius lorsqu'il devait gagner une bataille, et qu'ils
suivaient constamment son armée. On les
reconnaissait à des colliers d'airain que leur
avaient mis des soldats qui les avaient pris et
lâchés ensuite. Depuis ce jour-là ils
reconnurent ces soldats, et semblaient les saluer de leurs
cris : les soldats, de leur côté,
étaient charmés de les voir, parce qu'ils
étaient pour eux l'augure d'un heureux
succès. Il y eut alors plusieurs signes, dont la
plupart n'avaient rien d'extraordinaire. Mais on apprit
d'Améric et de Tuderte, deux villes d'Italie, qu'il
avait paru la nuit, dans le ciel, des lances de feu et des
boucliers, qui, d'abord séparés,
s'étaient mêlés ensuite, et avaient
figuré les dispositions et les mouvements de deux
armées qui combattent ; que les uns ayant
cédé, et les autres s'étant mis
à leur poursuite, ils avaient tous pris leur
direction vers le couchant. Dans le même temps on vit
arriver de Pessinonte, Batabacès, grand prêtre
de la mère des dieux, qui déclara que la
déesse lui avait annoncé, du fond de son
sanctuaire, que la victoire et l'honneur de cette guerre
demeureraient aux Romains. Le sénat, ayant
ajouté foi à ce rapport, ordonna qu'on
bâtît un temple à la déesse qui
leur promettait la victoire. Batabacès voulut se
présenter au peuple, pour lui répéter
la même promesse, mais le tribun Aulus
Pompéius l'en empêcha, le traita d'imposteur,
et le chassa ignominieusement de la tribune. Ce fut surtout
cette violence qui fit croire à la prédiction
du grand prêtre ; car, au sortir de
l'assemblée, le tribun, à peine rentré
chez lui, fut saisi d'une fièvre violente, dont il
mourut le septième jour ; événement
qui fut su et constaté dans toute la ville.
XIX. Les Teutons, voyant
que Marius se tenait toujours tranquille dans son camp,
entreprirent de le forcer ; mais, accueillis d'une
grêle de traits qu'on fit pleuvoir sur eux des
retranchements, et qui leur tuèrent beaucoup de
monde, ils résolurent de passer outre,
persuadés qu'ils franchiraient les Alpes sans
obstacle. Ils plient donc bagage, et passent le long du
camp des Romains. Le temps que dura leur passage fit
surtout connaître combien leur nombre était
prodigieux. Ils furent, dit-on, six jours entiers à
défiler sans interruption devant les retranchements
de Marius ; et comme ils passaient près des Romains,
ils leur demandaient, en se moquant d'eux, s'ils n'avaient
rien à faire dire à leurs femmes ; qu'ils
seraient bientôt auprès d'elles. Quand ils
furent tous passés, et qu'ils eurent pris quelque
avance, Marius décampa aussi, et se mit à
leur suite. Il se postait toujours près d'eux,
choisissait pour camper des lieux forts d'assiette, qu'il
fortifiait encore par de bons retranchements, afin de
passer les nuits en sûreté. En continuant
ainsi leur marche, les deux armées arrivèrent
à un lieu qu'on appelle les Eaux de Sextius,
d'où il leur restait peu de chemin à faire
pour être au pied des Alpes. Ce fut là que
Marius résolut de les combattre ; il prit un poste
très avantageux, mais où l'eau n'était
pas abondante ; il le choisit, dit-on, à dessein,
pour animer le courage de ses troupes. Comme la plupart se
plaignirent qu'ils allaient souffrir une cruelle soif,
Marius leur montrant de la main une rivière qui
baignait le camp des Barbares : «C'est là,
leur dit-il, qu'il faut aller acheter de l'eau au prix de
votre sang. - Pourquoi donc, lui répondirent-ils, ne
nous y menez-vous pas tout à l'heure, pendant que le
sang coule encore dans nos veines ? - Il faut auparavant,
reprit Marius avec douceur, fortifier notre camp».
Les soldats, quoique mécontents, obéirent.
Cependant les valets de l'armée, qui n'avaient d'eau
ni pour eux ni pour leurs bêtes, descendent en foule
vers la rivière avec leurs cruches, armés les
uns de haches, les autres de cognées, quelques-uns
d'épées ou de piques, parce qu'ils
s'attendaient à être obligés de
combattre pour avoir de l'eau. Ils furent en effet
attaqués par les Barbares, qui ne vinrent d'abord
qu'en petit nombre, parce que la plupart étaient
à se baigner ou à prendre le repas
après le bain. Ce lieu est rempli de sources d'eaux
chaudes ; et une partie des Barbares, attirés par la
beauté du lieu et par la douceur du bain, ne
pensaient qu'à s'amuser et à faire bonne
chère, lorsqu'ils furent surpris par les
Romains.
XX. Les cris des
combattants en ayant bientôt attiré un plus
grand nombre, il eût été difficile
à Marius de retenir ses soldats, qui craignaient
pour leurs valets. D'ailleurs, les plus belliqueux d'entre
les Barbares, ceux qui avaient taillé en
pièces les armées de Manlius et de
Cépion (c'étaient les Ambrons, et ils
faisaient seuls plus de trente mille hommes), coururent
précipitamment prendre leurs armes. Ils avaient le
corps appesanti par l'excès de la bonne chère
; mais le vin qu'ils avaient bu, en leur donnant plus de
gaieté, ne leur avait inspiré que plus
d'audace. Ils s'avancèrent donc, non avec le
désordre et l'emportement de gens furieux, ou en
jetant des cris inarticulés, mais, frappant leurs
armes en mesure, ils marchaient tous ensemble en cadence,
au son qu'elles rendaient ; et, soit pour s'animer les uns
les autres, soit pour effrayer les ennemis, en se faisant
connaître, ils répétaient souvent le
nom d'Ambrons. Les premiers d'entre les Italiens qui
marchèrent contre eux étaient les Liguriens,
qui entendirent et reconnurent leur cri ; et, comme ils
donnent généralement à toute leur
nation le nom d'Ambrons, ils répondirent aux
Barbares par le même cri, qui fut ainsi
répété plusieurs fois dans les deux
armées, avant qu'elles en vinssent aux mains. Les
officiers ayant des deux côtés joint leurs
cris à ceux de leurs soldats, et cherchant à
se surpasser les uns les autres par la force de leurs voix,
ces clameurs ainsi multipliées irritèrent et
enflammèrent encore les courages. Mais les Ambrons,
en passant la rivière, rompirent leur ordonnance, et
ils n'avaient pas eu le temps de la rétablir,
lorsque les Liguriens chargèrent les premiers rangs
avec vigueur, et engagèrent le combat. Les Romains,
accourant aussitôt pour soutenir les Liguriens,
fondirent de leurs postes élevés sur les
Barbares, et les heurtèrent avec tant de roideur,
qu'ils les obligèrent de prendre la fuite. La
plupart, en se précipitant les uns sur les autres,
furent tués sur les bords de la rivière, dont
le lit regorgea bientôt de sang et de morts. Les
Romains taillèrent en pièces ceux qui
étaient passés, et qui, n'osant pas faire
tête à l'ennemi, s'enfuirent jusqu'à
leur camp et à leurs chariots. Leurs femmes,
étant sorties au-devant d'eux avec des
épées et des haches, grinçant les
dents de rage et de douleur, frappent également et
les fuyards et ceux qui les poursuivent ; les premiers
comme traîtres, les autres comme ennemis. Elles se
jettent au milieu des combattants, et de leurs mains nues
s'efforcent d'arracher aux Romains leurs boucliers,
saisissent leurs épées, et, couvertes de
blessures, voient leurs corps en pièces, sans rien
perdre, jusqu'à la mort, de leur courage invincible.
Ce premier combat, donné sur le bord du fleuve, fut
plutôt l'effet du hasard que de la volonté du
général.
XXI. Les Romains,
après avoir taillé en pièces la plus
grande partie des Ambrons, regagnèrent leur poste,
à la nuit tombante ; mais l'armée ne fit pas
entendre, comme il était naturel après un si
grand avantage, des chants de joie et de victoire. Loin de
penser à boire dans leurs tentes, à
s'égayer en prenant ensemble leurs repas, ils ne se
permirent même pas le délassement le plus
agréable pour des hommes qui ont heureusement
combattu, la douceur d'un sommeil paisible : ils
passèrent toute la nuit dans le trouble et dans la
frayeur. Leur camp n'avait ni clôture, ni
retranchement. Il restait encore plusieurs milliers de
Barbares qui n'avaient pas combattu ; et ceux des Ambrons
qui s'étaient sauvés de la défaite
s'étant joints à eux, ils poussèrent
toute la nuit des cris horribles, qui ressemblaient non
à des plaintes ou à des gémissements
humains, mais à des hurlements, à des
mugissements de bêtes féroces,
mêlés de menaces et de lamentations ; les cris
de cette multitude immense faisaient retentir les montagnes
voisines et les concavités du fleuve. Ce bruit
affreux remplissait toute la plaine ; les Romains
étaient saisis de terreur, et Marius lui-même,
frappé d'étonnement, s'attendait à un
combat de nuit, dont il craignait le désordre. Mais
ils ne sortirent de leur camp, ni cette nuit, ni le jour du
lendemain : ils les employèrent à se
préparer et à se disposer pour la bataille.
Cependant Marius, sachant qu'au-dessus du camp des Barbares
il y avait des creux assez profonds et des vallons couverts
de bois, y envoya Marcellus avec trois mille hommes de
pied, pour s'y mettre en embuscade, et charger les ennemis
par derrière, quand l'action serait engagée.
Il ordonna au reste de ses troupes de prendre leur repas de
bonne heure, et ensuite de se reposer. Le lendemain,
dès la pointe du jour, il les range en bataille
devant les retranchements, et envoie sa cavalerie dans la
plaine. Dès que les Teutons l'eurent aperçue,
ils n'attendirent pas que les Romains fussent descendus au
pied de la colline, où ils auraient pu les combattre
à avantage égal, sur un terrain uni.
Frémissant de colère, ils s'arment avec
précipitation, et vont les attaquer sur la hauteur
même. Alors Marius envoie ses officiers porter dans
tous les rangs l'ordre de s'arrêter, et d'attendre
que l'ennemi soit à la portée du trait ; de
lancer alors leurs javelots, de mettre ensuite
l'épée à la main, et de le pousser
vigoureusement en le heurtant de leurs boucliers. Comme on
était sur un terrain glissant, il avait prévu
que les coups portés par les Barbares n'auraient
point de force, et que leur ordonnance ne pourrait se
maintenir, parce que leurs corps seraient sur ce terrain
inégal, comme sur une mer orageuse, dans une
agitation continuelle.
XXII. Marius, aussi
adroit que personne à manier les armes, et
supérieur à tous en audace, était le
premier à exécuter les ordres qu'il donnait.
Les Barbares, arrêtés par les Romains, qu'ils
s'efforçaient d'aller joindre sur la hauteur,
pressés ensuite vivement, lâchèrent
pied, et regagnèrent peu à peu la plaine,
où les premiers rangs commençaient à
se mettre en bataille sur un terrain uni, lorsque tout
à coup on entendit de grands cris partis des
derniers rangs, qui étaient dans la confusion et
dans le désordre. Marcellus avait saisi le moment
favorable : le bruit de la première attaque
n'était pas plutôt parvenu sur les hauteurs
qu'il occupait, que, faisant lever sa troupe, il avait
fondu avec impétuosité sur les Barbares en
poussant de grands cris, et, les prenant en queue, il avait
fait main-basse sur les derniers. Cette attaque
imprévue, en obligeant ceux qui étaient les
plus proches de se retourner pour soutenir les autres, eut
bientôt mis le trouble dans l'armée
entière. Chargés vigoureusement en tête
et en queue, ils ne purent résister longtemps
à ce double choc ; ils furent mis en déroute,
et prirent ouvertement la fuite. Les Romains,
s'étant mis à leur poursuite, en
tuèrent ou en firent prisonniers plus de cent mille.
Devenus maîtres de leurs tentes, de leurs chariots et
de tout leur bagage, ils arrêtèrent, d'un
commun consentement, de tout donner à Marius,
excepté ce qui aurait été
pillé. Quelque magnifique que fut ce présent,
il parut encore bien au-dessous du service que ce
général venait de rendre à sa patrie
en la délivrant d'un si grand danger. Quelques
historiens ne conviennent pas du don de ces
dépouilles, ni du nombre des morts ; ils disent
seulement que depuis cette bataille les Marseillais firent
enclore leurs vignes avec les ossements de ceux qui avaient
été tués ; que les corps
consumés dans les champs, par les pluies qui
tombèrent pendant l'hiver, engraissèrent
tellement la terre, et la pénétrèrent
à une si grande profondeur, que l'été
suivant elle rapporta une quantité prodigieuse de
fruits ; ce qui vérifie ce mot d'Archiloque, que
rien n'engraisse plus la terre que les corps qui y
pourrissent. On dit aussi, avec beaucoup de vraisemblance,
que les grandes batailles sont presque toujours suivies de
pluies abondantes : soit qu'un dieu bienfaisant, pour laver
et purifier la terre, l'inonde de ces eaux pures qu'il lui
envoie du ciel, ou que l'air, qui s'altère
facilement et éprouve de plus grands changements
pour la plus légère cause, se condense par
les vapeurs humides et pesantes qui s'exhalent du sein de
cette corruption.
XXIII. Après la
bataille, Marius ayant choisi parmi les armes et les
dépouilles des Barbares les plus belles, les mieux
conservées, les plus propres à relever la
pompe de son triomphe, fit entasser tout le reste sur un
grand bûcher, et en fit aux dieux un sacrifice
magnifique. Toute son armée environnait le
bûcher, couronnée de laurier : lui-même,
vêtu de pourpre et ceint à la romaine, prit un
flambeau allumé, et, l'élevant de ses deux
mains vers le ciel, il allait mettre le feu au
bûcher, lorsqu'on vit venir à toute bride
quelques-uns de ses amis, dont l'arrivée fit faire
un grand silence, dans l'attente des nouvelles qu'ils
apportaient. Dès qu'ils furent près de
Marius, ils sautèrent à terre, et courant
l'embrasser, ils lui annoncèrent qu'il était
consul pour la cinquième fois, et lui remirent les
lettres qui lui annonçaient sa nomination. La joie
vive que causa cette nouvelle mit le comble à celle
qu'on ressentait déjà d'une si grande
victoire. Toute l'armée témoigna le plaisir
qu'elle en avait par des cris de triomphe, qu'elle
accompagna du bruit guerrier des armes ; et les officiers
ayant de nouveau couronné Marius de laurier, il mit
le feu au bûcher, et acheva le sacrifice.
XXIV. Mais la puissance
qui ne souffre jamais que la joie des plus grands
succès soit pure et sans mélange, qui jette
tant de variété dans la vie humaine par des
vicissitudes continuelles de bien et de mal, soit qu'on
l'appelle fortune, vengeance divine, ou enfin
nécessité naturelle des choses humaines, fit
arriver peu de jours après, à Marius, de
tristes nouvelles de Catulus son collègue, dont le
malheur fut pour la ville de Rome un nouveau sujet de
terreur, et comme un nuage funeste, une tempête
menaçante, au milieu d'un temps calme et serein.
Catulus, qu'on avait envoyé pour défendre
contre les Cimbres le passage des Alpes,
désespérant de garder ces
défilés, et craignant, s'il était
obligé de diviser son armée en plusieurs
corps, qu'elle ne fût trop affaiblie, redescendit en
Italie, et, mettant devant lui la rivière d'Abesis,
il éleva des deux côtés de bons
retranchements, afin d'en empêcher le passage, et
bâtit un pont qui lui donna la facilité de
couvrir les places qui étaient au delà du
fleuve, si les Cimbres, après avoir franchi les
détroits, allaient les attaquer. Mais ils
méprisaient tellement leurs ennemis, et les
insultaient si ouvertement, que sans aucune
nécessité, et seulement pour faire parade de
leur audace et de leur force, ils s'exposaient tout nus
à la neige, grimpaient sur les montagnes, à
travers des monceaux de neige et de glace ; et parvenus au
sommet, ils s'asseyaient sur leurs boucliers, et glissant
le long des rochers, ils s'abandonnaient à la
rapidité de la pente sur le bord de
précipices d'une profondeur effrayante. Quand enfin
ils eurent transporté leur camp près de celui
des Romains, et qu'ils eurent examiné comment ils
pourraient passer la rivière, ils résolurent
de la combler. Coupant donc, comme autrefois les
géants, les tertres des environs, déracinant
les arbres, détachant d'énormes rochers et de
grandes masses de terre, ils les roulaient dans le fleuve,
pour en resserrer le cours. Ils jetaient en même
temps, au-dessus du pont que les Romains avaient construit,
des masses d'un grand poids, qui, entraînées
par le courant, venaient battre le pont, et en
ébranlaient les fondements. La plupart des soldats
romains, effrayés d'une pareille entreprise,
abandonnèrent le grand camp, et se
retirèrent. Catulus se conduisit alors en habile et
parfait général, qui préfère
à sa propre gloire celle de ses concitoyens. Quand
il vit qu'il ne pouvait persuader ses soldats de rester, et
que, cédant à leur frayeur, ils pliaient
bagage, il ordonna qu'on levât l'aigle ; et courant
aux premiers rangs, qui étaient déjà
en marche, il se mit à leur tête, aimant mieux
que la honte de cette retraite tombât sur lui seul
plutôt que sur sa patrie, et que les soldats eussent
l'air, non de prendre la fuite, mais de suivre leur
général. Les Barbares s'emparèrent du
fort que Catulus avait construit au delà du fleuve.
Remplis d'admiration pour les soldats romains, qui
l'avaient défendu avec la plus grande valeur, et
s'étaient exposés si courageusement pour leur
patrie, ils les laissèrent aller à des
conditions honorables, dont ils convinrent en jurant sur
leur taureau d'airain. On dit que ce taureau fut pris
après la bataille, et porté dans la maison de
Catulus, comme les prémices de sa victoire. Les
Barbares, trouvant le pays sans défense, firent
partout un horrible dégât.
XXV. Cette conjoncture
fâcheuse fit appeler Marius à Rome : en l'y
voyant arriver, tout le monde crut qu'il allait recevoir
les honneurs du triomphe, et le sénat s'empressa de
les lui décerner ; mais il les refusa, soit qu'il ne
voulût pas priver de leur part de cette gloire les
soldats qui avaient partagé ses périls, ou
que son motif fût de rassurer le peuple sur ses
craintes, en déposant, entre les mains de la fortune
de Rome, la gloire de ses premiers succès, et se
promettant de l'en retirer plus brillante après de
nouveaux exploits. Il tint dans le sénat les
discours qu'exigeait la circonstance ; après quoi il
se hâta d'aller joindre Catulus, dont il releva le
courage par sa présence ; il fit venir aussi son
armée des Gaules. Dès qu'elle fut
arrivée, il passa le Pô, afin d'empêcher
les Barbares de pénétrer dans l'Italie
cispadane. Mais ceux-ci différaient de combattre,
parce qu'ils attendaient, disaient-ils, les Teutons, dont
le retard les étonnait fort, soit qu'ils ignorassent
réellement leur défaite, soit qu'ils
voulussent paraître n'y pas croire : car ils
accablaient d'outrages ceux qui venaient leur en porter la
nouvelle. Ils envoyèrent même à Marius
des ambassadeurs chargés de lui demander, pour eux
et pour leurs frères, des terres et des villes
où ils pussent s'établir. Marius ayant
demandé aux ambassadeurs de quels frères ils
voulaient parler, ils répondirent que
c'étaient les Teutons. Tous ceux qui étaient
présents éclatèrent de rire, et Marius
leur dit en plaisantant : «Ne vous inquiétez
plus de vos frères ; ils ont la terre que nous leur
avons donnée, et qu'ils conserveront à
jamais». Les Barbares, ayant senti l'ironie,
s'emportèrent en injures et en menaces, et lui
déclarèrent qu'il allait être puni de
ses railleries, d'abord par les Cimbres, et ensuite par les
Teutons, lorsqu'ils seraient arrivés. «Ils le
sont, répliqua Marius ; et il serait peu
honnête de vous en aller sans avoir salué vos
frères». En même temps il ordonna qu'on
amenât, chargés de chaînes, les rois des
Teutons, que les Séquaniens avaient faits
prisonniers, comme ils s'enfuyaient dans les Alpes.
XXVI. Les Cimbres
n'eurent pas plutôt entendu le rapport de leurs
ambassadeurs, qu'ils marchèrent sur-le-champ contre
Marius, qui se tenait tranquille dans son camp, et se
contentait de le garder. Ce fut, dit-on, pour cette
bataille que Marius mit au javelot un changement utile.
Jusqu'alors le fer et la hampe étaient cloués
ensemble par deux chevilles de fer ; Marius n'en laissa
qu'une, et, à la place de l'autre, il en mit une de
bois, beaucoup plus aisée à rompre :
changement bien imaginé, afin que la pique, en
s'attachant au bouclier de l'ennemi, n'y restât pas
droite, mais que la cheville de bois en se rompant fit
plier la hampe à l'endroit du fer, et que, tenant
encore au bouclier, elle traînât à terre
et embarrassât l'ennemi. Boïorix, roi des
Cimbres, à la tête d'un détachement peu
nombreux de cavalerie, s'étant approché du
camp de Marius, provoqua ce général à
fixer le jour et le lieu du combat, pour décider qui
resterait maître du pays. Marius lui répondit
que les Romains ne prenaient jamais conseil de leurs
ennemis pour combattre ; que cependant il voulait bien
satisfaire les Cimbres sur ce qu'ils demandaient. Ils
convinrent donc que la bataille se donnerait dans trois
jours, et dans la plaine de Verceil, lieu commode aux
Romains pour y déployer leur cavalerie, et aux
Barbares pour étendre leur nombreuse armée.
Les deux partis, arrivés au rendez-vous, se mirent
en bataille. Catulus avait sous ses ordres vingt mille
trois cents hommes, et Marius trente-deux mille, qui,
placés aux deux ailes, environnaient Catulus, dont
les troupe occupaient le centre. C'est ainsi que
l'écrit Sylla, qui fut présent à cette
bataille. On dit que Marius donna cette disposition aux
deux corps de son armée, parce qu'il espérait
tomber, avec ses deux ailes, sur les phalanges ennemies, et
ne devoir la victoire qu'aux troupes qu'il commandait, sans
que Catulus y eût aucune part, et pût
même se mêler avec les ennemis. En effet,
lorsque le front d'une bataille est fort étendu, il
est ordinaire que les ailes débordent sur le centre,
qui se trouve alors très enfoncé. On ajoute
que Catulus en fit l'observation dans l'apologie qu'il fut
obligé de faire, et qu'il se plaignit hautement de
la perfidie de Marius.
XXVII. L'infanterie des
Cimbres sortit en bon ordre de ses retranchements ; et
s'étant rangée en bataille, elle forma une
phalange carrée, qui avait autant de front que de
profondeur, et dont chaque côté couvrait
trente stades de terrain. Leurs cavaliers, au nombre de
quinze mille, étaient magnifiquement parés ;
leurs casques se terminaient en gueules béantes et
en mufles de bêtes sauvages : surmontés de
hauts panaches semblables à des ailes, ils
ajoutaient encore à la hauteur de leur taille. Ils
étaient couverts de cuirasses de fer et de boucliers
dont la blancheur jetait le plus grand éclat ; ils
avaient chacun deux javelots à lancer de loin, et
dans la mêlée ils se servaient
d'épées longues et pesantes. Dans cette
bataille, ils n'attaquèrent pas les Romains de front
; mais s'étant détournés à
droite, ils s'étendirent insensiblement, dans le
dessein de les enfermer entre eux et leur infanterie, qui
occupait la gauche. Les généraux romains
s'aperçurent à l'instant de leur ruse ; mais
ils ne purent retenir leurs soldats, dont l'un,
s'étant mis à crier que les ennemis fuyaient,
entraîna tous les autres à leur poursuite.
Cependant l'infanterie des Barbares s'avançait,
semblable aux vagues d'une mer immense. Marius,
après s'être lavé les mains, les
éleva au ciel, et fit voeu d'offrir aux dieux une
hécatombe. Catulus, de son côté, ayant
levé les mains au ciel, promit de consacrer la
fortune de ce jour, et de lui bâtir un temple. Marius
fit aussi un sacrifice ; et lorsque le prêtre lui eut
montré les entrailles de la victime, il
s'écria : La victoire est à moi. Mais
à peine les deux armées commençaient
à se charger, qu'il survint un accident qui, au
rapport de Sylla, parut l'effet de la vengeance
céleste sur Marius. Le mouvement d'une multitude si
prodigieuse fit lever un tel nuage de poussière, que
les deux armées ne purent plus se voir. Marius, qui
s'était avancé le premier avec ses troupes,
pour tomber sur l'ennemi, le manqua dans cette
obscurité ; et ayant poussé bien au
delà de leur bataille, il erra longtemps dans la
plaine, tandis que la fortune conduisit les Barbares vers
Catulus, qui seul eut à soutenir tout leur effort
avec ses soldats, au nombre desquels était Sylla.
L'ardeur du jour et les rayons brûlants du soleil,
qui donnait dans le visage des Cimbres, secondèrent
les Romains. Ces Barbares, nourris dans des lieux froids et
couverts, et endurcis aux plus fortes gelées, ne
pouvaient supporter la chaleur ; inondés de sueur et
tout haletants, ils se couvraient le visage de leurs
boucliers, pour se défendre de l'ardeur du soleil ;
car cette bataille se donna après le solstice
d'été, trois jours avant la nouvelle lune du
mois d'août, appelé alors sextilis. Ce
nuage de poussière servit même à
soutenir le courage des Romains, en leur cachant la
multitude des ennemis ; chaque bataillon ayant couru
charger ceux qu'il avait en face, ils en vinrent aux mains
avant que la vue du grand nombre des Barbares eût pu
les effrayer. D'ailleurs l'habitude du travail et de la
fatigue avait tellement endurci leurs corps, que,
malgré l'extrême chaleur et
l'impétuosité avec laquelle ils
étaient allés à l'ennemi, on ne vit
pas un seul Romain suer ou haleter : c'est le
témoignage que Catulus lui-même leur rend en
faisant l'éloge de ses troupes.
XXVIII. La plupart des
ennemis, et surtout les plus braves d'entre eux, furent
taillés un pièces ; car, pour empêcher
que ceux des premiers rangs ne rompissent leur ordonnance,
ils étaient liés ensemble par de longues
chaînes attachées à leurs baudriers.
Les vainqueurs poussèrent les fuyards jusqu'à
leurs retranchements ; et ce fut là qu'on vit le
spectacle le plus tragique et le plus affreux. Les femmes,
vêtues de noir et placées sur les chariots,
tuaient elles-mêmes les fuyards, dont les uns
étaient leurs maris, les autres leurs frères,
ou leurs pères ; elles étouffaient leurs
enfants de leurs propres mains, les jetaient sous les roues
des chariots ou sous les pieds des chevaux, et se tuaient
ensuite elles-mêmes. Une d'entre elles, à ce
qu'on assure, après avoir attaché ses deux
enfants à ses deux talons, se pendit au timon de son
chariot. Les hommes, faute d'arbres pour se pendre, se
mettaient au cou des nouds coulants, qu'ils attachaient aux
cornes ou aux jambes des boufs, et, les piquant ensuite
pour les faire courir, ils périssaient
étranglés, ou foulés aux pieds de ces
animaux. Malgré le grand nombre de ceux qui se
tuèrent ainsi de leurs mains, on fit plus de
soixante mille prisonniers, et on en tua deux fois autant.
Les soldats de Marius pillèrent le bagage : mais les
dépouilles, les étendards et les trompettes
furent portés, dit-on, au camp de Catulus : ce qu'il
allégua comme une preuve certaine que la victoire
était son ouvrage. Il s'éleva à cette
occasion une vive dispute entre ses troupes et celles de
Marius ; afin de la terminer à l'amiable, on prit
pour arbitres les ambassadeurs de Parme, qui étaient
alors au camp. Les soldats de Catulus les menèrent
au milieu des morts restés sur le champ de bataille,
et leur firent voir qu'ils étaient tous
percés de leurs piques ; il était facile de
les reconnaître, parce que Catulus avait fait graver
son nom sur les bois des piques de tous ses soldats.
Cependant on fit honneur à Marius de ce
succès, soit à cause de sa première
victoire, soit par égard pour sa dignité. Le
peuple même lui donna le titre de troisième
fondateur de Rome, parce qu'il avait délivré
sa patrie d'un aussi grand danger que celui dont les
Gaulois l'avaient autrefois menacée. Lorsque les
Romains, au milieu de leurs femmes et de leurs enfants, se
livraient dans leurs repas domestiques aux transports de la
joie la plus douce, ils offraient à Marius, en
même temps qu'à leurs dieux, les
prémices de leurs mets, et lui faisaient les
mêmes libations ; ils voulaient ne décerner
qu'à lui seul les deux triomphes ; mais il refusa de
triompher sans Catulus ; il crut devoir se montrer modeste
dans une si grande prospérité :
peut-être aussi craignait-il les soldats de Catulus,
bien déterminés, si l'on privait leur
général de cet honneur, de s'opposer au
triomphe de Marius.
XXIX. Son
cinquième consulat étant près de
finir, il aspira au sixième avec plus d'ardeur que
personne n'en avait jamais mis à briguer le premier.
Courtisan assidu de la multitude, attentif à lui
complaire en tout, il relâcha non seulement du faste
et de la dignité de sa charge, mais encore de la
fierté de son naturel, et affecta, dans toute sa
conduite, une douceur et une popularité qui
n'étaient point dans son caractère. Timide
par ambition dans ce qui tenait au gouvernement et dans les
intrigues populaires, la constance et
l'intrépidité qu'il montrait dans les combats
l'abandonnaient dans les assemblées du peuple ;
là, un mot de louange ou de blâme le mettait
hors de lui-même. On dit pourtant qu'ayant
donné le droit de cité, à Rome,
à deux mille habitants de Cameries, qui avaient
servi avec distinction, privilège qui parut
contraire aux lois, il répondit à ceux qui
l'en blâmaient, que le bruit des armes l'avait
empêché d'entendre la loi : mais il paraissait
redouter les cris tumultueux des assemblées
publiques. Dans les camps, le besoin qu'on avait de ses
talents lui donnait de la dignité et de la puissance
; mais n'ayant pu, dans les affaires politiques,
s'élever au premier degré d'honneur et de
crédit, il se jeta dans les bras du peuple, dont il
brigua la bienveillance et la faveur, ne se souciant point
d'être le plus homme de bien, pourvu qu'il fût
le plus grand. Il encourut par cette conduite la haine des
nobles ; mais celui d'entre eux qu'il redoutait le plus,
c'était Métellus, dont il n'avait payé
les bienfaits que par la plus noire ingratitude ; qui,
naturellement vertueux et ami de la vérité,
s'opposait avec force à ceux qui s'insinuaient par
des voies peu honnêtes dans la faveur du peuple, en
ne parlant que pour lui complaire. Marius résolut
donc de le chasser de Rome : pour y parvenir, il se lia
intimement avec Glaucias et Saturninus, les plus audacieux
des hommes, et qui avaient à leurs ordres une tourbe
d'indigents et de séditieux. Il se servit d'eux pour
proposer de nouvelles lois, et fit venir à Rome des
gens de guerre, qu'il mêla dans les
assemblées, pour faire bannir Métellus.
XXX. L'historien
Rutilius, homme de bien d'ailleurs, et très
véridique, mais ennemi particulier de Marius,
rapporte qu'il n'obtint son sixième consulat qu'en
faisant aux tribus des largesses considérables ; que
l'ayant ainsi acheté à beaux deniers
comptants, il réussit à en éloigner
Métellus, et à faire nommer Valérius,
moins pour consul que pour ministre de ses volontés.
Jamais le peuple n'avait donné à personne
avant lui autant de consulats, si ce n'est à
Valérius Corvinus ; avec cette différence
que, du premier consulat de Corvinus à son dernier,
il y eut quarante-cinq ans d'intervalle, et que Marius,
deux ans après son premier consulat, parcourut de
suite les cinq autres, poussé d'un seul trait par la
fortune. Mais dans ce dernier il devint l'objet de la haine
publique, en se rendant complice des crimes de Saturninus,
et en particulier du meurtre de Nonnius que ce
scélérat massacra de sa main, parce qu'il
était son concurrent au tribunat. Saturninus, devenu
tribun, proposa pour le partage des terres une loi qui
portait que le sénat viendrait jurer, dans
l'assemblée du peuple, de ratifier ce que le peuple
aurait ordonné, et de ne s'opposer à aucune
de ses lois. Marius feignit, dans le sénat, de
désapprouver cet article de la loi, et
déclara que ni lui, ni aucun sénateur qui
eût du sens, ne prêterait un pareil serment :
«Car, ajouta-t-il, si la loi proposée
n'était pas mauvaise, ce serait faire injure au
sénat que de le forcer par le serment à ce
qu'il devrait faire par persuasion et de bonne
volonté». Ce n'était pas qu'il
pensât réellement ce qu'il disait : mais il
tendait à Métellus un piège
inévitable. Persuadé que le mensonge faisait
partie de la vertu et de l'habileté, il ne se
croyait pas lié par ce qu'il aurait dit dans le
sénat ; mais sachant que Métellus
était d'un caractère ferme, qu'il pensait,
avec Pindare, que la vérité est le fondement
de la vertu parfaite, il voulait le prendre dans ses
propres paroles, afin que le refus qu'il aurait
déjà fait dans le sénat, et qu'il
répéterait devant l'assemblée,
attirât sur lui la haine implacable du peuple. La
chose arriva comme il l'avait espéré :
Métellus ayant refusé le serment, le
sénat leva la séance.
XXXI. Peu de jours
après, Saturninus avant appelé les
sénateurs à la tribune pour exiger d'eux le
serment, Marius se présenta. Il se fit
aussitôt un grand silence, et tous les yeux se
fixèrent sur lui. Alors s'embarrassant fort peu de
ce qu'il avait si hardiment avancé dans le
sénat, mais à la vérité, du
bout des lèvres, il dit qu'il n'avait pas le cou
assez gros pour s'en tenir, sur une si grande affaire,
à ce qu'il avait dit une première fois ;
qu'il jurerait donc et obéirait à la loi, si
toutefois c'était une loi : restriction qu'il ajouta
avec adresse, comme un voile pour cacher sa honte.
Dès qu'il eut fait le serment, le peuple ravi de
joie battit des mains et fit entendre les plus vives
acclamations ; mais les nobles furent aussi affligés
qu'indignés d'un pareil changement. Les
sénateurs, qui craignaient la colère du
peuple, jurèrent tous, jusqu'à
Métellus. Pour lui, quelques instances que lui
fissent ses amis pour l'engager à faire le serment,
et à ne pas s'exposer aux peines rigoureuses dont
Saturninus menaçait ceux qui refuseraient de le
prêter, il ne perdit rien de sa fermeté, et ne
jura point. Toujours invariable dans son caractère,
prêt à tout souffrir plutôt que de rien
faire de honteux, il sortit de l'assemblée, et dit
à ceux qui l'accompagnaient : «Que faire le
plus léger mal était une lâcheté
; que faire le bien quand il n'y avait pas de danger,
c'était une disposition commune ; mais que le faire
en s'exposant à de grands périls,
c'était agir en homme véritablement
vertueux». Saturninus fit à l'instant
même un décret par lequel il était
ordonné aux consuls de faire publier qu'on
interdisait à Métellus le feu et l'eau, et
qu'il était défendu à tout citoyen de
le recevoir chez lui. La plus vile populace s'offrait
même pour aller le tuer ; mais tous les bons
citoyens, touchés de l'injustice qu'on lui faisait,
coururent en foule chez lui pour le défendre.
Métellus ne voulut pas être la cause d'une
sédition, et prit le sage parti de sortir de Rome :
«Ou les affaires, disait-il, prendront une meilleure
tournure, et le peuple se repentira de ce qu'il fait
aujourd'hui, alors il me rappellera lui-même ; ou
elles resteront dans le même état, et dans ce
cas il vaut mieux être éloigné».
Le récit des témoignages de bienveillance et
d'estime que Métellus reçut à Rhodes
pendant son exil, et de l'application qu'il y donna
à la philosophie, trouvera mieux place dans sa vie,
que je me propose d'écrire.
XXXII. Le service
important que Saturninus venait de rendre à Marius
imposait à celui-ci la nécessité de
souffrir toutes ses violences ; il ne sentait pas que
c'était faire à la république une
plaie incurable ; que ses lâches complaisances pour
ce tribun audacieux l'autorisaient à se frayer par
les armes et par les meurtres un chemin à la
tyrannie et à la ruine du gouvernement. Conservant
donc quelques égards pour les nobles, et voulant
toujours se ménager la faveur du peuple, il fit
l'action de l'homme le plus vil et le plus faux. Les
principaux citoyens étant allés chez lui
pendant la nuit pour l'engager à réprimer les
excès de Saturninus, et ce tribun y étant
venu aussi, il le fit entrer, à leur insu, par une
autre porte. Ensuite feignant une indisposition, et allant,
sous ce prétexte, des uns aux autres, il ne fit que
les aigrir et les irriter davantage. Enfin, le sénat
et les chevaliers s'étant réunis, et ayant
fait éclater leur indignation, Marius fut
obligé de faire venir sur la place des gens
armés, qui chassèrent les séditieux et
les poursuivirent jusqu'au Capitole, où on les prit
par la soif, en coupant les conduits d'eau. N'ayant donc
plus aucun espoir, ils appelèrent Marius et se
rendirent à lui, sous la sauvegarde de la foi
publique. Il fit son possible pour les sauver ; mais toutes
ses démarches furent inutiles : à peine
descendus sur la place, ils furent assommés par la
multitude. Cette conduite lui avait tellement
aliéné la noblesse et le peuple, que le temps
de la nomination des censeurs étant venu, quoiqu'on
s'attendît qu'il se mettrait sur les rangs, il n'osa
pas se présenter, et, craignant un refus, il laissa
choisir des censeurs qui lui étaient
inférieurs en dignité. Il voulut cependant
s'en faire un mérite, en disant qu'il ne
s'était pas présenté, de peur que la
recherche sévère qu'il aurait
été obligé de faire des moeurs et de
la conduite des citoyens ne lui eût attiré la
haine du peuple.
XXXIII. Le décret
pour le rappel de Métellus ayant été
proposé, Marius parla et agit de tout son pouvoir
pour en empêcher l'effet ; mais voyant tous ses
efforts inutiles, il y renonça. Le peuple montra le
plus grand empressement à ratifier le décret
; et Marius ne pouvant supporter de voir Métellus de
retour, s'embarqua pour la Cappadoce et la Galatie, sous
prétexte d'aller accomplir les sacrifices qu'il
avait voués à la mère des dieux ; mais
ce voyage avait un autre motif qui n'était pas connu
du peuple. La nature ne l'ayant fait ni pour la paix, ni
pour les affaires politiques, il ne devait qu'aux armes sa
grandeur et sa fortune. Voyant donc que sa gloire et sa
puissance se flétrissaient dans le repos et dans
l'inaction, il travaillait à susciter aux Romains de
nouvelles affaires. Il espérait qu'en irritant les
rois de l'Asie, et surtout Mithridate, qui paraissait assez
porté de lui-même à faire la guerre,
les Romains le nommeraient sur-le-champ pour combattre
contre ce prince ; que bientôt il remplirait Rome de
nouveaux triomphes, et sa maison des dépouilles du
Pont et des trésors de Mithridate. Aussi tous les
témoignages d'honneur et d'estime que ce prince lui
prodigua ne purent rien gagner sur Marius, qui, inflexible
dans ses résolutions, lui dit avec dureté :
«Prince, ou essayez de devenir plus puissant que les
Romains, ou faites sans rien dire ce qu'ils vous
commandent». Ces paroles étonnèrent
Mithridate, qui avait souvent entendu parler de la
liberté du langage romain, mais qui ne l'avait pas
encore éprouvée. Marius, de retour à
Rome, fit bâtir une maison près de la place
publique, soit, comme il le disait, afin d'épargner
à ceux qui venaient lui faire leur cour la peine
d'aller si loin, soit qu'il regardât
l'éloignement de son ancienne demeure comme
l'obstacle qui empêchait un grand nombre de gens de
se présenter à sa porte. Mais ce
n'était point là ce qui éloignait
d'aller chez lui : la véritable cause, c'est que,
peu propre aux affaires civiles, manquant de cette douceur
et de cette affabilité qui caractérisaient
les autres personnages de son rang, on le négligeait
pendant la paix, comme un instrument qui n'était bon
que pour la guerre.
XXXIV. Il n'était
pas fort affecté de voir sa réputation
éclipsée par celle de beaucoup d'autres ;
mais il ne pouvait supporter que l'envie des nobles contre
lui fût la cause de l'élévation de
Sylla, et que son rival ne dût son pouvoir dans le
gouvernement qu'aux dissensions qu'ils avaient eues
ensemble. Mais quand Bocchus, roi de Numidie, reconnu pour
allié des Romains, eut consacré dans le
Capitole des Victoires qui portaient des trophées,
et auprès d'elles des images d'or qui
représentaient Jugurtha remis par Bocchus entre les
mains de Sylla ; Marius fut tellement outré de
colère de voir Sylla lui enlever la gloire de ses
exploits et se l'attribuer à lui seul, qu'il se
disposait à employer la violence pour abattre ces
monuments. Sylla, de son côté,
s'opiniâtrant à les maintenir, la
sédition allait éclater dans Rome,
lorsqu'elle fut tout à coup réprimée
par la guerre des alliés. Les nations les plus
belliqueuses de l'Italie, celles dont la population
était la plus nombreuse, s'étant
liguées contre les Romains, et réunissait
à la force des armes, à la multitude des
troupes, l'audace et la capacité de leurs
généraux, qui n'étaient en rien
inférieurs aux plus grands capitaines de Rome,
furent sur le point de renverser l'empire. Cette guerre, si
féconde en événements, si
variée dans ses succès, accrut autant la
gloire et la puissance de Sylla qu'elle diminua celle de
Marius. Celui-ci se montra lent et irrésolu dans
tout ce qu'il entreprit, cherchant toujours à
différer : soit que, parvenu à plus de
soixante-cinq ans, la vieillesse eût éteint
son activité et sa chaleur ordinaires ; soit, comme
il le disait lui-même, que des maux de nerfs dont il
était travaillé l'empêchassent d'agir
avec liberté, il ne soutint les fatigues de cette
guerre, qui étaient au-dessus de ses forces, que par
honte de rester oisif. Il ne laissa pas cependant de
remporter une grande victoire, où il tua six mille
hommes aux ennemis : dans toute cette guerre, il ne leur
donna jamais aucune prise sur lui ; on eut beau
l'environner de tranchées, l'accabler de railleries,
le provoquer au combat, il fut toujours maître de
lui-même. On dit à ce sujet que
Popédius Silo, le premier des généraux
ennemis en considération et en puissance, lui ayant
dit un jour : «Marius, si tu es un si grand
capitaine, viens combattre contre nous. - Et
toi-même, lui répondit Marius, si tu es un si
grand capitaine, force-moi de combattre malgré
moi». Une autre fois les ennemis lui ayant
donné la plus belle occasion de les attaquer, et les
Romains l'ayant manquée par timidité, Marius,
après que les deux partis furent rentrés dans
leurs camps, fit assembler ses soldats. «Je ne sais,
leur dit-il, qui des ennemis ou de vous je dois appeler les
plus lâches ; ils n'ont pas osé vous regarder
quand vous avez tourné le dos, et vous avez craint
de les regarder par derrière». Enfin, sa
faiblesse l'empêchant d'agir de sa personne, il
quitta le commandement.
XXXV. Les peuples de
l'Italie étant presque soumis, plusieurs
généraux employaient le crédit des
orateurs du peuple pour obtenir la conduite de la guerre
contre Mithridate, lorsque tout à coup, au grand
étonnement de tout le monde, le tribun Sulpicius,
homme d'une audace singulière, mit en avant Marius,
et le nomma pour aller combattre contre ce prince, avec le
titre de proconsul. Le peuple se partagea : les uns
approuvèrent le choix du tribun ; les autres,
appelant Sylla à ce commandement, envoyaient Marius
aux bains chauds de Baies, lui conseillant d'y soigner son
corps affaibli, comme il le disait lui-même, par la
vieillesse et les maladies. Marius avait près de
Misène une superbe maison de campagne, où il
menait une vie plus délicieuse et plus
efféminée qu'il ne convenait à un
homme qui, dans un si grand nombre d'expéditions,
s'était signalé par tant d'exploits.
Cornélie l'acheta, dit-on, soixante-quinze mille
drachmes, et peu de temps après elle coûta
à Lucullus cinq cent mille deux cents drachmes :
tant le prix des biens-fonds avait promptement
haussé à Rome ! tant le luxe y avait fait des
progrès rapides ! Cependant Marius, par une ambition
excusable tout au plus dans un jeune homme, forçant
son âge et sa vieillesse, descendait tous les jours
au champ de Mars, s'y exerçait avec la jeunesse
romaine, montrait un corps souple et léger sous les
armes, propre encore à tous les exercices du
manège, quoique, devenu replet et pesant dans sa
vieillesse, il conservât peu d'activité. Il
plut par là à quelques personnes qui allaient
exprès au champ de Mars pour assister à ses
exercices, et être témoins des efforts qu'il
faisait afin de surpasser les autres. Mais les gens
sensés voyaient avec pitié cette avarice, ce
désir insatiable de gloire, dans un homme qui, de
l'état le plus obscur, parvenu au plus haut rang et
à la plus grande opulence, ne savait pas se borner
dans sa prospérité ; qui, pouvant jouir en
repos de l'estime et de l'admiration publiques et des biens
immenses qu'il possédait, voulait, comme s'il
eût manqué de tout, s'en aller, après
tant de triomphes et tant de gloire, traîner en
Cappadoce et dans le Pont-Euxin les restes languissants de
sa vieillesse, pour y combattre les satrapes de Mithridate,
Archélaos et Néoptolème. Il cherchait
à se justifier, en disant qu'il voulait former
lui-même son fils au métier des armes ; mais
cette raison même paraissait frivole.
XXXVI. C'est là
ce qui fit éclater enfin le mal secret que Rome
couvait depuis longtemps dans son sein ; et Marius en fut
l'occasion, parce qu'il avait trouvé dans l'audace
de Sulpicius l'instrument le plus propre à
opérer la ruine entière de la
république. Ce tribun, qui dans tout le reste
était l'admirateur et l'émule de Saturninus,
ne lui reprochait que deux choses en administration, sa
timidité et sa lenteur. Pour lui, ne voulant pas
perdre de temps, il avait toujours autour de sa personne
six cents chevaliers romains, qui lui servaient de gardes,
et qu'il appelait l'anti-sénat. Un jour donc que les
consuls présidaient l'assemblée du peuple,
Sulpicius arrive avec une troupe de gens armés, met
les consuls en fuite, et se saisissant du fils de
Pompéius, l'un d'eux, il le massacre de sa propre
main. Sylla, vivement poursuivi par les factieux, passait
devant la maison de Marius, et, contre l'attente de tout le
monde, il s'y jeta, sans être aperçu de ceux
qui le poursuivaient, et qui, courant avec
précipitation, passèrent outre. On dit que
Marius lui-même le fit sortir en sûreté
par la porte de derrière, et qu'il partit de
là pour se rendre à son camp. Mais Sylla,
dans ses Commentaires, ne dit pas qu'il eût
pris la maison de Marius pour asile ; il rapporte qu'il y
fut conduit pour y délibérer sur ce que
Sulpicius voulait le forcer de faire malgré lui, en
l'environnant d'épées nues, et qu'il fut
traîné ainsi chez Marius ; il n'en sortit que
pour aller sur la place, où, suivant le désir
du tribun, il cassa l'édit que son collègue
et lui avaient fait, pour ordonner la suspension de toutes
les affaires. Sulpicius, devenu le maître, fit
décerner le commandement de la guerre contre
Mithridate à Marius, qui sur-le-champ se disposant
à partir, envoya deux tribuns des soldats à
Sylla, pour lui ordonner de leur remettre son armée.
Sylla ayant soulevé ses soldats, qui se montaient
à trente mille hommes de pied et à cinq mille
chevaux, les fit marcher vers Rome. Ils commencèrent
par massacrer les deux tribuns que Marius avait
envoyés ; celui-ci, de son côté, fit
égorger à Rome plusieurs amis de Sylla, et
promit, à son de trompe, la liberté à
tous les esclaves qui s'armeraient en sa faveur. Il ne s'en
présenta que trois : et Marius, après une
légère résistance contre Sylla
lorsqu'il entrait dans Rome, prit précipitamment la
fuite. A peine sorti de Rome, il se vit abandonné de
tous ceux qui l'accompagnaient, et qui se
dispersèrent chacun de son côté comme
il était déjà nuit, il se retira dans
une petite maison de campagne, appelée Salonium ;
elle était voisine des terres de Mucius son
beau-père, où il envoya son fils, pour y
prendre quelques provisions ; et descendant à Ostie,
où Numérius, un de ses amis, lui tenait une
barque toute prête, il partit sans attendre son fils,
et n'emmena avec lui qu'un fils de sa femme, nommé
Granius.
XXXVII. Le jeune Marius
étant arrivé dans les terres de Mucius, y
ramassait les provisions dont il avait besoin. Surpris par
le jour, il fut sur le point d'être découvert
par ses ennemis. Quelques cavaliers, soupçonnant que
Marius était dans cette maison, allèrent l'y
chercher ; mais l'intendant de Mucius les ayant
aperçus de loin, cacha le jeune homme dans un
chariot chargé de fèves, y attela ses boeufs,
et ayant fait marcher son chariot du côté de
Rome, il alla au-devant de ces cavaliers. Marius conduit
ainsi jusqu'à la maison de sa femme, y prit tout ce
qui lui était nécessaire ; et s'étant
rendu la nuit au bord de la mer, il s'embarqua sur un
vaisseau qui partait pour l'Afrique. Cependant le vieux
Marius, ayant mis à la voile, côtoyait
l'Italie, poussé par un vent favorable ; mais
craignant de tomber entre les mains d'un des principaux
habitants de Terracine, nommé Géminius, son
ennemi personnel, il avait averti ses matelots
d'éviter cette ville. Ils auraient bien voulu faire
ce qu'il désirait ; mais le vent ayant
changé, et venant à souffler de la haute mer,
il s'éleva une si furieuse tempête, qu'ils
crurent que le vaisseau ne résisterait pas à
l'effort des vagues. D'ailleurs, Marius se trouvant fort
incommodé de la mer, ils gagnèrent avec peine
le rivage de Circé. La tempête, qui devenait
toujours plus violente, et le défaut de vivres les
ayant forcés de descendre à terre, ils
errèrent de côté et d'autre, sans avoir
de but certain ; et, comme il arrive toujours dans les
dangers pressants, ils cherchaient à éviter
celui qui était présent, comme le plus
redoutable, et mettaient leur espérance dans ce
qu'ils ne connaissaient pas. La terre n'était pas
pour eux moins dangereuse que la mer ; et s'ils avaient
à redouter la rencontre des hommes, ils n'avaient
pas moins à craindre, dans l'extrême disette
où ils étaient, de n'en pas rencontrer.
Enfin, sur le soir, ils trouvèrent des bouviers qui
n'eurent rien à leur donner, mais qui, ayant reconnu
Marius, l'avertirent de s'éloigner promptement,
parce qu'ils venaient de voir passer plusieurs cavaliers
qui le cherchaient. Privé de toute ressource,
affecté surtout de voir ceux qui l'accompagnaient
près de mourir de faim, il quitta le grand chemin,
et se jeta dans un bois épais, où il passa la
nuit.
XXXVIII. Le lendemain,
cédant à la nécessité, et
voulant avant que ses forces fussent
épuisées, les employer utilement, il se remit
en chemin le long de la mer ; en marchant il encourageait
les gens de sa suite ; il les exhortait à attendre
encore une dernière espérance pour laquelle
il se réservait, par la confiance qu'il avait eu
d'anciens oracles. Il leur raconta qu'un jour, dans son
enfance, pendant qu'il vivait à la campagne, il
était tombé dans sa robe l'aire d'un aigle,
qui contenait sept aiglons ; que ses parents, surpris de
cette singularité, consultèrent les devins,
qui leur répondirent que cet enfant deviendrait un
des hommes les plus célèbres ; qu'il
obtiendrait sept fois la première dignité de
la république, et jouirait de la plus grande
autorité. Les uns disent que ce prodige arriva
réellement à Marius ; d'autres assurent que
ceux qui le suivaient le lui ayant entendu raconter alors,
et dans une autre de ses fuites, y ajoutèrent foi,
et écrivirent ensuite ce récit, qui
n'était qu'une fable de son invention, car l'aigle
ne fait jamais plus de deux aiglons ; aussi accuse-t-on de
mensonge le poète Musée pour avoir dit de cet
oiseau :
Un aile pond trois oeufs, mais il en
casse deux,
Et n'en couve qu'un seul, qu'il rend plus
vigoureux.
Quoi qu'il en soit, tout le monde
convient que Marius dans sa fuite, et dans ses plus grandes
détresses, disait souvent qu'il parviendrait au
septième consulat.
XXXIX. Ils
n'étaient plus qu'à vingt stades de
Minturnes, ville d'Italie, lorsqu'ils aperçurent de
loin une troupe de cavaliers qui venaient à eux, et
ils virent en même temps deux barques qui
côtoyaient le rivage. Ils coururent de toutes leurs
forces vers la mer ; et ayant gagné à la nage
les deux barques, ils montèrent sur l'une, qui
était précisément celle de Granius, et
passèrent vis-à-vis, dans l'île
d'Enaria. Marius, qui, gros et pesant, ne se remuait
qu'avec peine, fut porté par deux esclaves, qui, le
soulevant sur l'eau avec beaucoup d'efforts, le mirent dans
l'autre barque au moment même que les cavaliers,
arrivant sur le rivage, crièrent aux mariniers de
ramener la barque à terre, ou de jeter Marius
à la mer, et de continuer ensuite leur route. Marius
les ayant conjurés, les larmes aux yeux, de ne pas
le sacrifier à ses ennemis, les maîtres de la
barque, après avoir formé en quelques
instants plusieurs résolutions contraires,
répondirent enfin qu'ils ne trahiraient pas Marius.
Les cavaliers s'étant retirés en leur faisant
des menaces, les mariniers changèrent de sentiment,
et gagnant la terre, ils allèrent mouiller
près de l'embouchure du Liris dont les eaux, en se
répandant hors de leur lit, forment un marais. Ils
conseillèrent à Marius de descendre pour
prendre de la nourriture sur le rivage et réparer
ses forces épuisées par la fatigue de la mer,
et d'attendre que le vent devînt favorable ; ce qui
arrivait toujours à une certaine heure que le vent
de mer venant à s'amortir, il s'élevait du
marais un vent frais qui suffisait pour naviguer.
XL. Marius les crut, et
suivit leur conseil ; ils le descendirent donc sur le
rivage, et il se coucha sur l'herbe, bien
éloigné de prévoir ce qui devait lui
arriver. Les mariniers, remontant aussitôt dans leur
barque, lèvent les ancres et prennent la fuite ; ils
avaient pensé qu'il n'était ni honnête
de livrer Marius, ni sûr pour eux de le sauver.
Abandonné ainsi de tout le monde, il resta longtemps
couché sur le rivage, sans proférer une
parole. Enfin, reprenant, non sans peine, son courage et
ses forces, il prit des chemins détournés,
où il ne marchait qu'avec beaucoup de fatigue.
Après avoir traversé des marais profonds, des
fossés pleins d'eau et de boue, il arrive à
la cabane d'un vieillard qui travaillait dans ces marais ;
il se jette à ses pieds, et le supplie de sauver et
de secourir un homme qui, s'il échappait à
son malheur présent, le récompenserait un
jour bien au delà de ses espérance. Le
vieillard, soit qu'il connût depuis longtemps Marius,
soit que son air majestueux lui fit juger que
c'était un personnage distingué, lui dit que
s'il ne voulait que se reposer, sa cabane lui suffirait ;
mais que s'il errait pour fuir ses ennemis, il le cacherait
dans un lieu plus sûr et plus tranquille. Marius
l'ayant prié de le faire, cet homme le mena
près de la rivière, dans un endroit creux du
marais, où il le fit coucher, et le couvrit de
roseaux et d'autres plantes légères, dont le
poids ne pouvait le blesser. Il n'y avait pas longtemps
qu'il y était caché, lorsqu'il entendit un
grand bruit du côté de la cabane.
Géminius avait envoyé de Terracine plusieurs
cavaliers à sa poursuite ; quelques-uns d'eux
étant venus par hasard en cet endroit,
cherchèrent à effrayer le vieillard, en lui
criant qu'il cachait un ennemi des Romains. Marius, qui les
entendit, se leva du lieu où il était
caché, et, s'étant dépouillé,
il s'enfonça dans l'endroit où l'eau
était le plus épaisse et le plus bourbeuse ;
et c'est ce qui le fit découvrir par ceux qui le
cherchaient.
XLI. Retiré de
là tout nu et couvert de fange, il fut conduit
à Minturnes, où on le remit entre les mains
des magistrats ; car le décret du sénat qui
ordonnait à tout Romain de le poursuivre et de le
tuer, s'il était pris, avait été
déjà publié dans toutes les villes.
Les magistrats, avant de mettre ce décret à
exécution, voulurent en délibérer ; et
en attendant ils déposèrent Marius dans la
maison d'une femme nommée Fannia, qu'on croyait
indisposée contre lui, pour une cause
déjà ancienne. Fannia avait eu pour mari un
homme nommé Tinnius, dont elle se sépara en
redemandant une très riche dot qu'elle lui avait
apportée. Tinnius, pour se dispenser de la rendre,
l'accusa d'adultère, et l'affaire fut portée
devant Marius, alors consul pour la sixième fois.
D'après l'instruction du procès, il parut que
Fannia, avant son mariage, avait mené une mauvaise
vie, et que Tinnius, qui ne l'ignorait pas, n'avait pas
laissé de l'épouser et de vivre longtemps
avec elle. Marius, les jugeant tous deux coupables,
condamna le mari à rendre la dot, et nota la femme
d'infamie, en lui imposant une amende d'un sou. Fannia,
dans cette occasion, ne se conduisit pas en femme
offensée : dès qu'elle eut Marius entre ses
mains, bien loin de lui témoigner du ressentiment,
elle le secourut de tout son pouvoir, et chercha à
lui redonner du courage. Marius la remercia de sa
générosité, et l'assura qu'il
était plein de confiance, d'après un signe
favorable qu'il avait eu, et qu'il lui raconta. Lorsqu'on
le menait chez elle, et qu'il était près
d'entrer dans sa maison, on eut à peine ouvert la
porte, qu'il vit sortir un âne, qui allait tout
courant boire à une fontaine voisine. Il
s'était arrêté devant Marius, l'avait
regardé d'un air gai et enjoué, et dans sa
joie il s'était mis à braire de toutes ses
forces, et à bondir autour de lui. Marius en avait
conjecturé que le dieu lui marquait par ce signe que
son salut lui viendrait plutôt de la mer que de la
terre, parce que l'âne, en partant d'auprès de
lui, ne s'était pas arrêté à sa
pâture, mais était allé tout de suite
boire à la fontaine. Après avoir
exposé sa conjecture à Fannia, il voulut
reposer, demanda qu'on le laissât seul, et qu'on
fermât la porte sur lui.
XLII. Les magistrats et
les décurions de Minturnes, après une longue
délibération, résolurent
d'exécuter sans retard le décret, et de faire
périr Marius ; mais aucun des citoyens ne voulut
s'en charger. Enfin il se présenta un cavalier
gaulois ou cimbre (car on a dit l'un et l'autre), qui entra
l'épée à la main dans la chambre
où Marius reposait. Comme elle recevait peu de jour,
et qu'elle était fort obscure, le cavalier, à
ce qu'on assure, crut voir des traits de flamme
s'élancer des yeux de Marius ; et de ce lieu
ténébreux il entendit une voix terrible lui
dire : «Oses-tu, misérable, tuer Caïus
Marius !» A l'instant le Barbare prend la fuite, et
jetant son épée, il sort dans la rue, en
criant ces seuls mots : «Je ne puis tuer Caïus
Marius». L'étonnement d'abord, ensuite la
compassion et le repentir, gagnèrent bientôt
toute la ville. Les magistrats se reprochèrent la
résolution qu'ils avaient prise, comme un
excès d'injustice et d'ingratitude envers un homme
qui avait sauvé l'Italie, et à qui l'on ne
pouvait sans crime refuser du secours. «Qu'il s'en
aille, disaient-ils, errer où il voudra, et
accomplir ailleurs sa destinée ; et prions les dieux
de ne pas nous punir de ce que nous rejetons de notre ville
Marius, nu et dépourvu de tout secours».
D'après ces réflexions, ils se rendent en
foule dans sa chambre, et l'ayant tous environné,
ils le font sortir, et le conduisent au bord de la mer.
Comme chacun lui donnait de bon coeur ce qui pouvait lui
être utile, il se passa un temps assez
considérable ; d'ailleurs il y a, sur le chemin qui
mène à la mer, le bois sacré de la
nymphe Marica, singulièrement respectée de
tous les Minturniens, qui ont grand soin de n'en rien
laisser sortir de ce qu'on y a une fois porté. Ne
pouvant donc le traverser pour se rendre à la mer,
il aurait fallu prendre un long circuit, qui les aurait
fort retardés. Enfin, un des plus vieux de la troupe
se mit à crier qu'il n'y avait point de chemin
où il pût être défendu de passer
pour sauver Marius ; et lui-même le premier,
saisissant quelqu'une des provisions qu'on portait au
vaisseau, il prit son chemin à travers le bois. On
lui fournit avec le même zèle et la même
promptitude tout ce qui lui était nécessaire
; et un certain Béléus lui donna un vaisseau
pour faire son voyage. Dans la suite, il fit
représenter toute cette histoire en un grand tableau
qu'il consacra dans le temple de Marica, d'où il
s'était embarqué par un vent favorable.
XLIII. Il fut
heureusement porté à l'île d'Enaria,
où il trouva Granius et quelques autres amis, avec
qui il fit voile vers l'Afrique. Mais l'eau leur ayant
manqué, ils furent obligés de relâcher
en Sicile, près de la ville d'Eryx. Il y avait
là un questeur romain, chargé de garder cette
côte, qui pensa se saisir de Marius, et tua seize de
ceux qui étaient allés faire de l'eau. Marius
s'étant rembarqué précipitamment,
traversa la mer, et s'arrêta à l'île de
Méninge, où il eut pour première
nouvelle que son fils s'était sauvé de Rome
avec Céthégus, et qu'ils étaient
allés à la cour d'Hiempsal, roi de Numidie,
pour implorer son secours. Encouragé par cette
nouvelle favorable, il osa partir de Méninge pour
aller à Carthage. L'Afrique avait alors un
gouverneur romain, nommé Sextilius. Marius, qui ne
lui avait jamais fait ni bien ni mal, espérait que
la compassion seule lui en ferait obtenir quelques secours.
Mais à peine il fut descendu avec un petit nombre
des siens, qu'un licteur de Sextilius vint à sa
rencontre, et s'arrêtant devant lui : «Marius,
lui dit-il, Sextilius vous fait dire de ne pas mettre le
pied en Afrique, si vous ne voulez pas qu'il exécute
contre vous les décrets du sénat, et qu'il
vous traite en ennemi de Rome». Cette défense
accabla Marius d'une tristesse et d'une douleur si
profondes, qu'il n'eut pas la force de répondre, et
qu'il garda longtemps le silence, en jetant sur l'officier
des regards terribles. Le licteur lui ayant enfin
demandé ce qu'il le chargeait de dire au gouverneur
: «Dis-lui, répondit Marius en poussant un
profond soupir, que tu as vu Marius assis sur les ruines de
Carthage» : paroles d'un grand sens, qui mettaient
sous les yeux de Sextilius la fortune de cette ville et la
sienne, comme deux grands exemples des vicissitudes
humaines.
XLIV. Cependant
Hiempsal, roi des Numides, porté tour à tour
par ses réflexions à des résolutions
contraires, traitait avec honneur le fils de Marius ; mais
lorsque ce jeune homme voulait s'en aller, le roi trouvait
toujours quelque prétexte pour le retenir ; et l'on
voyait clairement que, dans tous ces délais, il
n'avait rien moins que des intentions favorables ; mais
Marius dut son salut à une circonstance assez
ordinaire. Sa beauté intéressa à ses
malheurs une des concubines d'Hiempsal ; et cette
compassion fut le commencement et le prétexte de
l'amour qu'il lui inspira. Il repoussa d'abord l'aveu
qu'elle lui en fit ; mais ensuite voyant que c'était
le seul chemin qu'il pût s'ouvrir pour la fuite, et
que l'amour de cette femme avait pour motif un désir
honnête de le servir plutôt qu'une passion
honteuse, il reçut les témoignages de sa
tendresse ; et ayant eu par elle les moyens de se sauver
avec ses amis, il alla retrouver son père.
Après s'être embrassés, ils se mirent
en route en marchant le long du rivage, ils virent deux
scorpions qui se battaient, ce qui parut à Marius un
mauvais présage. Ils se pressèrent donc de
monter sur un bateau de pêcheur, pour passer dans
l'île de Cercina, qui est à peu de distance du
continent. Ils avaient à peine levé l'ancre,
qu'ils virent des cavaliers arriver à l'endroit
même qu'ils venaient de quitter. Marius avoua qu'il
n'avait pas encore échappé à
péril plus pressant. Cependant à Rome, sur la
nouvelle qu'on y apprit que Sylla faisait la guerre en
Béotie contre les généraux de
Mithridate, les consuls se divisèrent, et prirent
les armes. Octavius, resté le plus fort, chassa de
la ville Cinna, qui voulait y exercer un pouvoir
tyrannique, et nomma consul à sa place
Cornélius Mérula. Cinna ayant levé des
troupes chez les autres peuples d'Italie, fit la guerre aux
deux consuls. Marius ne fut pas plutôt instruit de
ces mouvements, qu'il résolut de partir sans
différer ; et prenant des cavaliers maurusiens, avec
quelques-uns de ceux qui lui étaient venus d'Italie,
ce qui lui faisait en tout environ mille hommes, il mit
à la voile, aborda au port de Télamon, en
Etrurie ; et à peine débarqué, il fit
publier à son de trompe qu'il donnerait la
liberté aux esclaves qui, viendraient se joindre
à lui. Les laboureurs et les bergers du pays, tous
de condition libre, accoururent sur la côte,
attirés par la réputation de Marius, qui,
s'attachant les plus robustes, eut formé en peu de
jours une armée, qu'il embarqua sur quarante
navires.
XLV. Il connaissait
Octavius pour un homme de bien, qui voulait gouverner avec
la plus exacte justice ; il savait au contraire que Cinna
était suspect à Sylla, et qu'il voulait
renverser le gouvernement actuel ; résolu donc
d'aller le joindre avec son armée, il lui fit dire
qu'il était prêt à lui obéir et
à le reconnaître pour consul. Cinna le
reçut avec joie, lui donna le titre de proconsul, et
lui envoya les faisceaux, avec les autres marques de sa
dignité. Marius les refusa, en disant que ces
ornements ne convenaient point à sa fortune
présente ; il continua de porter une méchante
robe, et de laisser croître ses cheveux, comme il
avait toujours fait depuis le jour qu'il avait
été banni, à l'âge de plus de
soixante-dix ans. Il affectait de marcher lentement, afin
d'exciter la compassion ; mais sous cet extérieur
abattu éclatait toujours l'air de fierté qui
lui était naturel, et qui paraissait fait pour
inspirer la terreur plutôt que la pitié ; sa
tristesse même faisait assez voir que ses revers
avaient plus aigri qu'abattu son courage. Dès qu'il
eut salué Cinna et parlé aux troupes, il agit
sans perdre de temps, et fit bientôt changer de face
aux affaires. D'abord, tenant la mer avec ses vaisseaux, il
s'empara des convois, pilla les marchands qui apportaient
des vivres à Rome, et se rendit ainsi maître
des provisions. Il prit ensuite les villes maritimes qui
étaient le long de la côte ; enfin, on lui
livra par trahison la ville d'Ostie, qu'il mit au pillage,
et dont il fit périr la plupart des habitants ; il
jeta un pont sur le Tibre, pour empêcher que les
Romains ne pussent tirer par mer aucune provision. De
là, marchant droit à Rome avec son
armée, il s'empara du mont Janicule ; et cela par la
faute d'Octavius, qui ruinait les affaires, moins encore
par son incapacité que par un attachement scrupuleux
à la justice, par une obéissance servile aux
lois, contre l'utilité publique. Il répondit
à ceux qui lui proposaient d'appeler les esclaves
à la liberté, qu'il ne donnerait pas aux
esclaves le moindre droit dans une patrie dont il tenait
Marius éloigné, par respect pour les
lois.
XLVI. Cécilius
Métellus, fils de celui qui avait commandé en
Afrique, et que Marius avait fait exiler, étant
arrivé à Rome, tous les soldats, qui le
regardaient comme un général bien
supérieur à Octavius, abandonnèrent ce
consul, et, se rangeant autour de Métellus, ils le
prièrent de les commander et de sauver la ville, en
lui promettant que lorsqu'ils auraient à leur
tête un général actif et
expérimenté, ils combattraient avec courage,
et triompheraient de leurs ennemi. Métellus,
vivement offensé de cette proposition, les renvoya
au consul ; mais ils allèrent se rendre aux ennemis,
et Métellus lui-même se retira,
désespérant du salut de la ville. Octavius,
sur la foi des Chaldéens, des devins et des
sibyllistes, qui lui promettaient un changement favorable,
prit le parti de rester à Rome. Ce consul,
doué d'un sens droit autant qu'aucun autre Romain,
qui ne laissa jamais corrompre la dignité de sa
charge par le poison de la flatterie, et qui se tenait
fortement attaché aux coutumes et aux lois de la
patrie, comme à des formules invariables, avait
malheureusement le plus grand faible pour la divination, et
passait beaucoup plus de temps avec des devins et des
charlatans, qu'avec des militaires et des hommes d'Etat.
Marius avant d'entrer dans Rome, envoya des satellites qui
arrachèrent Octavius de son tribunal, et
l'égorgèrent sur la place publique. On
trouva, dit-on, dans son sein, après sa mort, un
horoscope de sa naissance, dressé par un
Chaldéen ; et il parut singulier que, de ces deux
généraux célèbres, la
même confiance en la divination eût remis
Marius sur pied, et perdu Octavius.
XLVII. Dans cette
conjoncture critique, le sénat s'assembla, et envoya
des députés à Marius et à
Cinna, pour les prier d'entrer dans la ville, et
d'épargner les citoyens. Cinna, en qualité de
consul, leur donna audience sur son tribunal, et leur
répondit avec beaucoup d'humanité. Marius,
debout derrière son siège, gardait le silence
; mais son air sévère et ses regards
farouches ne faisaient que trop connaître qu'il
allait bientôt remplir la ville de sang. Après
l'audience, ils prirent tous deux le chemin de Rome. Cinna
y entra entouré de ses gardes ; Marius,
s'arrêtant à la porte, dit, avec une ironie
que lui inspirait la colère, que les lois l'avaient
banni de sa patrie, et lui en défendaient
l'entrée ; que si sa présence y était
nécessaire, il fallait casser par une nouvelle loi
celle qui l'avait banni : comme s'il eût
été un religieux observateur des lois, et
qu'il fût entré dans une ville libre. Il fit
donc assembler le peuple sur la place ; mais trois ou
quatre tribus n'avaient pas encore donné leur
suffrage, que, levant le masque, et laissant cette vaine
formalité de son prétendu rappel, il entra
dans la ville avec ses satellites, choisis, entre tous les
esclaves qui avaient pris parti pour lui, et à qui
il avait donné le nom de Bardiéens. A une
seule parole, à un seul signe de Marius, ils tuaient
indistinctement tous ceux qu'il leur désignait : un
sénateur, nommé Ancharius, qui avait
été préteur, étant venu le
saluer et Marius ne lui ayant rien répondu, ils
l'égorgèrent à ses pieds. Ce fut
dès lors un signal pour massacrer dans les rues tous
ceux à qui Marius ne rendait point le salut ou
n'adressait pas la parole ; aussi ses amis eux-mêmes
ne l'abordaient-ils qu'avec une frayeur extrême.
Cinna, rassasié de sang, voulait mettre fin à
tant de meurtres ; mais Marius, plus aigri chaque jour,
plus altéré de vengeance, continuait de faire
égorger tous ceux qui lui étaient suspects.
On voyait sur tous les chemins et dans toutes les villes
des gens courir, comme des chiens de chasse, à la
poursuite de ceux qui s'étaient cachés ou qui
avaient pris la fuite. On éprouva, dans cette
occasion, que la fidélité aux liens de
l'hospitalité et de l'amitié résiste
rarement à la mauvaise fortune, car on vit peu de
personnes ne pas dénoncer ceux qui étaient
venus leur demander un asile. C'est aussi ce qui rend plus
dignes de notre admiration et de notre estime les esclaves
de Cornutus, qui, ayant caché leur maître dans
sa maison, prirent un de ceux qu'on avait tués dans
la rue, le pendirent par le cou, lui mirent au doigt un
anneau d'or, et le montrèrent aux satellites de
Marius ; après quoi, l'ensevelissant comme si
c'eût été leur maître, ils
l'enterrèrent sans que personne se doutât de
la supposition ; Cornutus, ainsi sauvé par ses
esclaves, se retira dans la Gaule.
XLVIII. L'orateur Marcus
Antonius, qui avait aussi trouvé un ami sûr,
n'eut pas le même bonheur que Cornutus. Son
hôte était un homme du peuple, fort pauvre,
qui, ayant chez lui un des premiers personnages de Rome, et
voulant le traiter aussi bien que ses moyens le lui
permettaient, envoya son esclave acheter du vin dans un
cabaret du voisinage. L'esclave ayant goûté le
vin avec plus de soin qu'il ne faisait ordinairement, en
voulut de meilleur. Le cabaretier lui demanda pourquoi il
ne prenait pas, comme de coutume, du vin nouveau et commun,
et qu'il en voulait du meilleur et du plus cher. L'esclave
lui répondit tout bonnement, comme à un homme
qu'il connaissait depuis longtemps et qu'il croyait son
ami, que son maître avait Marcus Antonius
caché dans sa maison, et qu'il voulait le bien
traiter. L'esclave ne fut pas plutôt sorti, que le
cabaretier, homme scélérat et impie, court
chez Marius, qui était déjà à
table ; il est introduit, et annonce qu'il va lui livrer
Marcus Antonius. A cette nouvelle, Marius,
transporté de joie, jette un grand cri, et bat des
mains. Peu s'en fallut qu'il ne se levât de table,
pour aller lui-même sur le lieu ; mais ses amis le
retinrent, et il se contenta d'y envoyer Annius à la
tête de quelques soldats, avec ordre de lui apporter
sur-le-champ la tête de Marcus Antonius. Lorsqu'ils
furent à la maison où il était
caché, Annius se tint à la porte, et les
soldats étant montés dans la chambre, la vue
d'Antonius leur imposa tellement qu'ils se renvoyaient l'un
à l'autre l'exécution de l'ordre dont ils
étaient chargés. L'éloquence de ce
célèbre orateur, telle qu'une sirène
enchanteresse, avait tant de douceur et de charme,
qu'aussitôt qu'il eut ouvert la bouche pour demander
la vie à ces soldats, il n'y en eut pas un qui
osât le frapper, ou même le regarder en face ;
ils baissèrent tous les yeux en versant des larmes.
Annius, impatienté de ce retard, monte dans la
chambre ; il voit Antonius parler à ses soldats,
charmés et attendris par son éloquence ; il
leur reproche leur lâcheté, et, courant
à Antonius, il lui coupe la tête de sa propre
main. Catulus Lutatius, celui qui avait été
collègue de Marius au consulat, et avait
partagé avec lui les honneurs du triomphe, employa
ses amis pour intercéder auprès de Marius ;
mais ils n'en purent tirer que cette parole terrible :
Il faut qu'il meure. Catulus s'enferma dans une
chambre, et y fit allumer un grand brasier, dont la vapeur
l'étouffa. Les corps de ceux à qui l'on avait
coupé la tête étaient jetés dans
les rues, et foulés aux pieds ; et cette vue, au
lieu d'exciter la compassion, glaçait tous les
coeurs d'effroi. Mais rien n'affligeait tant le peuple que
la brutalité des Bardiéens, qui, après
avoir égorgé les maîtres dans les
maisons, déshonoraient les enfants et les femmes,
sans qu'on pût réprimer leur avarice et leur
cruauté. Enfin, Cinna et Sertorius s'étant
réunis, les surprirent pendant qu'ils dormaient dans
leur camp, et les massacrèrent tous.
XLIX. Dans cette
situation déplorable, tout à coup, par un
retour inattendu, on apprit de plusieurs côtés
que Sylla, après avoir terminé la guerre
contre Mithridate et recouvré les provinces
usurpées, revenait à Rome avec une puissante
armée. Cette nouvelle fit suspendre pour quelque
temps les maux inexprimables que souffrait cette
malheureuse ville ; ceux qui en étaient les auteurs
se voyaient menacés eux-mêmes d'une guerre
prochaine. Marius fut donc nommé consul pour la
septième fois ; et lorsqu'il sortit le premier jour
de janvier, qui était aussi le commencement de
l'année, pour aller prendre possession de sa charge,
il fit précipiter Sextus Lucinus de la roche
Tarpéienne. Ce prélude de son consulat fut le
présage des horreurs dont la ville allait encore
être le théâtre, et le parti de Marius
la victime. Lui-même, épuisé par ses
travaux passés, l'esprit dévoré de
chagrins, tourmenté par la pensée de cette
nouvelle guerre et des combats qu'il aurait à
livrer, des terreurs auxquelles il serait bientôt en
proie, et dont son expérience lui faisait pressentir
tous les dangers et les peines cuisantes, il ne put
soutenir la vue des inquiétudes cruelles qui
l'assiégeaient de toutes parts. Il
considérait que ce n'était point un
Mérula, un Octavius qu'il aurait à combattre,
ces généraux qui n'avaient sous leurs ordres
que des séditieux ramassés au hasard ; que
c'était un Sylla qui marchait contre lui, Sylla qui
autrefois l'avait chassé de sa patrie, et qui venait
de repousser Mithridate jusqu'au fond du Pont-Euxin.
Accablé par ces réflexions, et se remettant
devant les yeux son long exil, ses fuites, ses dangers sur
terre et sur mer, il tomba dans les plus cruelles angoisses
; des frayeurs nocturnes, des songes affreux troublaient
son repos ; et à tout moment il croyait entendre une
voix menaçante lui crier :
Le gîte du lion, même absent, est terrible.
Mais comme il ne craignait
rien tant que l'insomnie, il se plongea dans des
excès de bonne chère et de vin, que son
âge n'était pas en état de supporter ;
cherchant dans le sommeil, qu'il voulait par là se
procurer, un remède à ses chagrins.
L. Enfin, les nouvelles
qu'il reçut de la mer le jetèrent dans de
nouvelles frayeurs. Tremblant pour l'avenir, abattu sous le
poids du présent, il ne lui fallut que le plus
léger accident pour le faire tomber dans une maladie
grave. Il fut attaqué d'une pleurésie, au
rapport du philosophe Posidonius qui alla le voir dans son
lit, pour lui parler des affaires relatives à son
ambassade. Mais l'historien Caïus Pison dit qu'un soir
que Marius se promenait après souper avec ses amis,
il mit la conversation sur ses aventures ; que, reprenant
l'histoire de sa vie, il leur raconta toutes les
vicissitudes de bien et de mal que la fortune lui avait
fait éprouver. Il ajouta qu'il n'était pas
d'un homme sage de se fier davantage à son
inconstance. En finissant ces mots, il les embrassa, leur
fit ses adieux, et alla se mettre dans son lit, où
il mourut au bout de sept jours. On dit qu'étant
tombé dans le délire pendant sa maladie, son
ambition se manifesta d'une manière bien frappante.
Il croyait commander l'armée romaine contre
Mithridate, et faisait dans son lit les mêmes
mouvements, prenait les mêmes attitudes que dans les
combats ; il parlait d'une voix forte, et poussait des cris
de victoire : tant sa jalousie naturelle et sa soif de
commander avaient allumé dans son âme un
désir insurmontable d'être chargé de
cette guerre ! Tel était l'excès de son
ambition, qu'à l'âge de soixante-dix ans,
étant le premier des Romains qui eût
été sept fois consul, possédant des
richesses qui auraient pu suffire à plusieurs rois,
il se plaignait de la fortune, comme si elle l'eût
fait mourir pauvre, et avant d'avoir obtenu ce qu'il
désirait. Platon, au contraire, étant sur le
point de mourir, remercia son génie et la fortune de
ce qu'il était né homme et non animal, Grec
et non Barbare ; mais surtout de ce que sa vie avait
concouru avec celle de Socrate. Antipater de Tarse, se
rappelant aussi, peu d'instants avant sa mort, ce qu'il
avait eu d'heureux dans sa vie, n'oublia pas sa navigation
favorable de sa patrie à Athènes ; il savait
gré à la fortune de ses moindres faveurs, et
les conserva jusqu'à la fin dans sa mémoire,
le dépositaire le plus fidèle à qui
l'homme puisse confier ses biens.
LI. Mais les ingrats et
les insensés laissent s'écouler avec le temps
le souvenir de tout ce qui leur arrive. Comme ils ne
mettent rien en réserve dans leur mémoire,
toujours vides de biens présents, toujours remplis
d'espérances, pendant qu'ils portent leurs regards
dans l'avenir le présent leur échappe. Mais
la fortune, qui peut leur ôter l'avenir, ne saurait
leur enlever le présent. Cependant ils rejettent les
biens qu'ils ont déjà reçus d'elle,
comme s'ils leur étaient étrangers ; et ils
rêvent sans cesse à un avenir incertain :
juste punition de leur ingratitude. Trop pressés
d'amasser le plus qu'ils peuvent de ces biens
extérieurs, avant que de leur avoir donné
pour fondement et pour appui la raison et la saine
doctrine, ils ne sauraient jamais satisfaire la soif
insatiable qui les tourmente.
LII. Marius mourut le
dix-septième jour de son consulat, et sa mort causa
d'abord à Rome la plus grande joie, par la confiance
qu'elle eut d'être délivrée d'une
tyrannie si cruelle. Mais en peu de jours les Romains
sentirent qu'ils n'avaient fait que changer un maître
vieux et cassé, pour un maître jeune et plein
de vigueur : tant le fils de Marius montra de
cruauté et de barbarie, en faisant mourir les
personnes les plus distinguées par leur naissance et
par leurs vertus ! L'audace et l'intrépidité
dans les dangers, dont il avait d'abord donné des
preuves, l'avaient fait appeler le fils de Mars ; mais
ensuite ses actions ayant montré en lui des
qualités tout opposées, on l'appela le fils
de Vénus. Enfin, renfermé dans
Préneste par Sylla, après avoir inutilement
tout tenté pour sauver sa vie, la prise de la ville
ne lui laissant plus aucun moyen d'échapper, il se
donna lui-même la mort.