- I. Othon prend possession de sa nouvelle dignité et en commence les fonctions.
- II. Il fait mourir Tigellinus et consent, pour complaire au peuple, de prendre le nom de Néron.
- III. Mouvement séditieux de la XVIIe légion.
- IV. Othon l'apaise.
- V. Il écrit à Vitellius. Réponse qu'il en reçoit.
- VI. Divers présages.
- VII. Il marche au-devant des capitaines de Vitellius.
- VIII. Insolence des troupes de Vitellius.
- IX. Avantage remporté sur les troupes de Vitellius par celles d'Othon.
- X. Nouvel avantage d'Othon.
- XI. Ses officiers, dans un conseil de guerre, sont d'avis de ne pas risquer le combat.
- XII. Il se décide pour livrer bataille.
- XIII. Escarmouches entre les deux partis.
- XIV. Othon envoie à ses généraux l'ordre de livrer bataille.
- XV. Causes de la défaite de son armée.
- XVI. Elle est battue.
- XVII. Elle envoie des députés aux vainqueurs, et elle prête serment de fidélité à Vitellius.
- XVIII. Horrible carnage qui eut lieu dans ce combat.
- XIX. Zèle des troupes d'Othon pour lui.
- XX. Discours que leur tient Othon.
- XXI. Il renvoie ses amis et les sénateurs qui étaient auprès de lui.
- XXII. Il se tue, et ses troupes lui rendent les honneurs funèbres.
- XXIII. Elles se soumettent à Vitellius.
I. Le lendemain, au point
du jour (1), le
nouvel empereur se rendit au Capitole ; et, après y
avoir offert un sacrifice, il se fit amener Marius Celsus,
le reçut et lui parla avec bonté, et
l'exhorta à oublier la cause de sa détention,
plutôt que de se souvenir de la liberté qu'il
lui rendait. Celsus, sans montrer ni bassesse ni
ingratitude, lui répondit que le crime même
dont on l'accusait était un garant de son
caractère, puisqu'on ne lui reprochait que sa
fidélité à Galba, à qui il
n'avait eu aucune obligation particulière. Toute
l'assemblée applaudit aux discours de l'un et de
l'autre, et les gens de guerre même en furent
satisfaits. Dans le sénat, Othon tint des discours
pleins de douceur et de popularité ; il partagea
avec Verginius Rufus le temps qui lui restait de son
consulat et conserva dans cette dignité tous ceux
qu'avaient désignés Néron et Galba. Il
conféra des sacerdoces à ceux que leur
âge ou leur réputation en rendaient dignes.
Tous les sénateurs bannis sous Néron furent
rétablis dans la portion de leurs biens qui n'avait
pas été vendue, et qu'on put retrouver. Ces
commencements rassurèrent les premiers et les
principaux citoyens, qui d'abord, tremblants de frayeur,
avaient regardé Othon moins comme un homme que comme
une furie ou un démon horrible qui venait fondre sur
l'empire, et ils conçurent les plus douces
espérances d'un gouvernement qui s'annonçait
sous de si riants auspices.
II. Mais rien ne fut plus
agréable aux Romains, et plus propre à lui
concilier leur affection, que sa conduite envers
Tigellinus. Ce scélérat était
déjà puni par la crainte secrète qu'il
avait d'un châtiment que toute la ville demandait
comme une dette publique, et par les maux incurables dont
il était tourmenté. Ses débauches
détestables, ses dissolutions impies avec
d'infâmes prostituées, dont son incontinence
lui faisait toujours un besoin dans les bras même de
la mort, étaient pour lui, aux yeux des gens sages,
le dernier supplice, et un tourment comparable à
mille morts. Cependant on ne pouvait, sans chagrin, voir
jouir de la lumière du soleil un misérable
qui l'avait ravie à tant et à de si grands
hommes. Othon l'envoya prendre dans une maison de plaisance
qu'il avait auprès de Sinuesse, et où il se
tenait avec des vaisseaux tout prêts pour sa fuite.
Il offrit d'abord des sommes considérables à
celui qui était chargé de l'ordre d'Othon,
pour obtenir la permission de s'échapper : mais
n'ayant pu le séduire, il ne laissa pas de lui faire
des présents, et lui demanda le temps de se raser :
il l'obtint, et prit un rasoir, avec lequel il se coupa la
gorge. Othon, après avoir donné au peuple une
satisfaction si juste, oublia tout ressentiment
particulier. Pour complaire à la multitude, il ne
refusa pas d'abord d'être appelé Néron
sur les théâtres ; il n'empêcha pas
même quelques Romains de relever publiquement des
statues de cet empereur ; et Claudius Rufus (2) rapporte que les
diplômes impériaux envoyés en Espagne,
pour les commissions des courriers, portaient ce beau nom
de Néron joint à celui d'Othon (3) : mais voyant le
déplaisir qu'en avaient les principaux et les plus
honnêtes citoyens de Rome, il cessa de le
prendre.
III. Othon
commençait ainsi à établir son empire,
lorsque les soldats lui donnèrent des sujets
d'inquiétude, en l'exhortant sans cesse à se
tenir sur ses gardes, à se défier des
citoyens les plus distingués, à les
éloigner de sa personne, soit que par affection ils
craignissent réellement pour ses jours, soit qu'ils
ne cherchassent qu'un prétexte pour causer de la
sédition et du trouble. L'empereur ayant
donné ordre à Crispinus de lui amener la
dix-septième cohorte, qui était en garnison
à Ostie, et cet officier ayant commencé,
avant le jour, à faire charger les armes sur des
chariots, les plus audacieux d'entre les soldats se mirent
à crier que Crispinus n'était venu que pour
de mauvais desseins ; que le sénat méditait
quelque changement, et que ces armes étaient non
pour César, mais contre César. Ces propos
animent et irritent le plus grand nombre : les uns
arrêtent les chariots, les autres massacrent deux des
centurions, et Crispinus lui-même, qui s'opposait
à cette violence ; et tous, prenant leurs armes,
s'encouragent mutuellement à voler au secours de
l'empereur, et marchent droit à Rome. Ils
apprennent, en arrivant, que quatre-vingts sénateurs
soupent chez l'empereur ; et sur-le-champ ils se portent au
palais, en disant que l'occasion était favorable
pour tuer d'un seul coup tous les ennemis de
César.
IV. La ville, qui se
voyait menacée du pillage, était dans la plus
vive inquiétude ; on courait çà et
là dans le palais, et Othon lui-même se
trouvait dans une grande perplexité, tremblant pour
ces sénateurs, qui ne le redoutaient pas moins
lui-même. Il les voyait sans voix, les yeux
fixés sur lui ; et plusieurs d'entre eux d'autant
plus effrayés, qu'ils étaient venus chez
Othon avec leurs femmes. Il envoie les capitaines des
gardes prétoriennes parler aux soldats, et les
adoucir ; il dit à ses convives de se lever de
table, et les fait sortir du palais par une porte de
derrière. Ils étaient à peine dehors,
que les soldats, entrant dans la salle, demandent ce que
sont devenus les ennemis de César. Alors Othon se
lève sur son lit, leur parle longtemps pour les
apaiser, n'épargne ni prières, ni larmes, et,
après bien des efforts, vient enfin à bout de
les renvoyer. Le lendemain, il leur fit distribuer douze
cent cinquante drachmes par tête, et se rendit au
camp, où, après avoir loué en
général les soldats de l'affection et du
zèle qu'ils lui avaient témoignés, il
leur dit qu'il y en avait parmi eux dont les intentions
n'étaient point pures, qui faisaient calomnier la
douceur et la fidélité de leurs compagnons ;
il les pria de partager son ressentiment, et de l'aider
à les punir. Ils applaudirent à son discours,
et pressèrent eux-mêmes le châtiment des
coupables ; il n'en fit arrêter que deux, dont la
punition ne devait affliger personne, et il s'en retourna
au palais.
V. Ceux qui l'aimaient, et
qui avaient pris confiance en lui, s'étonnaient de
ce changement ; les autres pensaient qu'il ne faisait
qu'obéir à la nécessité des
circonstances, et qu'il flattait le peuple à cause
de la guerre dont il était menacé. Il avait
appris que Vitellius s'était investi du titre et des
marques de la dignité impériale, et tous les
jours il recevait des courriers qui lui annonçaient
que le nombre des partisans de Vitellius croissait de plus
en plus. D'un autre côté, on lui apprenait que
les armées de Pannonie, de Dalmatie et de
Mésie, avec leurs généraux,
s'étaient déclarées pour Othon. Il
reçut presque en même temps des lettres
très satisfaisantes de Mucianus et de Vespasien, qui
commandaient deux puissantes armées, l'une en Syrie,
et l'autre dans la Judée. Ces nouvelles lui avant
rendu toute sa confiance, il écrivit à
Vitellius pour l'engager à ne pas porter trop haut
ses vues ambitieuses ; il lui offrit des sommes
considérables, et la propriété d'une
ville où il pourrait passer, au sein du repos, une
vie douce et tranquille. Vitellius, dans sa réponse,
se moquait de lui en termes couverts ; et bientôt,
s'étant aigris l'un l'autre, ils s'écrivirent
réciproquement des injures, des railleries et des
paroles outrageantes ; ils en vinrent même
jusqu'à se reprocher, avec une folie ridicule, mais
avec vérité, les vices qui leur
étaient communs, tels que la débauche, la
mollesse, l'inexpérience dans la guerre, leur
ancienne pauvreté, leurs dettes immenses ; et il
était difficile de décider lequel des deux,
sous tous ces rapports, l'emportait sur l'autre.
VI. Cependant on
annonça des signes et des prodiges, à la
vérité la plupart incertains, et qui
n'étaient avoués de personne ; mais on vit,
dans le Capitole, une Victoire montée sur un char
laisser échapper ses rênes, qu'elle ne pouvait
plus retenir. Dans l'île du Tibre (4), une statue de
César, sans qu'il y eût ni tremblement de
terre, ni tourbillon de vent, se tourna tout à coup
de l'occident vers l'orient : ce prodige arriva, dit-on,
dans le temps que Vespasien prit ouvertement le titre
d'empereur. Le débordement du Tibre, qui survint
alors, fut pris généralement en mauvaise
part. C'était bien la saison où les
rivières grossissent ; mais jamais le Tibre n'avait
été si enflé, et n'avait causé
de si grands ravages. Il inonda et couvrit de ses eaux une
grande partie de la ville, et surtout le marché au
blé, ce qui occasionna, pendant plusieurs jours, une
grande famine dans Rome.
VII. On reçut en
même temps la nouvelle que Valens et Cécina,
deux généraux de Vitellius, s'étaient
saisis des sommets des Alpes. Dans Rome, Dolabella,
né d'une des premières familles, fut
soupçonné par les cohortes
prétoriennes de tramer quelque nouveauté.
L'empereur, soit qu'il le craignît, lui ou quelque
autre, l'envoya à Aquinum, en lui donnant
l'assurance qu'il y serait tranquille. Lorsqu'il choisit
les personnes d'un rang distingué qui devaient
l'accompagner à l'expédition contre
Vitellius, il mit dans le nombre Lucius, frère de
cet empereur, sans augmenter ni diminuer les honneurs dont
il jouissait. Il fit donner aussi l'assurance la plus
formelle à la mère et à la femme de
Vitellius, qu'elles n'avaient rien à craindre pour
elles. Il rendit le gouvernement de Rome à Flavius
Sabinus, frère de Vespasien, soit pour honorer la
mémoire de Néron, de qui Sabinus avait
reçu cette charge dont ensuite Galba l'avait
dépouillé, soit pour montrer à
Vespasien, en augmentant l'état de Sabinus, son
affection et sa confiance en lui. Il s'arrêta
à Brexelles, ville d'Italie, sur le Pô, et
donna la conduite de son armée à Marius
Celsus, à Suétonius Paulinus, à Gallus
et à Spurina, tous généraux d'une
grande réputation ; mais l'insolence et
l'insubordination de leurs soldats, qui refusèrent
de leur obéir, sous prétexte que l'empereur
seul avait le droit de les commander, puisque
lui-même n'avait reçu ce droit que d'eux, les
empêchèrent de suivre le plan de campagne
qu'ils s'étaient fait.
VIII. Il est vrai que les
soldats ennemis n'étaient pas dans des dispositions
plus saines, ni plus soumis à leurs
généraux ; ils n'avaient, et par les
mêmes causes, ni moins d'audace ni moins d'insolence
que ceux d'Othon : mais ils avaient sur ceux-ci l'avantage
de l'expérience militaire : ils ne fuyaient pas la
peine et les fatigues, dont ils avaient l'habitude. Les
prétoriens, au contraire, amollis par
l'oisiveté, par la vie paisible qu'ils menaient
à Rome, sur les théâtres, aux
assemblées et dans les spectacles, affectaient avec
une sorte de fierté et d'arrogance de
dédaigner les fonctions militaires, non par
défaut de courage, mais parce qu'ils les regardaient
comme au-dessous d'eux. Spurina, l'un de leurs chefs, ayant
voulu les y assujettir, fut en danger de périr par
leurs mains. Ils ne lui épargnèrent ni les
injures, ni les outrages ; et, l'accusant de trahison, ils
lui reprochèrent de ruiner les affaires de
César, en ne profitant pas des occasions favorables
qui se présentaient. Quelques-uns même,
étant pleins de vin, allèrent la nuit dans sa
tente, et lui demandèrent un congé pour aller
l'accuser auprès de César. Mais ce qui fut
très utile à Spurina et à
l'état des affaires, c'est l'affront que son
armée reçut à Plaisance. Les
légions de Vitellius, étant allées
attaquer cette place, firent aux soldats d'Othon, qui
étaient sur les murailles, les railleries les plus
sanglantes ; ils les traitèrent de comédiens,
de danseurs, de spectateurs des jeux pythiques et
olympiques, qui, sans aucune expérience des combats
et des faits d'armes, regardaient comme un grand exploit
d'avoir coupé la tête d'un vieillard
désarmé (c'était de Galba qu'ils
parlaient), mais n'avaient jamais osé se
présenter en bataille devant des hommes. Ces paroles
offensantes les piquèrent au vif, et, brûlant
de s'en venger, ils allèrent se jeter aux pieds de
Spurina, le conjurèrent de faire usage de leurs
bras, de leur commander tout ce qu'il voudrait, lui
protestant qu'ils supporteraient tous les travaux et
braveraient tous les périls.
IX. Les Vitelliens
donnèrent un rude assaut à la ville, et
mirent en usage toutes leurs batteries ; mais les troupes
de Spurina ayant eu l'avantage sur eux, les repoussant, en
firent un grand carnage, et conservèrent une des
plus célèbres et des plus florissantes villes
d'Italie. Les généraux d'Othon étaient
d'un accès plus doux et plus facile aux villes et
aux particuliers que ceux de Vitellius. Cécina, l'un
de ces derniers, n'était rien moins que populaire et
dans son ton et dans ses manières. Il avait une
figure étrange et hideuse, avec un corps
énorme : habillé à la gauloise, il
portait des braies et des saies à longues manches ;
c'était dans ce costume qu'il parlait aux enseignes
et aux officiers romains. Il avait toujours auprès
de lui sa femme, à cheval, superbement parée,
et escortée d'une troupe de cavaliers d'élite
tirés de toutes les compagnies. Fabius Valens,
l'autre général, était d'une avarice
insatiable, que ni le pillage des ennemis, ni les
concussions, ni les vols, ni les exactions sur les
alliés, ne pouvaient assouvir ; on croit même
que cette avarice, en retardant sa marche, l'empêcha
de se trouver au premier combat. D'autres, il est vrai,
accusent Cécina de s'être pressé de
donner la bataille sans attendre Valens, afin d'avoir seul
l'honneur de la victoire. Ils lui reprochent encore, outre
quelques autres petites fautes, celles d'avoir combattu
hors de propos, de s'être mal défendu, et
d'avoir été, par sa défaite, sur le
point de ruiner les affaires de Vitellius.
X. Cécina,
repoussé de devant Plaisance, marcha contre
Crémone, autre ville riche et puissante. Annius
Gallus, qui venait au secours de Spurina
assiégé dans Plaisance, informé dans
sa marche que Spurina avait eu l'avantage, mais que
Crémone était en danger, y mena
aussitôt ses troupes, et alla camper très
près des ennemis ; tous les autres capitaines
vinrent aussi au secours de leurs généraux.
Cécina, après avoir caché dans des
lieux couverts de bois un corps d'infanterie, fit avancer
sa cavalerie, pour engager une escarmouche, avec ordre,
quand on en serait aux mains, de reculer au petit pas, et
de faire semblant de fuir, jusqu'à ce qu'elle
eût attiré l'ennemi dans l'embuscade. Marius
Celsus, qui en fut averti par les déserteurs, alla,
avec ses meilleurs cavaliers, charger cette cavalerie, qui
lâcha pied sur-le-champ ; mais il la poursuivit avec
précaution, et environnant le lieu qui cachait
l'embuscade, l'obligea de se lever, et fit venir du camp
ses légions. Il paraît que si elles fussent
arrivées assez tôt pour soutenir la cavalerie,
il ne serait pas resté un seul ennemi, et qu'on
aurait taillé en pièces l'armée
entière de Cécina. Mais Paulinus, qui
marchait lentement, arriva trop tard, et fut accusé
d'avoir, par un excès de précaution,
démenti sa réputation de grand capitaine
(5). Les soldats
même l'accusaient de trahison, et voulaient irriter
Othon contre lui ; ils parlaient avantageusement
d'eux-mêmes, se vantaient d'avoir seuls vaincu
l'ennemi, et reprochaient à leurs
généraux de leur avoir, par
lâcheté, arraché des mains une victoire
complète. Mais Othon se fiait moins à eux
qu'il n'avait soin de cacher sa défiance ; il envoya
donc au camp Titianus, son frère, et Proculus, le
préfet du prétoire : celui-ci était
investi de toute l'autorité, et Titianus n'en avait
que l'apparence. Celsus et Paulinus, décorés
du titre de conseillers et d'amis, n'avaient ni pouvoir ni
crédit. Les légions ennemies, et surtout
celles de Valens, n'étaient pas moins agitées
: la nouvelle du combat de l'embuscade les irrita contre
lui ; elles frémissaient de ne s'être pas
trouvées à cette action, et de n'avoir pas
secouru tant de braves soldats qui avaient péri dans
cette rencontre ; elles voulaient même tomber sur
leur général : mais enfin il les
désarma par ses prières, et ayant levé
son camp, il alla se réunir à
Cécina.
XI. Cependant Othon, en
arrivant à son camp de Bébriac, petite ville
voisine de Crémone, délibéra, avec ses
officiers, s'il livrerait bataille aux ennemis. Proculus et
Titianus en furent d'avis ; ils voulaient qu'on
profitât de la confiance qu'inspirait aux soldats
leur victoire récente, et qu'au lieu de laisser
refroidir leur courage et leur ardeur, on les menât
tout de suite à l'ennemi, avant que Vitellius
fût arrivé des Gaules. Paulinus, au contraire,
représentait que les ennemis avaient toutes les
troupes avec lesquelles ils se proposaient de combattre, et
qu'ils ne manquaient de rien : qu'Othon attendait de la
Mésie et de la Pannonie une armée aussi
nombreuse que celle qu'il avait déjà ; qu'il
devait donc choisir son temps, au lieu de prendre celui des
ennemis ; que ses troupes, qui témoignaient tant de
confiance lorsqu'elles étaient peu nombreuses,
n'auraient pas moins d'ardeur quand leur nombre serait
augmenté ; qu'elles n'en combattraient au contraire,
qu'avec plus de courage. «Et sans cela, ajouta-t-il,
les délais sont à notre avantage, parce que
nous avons tout en abondance ; au lieu que le retard sera
funeste à Cécina, qui, campé dans un
pays ennemi, se verra bientôt réduit à
manquer des choses même les plus
nécessaires». L'avis de Paulinus fut
appuyé par Marius Celsus ; Annius Gallius
était absent ; il se faisait traiter d'une chute de
cheval. Othon lui écrivit pour le consulter, et il
lui répondit de ne pas se presser, et d'attendre
l'armée de Mésie, qui était en
chemin.
XII. Othon ne se rendit
point à ce dernier avis ; le sentiment de ceux qui
le poussaient à combattre l'emporta. On en donne
plusieurs motifs : le plus vraisemblable, c'est que les
soldats prétoriens qui composent la garde de
l'empereur, assujettis alors à une exacte discipline
dont ils faisaient en quelque sorte l'essai, regrettant les
spectacles, les fêtes de Rome et la vie oisive qu'ils
y menaient sans avoir à combattre, ne souffraient
pas qu'on apportât aucun retard à l'impatience
qu'ils avaient de livrer bataille, se tenant assurés
de renverser l'ennemi du premier choc. Othon
lui-même, à ce qu'il paraît, ne pouvait
plus supporter l'incertitude de l'avenir, ni endurer cette
agitation d'esprit que sa mollesse naturelle et
l'inexpérience du malheur lui rendaient si
pénible. Peu accoutumé à envisager le
péril, fatigué des soins accablants qui en
étaient la suite, il ne sut que se hâter, et
se jeter, pour ainsi dire les yeux fermés, dans le
précipice, en abandonnant tout au hasard. Tel est le
récit de l'orateur Secundus, secrétaire
d'Othon. D'autres assurent que les deux armées
eurent souvent la volonté de se réunir, pour
élever en commun, à l'empire, celui des
généraux présents qu'elles en
jugeraient le plus digne ; et si elles ne pouvaient
s'accorder, d'en déférer le choix au
sénat. Il n'est pas sans invraisemblance qu'aucun
des deux empereurs ne leur paraissant digne de ce rang
suprême, les véritables soldats romains, ceux
qui avaient de la sagesse et de l'expérience,
n'eussent été frappés de ces
pensées que ce serait une chose aussi honteuse que
déplorable, de se précipiter eux-mêmes
dans les malheurs où leurs ancêtres, par un
aveuglement digne de pitié, s'étaient
jetés mutuellement, d'abord pour les factions de
Sylla et de Marius, ensuite pour celles de César et
de Pompée ; et de s'y précipiter pour donner
l'empire à Vitellius ou à Othon : à
l'un, pour assouvir son ivrognerie et sa voracité ;
à l'autre, pour satisfaire son luxe et ses
débauches (6). Ces dispositions des
troupes engageaient Celsus à différer, dans
l'espérance que, sans combat et sans effort, les
affaires se décideraient d'elles-mêmes ; mais
ce fut la crainte de ce dénouement qui porta Othon
à presser la bataille.
XIII. Il s'en retourna
sur-le-champ à Brexelles (7) et cette retraite fut
une grande faute de sa part, en ce qu'elle ôta
à ses troupes la honte et l'émulation que sa
présence leur eût inspirées ; en second
lieu, parce que emmenant avec lui, pour sa garde, les
meilleurs et les plus zélés des cavaliers et
des gens de pied, il coupa, pour ainsi dire, le nerf de son
armée. Il y eut ces jours-là un combat, aux
bords du Pô, pour un pont que Cécina voulait
jeter sur ce fleuve, et dont les troupes othoniennes
voulaient empêcher la construction. Comme elles n'y
pouvaient réussir, elles mirent dans des bateaux des
torches enduites de poix et de soufre ; et, après
les avoir allumées, elles abandonnèrent les
bateaux au vent, qui les porta sur les ouvrages des
ennemis. Il s'éleva d'abord une fumée
épaisse, et bientôt une flamme
considérable, dont ceux qui conduisaient les barques
furent tellement effrayés, qu'en se jetant dans le
fleuve ils renversèrent les bateaux, et se
livrèrent aux coups et à la risée des
ennemis. Les troupes de Germanie allèrent charger
les gladiateurs d'Othon, pour leur disputer une île
située au milieu du Pô ; elles les
repoussèrent, et en tuèrent un grand
nombre.
XIV. Les soldats
d'Othon, renfermés dans Bébriac,
irrités de cette défaite, demandant à
grands cris qu'on les menât à l'ennemi,
Proculus les fit donc sortir, et alla camper à
cinquante stades de la ville ; mais il se posta si mal, et
d'une manière si ridicule, qu'au milieu même
du printemps, et dans un pays arrosé de
rivières et de sources qui ne tarissent jamais, son
camp manquait d'eau. Le lendemain, quand il voulut les
mener à l'ennemi, qui était à cent
stades de là, Paulinus le retint, et lui
représenta qu'il fallait attendre, et ne pas aller,
fatigués déjà d'une longue marche,
attaquer des troupes bien armées, qui auraient tout
le temps de se ranger en bataille, pendant
qu'eux-mêmes auraient fait une grande course,
embarrassés de bagages et de valets. Les
généraux étaient en dispute à
ce sujet, lorsqu'un cavalier numide leur apporta des
lettres d'Othon, qui leur ordonnait de ne plus
différer, et d'aller sur-le-champ attaquer les
ennemis (8).
Aussitôt l'armée se met en marche ; et
Cécina, averti de leur approche, en est tellement
troublé, qu'abandonnant à l'heure même
et le travail du pont et la rivière, il rentre dans
son camp, où il trouve la plus grande partie des
soldats qui, déjà armés, avaient
reçu de Valens le mot de la bataille. Pendant que
les légions achèvent de se ranger, on
détache la cavalerie, pour commencer les
escarmouches.
XV. Tout à coup,
je ne sais sur quel fondement, le bruit courut, dans les
premiers rangs de l'armée d'Othon, que les
généraux de Vitellius passaient dans leur
parti. Lors donc que les deux armées furent proches,
ceux d'Othon saluèrent les autres avec amitié
en les traitant de compagnons ; mais les Vitelliens, loin
de recevoir ce salut avec douceur, y répondirent
d'un ton de colère et de fureur qui
n'annonçait que la volonté de combattre. Les
autres, déconcertés de leur méprise,
perdirent courage, et furent soupçonnés de
trahison par les Vitelliens : aussi, troublés
dès la première charge, ne firent-ils rien
avec ordre. Les bêtes de somme, qui se trouvaient
mêlées avec les combattants, mettaient la
confusion dans les rangs ; d'ailleurs, le champ de bataille
étant coupé de fossés et de ravins,
ils étaient obligés de prendre des
détours pour les éviter, et de combattre par
pelotons séparés. Il n'y eut que deux
légions, l'une de Vitellius, appelée la
Ravissante, l'autre d'Othon, nommée la Secourable,
qui, se dégageant de ces défilés, et
se déployant dans une plaine nue et
découverte, livrèrent un véritable
combat, et se battirent fort longtemps.
XVI. Les soldats d'Othon
étaient pleins de force et de courage ; mais ils
faisaient ce jour-là leur essai de la guerre : ceux
de Vitellius, depuis longtemps aguerris, étaient
affaiblis par l'âge et par les fatigues. Les troupes
d'Othon les ayant donc chargés avec
impétuosité, les enfoncèrent, leur
enlevèrent l'aigle de la légion, et firent
main-basse sur les premiers rangs. Les soldats de
Vitellius, outrés de honte et de colère,
reviennent sur eux avec fureur, tuent Orphidius, qui les
commandait, et enlèvent plusieurs enseignes. Les
gladiateurs d'Othon, qui passaient pour avoir, dans ces
combats corps à corps, de l'expérience et du
courage, furent chargés par Alphénus Varus
à la tête des Bataves, les meilleurs cavaliers
de la Germanie, qui habitent une île située au
milieu du Rhin. Très peu de ces gladiateurs tinrent
ferme en fuyant presque tous vers le Pô, ils
tombèrent dans des cohortes ennemies qui
étaient là en bataille ; et, après
quelque résistance, ils furent tous taillés
en pièces (9). Mais aucun corps ne se
conduisit avec plus de lâcheté que celui des
prétoriens : ils n'attendirent pas que les ennemis
en vinssent aux mains avec eux, et, prenant la fuite
à travers les autres troupes qui étaient en
bataille, ils y portèrent le désordre et
l'effroi. Cependant plusieurs compagnies de l'armée
d'Othon, ayant vaincu ceux qu'elles avaient en tête,
s'ouvrirent un passage au milieu des ennemis vainqueurs, et
regagnèrent le camp. Mais de leurs
généraux, ni Proculus, ni Paulinus,
n'osèrent s'y rendre ; ils se sauvèrent
chacun de son côté, par la crainte des
soldats, qui rejetaient sur leurs chefs la cause de leur
défaite. Annius Gallus reçut dans
Bébriac ceux qui s'échappèrent de la
bataille, et leur dit, pour les consoler, que le
succès avait été partagé, et
qu'en plusieurs endroits ils avaient vaincu les
ennemis.
XVII. Marius Celsus,
ayant assemblé les principaux officiers, les exhorta
à s'occuper du salut commun. «Après une
telle défaite, leur dit-il, après un si grand
carnage de citoyens, Othon lui-même, s'il est homme
de bien, ne voudra pas tenter une seconde fois la fortune
des armes ; il n'ignore pas que Caton et Scipion, qui ne
voulurent pas céder à César
après sa victoire de Pharsale, sont
blâmés encore aujourd'hui, quoiqu'ils
combattissent pour la liberté publique, d'avoir,
sans nécessité, causé en Afrique la
perte de tant de braves gens. La fortune, qui se livre
indifféremment à tous les hommes, ne peut
ôter aux hommes de bien ce seul avantage de savoir,
dans les revers, faire usage de leur raison pour
réparer leurs malheurs». Les officiers,
persuadés par ce discours, allèrent d'abord
sonder les soldats, qu'ils trouvèrent
disposés à demander la paix. Titianus
lui-même fut d'avis de députer vers les
ennemis pour ménager un accord. Celsus et Gallus,
qui furent chargés de cette députation,
partirent pour aller traiter avec Cécina et Valens.
Ils rencontrèrent en chemin des centurions, qui leur
apprirent que l'armée de Vitelius marchait sur
Bébriac, et qu'ils allaient, de la part de leurs
généraux, proposer un accommodement. Celsus
et Gallus, charmés de cette disposition,
engagèrent les centurions à retourner sur
leurs pas, et à venir avec eux parler à
Cécina. Lorsqu'ils furent près des ennemis,
Celsus se trouva dans le plus grand danger : les cavaliers
qui avaient été battus au combat de
l'embuscade, et qui marchaient à la tête de
l'armée, ne l'eurent pas plutôt aperçu
qu'ils coururent sur lui en jetant de grands cris. Les
centurions qui l'accompagnaient se mirent devant lui, et
arrêtèrent les cavaliers ; les autres
capitaines crièrent aux soldats de l'épargner
; et Cécina, instruit de ce qui se passait, accourut
lui-même, apaisa ces cavaliers, et, saluant Celsus
avec amitié, ils se rendirent tous ensemble à
Bébriac. Cependant Titianus, qui s'était
repenti d'avoir député aux ennemis, avait
choisi les soldats les plus audacieux, et les avait
placés sur les murailles, en exhortant les autres
à les secourir. Mais quand ils virent Cécina
s'avancer à cheval et leur tendre la main, ils ne
firent aucune résistance : les uns saluèrent
les soldats du haut des murailles ; les autres, ouvrant les
portes, sortirent de la ville, et allèrent se
mêler avec les troupes qui arrivaient. Aucun ne se
permit la moindre violence ; ils s'embrassèrent
mutuellement, en se donnant les plus grands
témoignages d'amitié ; et ayant tous
prêté serment à Vitellius, ils se
rendirent à lui.
XVIII. Tel est le
récit que font de cette bataille la plupart de ceux
qui s'y trouvèrent : ils avouent cependant que
l'inégalité du terrain, et le désordre
avec lequel on combattit, ne leur permirent pas d'en
connaître tous les détails. Mais dans la
suite, comme je passais sur le champ de bataille avec
Mestrius Florus, homme consulaire, il me montra un
vieillard qui, dans sa jeunesse, s'était
trouvé à cette journée, non
volontairement, mais forcé par ceux du parti
d'Othon. Il nous raconta qu'après le combat il avait
vu un monceau de morts si élevé, que les
derniers rangs étaient au niveau des personnes qui
en approchaient (10). Il ajouta qu'il
n'avait pu en trouver lui-même la raison, ni
l'apprendre de personne. Il est vraisemblable que dans les
guerres civiles, quand une des armées est en
déroute, le carnage est plus grand que dans les
autres guerres, parce qu'on n'y fait point de prisonniers,
ceux qui les auraient pris ne pouvant en faire aucun usage
: mais par quelle raison ces cadavres étaient-ils
entassés si haut ? c'est ce qu'il est difficile de
dire.
XIX. La première
nouvelle qu'Othon reçut de sa défaite fut
d'abord incertaine, comme il est ordinaire dans des
événements de cette importance ; mais elle
lui fut confirmée par les blessés qui
arrivaient de la bataille. Il n'est pas étonnant
que, dans un pareil revers, ses amis aient fait leur
possible pour prévenir son désespoir et
soutenir son courage : mais ce qui paraît incroyable,
c'est l'affection que ses soldats firent éclater
pour lui : on n'en vit pas un seul le quitter pour passer
du côté des vainqueurs, ou chercher à
se sauver lors même qu'il voyait son
général désespérer de son salut
: assemblés devant sa porte, ils l'appelaient
toujours leur empereur ; et quand il sortait, ils tombaient
à ses genoux (11), lui tendaient les
mains en poussant des cris, et le conjurant avec larmes de
ne pas les abandonner, de ne pas les livrer à leurs
ennemis, mais de les employer à tout ce qu'il
voudrait tant qu'il leur resterait un souffle de vie. Ils
lui faisaient tous la même prière ; et un
simple soldat tirant son épée :
«César, lui dit-il, sachez que tous mes
compagnons sont aussi résolus que moi à
mourir pour vous». En disant ces mots, il se tua
devant lui.
XX. Mais rien ne put
fléchir Othon après avoir jeté ses
regards autour de lui avec un air assuré et un
visage riant : «Mes compagnons, leur dit-il, les
dispositions dans lesquelles je vous vois, et les
témoignages touchants de votre affection, rendent
cette journée bien plus heureuse pour moi que celle
où vous m'élevâtes à l'empire ;
mais ne me refusez pas une marque d'intérêt
plus grande encore, celle de me laisser mourir
honorablement pour tant de braves citoyens. Si je fus digne
de l'empire romain, je ne dois pas craindre de me sacrifier
pour ma patrie. La victoire, je le sais, n'est ni
entière, ni assurée pour les ennemis :
j'apprends que notre armée de Mésie n'est
qu'à quelques journées de nous, et qu'elle
vient par la mer Adriatique ; l'Asie, la Syrie, l'Egypte,
et les légions qui faisaient la guerre en
Judée, se sont déclarées pour nous ;
le sénat est dans notre parti ; les femmes et les
enfants de nos ennemis sont entre nos mains. Mais ce n'est
pas contre Annibal, contre Pyrrhus et les Cimbres, que nous
faisons la guerre pour leur disputer la possession de
l'Italie de part et d'autre ; ce sont des Romains qui
combattent : vainqueurs ou vaincus, nous faisons
également le malheur de notre patrie, et la victoire
est toujours funeste à Rome. Croyez que je puis
mourir avec plus de gloire que je ne sais régner ;
et je ne vois pas que je puisse être aussi utile aux
Romains par ma victoire que je le serai par ma mort, en me
sacrifiant pour ramener la paix et l'union dans l'empire,
pour empêcher que l'Italie ne voie une seconde
journée aussi funeste que l'a été
celle-ci».
XXI. Malgré ce
discours, ses amis renouvelèrent leurs efforts pour
l'encourager et le détourner de sa résolution
mais il fut inflexible ; il leur commanda, ainsi qu'aux
sénateurs qui étaient présents, de
songer à leur sûreté. Il envoya le
même ordre aux absents, et écrivit aux villes
de les recevoir honorablement et de leur donner une escorte
pour assurer leur retraite. Il fit approcher ensuite son
neveu Coccéius, qui était encore fort jeune,
l'exhorta à prendre courage, et à ne pas
craindre Vitellius : «Je lui ai conservé,
ajouta-t-il, sa mère, sa femme et ses enfants, avec
autant de soin que j'en aurais eu de ma propre famille.
C'est pour cela que je ne t'ai pas adopté pour mon
fils, comme j'avais d'abord désiré le faire ;
mais j'attendais quel serait l'événement de
la guerre : souviens-toi que je n'ai différé
cette adoption que pour te faire régner avec moi si
j'étais vainqueur, et afin qu'elle ne fût pas
cause de ta mort, si la victoire se déclarait contre
moi. La dernière recommandation que je te ferai, mon
fils, c'est de ne pas entièrement oublier, mais
aussi de ne pas trop te souvenir, que tu as eu pour oncle
un empereur». Il finissait à peine de parler,
qu'il entendit des cris et du tumulte à sa porte ;
c'étaient les soldats qui menaçaient de tuer
les sénateurs s'ils ne restaient pas, et s'ils
abandonnaient leur empereur. Craignant pour leur vie, il
parut une seconde fois en public, non avec un air doux et
d'un ton de prière, mais avec un visage
irrité et une voix menaçante : il
lança sur ceux des soldats qui faisaient le plus de
bruit un regard si terrible, qu'ils se retirèrent
pleins d'effroi. Sur le soir il eut soif, et but un verre
d'eau : ensuite il se fit apporter deux épées
; et après en avoir longtemps examiné le fil,
il rendit l'une, et mit l'autre sous son bras. Il appela
ses domestiques, leur parla avec bonté, leur
distribua ce qu'il avait d'argent, à l'un plus,
à l'autre moins ; non pas cependant avec
prodigalité, comme appartenant déjà
à un autre maître, mais avec une mesure
proportionnée à leur mérite respectif.
Après ce partage il les congédia, et dormit
si profondément que ses valets de chambre
l'entendaient ronfler.
XXII. Au point du jour
il fit appeler l'affranchi qu'il avait chargé de
pourvoir au départ des sénateurs, et l'envoya
s'informer s'ils étaient partis. Avant appris par
son rapport qu'ils s'en étaient allés,
pourvus de tout ce qui leur était nécessaire
: «Maintenant, lui dit-il, va te montrer aux soldats,
si tu ne veux pas qu'ils te fassent périr
misérablement, comme m'ayant aidé à me
donner la mort». Dès que l'affranchi fut
sorti, il prit son épée, et la tenant droite
de ses deux mains, il se laissa tomber de haut sur la
pointe, et ne donna d'autre signe de douleur qu'un soupir
qui fit connaître à ceux du dehors qu'il
venait d'expirer. Ses domestiques jetèrent un grand
cri, qui fut suivi des gémissements du camp et de la
ville. Les soldats accoururent au tumulte à sa porte
; ils firent retentir la maison de leurs lamentations et de
leurs regrets, en se reprochant leur lâcheté
de n'avoir pas veillé sur leur empereur, pour
l'empêcher de se sacrifier pour eux. Quoique l'ennemi
fût déjà proche d'eux, ils
restèrent auprès du corps ; et après
l'avoir enseveli honorablement, ils dressèrent un
bûcher, ils accompagnèrent son convoi en
armes, et se disputèrent l'honneur de porter son lit
funèbre. Les uns se jetaient sur lui et baisaient sa
plaie ; les autres lui prenaient les mains : ceux qui ne
pouvaient l'approcher se prosternaient à son passage
et l'adoraient de loin. Il y en eut qui, après avoir
jeté leurs flambeaux sur le bûcher, se
tuèrent eux-mêmes. Ce n'était pas
qu'ils eussent reçu de lui aucun bienfait, au moins
connu, ni qu'ils craignissent les maux que les vainqueurs
pouvaient leur faire ; mais il paraît que jamais
aucun roi ni aucun tyran n'eurent une passion si forte de
régner, que ces soldats d'être
commandés par Othon et de lui obéir. Ce
désir ne les quitta point même après sa
mort, et il aboutit à une haine implacable contre
Vitellius, comme nous le dirons en son lieu.
XXIII. Après
avoir confié à la terre les cendres d'Othon,
ils lui élevèrent un tombeau qui ne pouvait
exciter l'envie, ni par la grandeur du monument, ni par le
faste des inscriptions. En passant par Brexelles, j'ai vu
ce tombeau, qui est fort modeste, et qui n'a que cette
simple épitaphe : «A la mémoire de
Marcus Othon». Il mourut âgé de
trente-sept ans, après un règne de trois
mois. Les censeurs de sa vie ne sont ni en plus grand
nombre, ni d'un plus grand poids, que ceux qui ont
loué sa mort. S'il ne vécut guère
mieux que Néron, il mourut du moins avec plus de
courage. Les soldats se mutinèrent contre Pollion
(12), l'un de leurs
généraux, qui voulait leur faire prêter
tout de suite serment de fidélité à
Vitellius. Instruits qu'il restait dans la ville quelques
sénateurs, ils laissèrent tous les autres
pour s'adresser à Verginius Rufus : ils
allèrent chez lui en armes, et voulurent le forcer
d'être ou leur général ou leur
député auprès des vainqueurs : mais il
eût cru faire une folie que d'accepter d'une
armée vaincue l'empire qu'il avait refusé
lorsqu'elle était victorieuse. Il craignait aussi
d'aller en députation vers les Germains, qu'il avait
forcés de faire bien des choses contre leur
volonté. Il se déroba donc par une porte de
derrière : et lorsque les soldats l'eurent appris,
ils prêtèrent serment à Vitellius, et
se joignirent aux troupes de Cécina, qui leur
accorda le pardon de tout ce qui s'était
passé.
(1) C'était
le quinze janvier de l'an de Rome huit cent vingt-deux,
car Plutarque a dit que Galba avait été
tué le dix-huit des calendes de février,
c'est-à-dire le quatorze janvier. |
|
(2) Il faut
lire Cluvius Rufus, d'après la remarque de
plusieurs savants. Il avait été consul
l'an de Rome sept cent quatre-vingt-dix-huit, sous
l'empereur Claude, et avait écrit l'histoire de
son temps. Voyez Tacite, Histor. I, VIII. |
|
(3) On a
raison d'être surpris que le nouvel empereur ait
porté si loin la complaisance pour le peuple,
que de consentir à prendre le nom d'un monstre
tel que Néron, dont la mort avait causé
une joie universelle, et surtout qu'il l'ait mis
lui-même en tête des lettres qu'il
adressait aux gouverneurs. La plus vile populace, que
Néron laissait vivre dans la licence et le
désordre, avait seule pu manifester le
désir de lui voir prendre ce nom. Etait-ce
à des gens de cette espèce qu'Othon
devait être jaloux de complaire ? |
|
(4) Amyot a
traduit, dans l'île du Tibre à Rome
; ces deux derniers mots ne sont pas dans le texte : il
est plus probable qu'il s'agit de l'île
formée par les deux bras du Tibre à son
embouchure, et qui s'appelait l'île
Sacrée. |
|
(5) Voyez,
sur Paulinus, Tacite, Histor. II, XXV et
XXVI. |
|
(6) Ces
pensées pouvaient tomber dans l'esprit de
quelques personnes honnêtes, qui souhaitaient de
voir la paix succéder à la guerre, et de
changer deux mauvais princes pour un bon. Mais, suivant
la réflexion de Tacite, Hist. II, XXXVII,
il est à croire que Paulinus était trop
sage pour se persuader que les soldats qui avaient
allumé volontairement la guerre civile
voulussent y renoncer, par le désir du repos,
dans un siècle si corrompu ; ni que deux
armées, différentes de moeurs, de langage
et d'intérêt, pussent jamais s'accorder
sur un objet si important. D'ailleurs, la plupart des
chefs des deux partis, accablés de dettes et
souillés de mille crimes, auraient-ils
donné leurs voix à un prince qui ne leur
eût pas ressemblé ? |
|
(7) Quand le
combat fut résolu, dit Tacite, Hist. I,
XXXIII, on délibéra si l'empereur devait
s'y trouver en personne, ou se retirer. Paulinus et
Marius Celsus n'osèrent s'opposer à sa
retraite, de peur qu'ils ne parussent vouloir l'exposer
au danger. Il se retira donc à Brexelles, et ce
fut le commencement de sa perte, comme Plutarque va le
dire. |
|
(8) Tacite,
ibid. XL, ajoute que les ordres d'Othon
étaient exprimés dans les termes les plus
durs, et accompagnés de sanglants reproches sur
la lenteur des généraux ; tant il
était fatigué de ces délais, et
impatient de voir à quoi se termineraient ses
espérances ! |
|
(9) Les
anciens faisaient peu de cas des gladiateurs pour
combattre comme soldats. Platon, dans son dialogue
intitulé Lachès, ou de la Valeur,
fait voir qu'ils avaient peu de courage dans les
armées, et qu'ils y sont presque inutiles. |
|
(10) Le
texte est tellement altéré en cet
endroit, qu'il est impossible de se flatter de le
restituer par conjecture ; et l'on ne peut
établir d'une manière probable,
d'après un passage si corrompu, que Plutarque ne
soit pas l'auteur des vies de Galba et d'Othon, comme
M. Dacier s'efforce de le prouver. Il les croit d'un de
ses fils, quoique Lamprias, un des fils de Plutarque,
les attribue à son père, dans le
catalogue qu'il nous a laissé de ses
ouvrages. |
|
(11) Dans le
texte, ces derniers mots rendus à la lettre
signifieraient : ils devenaient comme des
trophées. Amyot les a rendus ainsi : Ils
se prosternèrent à ses pieds, ne plus ne
moins que l'on présente des gens couchés
en un trophée. M. Dacier a traduit, qu'ils
tombaient simplement à ses pieds ; mais dans sa
note il observe que l'expression du texte est
singulière, et qu'il ne croit pas qu'on en
trouve un seul exemple : il dit qu'ils étaient
comme ces figures qu'on voit au pied des
trophées dans une posture humiliée et
suppliante. M. Mosés Dusoul pense que le texte
est altéré, et il propose une correction
qui signifie qu'il s'y prenaient de toutes les
manières pour engager Othon à tenter une
seconde fois le sort des armes. Il allègue
en preuve que cette façon de parler se trouve
dans plusieurs écrivains grecs. |
|
(12) Suétone et Tacite ne parlent point de ce Pollion, à moins que, selon la conjecture de Juste-Lipse sur le chap. XLVI du second livre des Histoires de Tacite, ce ne fat le même que Plotius Firmus, préfet du prétoire, qui aurait eu le surnom de Pollion. |