I. Le lendemain, au point du jour (1), le nouvel empereur se rendit au Capitole ; et, après y avoir offert un sacrifice, il se fit amener Marius Celsus, le reçut et lui parla avec bonté, et l'exhorta à oublier la cause de sa détention, plutôt que de se souvenir de la liberté qu'il lui rendait. Celsus, sans montrer ni bassesse ni ingratitude, lui répondit que le crime même dont on l'accusait était un garant de son caractère, puisqu'on ne lui reprochait que sa fidélité à Galba, à qui il n'avait eu aucune obligation particulière. Toute l'assemblée applaudit aux discours de l'un et de l'autre, et les gens de guerre même en furent satisfaits. Dans le sénat, Othon tint des discours pleins de douceur et de popularité ; il partagea avec Verginius Rufus le temps qui lui restait de son consulat et conserva dans cette dignité tous ceux qu'avaient désignés Néron et Galba. Il conféra des sacerdoces à ceux que leur âge ou leur réputation en rendaient dignes. Tous les sénateurs bannis sous Néron furent rétablis dans la portion de leurs biens qui n'avait pas été vendue, et qu'on put retrouver. Ces commencements rassurèrent les premiers et les principaux citoyens, qui d'abord, tremblants de frayeur, avaient regardé Othon moins comme un homme que comme une furie ou un démon horrible qui venait fondre sur l'empire, et ils conçurent les plus douces espérances d'un gouvernement qui s'annonçait sous de si riants auspices.

II. Mais rien ne fut plus agréable aux Romains, et plus propre à lui concilier leur affection, que sa conduite envers Tigellinus. Ce scélérat était déjà puni par la crainte secrète qu'il avait d'un châtiment que toute la ville demandait comme une dette publique, et par les maux incurables dont il était tourmenté. Ses débauches détestables, ses dissolutions impies avec d'infâmes prostituées, dont son incontinence lui faisait toujours un besoin dans les bras même de la mort, étaient pour lui, aux yeux des gens sages, le dernier supplice, et un tourment comparable à mille morts. Cependant on ne pouvait, sans chagrin, voir jouir de la lumière du soleil un misérable qui l'avait ravie à tant et à de si grands hommes. Othon l'envoya prendre dans une maison de plaisance qu'il avait auprès de Sinuesse, et où il se tenait avec des vaisseaux tout prêts pour sa fuite. Il offrit d'abord des sommes considérables à celui qui était chargé de l'ordre d'Othon, pour obtenir la permission de s'échapper : mais n'ayant pu le séduire, il ne laissa pas de lui faire des présents, et lui demanda le temps de se raser : il l'obtint, et prit un rasoir, avec lequel il se coupa la gorge. Othon, après avoir donné au peuple une satisfaction si juste, oublia tout ressentiment particulier. Pour complaire à la multitude, il ne refusa pas d'abord d'être appelé Néron sur les théâtres ; il n'empêcha pas même quelques Romains de relever publiquement des statues de cet empereur ; et Claudius Rufus (2) rapporte que les diplômes impériaux envoyés en Espagne, pour les commissions des courriers, portaient ce beau nom de Néron joint à celui d'Othon (3) : mais voyant le déplaisir qu'en avaient les principaux et les plus honnêtes citoyens de Rome, il cessa de le prendre.

III. Othon commençait ainsi à établir son empire, lorsque les soldats lui donnèrent des sujets d'inquiétude, en l'exhortant sans cesse à se tenir sur ses gardes, à se défier des citoyens les plus distingués, à les éloigner de sa personne, soit que par affection ils craignissent réellement pour ses jours, soit qu'ils ne cherchassent qu'un prétexte pour causer de la sédition et du trouble. L'empereur ayant donné ordre à Crispinus de lui amener la dix-septième cohorte, qui était en garnison à Ostie, et cet officier ayant commencé, avant le jour, à faire charger les armes sur des chariots, les plus audacieux d'entre les soldats se mirent à crier que Crispinus n'était venu que pour de mauvais desseins ; que le sénat méditait quelque changement, et que ces armes étaient non pour César, mais contre César. Ces propos animent et irritent le plus grand nombre : les uns arrêtent les chariots, les autres massacrent deux des centurions, et Crispinus lui-même, qui s'opposait à cette violence ; et tous, prenant leurs armes, s'encouragent mutuellement à voler au secours de l'empereur, et marchent droit à Rome. Ils apprennent, en arrivant, que quatre-vingts sénateurs soupent chez l'empereur ; et sur-le-champ ils se portent au palais, en disant que l'occasion était favorable pour tuer d'un seul coup tous les ennemis de César.

IV. La ville, qui se voyait menacée du pillage, était dans la plus vive inquiétude ; on courait çà et là dans le palais, et Othon lui-même se trouvait dans une grande perplexité, tremblant pour ces sénateurs, qui ne le redoutaient pas moins lui-même. Il les voyait sans voix, les yeux fixés sur lui ; et plusieurs d'entre eux d'autant plus effrayés, qu'ils étaient venus chez Othon avec leurs femmes. Il envoie les capitaines des gardes prétoriennes parler aux soldats, et les adoucir ; il dit à ses convives de se lever de table, et les fait sortir du palais par une porte de derrière. Ils étaient à peine dehors, que les soldats, entrant dans la salle, demandent ce que sont devenus les ennemis de César. Alors Othon se lève sur son lit, leur parle longtemps pour les apaiser, n'épargne ni prières, ni larmes, et, après bien des efforts, vient enfin à bout de les renvoyer. Le lendemain, il leur fit distribuer douze cent cinquante drachmes par tête, et se rendit au camp, où, après avoir loué en général les soldats de l'affection et du zèle qu'ils lui avaient témoignés, il leur dit qu'il y en avait parmi eux dont les intentions n'étaient point pures, qui faisaient calomnier la douceur et la fidélité de leurs compagnons ; il les pria de partager son ressentiment, et de l'aider à les punir. Ils applaudirent à son discours, et pressèrent eux-mêmes le châtiment des coupables ; il n'en fit arrêter que deux, dont la punition ne devait affliger personne, et il s'en retourna au palais.

V. Ceux qui l'aimaient, et qui avaient pris confiance en lui, s'étonnaient de ce changement ; les autres pensaient qu'il ne faisait qu'obéir à la nécessité des circonstances, et qu'il flattait le peuple à cause de la guerre dont il était menacé. Il avait appris que Vitellius s'était investi du titre et des marques de la dignité impériale, et tous les jours il recevait des courriers qui lui annonçaient que le nombre des partisans de Vitellius croissait de plus en plus. D'un autre côté, on lui apprenait que les armées de Pannonie, de Dalmatie et de Mésie, avec leurs généraux, s'étaient déclarées pour Othon. Il reçut presque en même temps des lettres très satisfaisantes de Mucianus et de Vespasien, qui commandaient deux puissantes armées, l'une en Syrie, et l'autre dans la Judée. Ces nouvelles lui avant rendu toute sa confiance, il écrivit à Vitellius pour l'engager à ne pas porter trop haut ses vues ambitieuses ; il lui offrit des sommes considérables, et la propriété d'une ville où il pourrait passer, au sein du repos, une vie douce et tranquille. Vitellius, dans sa réponse, se moquait de lui en termes couverts ; et bientôt, s'étant aigris l'un l'autre, ils s'écrivirent réciproquement des injures, des railleries et des paroles outrageantes ; ils en vinrent même jusqu'à se reprocher, avec une folie ridicule, mais avec vérité, les vices qui leur étaient communs, tels que la débauche, la mollesse, l'inexpérience dans la guerre, leur ancienne pauvreté, leurs dettes immenses ; et il était difficile de décider lequel des deux, sous tous ces rapports, l'emportait sur l'autre.

VI. Cependant on annonça des signes et des prodiges, à la vérité la plupart incertains, et qui n'étaient avoués de personne ; mais on vit, dans le Capitole, une Victoire montée sur un char laisser échapper ses rênes, qu'elle ne pouvait plus retenir. Dans l'île du Tibre (4), une statue de César, sans qu'il y eût ni tremblement de terre, ni tourbillon de vent, se tourna tout à coup de l'occident vers l'orient : ce prodige arriva, dit-on, dans le temps que Vespasien prit ouvertement le titre d'empereur. Le débordement du Tibre, qui survint alors, fut pris généralement en mauvaise part. C'était bien la saison où les rivières grossissent ; mais jamais le Tibre n'avait été si enflé, et n'avait causé de si grands ravages. Il inonda et couvrit de ses eaux une grande partie de la ville, et surtout le marché au blé, ce qui occasionna, pendant plusieurs jours, une grande famine dans Rome.

VII. On reçut en même temps la nouvelle que Valens et Cécina, deux généraux de Vitellius, s'étaient saisis des sommets des Alpes. Dans Rome, Dolabella, né d'une des premières familles, fut soupçonné par les cohortes prétoriennes de tramer quelque nouveauté. L'empereur, soit qu'il le craignît, lui ou quelque autre, l'envoya à Aquinum, en lui donnant l'assurance qu'il y serait tranquille. Lorsqu'il choisit les personnes d'un rang distingué qui devaient l'accompagner à l'expédition contre Vitellius, il mit dans le nombre Lucius, frère de cet empereur, sans augmenter ni diminuer les honneurs dont il jouissait. Il fit donner aussi l'assurance la plus formelle à la mère et à la femme de Vitellius, qu'elles n'avaient rien à craindre pour elles. Il rendit le gouvernement de Rome à Flavius Sabinus, frère de Vespasien, soit pour honorer la mémoire de Néron, de qui Sabinus avait reçu cette charge dont ensuite Galba l'avait dépouillé, soit pour montrer à Vespasien, en augmentant l'état de Sabinus, son affection et sa confiance en lui. Il s'arrêta à Brexelles, ville d'Italie, sur le Pô, et donna la conduite de son armée à Marius Celsus, à Suétonius Paulinus, à Gallus et à Spurina, tous généraux d'une grande réputation ; mais l'insolence et l'insubordination de leurs soldats, qui refusèrent de leur obéir, sous prétexte que l'empereur seul avait le droit de les commander, puisque lui-même n'avait reçu ce droit que d'eux, les empêchèrent de suivre le plan de campagne qu'ils s'étaient fait.

VIII. Il est vrai que les soldats ennemis n'étaient pas dans des dispositions plus saines, ni plus soumis à leurs généraux ; ils n'avaient, et par les mêmes causes, ni moins d'audace ni moins d'insolence que ceux d'Othon : mais ils avaient sur ceux-ci l'avantage de l'expérience militaire : ils ne fuyaient pas la peine et les fatigues, dont ils avaient l'habitude. Les prétoriens, au contraire, amollis par l'oisiveté, par la vie paisible qu'ils menaient à Rome, sur les théâtres, aux assemblées et dans les spectacles, affectaient avec une sorte de fierté et d'arrogance de dédaigner les fonctions militaires, non par défaut de courage, mais parce qu'ils les regardaient comme au-dessous d'eux. Spurina, l'un de leurs chefs, ayant voulu les y assujettir, fut en danger de périr par leurs mains. Ils ne lui épargnèrent ni les injures, ni les outrages ; et, l'accusant de trahison, ils lui reprochèrent de ruiner les affaires de César, en ne profitant pas des occasions favorables qui se présentaient. Quelques-uns même, étant pleins de vin, allèrent la nuit dans sa tente, et lui demandèrent un congé pour aller l'accuser auprès de César. Mais ce qui fut très utile à Spurina et à l'état des affaires, c'est l'affront que son armée reçut à Plaisance. Les légions de Vitellius, étant allées attaquer cette place, firent aux soldats d'Othon, qui étaient sur les murailles, les railleries les plus sanglantes ; ils les traitèrent de comédiens, de danseurs, de spectateurs des jeux pythiques et olympiques, qui, sans aucune expérience des combats et des faits d'armes, regardaient comme un grand exploit d'avoir coupé la tête d'un vieillard désarmé (c'était de Galba qu'ils parlaient), mais n'avaient jamais osé se présenter en bataille devant des hommes. Ces paroles offensantes les piquèrent au vif, et, brûlant de s'en venger, ils allèrent se jeter aux pieds de Spurina, le conjurèrent de faire usage de leurs bras, de leur commander tout ce qu'il voudrait, lui protestant qu'ils supporteraient tous les travaux et braveraient tous les périls.

IX. Les Vitelliens donnèrent un rude assaut à la ville, et mirent en usage toutes leurs batteries ; mais les troupes de Spurina ayant eu l'avantage sur eux, les repoussant, en firent un grand carnage, et conservèrent une des plus célèbres et des plus florissantes villes d'Italie. Les généraux d'Othon étaient d'un accès plus doux et plus facile aux villes et aux particuliers que ceux de Vitellius. Cécina, l'un de ces derniers, n'était rien moins que populaire et dans son ton et dans ses manières. Il avait une figure étrange et hideuse, avec un corps énorme : habillé à la gauloise, il portait des braies et des saies à longues manches ; c'était dans ce costume qu'il parlait aux enseignes et aux officiers romains. Il avait toujours auprès de lui sa femme, à cheval, superbement parée, et escortée d'une troupe de cavaliers d'élite tirés de toutes les compagnies. Fabius Valens, l'autre général, était d'une avarice insatiable, que ni le pillage des ennemis, ni les concussions, ni les vols, ni les exactions sur les alliés, ne pouvaient assouvir ; on croit même que cette avarice, en retardant sa marche, l'empêcha de se trouver au premier combat. D'autres, il est vrai, accusent Cécina de s'être pressé de donner la bataille sans attendre Valens, afin d'avoir seul l'honneur de la victoire. Ils lui reprochent encore, outre quelques autres petites fautes, celles d'avoir combattu hors de propos, de s'être mal défendu, et d'avoir été, par sa défaite, sur le point de ruiner les affaires de Vitellius.

X. Cécina, repoussé de devant Plaisance, marcha contre Crémone, autre ville riche et puissante. Annius Gallus, qui venait au secours de Spurina assiégé dans Plaisance, informé dans sa marche que Spurina avait eu l'avantage, mais que Crémone était en danger, y mena aussitôt ses troupes, et alla camper très près des ennemis ; tous les autres capitaines vinrent aussi au secours de leurs généraux. Cécina, après avoir caché dans des lieux couverts de bois un corps d'infanterie, fit avancer sa cavalerie, pour engager une escarmouche, avec ordre, quand on en serait aux mains, de reculer au petit pas, et de faire semblant de fuir, jusqu'à ce qu'elle eût attiré l'ennemi dans l'embuscade. Marius Celsus, qui en fut averti par les déserteurs, alla, avec ses meilleurs cavaliers, charger cette cavalerie, qui lâcha pied sur-le-champ ; mais il la poursuivit avec précaution, et environnant le lieu qui cachait l'embuscade, l'obligea de se lever, et fit venir du camp ses légions. Il paraît que si elles fussent arrivées assez tôt pour soutenir la cavalerie, il ne serait pas resté un seul ennemi, et qu'on aurait taillé en pièces l'armée entière de Cécina. Mais Paulinus, qui marchait lentement, arriva trop tard, et fut accusé d'avoir, par un excès de précaution, démenti sa réputation de grand capitaine (5). Les soldats même l'accusaient de trahison, et voulaient irriter Othon contre lui ; ils parlaient avantageusement d'eux-mêmes, se vantaient d'avoir seuls vaincu l'ennemi, et reprochaient à leurs généraux de leur avoir, par lâcheté, arraché des mains une victoire complète. Mais Othon se fiait moins à eux qu'il n'avait soin de cacher sa défiance ; il envoya donc au camp Titianus, son frère, et Proculus, le préfet du prétoire : celui-ci était investi de toute l'autorité, et Titianus n'en avait que l'apparence. Celsus et Paulinus, décorés du titre de conseillers et d'amis, n'avaient ni pouvoir ni crédit. Les légions ennemies, et surtout celles de Valens, n'étaient pas moins agitées : la nouvelle du combat de l'embuscade les irrita contre lui ; elles frémissaient de ne s'être pas trouvées à cette action, et de n'avoir pas secouru tant de braves soldats qui avaient péri dans cette rencontre ; elles voulaient même tomber sur leur général : mais enfin il les désarma par ses prières, et ayant levé son camp, il alla se réunir à Cécina.

XI. Cependant Othon, en arrivant à son camp de Bébriac, petite ville voisine de Crémone, délibéra, avec ses officiers, s'il livrerait bataille aux ennemis. Proculus et Titianus en furent d'avis ; ils voulaient qu'on profitât de la confiance qu'inspirait aux soldats leur victoire récente, et qu'au lieu de laisser refroidir leur courage et leur ardeur, on les menât tout de suite à l'ennemi, avant que Vitellius fût arrivé des Gaules. Paulinus, au contraire, représentait que les ennemis avaient toutes les troupes avec lesquelles ils se proposaient de combattre, et qu'ils ne manquaient de rien : qu'Othon attendait de la Mésie et de la Pannonie une armée aussi nombreuse que celle qu'il avait déjà ; qu'il devait donc choisir son temps, au lieu de prendre celui des ennemis ; que ses troupes, qui témoignaient tant de confiance lorsqu'elles étaient peu nombreuses, n'auraient pas moins d'ardeur quand leur nombre serait augmenté ; qu'elles n'en combattraient au contraire, qu'avec plus de courage. «Et sans cela, ajouta-t-il, les délais sont à notre avantage, parce que nous avons tout en abondance ; au lieu que le retard sera funeste à Cécina, qui, campé dans un pays ennemi, se verra bientôt réduit à manquer des choses même les plus nécessaires». L'avis de Paulinus fut appuyé par Marius Celsus ; Annius Gallius était absent ; il se faisait traiter d'une chute de cheval. Othon lui écrivit pour le consulter, et il lui répondit de ne pas se presser, et d'attendre l'armée de Mésie, qui était en chemin.

XII. Othon ne se rendit point à ce dernier avis ; le sentiment de ceux qui le poussaient à combattre l'emporta. On en donne plusieurs motifs : le plus vraisemblable, c'est que les soldats prétoriens qui composent la garde de l'empereur, assujettis alors à une exacte discipline dont ils faisaient en quelque sorte l'essai, regrettant les spectacles, les fêtes de Rome et la vie oisive qu'ils y menaient sans avoir à combattre, ne souffraient pas qu'on apportât aucun retard à l'impatience qu'ils avaient de livrer bataille, se tenant assurés de renverser l'ennemi du premier choc. Othon lui-même, à ce qu'il paraît, ne pouvait plus supporter l'incertitude de l'avenir, ni endurer cette agitation d'esprit que sa mollesse naturelle et l'inexpérience du malheur lui rendaient si pénible. Peu accoutumé à envisager le péril, fatigué des soins accablants qui en étaient la suite, il ne sut que se hâter, et se jeter, pour ainsi dire les yeux fermés, dans le précipice, en abandonnant tout au hasard. Tel est le récit de l'orateur Secundus, secrétaire d'Othon. D'autres assurent que les deux armées eurent souvent la volonté de se réunir, pour élever en commun, à l'empire, celui des généraux présents qu'elles en jugeraient le plus digne ; et si elles ne pouvaient s'accorder, d'en déférer le choix au sénat. Il n'est pas sans invraisemblance qu'aucun des deux empereurs ne leur paraissant digne de ce rang suprême, les véritables soldats romains, ceux qui avaient de la sagesse et de l'expérience, n'eussent été frappés de ces pensées que ce serait une chose aussi honteuse que déplorable, de se précipiter eux-mêmes dans les malheurs où leurs ancêtres, par un aveuglement digne de pitié, s'étaient jetés mutuellement, d'abord pour les factions de Sylla et de Marius, ensuite pour celles de César et de Pompée ; et de s'y précipiter pour donner l'empire à Vitellius ou à Othon : à l'un, pour assouvir son ivrognerie et sa voracité ; à l'autre, pour satisfaire son luxe et ses débauches (6). Ces dispositions des troupes engageaient Celsus à différer, dans l'espérance que, sans combat et sans effort, les affaires se décideraient d'elles-mêmes ; mais ce fut la crainte de ce dénouement qui porta Othon à presser la bataille.

XIII. Il s'en retourna sur-le-champ à Brexelles (7) et cette retraite fut une grande faute de sa part, en ce qu'elle ôta à ses troupes la honte et l'émulation que sa présence leur eût inspirées ; en second lieu, parce que emmenant avec lui, pour sa garde, les meilleurs et les plus zélés des cavaliers et des gens de pied, il coupa, pour ainsi dire, le nerf de son armée. Il y eut ces jours-là un combat, aux bords du Pô, pour un pont que Cécina voulait jeter sur ce fleuve, et dont les troupes othoniennes voulaient empêcher la construction. Comme elles n'y pouvaient réussir, elles mirent dans des bateaux des torches enduites de poix et de soufre ; et, après les avoir allumées, elles abandonnèrent les bateaux au vent, qui les porta sur les ouvrages des ennemis. Il s'éleva d'abord une fumée épaisse, et bientôt une flamme considérable, dont ceux qui conduisaient les barques furent tellement effrayés, qu'en se jetant dans le fleuve ils renversèrent les bateaux, et se livrèrent aux coups et à la risée des ennemis. Les troupes de Germanie allèrent charger les gladiateurs d'Othon, pour leur disputer une île située au milieu du Pô ; elles les repoussèrent, et en tuèrent un grand nombre.

XIV. Les soldats d'Othon, renfermés dans Bébriac, irrités de cette défaite, demandant à grands cris qu'on les menât à l'ennemi, Proculus les fit donc sortir, et alla camper à cinquante stades de la ville ; mais il se posta si mal, et d'une manière si ridicule, qu'au milieu même du printemps, et dans un pays arrosé de rivières et de sources qui ne tarissent jamais, son camp manquait d'eau. Le lendemain, quand il voulut les mener à l'ennemi, qui était à cent stades de là, Paulinus le retint, et lui représenta qu'il fallait attendre, et ne pas aller, fatigués déjà d'une longue marche, attaquer des troupes bien armées, qui auraient tout le temps de se ranger en bataille, pendant qu'eux-mêmes auraient fait une grande course, embarrassés de bagages et de valets. Les généraux étaient en dispute à ce sujet, lorsqu'un cavalier numide leur apporta des lettres d'Othon, qui leur ordonnait de ne plus différer, et d'aller sur-le-champ attaquer les ennemis (8). Aussitôt l'armée se met en marche ; et Cécina, averti de leur approche, en est tellement troublé, qu'abandonnant à l'heure même et le travail du pont et la rivière, il rentre dans son camp, où il trouve la plus grande partie des soldats qui, déjà armés, avaient reçu de Valens le mot de la bataille. Pendant que les légions achèvent de se ranger, on détache la cavalerie, pour commencer les escarmouches.

XV. Tout à coup, je ne sais sur quel fondement, le bruit courut, dans les premiers rangs de l'armée d'Othon, que les généraux de Vitellius passaient dans leur parti. Lors donc que les deux armées furent proches, ceux d'Othon saluèrent les autres avec amitié en les traitant de compagnons ; mais les Vitelliens, loin de recevoir ce salut avec douceur, y répondirent d'un ton de colère et de fureur qui n'annonçait que la volonté de combattre. Les autres, déconcertés de leur méprise, perdirent courage, et furent soupçonnés de trahison par les Vitelliens : aussi, troublés dès la première charge, ne firent-ils rien avec ordre. Les bêtes de somme, qui se trouvaient mêlées avec les combattants, mettaient la confusion dans les rangs ; d'ailleurs, le champ de bataille étant coupé de fossés et de ravins, ils étaient obligés de prendre des détours pour les éviter, et de combattre par pelotons séparés. Il n'y eut que deux légions, l'une de Vitellius, appelée la Ravissante, l'autre d'Othon, nommée la Secourable, qui, se dégageant de ces défilés, et se déployant dans une plaine nue et découverte, livrèrent un véritable combat, et se battirent fort longtemps.

XVI. Les soldats d'Othon étaient pleins de force et de courage ; mais ils faisaient ce jour-là leur essai de la guerre : ceux de Vitellius, depuis longtemps aguerris, étaient affaiblis par l'âge et par les fatigues. Les troupes d'Othon les ayant donc chargés avec impétuosité, les enfoncèrent, leur enlevèrent l'aigle de la légion, et firent main-basse sur les premiers rangs. Les soldats de Vitellius, outrés de honte et de colère, reviennent sur eux avec fureur, tuent Orphidius, qui les commandait, et enlèvent plusieurs enseignes. Les gladiateurs d'Othon, qui passaient pour avoir, dans ces combats corps à corps, de l'expérience et du courage, furent chargés par Alphénus Varus à la tête des Bataves, les meilleurs cavaliers de la Germanie, qui habitent une île située au milieu du Rhin. Très peu de ces gladiateurs tinrent ferme en fuyant presque tous vers le Pô, ils tombèrent dans des cohortes ennemies qui étaient là en bataille ; et, après quelque résistance, ils furent tous taillés en pièces (9). Mais aucun corps ne se conduisit avec plus de lâcheté que celui des prétoriens : ils n'attendirent pas que les ennemis en vinssent aux mains avec eux, et, prenant la fuite à travers les autres troupes qui étaient en bataille, ils y portèrent le désordre et l'effroi. Cependant plusieurs compagnies de l'armée d'Othon, ayant vaincu ceux qu'elles avaient en tête, s'ouvrirent un passage au milieu des ennemis vainqueurs, et regagnèrent le camp. Mais de leurs généraux, ni Proculus, ni Paulinus, n'osèrent s'y rendre ; ils se sauvèrent chacun de son côté, par la crainte des soldats, qui rejetaient sur leurs chefs la cause de leur défaite. Annius Gallus reçut dans Bébriac ceux qui s'échappèrent de la bataille, et leur dit, pour les consoler, que le succès avait été partagé, et qu'en plusieurs endroits ils avaient vaincu les ennemis.

XVII. Marius Celsus, ayant assemblé les principaux officiers, les exhorta à s'occuper du salut commun. «Après une telle défaite, leur dit-il, après un si grand carnage de citoyens, Othon lui-même, s'il est homme de bien, ne voudra pas tenter une seconde fois la fortune des armes ; il n'ignore pas que Caton et Scipion, qui ne voulurent pas céder à César après sa victoire de Pharsale, sont blâmés encore aujourd'hui, quoiqu'ils combattissent pour la liberté publique, d'avoir, sans nécessité, causé en Afrique la perte de tant de braves gens. La fortune, qui se livre indifféremment à tous les hommes, ne peut ôter aux hommes de bien ce seul avantage de savoir, dans les revers, faire usage de leur raison pour réparer leurs malheurs». Les officiers, persuadés par ce discours, allèrent d'abord sonder les soldats, qu'ils trouvèrent disposés à demander la paix. Titianus lui-même fut d'avis de députer vers les ennemis pour ménager un accord. Celsus et Gallus, qui furent chargés de cette députation, partirent pour aller traiter avec Cécina et Valens. Ils rencontrèrent en chemin des centurions, qui leur apprirent que l'armée de Vitelius marchait sur Bébriac, et qu'ils allaient, de la part de leurs généraux, proposer un accommodement. Celsus et Gallus, charmés de cette disposition, engagèrent les centurions à retourner sur leurs pas, et à venir avec eux parler à Cécina. Lorsqu'ils furent près des ennemis, Celsus se trouva dans le plus grand danger : les cavaliers qui avaient été battus au combat de l'embuscade, et qui marchaient à la tête de l'armée, ne l'eurent pas plutôt aperçu qu'ils coururent sur lui en jetant de grands cris. Les centurions qui l'accompagnaient se mirent devant lui, et arrêtèrent les cavaliers ; les autres capitaines crièrent aux soldats de l'épargner ; et Cécina, instruit de ce qui se passait, accourut lui-même, apaisa ces cavaliers, et, saluant Celsus avec amitié, ils se rendirent tous ensemble à Bébriac. Cependant Titianus, qui s'était repenti d'avoir député aux ennemis, avait choisi les soldats les plus audacieux, et les avait placés sur les murailles, en exhortant les autres à les secourir. Mais quand ils virent Cécina s'avancer à cheval et leur tendre la main, ils ne firent aucune résistance : les uns saluèrent les soldats du haut des murailles ; les autres, ouvrant les portes, sortirent de la ville, et allèrent se mêler avec les troupes qui arrivaient. Aucun ne se permit la moindre violence ; ils s'embrassèrent mutuellement, en se donnant les plus grands témoignages d'amitié ; et ayant tous prêté serment à Vitellius, ils se rendirent à lui.

XVIII. Tel est le récit que font de cette bataille la plupart de ceux qui s'y trouvèrent : ils avouent cependant que l'inégalité du terrain, et le désordre avec lequel on combattit, ne leur permirent pas d'en connaître tous les détails. Mais dans la suite, comme je passais sur le champ de bataille avec Mestrius Florus, homme consulaire, il me montra un vieillard qui, dans sa jeunesse, s'était trouvé à cette journée, non volontairement, mais forcé par ceux du parti d'Othon. Il nous raconta qu'après le combat il avait vu un monceau de morts si élevé, que les derniers rangs étaient au niveau des personnes qui en approchaient (10). Il ajouta qu'il n'avait pu en trouver lui-même la raison, ni l'apprendre de personne. Il est vraisemblable que dans les guerres civiles, quand une des armées est en déroute, le carnage est plus grand que dans les autres guerres, parce qu'on n'y fait point de prisonniers, ceux qui les auraient pris ne pouvant en faire aucun usage : mais par quelle raison ces cadavres étaient-ils entassés si haut ? c'est ce qu'il est difficile de dire.

XIX. La première nouvelle qu'Othon reçut de sa défaite fut d'abord incertaine, comme il est ordinaire dans des événements de cette importance ; mais elle lui fut confirmée par les blessés qui arrivaient de la bataille. Il n'est pas étonnant que, dans un pareil revers, ses amis aient fait leur possible pour prévenir son désespoir et soutenir son courage : mais ce qui paraît incroyable, c'est l'affection que ses soldats firent éclater pour lui : on n'en vit pas un seul le quitter pour passer du côté des vainqueurs, ou chercher à se sauver lors même qu'il voyait son général désespérer de son salut : assemblés devant sa porte, ils l'appelaient toujours leur empereur ; et quand il sortait, ils tombaient à ses genoux (11), lui tendaient les mains en poussant des cris, et le conjurant avec larmes de ne pas les abandonner, de ne pas les livrer à leurs ennemis, mais de les employer à tout ce qu'il voudrait tant qu'il leur resterait un souffle de vie. Ils lui faisaient tous la même prière ; et un simple soldat tirant son épée : «César, lui dit-il, sachez que tous mes compagnons sont aussi résolus que moi à mourir pour vous». En disant ces mots, il se tua devant lui.

XX. Mais rien ne put fléchir Othon après avoir jeté ses regards autour de lui avec un air assuré et un visage riant : «Mes compagnons, leur dit-il, les dispositions dans lesquelles je vous vois, et les témoignages touchants de votre affection, rendent cette journée bien plus heureuse pour moi que celle où vous m'élevâtes à l'empire ; mais ne me refusez pas une marque d'intérêt plus grande encore, celle de me laisser mourir honorablement pour tant de braves citoyens. Si je fus digne de l'empire romain, je ne dois pas craindre de me sacrifier pour ma patrie. La victoire, je le sais, n'est ni entière, ni assurée pour les ennemis : j'apprends que notre armée de Mésie n'est qu'à quelques journées de nous, et qu'elle vient par la mer Adriatique ; l'Asie, la Syrie, l'Egypte, et les légions qui faisaient la guerre en Judée, se sont déclarées pour nous ; le sénat est dans notre parti ; les femmes et les enfants de nos ennemis sont entre nos mains. Mais ce n'est pas contre Annibal, contre Pyrrhus et les Cimbres, que nous faisons la guerre pour leur disputer la possession de l'Italie de part et d'autre ; ce sont des Romains qui combattent : vainqueurs ou vaincus, nous faisons également le malheur de notre patrie, et la victoire est toujours funeste à Rome. Croyez que je puis mourir avec plus de gloire que je ne sais régner ; et je ne vois pas que je puisse être aussi utile aux Romains par ma victoire que je le serai par ma mort, en me sacrifiant pour ramener la paix et l'union dans l'empire, pour empêcher que l'Italie ne voie une seconde journée aussi funeste que l'a été celle-ci».

XXI. Malgré ce discours, ses amis renouvelèrent leurs efforts pour l'encourager et le détourner de sa résolution mais il fut inflexible ; il leur commanda, ainsi qu'aux sénateurs qui étaient présents, de songer à leur sûreté. Il envoya le même ordre aux absents, et écrivit aux villes de les recevoir honorablement et de leur donner une escorte pour assurer leur retraite. Il fit approcher ensuite son neveu Coccéius, qui était encore fort jeune, l'exhorta à prendre courage, et à ne pas craindre Vitellius : «Je lui ai conservé, ajouta-t-il, sa mère, sa femme et ses enfants, avec autant de soin que j'en aurais eu de ma propre famille. C'est pour cela que je ne t'ai pas adopté pour mon fils, comme j'avais d'abord désiré le faire ; mais j'attendais quel serait l'événement de la guerre : souviens-toi que je n'ai différé cette adoption que pour te faire régner avec moi si j'étais vainqueur, et afin qu'elle ne fût pas cause de ta mort, si la victoire se déclarait contre moi. La dernière recommandation que je te ferai, mon fils, c'est de ne pas entièrement oublier, mais aussi de ne pas trop te souvenir, que tu as eu pour oncle un empereur». Il finissait à peine de parler, qu'il entendit des cris et du tumulte à sa porte ; c'étaient les soldats qui menaçaient de tuer les sénateurs s'ils ne restaient pas, et s'ils abandonnaient leur empereur. Craignant pour leur vie, il parut une seconde fois en public, non avec un air doux et d'un ton de prière, mais avec un visage irrité et une voix menaçante : il lança sur ceux des soldats qui faisaient le plus de bruit un regard si terrible, qu'ils se retirèrent pleins d'effroi. Sur le soir il eut soif, et but un verre d'eau : ensuite il se fit apporter deux épées ; et après en avoir longtemps examiné le fil, il rendit l'une, et mit l'autre sous son bras. Il appela ses domestiques, leur parla avec bonté, leur distribua ce qu'il avait d'argent, à l'un plus, à l'autre moins ; non pas cependant avec prodigalité, comme appartenant déjà à un autre maître, mais avec une mesure proportionnée à leur mérite respectif. Après ce partage il les congédia, et dormit si profondément que ses valets de chambre l'entendaient ronfler.

XXII. Au point du jour il fit appeler l'affranchi qu'il avait chargé de pourvoir au départ des sénateurs, et l'envoya s'informer s'ils étaient partis. Avant appris par son rapport qu'ils s'en étaient allés, pourvus de tout ce qui leur était nécessaire : «Maintenant, lui dit-il, va te montrer aux soldats, si tu ne veux pas qu'ils te fassent périr misérablement, comme m'ayant aidé à me donner la mort». Dès que l'affranchi fut sorti, il prit son épée, et la tenant droite de ses deux mains, il se laissa tomber de haut sur la pointe, et ne donna d'autre signe de douleur qu'un soupir qui fit connaître à ceux du dehors qu'il venait d'expirer. Ses domestiques jetèrent un grand cri, qui fut suivi des gémissements du camp et de la ville. Les soldats accoururent au tumulte à sa porte ; ils firent retentir la maison de leurs lamentations et de leurs regrets, en se reprochant leur lâcheté de n'avoir pas veillé sur leur empereur, pour l'empêcher de se sacrifier pour eux. Quoique l'ennemi fût déjà proche d'eux, ils restèrent auprès du corps ; et après l'avoir enseveli honorablement, ils dressèrent un bûcher, ils accompagnèrent son convoi en armes, et se disputèrent l'honneur de porter son lit funèbre. Les uns se jetaient sur lui et baisaient sa plaie ; les autres lui prenaient les mains : ceux qui ne pouvaient l'approcher se prosternaient à son passage et l'adoraient de loin. Il y en eut qui, après avoir jeté leurs flambeaux sur le bûcher, se tuèrent eux-mêmes. Ce n'était pas qu'ils eussent reçu de lui aucun bienfait, au moins connu, ni qu'ils craignissent les maux que les vainqueurs pouvaient leur faire ; mais il paraît que jamais aucun roi ni aucun tyran n'eurent une passion si forte de régner, que ces soldats d'être commandés par Othon et de lui obéir. Ce désir ne les quitta point même après sa mort, et il aboutit à une haine implacable contre Vitellius, comme nous le dirons en son lieu.

XXIII. Après avoir confié à la terre les cendres d'Othon, ils lui élevèrent un tombeau qui ne pouvait exciter l'envie, ni par la grandeur du monument, ni par le faste des inscriptions. En passant par Brexelles, j'ai vu ce tombeau, qui est fort modeste, et qui n'a que cette simple épitaphe : «A la mémoire de Marcus Othon». Il mourut âgé de trente-sept ans, après un règne de trois mois. Les censeurs de sa vie ne sont ni en plus grand nombre, ni d'un plus grand poids, que ceux qui ont loué sa mort. S'il ne vécut guère mieux que Néron, il mourut du moins avec plus de courage. Les soldats se mutinèrent contre Pollion (12), l'un de leurs généraux, qui voulait leur faire prêter tout de suite serment de fidélité à Vitellius. Instruits qu'il restait dans la ville quelques sénateurs, ils laissèrent tous les autres pour s'adresser à Verginius Rufus : ils allèrent chez lui en armes, et voulurent le forcer d'être ou leur général ou leur député auprès des vainqueurs : mais il eût cru faire une folie que d'accepter d'une armée vaincue l'empire qu'il avait refusé lorsqu'elle était victorieuse. Il craignait aussi d'aller en députation vers les Germains, qu'il avait forcés de faire bien des choses contre leur volonté. Il se déroba donc par une porte de derrière : et lorsque les soldats l'eurent appris, ils prêtèrent serment à Vitellius, et se joignirent aux troupes de Cécina, qui leur accorda le pardon de tout ce qui s'était passé.


(1)  C'était le quinze janvier de l'an de Rome huit cent vingt-deux, car Plutarque a dit que Galba avait été tué le dix-huit des calendes de février, c'est-à-dire le quatorze janvier.

(2)  Il faut lire Cluvius Rufus, d'après la remarque de plusieurs savants. Il avait été consul l'an de Rome sept cent quatre-vingt-dix-huit, sous l'empereur Claude, et avait écrit l'histoire de son temps. Voyez Tacite, Histor. I, VIII.

(3)  On a raison d'être surpris que le nouvel empereur ait porté si loin la complaisance pour le peuple, que de consentir à prendre le nom d'un monstre tel que Néron, dont la mort avait causé une joie universelle, et surtout qu'il l'ait mis lui-même en tête des lettres qu'il adressait aux gouverneurs. La plus vile populace, que Néron laissait vivre dans la licence et le désordre, avait seule pu manifester le désir de lui voir prendre ce nom. Etait-ce à des gens de cette espèce qu'Othon devait être jaloux de complaire ?

(4)  Amyot a traduit, dans l'île du Tibre à Rome ; ces deux derniers mots ne sont pas dans le texte : il est plus probable qu'il s'agit de l'île formée par les deux bras du Tibre à son embouchure, et qui s'appelait l'île Sacrée.

(5)  Voyez, sur Paulinus, Tacite, Histor. II, XXV et XXVI.

(6)  Ces pensées pouvaient tomber dans l'esprit de quelques personnes honnêtes, qui souhaitaient de voir la paix succéder à la guerre, et de changer deux mauvais princes pour un bon. Mais, suivant la réflexion de Tacite, Hist. II, XXXVII, il est à croire que Paulinus était trop sage pour se persuader que les soldats qui avaient allumé volontairement la guerre civile voulussent y renoncer, par le désir du repos, dans un siècle si corrompu ; ni que deux armées, différentes de moeurs, de langage et d'intérêt, pussent jamais s'accorder sur un objet si important. D'ailleurs, la plupart des chefs des deux partis, accablés de dettes et souillés de mille crimes, auraient-ils donné leurs voix à un prince qui ne leur eût pas ressemblé ?

(7)  Quand le combat fut résolu, dit Tacite, Hist. I, XXXIII, on délibéra si l'empereur devait s'y trouver en personne, ou se retirer. Paulinus et Marius Celsus n'osèrent s'opposer à sa retraite, de peur qu'ils ne parussent vouloir l'exposer au danger. Il se retira donc à Brexelles, et ce fut le commencement de sa perte, comme Plutarque va le dire.

(8)  Tacite, ibid. XL, ajoute que les ordres d'Othon étaient exprimés dans les termes les plus durs, et accompagnés de sanglants reproches sur la lenteur des généraux ; tant il était fatigué de ces délais, et impatient de voir à quoi se termineraient ses espérances !

(9)  Les anciens faisaient peu de cas des gladiateurs pour combattre comme soldats. Platon, dans son dialogue intitulé Lachès, ou de la Valeur, fait voir qu'ils avaient peu de courage dans les armées, et qu'ils y sont presque inutiles.

(10)  Le texte est tellement altéré en cet endroit, qu'il est impossible de se flatter de le restituer par conjecture ; et l'on ne peut établir d'une manière probable, d'après un passage si corrompu, que Plutarque ne soit pas l'auteur des vies de Galba et d'Othon, comme M. Dacier s'efforce de le prouver. Il les croit d'un de ses fils, quoique Lamprias, un des fils de Plutarque, les attribue à son père, dans le catalogue qu'il nous a laissé de ses ouvrages.

(11)  Dans le texte, ces derniers mots rendus à la lettre signifieraient : ils devenaient comme des trophées. Amyot les a rendus ainsi : Ils se prosternèrent à ses pieds, ne plus ne moins que l'on présente des gens couchés en un trophée. M. Dacier a traduit, qu'ils tombaient simplement à ses pieds ; mais dans sa note il observe que l'expression du texte est singulière, et qu'il ne croit pas qu'on en trouve un seul exemple : il dit qu'ils étaient comme ces figures qu'on voit au pied des trophées dans une posture humiliée et suppliante. M. Mosés Dusoul pense que le texte est altéré, et il propose une correction qui signifie qu'il s'y prenaient de toutes les manières pour engager Othon à tenter une seconde fois le sort des armes. Il allègue en preuve que cette façon de parler se trouve dans plusieurs écrivains grecs.

(12)  Suétone et Tacite ne parlent point de ce Pollion, à moins que, selon la conjecture de Juste-Lipse sur le chap. XLVI du second livre des Histoires de Tacite, ce ne fat le même que Plotius Firmus, préfet du prétoire, qui aurait eu le surnom de Pollion.