LXII. César, de son côté, suivait ses
propres affaires avec plus d'ardeur que jamais ; il
s'approchait de l'Italie, et ne cessait d'envoyer des soldats
à Rome pour se trouver aux élections. Il
corrompait secrètement plusieurs des magistrats, entre
autres Paulus, un des consuls, qu'il attira à son
parti en lui donnant quinze cents talents (79) ; Curion, tribun du
peuple, dont il paya les dettes immenses, et Marc-Antoine,
qui, ami intime de Curion, s'était rendu caution pour
ses dettes. Un des capitaines que César avait
envoyés à Rome, et qui se tenait à la
porte du sénat, ayant su que les sénateurs lui
refusaient la prolongation de son gouvernement, frappa de sa
main sur la garde de son épée, en disant :
«Celle-ci la lui donnera». C'était en
effet le but vers lequel César dirigeait toutes ses
démarches et tous ses préparatifs. Il est vrai
que les propositions que Curion faisait pour lui paraissaient
plus raisonnables et plus populaires : il demandait de deux
choses l'une : ou que Pompée licenciât ses
troupes, ou que César retînt les siennes.
Réduits à l'état de simples
particuliers, disait-il, ils en viendront à des
conditions équitables ; ou s'ils restent armés,
ils se contenteront de ce qu'ils possèdent, et se
tiendront tranquilles : affaiblir l'un par l'autre, ce serait
doubler la puissance qu'on craint. Le consul Marcellus, en
répondant à Curion, traita César de
brigand, et proposa, s'il ne voulait pas mettre bas les
armes, de le déclarer ennemi de la patrie : mais
Curion, soutenu par Antoine et par Pison, parvint à
faire mettre à l'épreuve l'opinion du
sénat ; il ordonna que ceux qui voulaient que
César seul posât les armes, et que Pompée
retînt le commandement, se missent tous du même
côté ; ce fut le plus grand nombre. II dit
ensuite à ceux qui étaient d'avis qu'ils
posassent tous deux les armes, et qu'aucun ne conservât
son armée, de passer du même côté;
il n'y en eut que vingt-deux qui restassent fidèles
à Pompée (80) ; tous les autres se
rangèrent auprès de Curion, qui, fier de sa
victoire et transporté de joie, courut à
l'assemblée du peuple, qui le reçut avec de
vifs applaudissements, et le couvrit de bouquets de fleurs et
de couronnes. Pompée n'était pas alors au
sénat ; il n'est pas permis aux généraux
qui reviennent à la tête de leurs armées
d'entrer dans Rome ; mais Marcellus s'étant
levé, dit qu'il ne resterait pas tranquillement assis
à écouter de vaines paroles, lorsqu'il voyait
déjà dix légions s'avancer du sommet des
Alpes vers la ville; qu'il allait envoyer contre elles un
homme capable de les arrêter et de défendre la
patrie (81).
LXIII. Dès ce
moment on changea d'habit dans Rome comme pour un deuil
public. Et Marcellus, traversant la place, suivi de tout le
sénat, alla trouver Pompée ; et
s'arrêtant devant lui : «Pompée, lui
dit-il, je vous ordonne de secourir la patrie, de vous servir
pour cela des forces que vous avez déjà, et
d'en rassembler de nouvelles». Lentulus, l'un des
consuls désignés pour l'année suivante,
lui fit la même déclaration. Pompée
commença donc à faire des levées ; mais
les uns refusèrent de donner leurs noms, d'autres, en
petit nombre, y vinrent de mauvaise grâce, et la
plupart demandèrent qu'on prît des voies de
conciliation. Car Antoine, malgré le sénat,
avait lu devant le peuple une lettre de César, qui
contenait des propositions très propres à
attirer la multitude dans son parti : il demandait que
Pompée et lui, après avoir quitté leurs
gouvernements et licencié leurs troupes, se
présentassent devant le peuple pour y rendre compte de
leurs actions. Lentulus, qui était déjà
dans l'exercice de sa charge, n'assemblait point le
sénat ; Cicéron, nouvellement arrivé de
la Cilicie, proposait, pour accommodement, que César
quittât la Gaule et licenciât son armée,
dont il ne conserverait que deux légions, avec le
gouvernement de l'Illyrie, où il attendrait son second
consulat. Pompée ayant désapprouvé ce
moyen de conciliation, les amis de César consentirent
à lui proposer de licencier une des deux
légions ; mais Lentulus s'étant encore
opposé à cette proposition, et Caton criant de
son côté que Pompée faisait une grande
faute en se laissant ainsi tromper, la négociation fut
rompue. On apprit en même temps que César
s'était emparé d'Ariminium (82), ville
considérable de l'Italie, et qu'il marchait droit
à Rome avec toute son armée. Mais cette
dernière circonstance était fausse ; il n'avait
avec lui que trois cents chevaux et cinq mille hommes
d'infanterie ; il était parti sans attendre le reste
de ses troupes, qui étaient encore au delà des
Alpes, parce qu'il voulait tomber brusquement sur des gens
troublés et qui ne l'attendaient pas, au lieu de leur
donner le temps de revenir de leur frayeur, et d'avoir
à les combattre bien préparés.
Arrivé sur le bords du Rubicon, qui faisait les
limites de son gouvernement, il s'y arrêta,
plongé dans un profond silence ; et
réfléchissant en lui-même sur la grandeur
et sur la témérité de son entreprise, il
différa quelque temps de passer ce fleuve. Mais enfin,
comme ceux qui se précipitent du haut d'un rocher dans
un abîme profond, il fit taire le raisonnement ; et,
s'étourdissant sur le danger, il dit à haute
voix, en langue grecque, à ceux qui l'environnaient :
«Le sort en est jeté !» et il fit passer
le Rubicon à son armée.
LXIV. Cette nouvelle,
portée à Rome, jeta toute la ville dans un
étonnement, un trouble et une frayeur dont il n'y
avait pas encore eu d'exemple. A l'instant le sénat en
corps et tous les magistrats se rendirent
précipitamment auprès de Pompée. Tullus
(83) lui ayant
demandé quelles forces et quelle armée il avait
à sa disposition, Pompée, après quelques
moments de réflexion, lui répondit d'un ton mal
assuré qu'il avait de prêtes les deux
légions que César lui avait renvoyées,
et que les nouvelles levées pourraient fournir
promptement trente mille hommes. «Pompée,
s'écria Tullus, vous nous avez trompés» ;
et il conseilla d'envoyer des ambassadeurs à
César. Un certain Favonius, qui, sans être
méchant, croyait, par une audace obstinée et
souvent insultante, imiter la franchise de Caton, dit
à Pompée de frapper du pied la terre, pour en
faire sortir les légions qu'il avait promises.
Pompée souffrit avec douceur une raillerie si
déplacée ; et Caton lui ayant rappelé ce
qu'il lui avait prédit dès le commencement au
sujet de César : «Dans tout ce que vous m'en
avez dit, lui répondit Pompée, vous avez mieux
deviné que moi ; dans tout ce que j'ai fait, je me
suis plus conduit en ami». Caton ouvrit l'avis de
nommer Pompée général, avec un pouvoir
absolu, en disant que ceux qui font les grands maux sont
aussi ceux qui savent mieux y apporter des remèdes.
Pompée partit aussitôt pour la Sicile, dont le
gouvernement lui était échu par le sort, et
tous les autres magistrats se rendirent de même dans
les provinces qui leur avaient été
assignées.
LXV. Cependant l'Italie
était presque entièrement soulevée, et
l'on était partout dans la plus grande
perplexité. Ceux qui se trouvaient absents de Rome y
accouraient de toutes parts, tandis que ceux qui l'habitaient
se hâtaient d'en sortir, et d'abandonner une ville
où, dans une si grande tempête, dans un trouble
si violent, les citoyens bien intentionnés
étaient trop faibles, et ceux qui pouvaient nuire
opposaient aux magistrats une force redoutable et difficile
à réduire. II était même
impossible de calmer la frayeur générale ; et
Pompée n'avait pas la liberté de suivre ses
propres conseils pour remédier au désordre ;
chacun voulait lui inspirer la passion dont il était
le plus affecté, soit de crainte, de tristesse,
d'agitation ou d'inquiétude : aussi prenait-il dans un
même jour les résolutions les plus contraires.
Il ne pouvait rien savoir de certain sur les ennemis ; on lui
rapportait au hasard des choses opposées ; et s'il
refusait de les croire, on s'irritait contre lui. Enfin,
après avoir déclaré que dans la
confusion où l'on était il ne pouvait rien
résoudre, il ordonna à tous les
sénateurs de le suivre, protesta qu'il regarderait
comme partisans de César tous ceux qui resteraient
dans Rome, et en sortit lui-même sur le soir (84). Les consuls
abandonnèrent aussi la ville, sans avoir fait aux
dieux les sacrifices d'usage avant de partir pour la guerre.
Ainsi, dans une conjoncture si périlleuse,
Pompée pouvait paraître encore digne d'envie
pour l'affection que tout le monde lui témoignait. Si
la plupart des Romains blâmaient cette guerre, personne
ne haïssait le général ; et il en vit un
grand nombre le suivre, moins par amour pour la
liberté, que parce qu'ils ne pouvaient se
résoudre à l'abandonner lui-même.
LXVI. Peu de jours
après, César entra dans Rome, et s'en
étant rendu maître, il traita avec douceur ceux
qui étaient restés, et les rassura. Seulement
Métellus, un des tribuns, ayant voulu l'empêcher
de prendre de l'argent dans le trésor public, il le
menaça de la mort ; et à cette terrible menace
il ajouta cette parole plus terrible encore, qu'il lui
était moins difficile de le faire que de le dire.
Ayant ainsi écarté Métellus, et pris
tout l'argent dont il avait besoin, il se mit à la
poursuite de Pompée, qu'il voulait éloigner
promptement de l'Italie, avant que les troupes qu'il
attendait d'Espagne fussent arrivées. Pompée
s'était emparé de Brunduse (85) ; et après avoir
ramassé un grand nombre de vaisseaux, il embarqua les
consuls avec trente cohortes, qu'il envoya devant lui
à Dyrrachium (86). II fit partir en
même temps pour la Syrie Scipion son beau-père,
et Cnéius Pompéius son fils, qu'il chargea de
lui équiper une flotte. Lui-même, après
avoir barricadé les portes de la ville, et
placé sur les murailles les soldats les plus agiles ;
après avoir ordonné aux Brundusiens de se tenir
tranquillement renfermés dans leurs maisons, il fit
couper toutes les rues par des tranchées qu'il remplit
de pieux pointus, et qu'il couvrit de claies ; il ne
réserva que deux rues, par lesquelles il se rendait au
port (87). Au bout
de trois jours, il eut paisiblement embarqué le reste
de ses troupes ; alors, élevant tout à coup un
signal aux soldats qui gardaient les murailles, ils
accoururent promptement ; il les prit dans ses vaisseaux, et
traversa la mer.
LXVII. Dès que
César vit les murailles désertes, il se douta
de la fuite de Pompée; et, en se pressant de le
suivre, il manqua d'aller s'enferrer dans les pieux qui
bordaient les tranchées que Pompée avait fait
creuser dans les rues ; mais, averti par les Brundusiens, il
évita de passer dans la ville, et avant pris un
détour pour aller au port, il trouva toute la flotte
partie, à l'exception de deux vaisseaux montés
de quelques soldats. On regarde cet embarquement comme un des
meilleurs expédients dont Pompée pût se
servir ; mais César s'étonnait qu'ayant eu son
pouvoir une ville aussi forte que Rome, attendant des secours
d'Espagne et étant maître de la mer, il
eût abandonné et livré l'Italie.
Cicéron même le blâme d'avoir, dans une
situation d'affaires plus semblable à celle où
se trouvait Périclès qu'à celle
où était Thémistocle, imité ce
dernier plutôt que l'autre (88). César
lui-même fit voir, par sa conduite, combien il
craignait les effets du temps ; car, ayant fait prisonnier
Numérius, un des amis de Pompée (89), il l'envoya à
Brunduse pour proposer un accommodement à des
conditions raisonnables ; mais Numérius s'embarqua
avec Pompée. César s'étant ainsi rendu,
en soixante jours, maître de toute l'Italie sans verser
une goutte de sang, voulait sur-le-champ se mettre à
la poursuite de Pompée ; mais, faute de vaisseaux, il
fut obligé de changer de dessein, et prit
aussitôt la route d'Espagne pour attirer à sou
parti les troupes qui servaient dans cette province.
LXVIII. Cependant
Pompée avait assemblé les forces les plus
considérables ; sa flotte pouvait passer pour
invincible ; elle était composée de cinq cents
vaisseaux de guerre, avec un plus grand nombre de brigantins,
et d'autres vaisseaux légers. Dans son armée de
terre, la cavalerie était la fleur des chevaliers de
Rome et de l'Italie (90) ; il en avait sept
mille, tous distingués par leur naissance et par leur
richesse, autant que par leur courage. Son infanterie,
formée de soldats ramassés de toutes parts,
avait besoin d'être disciplinée : aussi
l'exerça-t-il sans relâche pendant son
séjour à Béroë (91) ; lui-même,
toujours en activité, et comme s'il eût
été dans la vigueur de l'âge, faisait les
mêmes exercices que ses soldats. C'était pour
ses troupes un grand motif d'encouragement, que de voir le
grand Pompée, à l'âge de cinquante-huit
ans, s'exercer à pied tout armé, monter ensuite
à cheval, tirer facilement son épée, en
courant à toute bride, et la remettre aussi
aisément dans le fourreau, lancer le javelot, non
seulement avec justesse, mais encore avec force, et à
une distance que la plupart des jeunes gens ne pouvaient
passer. Il voyait arriver chaque jour, à son camp, les
rois et les princes des nations voisines ; et le grand nombre
de capitaines romains qui s'y rendaient de tous
côtés présentait l'image d'un
sénat complet : on y vit aussi arriver
Labiénus, qui avait abandonné César,
dont il était l'ami intime, et avec qui il avait fait
la guerre des Gaules (92). Brutus, fils de celui
qui avait été tué dans la Gaule, homme
d'un grand courage, qui jusqu'alors n'avait jamais voulu ni
parler à Pompée, ni même le saluer, parce
qu'il le regardait comme le meurtrier de son père, ne
voyant plus en lui que le défenseur de la
liberté de Rome, alla se ranger sous ses
étendards. Cicéron même, qui avait
donné de vive voix et par écrit, des conseils
tout opposés à ceux qu'on suivait, eut honte de
n'être pas du nombre de ceux qui s'exposaient au danger
pour la patrie. Tidius Sextilius, déjà dans
l'extrême vieillesse, et boiteux d'une jambe, alla
joindre l'armée en Macédoine ; les autres
officiers en le voyant se mirent à rire et à le
plaisanter ; Pompée ne l'eut pas plutôt
aperçu, que, se levant de son siège, il courut
au-devant de lui, regardant comme un témoignage bien
honorable à sa cause le concours de ces vieillards
qui, s'élevant au-dessus de leur âge et de leurs
forces, préféraient à la
sûreté qu'ils auraient trouvée ailleurs
le danger qu'ils venaient courir auprès de lui ; mais
quand le sénat, sur la proposition de Caton, eut
décrété qu'on ne ferait mourir aucun
citoyen romain ailleurs que dans le combat, et qu'on ne
pillerait aucune des villes soumises à la
république, le parti de Pompée prit encore plus
de faveur ; ceux que leur éloignement ou leur
faiblesse faisait négliger, et qui par là ne
prenaient point de part à la guerre, le favorisaient
par leurs désirs, et soutenaient, du moins par leurs
discours, les intérêts de la justice ; ils
regardaient comme ennemi des dieux et des hommes quiconque ne
souhaitait pas la victoire à Pompée.
LXIX. César, de son
côté, se montra doux et modéré
dans ses succès. En Espagne, où il vainquit et
fit prisonnière l'armée de Pompée, il
renvoya les capitaines et retint les soldats. Repassant
aussitôt les Alpes et traversant l'Italie, il arrive
à Brunduse vers le solstice d'hiver ; il passe la mer,
et va débarquer à Oricum (93), d'où il envoie
à Pompée, Vibius qu'il avait fait prisonnier,
et qui était ami de ce général (94), pour lui demander une
conférence, lui proposer de licencier, au bout de
trois jours, toutes leurs troupes, de renouer leur ancienne
liaison, et, après l'avoir confirmée par le
serment, de retourner tous deux en Italie. Pompée, qui
regarda ces propositions comme un nouveau piège, se
hâta de descendre vers la mer, se saisit de tous les
postes, de tous les lieux fortifiés propres à
loger une armée de terre, de tous les ports, de toutes
les rades commodes pour les vaisseaux. Dans cette position,
tous les vents le favorisaient pour faire venir
aisément des vivres, des troupes et de l'argent.
César, au contraire, environné de
difficultés et par terre et par mer, cherchait, par
nécessité, tous les moyens de combattre. Chaque
jour il attaquait Pompée dans ses retranchements, et
le provoquait à une action décisive : il avait
ordinairement l'avantage dans ces escarmouches ; mais dans
une dernière attaque il fut sur le point d'être
entièrement défait, et de perdre toute son
armée. Pompée combattit avec un tel courage,
qu'il mit ses troupes en fuite, et lui tua deux mille hommes
; mais il ne put ou plutôt il n'osa pas le poursuivre
et entrer avec les fuyards dans son camp. César avoua
à ses amis que ce jour-là les ennemis avaient
la victoire entre les mains, si leur général
avait su vaincre.
LXX. Ce premier avantage
inspira tant de confiance aux troupes de Pompée,
qu'elles voulurent terminer promptement la guerre par une
action générale. Pompée lui-même
écrivit aux rois, aux officiers et aux villes de son
parti, comme s'il était déjà vainqueur :
il redoutait cependant l'issue d'une bataille, et penchait
plutôt à miner par le temps et par les fatigues
des hommes invincibles sous les armes, accoutumés
depuis longtemps à toujours vaincre, quand ils
combattaient ensemble ; mais qui, hors d'état par leur
vieillesse de soutenir les autres travaux de la guerre, de
faire de longues marches, de décamper tous les jours,
de creuser des tranchées, d'élever les
fortifications, devaient être pressés d'en venir
aux mains, et de tout terminer par une bataille.
Malgré tous ces motifs, Pompée eut bien de la
peine à persuader à ses troupes de se tenir
tranquilles ; mais lorsque César, réduit par le
dernier combat à une disette extrême, eut
décampé pour gagner la Thessalie, par le pays
des Athamanes (95),
il ne fut plus possible à Pompée de contenir la
fierté de ses soldats ; ils se mirent à crier
que César s'enfuyait, et demandèrent, les uns
qu'on se mît à sa poursuite, les autres qu'on
retournât en Italie ; quelques-uns même
envoyèrent leurs amis ou leurs domestiques à
Rome, pour y retenir les maisons les plus voisines de la
place, dans l'espoir de briguer bientôt les charges.
Plusieurs enfin firent voile vers Lesbos, où
Pompée avait fait passer Cornélie, afin de lui
apprendre que la guerre était terminée.
LXXI. Le sénat
s'étant assemblé pour délibérer
sur ces différentes propositions, Afranius ouvrit
l'avis de regagner l'Italie, dont la possession était
le plus grand prix de cette guerre, et entraînerait
celle de la Sicile, de la Sardaigne, de la Corse, de
l'Espagne, et de toutes les Gaules : ce qui devait,
ajouta-t-il, toucher encore plus Pompée,
c'était que la patrie lui tendant de si près
les mains, il serait honteux de la laisser en proie aux
esclaves et aux flatteurs des tyrans, qui l'accablaient
d'outrages, et la réduisaient à la plus indigne
servitude ; mais Pompée eût cru flétrir
sa réputation en fuyant une seconde fois, et
s'exposant à être poursuivi par César,
quand la fortune lui donnait le moyen de le poursuivre ; d'un
autre côté, il trouvait injuste d'abandonner
Scipion et les autres personnages consulaires, qui,
répandus dans la Grèce et dans la Thessalie,
tomberaient aussitôt au pouvoir de César, avec
des trésors et des troupes considérables ; que
le plus grand soin qu'on pût prendre de Ronie,
c'était de combattre pour elle le plus loin de ses
murs qu'il serait possible ; et de la préserver des
maux de la guerre, afin qu'éloignée même
du bruit des armes, elle attendît paisiblement le
vainqueur. Son avis ayant prévalu, il se mit à
la poursuite de César, résolu d'éviter
le combat, mais de le tenir assiégé, de le
ruiner par la disette, en s'attachant à le suivre de
près : outre qu'il regardait ce parti comme le plus
utile, on lui avait rapporté que les chevaliers
avaient dit entre eux qu'il fallait se défaire
promptement de César, pour se débarrasser tout
de suite après de Pompée. Ce fut même,
dit-on, pour cela qu'il ne donna à Caton aucune
commission importante ; lorsqu'il marcha contre César,
il le laissa sur la côte pour garder les bagages,
craignant qu'après que César serait vaincu,
Caton ne le forçât lui-même à
déposer le commandement.
LXXII. Quand on le vit
ainsi poursuivre tranquillement les ennemis, on se plaignit
hautement de lui, on l'accusa de faire la guerre, non
à César, mais à sa patrie et au
sénat, afin de se perpétuer dans le
commandement, et d'avoir toujours auprès de lui, pour
satellites et pour gardes, ceux qui devraient commander
à l'univers entier. Domitius Enobarbus, en ne
l'appelant jamais qu'Agamemnon, et roi des rois (96), excitait contre lui
l'envie. Favonius le blessait autant par ses plaisanteries
que les autres par une trop grande liberté. "Mes amis,
criait-il à tout moment, vous ne mangerez pas cette
année des figues de Tusculum. " Lucius Afranius, celui
qui avait perdu les troupes d'Espagne, et qui était
accusé de trahison, voyant Pompée éviter
le combat, s'étonnait que ses accusateurs n'osassent
pas se présenter, pour attaquer un homme qui
trafiquait des provinces (97). Pompée, trop
sensible à ces propos, dominé d'ailleurs par
l'amour de la gloire, et par une honte ridicule qui le
soumettait au désirs de ses amis, se laissa
entraîner par leurs espérances, et
renonça aux vues sages qu'il avait suivies jusqu'alors
: faiblesse qui eût été inexcusable dans
un simple pilote, à plus forte raison dans un
général qui commandait à tant de nations
et à de si grandes armées. Il louait ces
médecins qui n'accordent jamais rien aux désirs
déréglés de leurs malades ; et
lui-même cédait à la partie la moins
saine de ses partisans, par la crainte de leur
déplaire dans une occasion où il s'agissait de
leur vie. Peut-on regarder en effet comme des esprits sains
des hommes, dont les uns, en se promenant dans le camp,
songeaient à briguer les consulats et les
prétures ? les autres, tels que Spinther, Domitius et
Scipion, disputaient entre eux avec chaleur, et cabalaient
pour la charge de souverain pontife, dont César
était revêtu : on eût dit qu'ils n'avaient
à combattre que contre un Tigrane, roi
d'Arménie, ou un roi des Nabathéens ! (98), et non pas contre ce
César et contre cette armée qui avaient pris
d'assaut un millier de villes, dompté plus de trois
cents nations, gagné contre les Germains et les
Gaulois, sans jamais avoir été vaincu, des
batailles innombrables, fait un million de prisonniers, et
tué un pareil nombre d'ennemis en bataille
rangée.
 |
(79) Paulus
était consul avec Claudius Marcellus l'an de Rome
sept cent quatre. Les quinze cents talents que
César lui donna valaient sept millions et demi.
Cette somme si considérable, jointe à celle
dont Plutarque parle ensuite, prouvent quelles vexations
César avait dû commettre dans son
gouvernement des Gaules, pour amasser tant de
richesses.
|
 |
(80) Dion, liv. XLI,
chap. II, assure le contraire ; il ne se trouva, selon
lui, personne qui voulût que Pompée
posât les armes ; il n'y eut pour César que
deux hommes seuls, un certain Marcus Cécilius, et
Curien qui avait apporté les lettres de
César.
|
 |
(81) Claudius
Marcellus, qui était encore consul avec Lentulus,
l'an de Rome sept cent cinq, fut un des plus ardents
ennemis de César ; il refusa, après la
bataille de Pharsale, de se réconcilier avec le
dictateur, et se retira à Athènes.
Cependant son frère et ses amis obtinrent son
retour, par leurs vives instances ; et ce fut alors que
Cicéron prononça dans le sénat ce
beau Discours pour Marcellus, où il relève
d'une manière si flatteuse pour César la
grâce qu'il venait d'accorder à cet illustre
citoyen.
|
 |
(82) Ariminium,
aujourd'hui Rimini, ville située sur la mer
Adriatique, dans la province d'Ombrie, à
l'embouchure de la rivière du même nom,
à cinquante-huit lieues de Rome. - Le Rubicon,
dont il est parlé tout de suite, était un
peu au-dessus du fleuve Adminium.
|
 |
(83) Lucius
Volratius Tullus avait été consul l'an de
Rome six cent quatre-vingt-huit.
|
 |
(84) On est
étonné de cette précipitation de
Pompée à quitter Rome, qu'il lui eût
été, ce semble, bien aisé de
défendre contre une armée aussi peu
nombreuse que celle qu'amenait César ; au lieu
qu'en s'éloignant de Rome il livrait à son
ennemi toutes les ressources que lui assurait une ville
si peuplée, et capable, avec des provisions
suffisantes, de soutenir un très long
siège. Peut-être ne se croyait-il pas assez
sûr des dispositions du peuple, qui paraissait bien
plus porté pour César que pour lui, et
craignait-il de se voir bientôt abandonné et
livré à César.
L'événement, il est vrai, a condamné
sa démarche ; mais ce n'est pas une raison pour
prononcer contre Pompée, à qui l'on ne
petit refuser de grands talents, et à qui, comme
nous allons le voir, il ne manqua, pour écraser
toutes les forces de César, qu'un peu plus de
confiance en lui-même et en ses troupes. Cependant
Plutarque, qui semble l'excuser ici, va bientôt
rapporter le blâme que César fait de cette
démarche de Pompée, et lui-même il la
condamnera avec sévérité dans le
Parallèle d'Agésilas et de
Pompée.
|
 |
(85) Plutarque
passe sous silence tout ce qui eut lieu au siège
de Brunduse, pendant les neuf jours qu'il dura ; on peut
y suppléer par les détails que César
en donne dans son premier livre de la Guerre
civile.
|
 |
(86) Dyrrachium,
nommée aussi Epidamne, était dans l'lllyrie
; c'est aujourd'hui Durazzo, ville de la Turquie
européenne, dans l'Albanie.
|
 |
(87) Cet
endroit, qui n'est pas assez développé dans
le texte, est éclairci par ce que César en
rapporte dans le livre déjà cité :
«Pompée, dit-il, pour retarder plus
sûrement les efforts de César, et pour
empêcher qu'au moment de son départ les
ennemis ne forçassent la place, ferma les portes
avec des barricades, fit élever en plusieurs
endroits des forts et des places d'armes, creusa à
la tête de toutes les rues des tranchées,
qu'il remplit de pieux très pointus, et qu'il
couvrit de claies et de terre, en les aplanissant
par-dessus. Il ne se réserva que deux portes et
deux rues qui conduisaient au port, et qu'il palissada
avec des pièces de bois pointues». On voit
que Pompée fortifia les deux rues qu'il
s'était réservées, et cette
précaution était indispensable, afin que,
s'il était attaqué, il pût faire plus
sûrement sa retraite.
|
 |
(88) Le
passage auquel Plutarque fait allusion est dans le
septième livre des Lettres à
Atticus, épit. II. Cicéron rapporte
l'exemple de Thémistocle, et approuve sa retraite
d'Athènes, parce que cette ville ne pouvait pas
résister à ce déluge de Barbares qui
était venu inonder la Grèce. II y oppose la
conduite de Périclès, qui n'abandonna point
Athènes, quoique les Lacédémoniens
fussent maîtres de l'Attique, et qu'il ne lui
restât que les murailles de la ville. Il prit le
parti de s'y défendre, et de tout mettre en oeuvre
pour la conserver. Or, au jugement de Cicéron, la
situation de Pompée était plus semblable
à celle de Périclès qu'à
celle de Thémistocle ; d'ailleurs, continue
Cicéron, l'exemple des premiers Romains qui, lors
de l'invasion des Gaulois, se retirèrent dans le
Capitole et le conservèrent, devait être
imité par Pompée.
|
 |
(89) C'est
celui que César appelle Cn. Magius, et qui
était, dit-il, intendant des machines de
Pompée. L'interprète latin Xylandre a cru
qu'il prouvait s'appeler Numérius Magius, et non
pas Cneïus, comme les deux lettres capitales qui
sont dans César ont porté à le
croire.
|
 |
(90) César
dit lui-même, au commencement du troisième
livre de la Guerre civile, que cette cavalerie
d'élite était presque toute composée
d'étrangers. Il y en avait six cents de la
Galatie, cinq cents de la Cappadoce, autant de la Thrace,
deux cents de la Macédoine, cinq cents Gaulois et
Germains, huit cents que Pompée avait levés
dans ses terres, ou qui étaient de sa suite, et
ainsi des autres, dont il nomme les différents
pays.
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(91) Ville
de la Macédoine au pied du mont Bermius.
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(92) Il
paraît étonnant, écrit Dion, liv.
XLI, chap. IV, que Labiénus eût pu quitter
le parti de César, qui l'avait comblé
d'honneurs, et lui avait donné le commandement de
toutes les troupes qu'il avait au delà des Alpes,
pendant qu'il était à Rome. Mais cet
historien en donne la raison.
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(93) Oricum,
ville d'Epire, sur la mer Ionienne, suivant Etienne de
Byzance. M. Dacier a traduit, près d'Oricum, et
non pas à Oricum même, parce que ce poste
était occupé par une escadre de la flotte
de Pompée. César n'entra que le soir dans
cette ville, Torquatus, qui y commandait pour
Pompée, ayant obligé le garnison d'ouvrir
les portes à César, qui le raconte
lui-même dans le troisième livre de la
Guerre civile.
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(94) César,
livre troisième, l'appelle L. Vibullius Rufus, et
dit de lui qu'il l'avait fait prisonnier deux fois, l'une
à Corfinium, et l'autre en Espagne, et qu'il
l'avait déjà renvoyé une lois.
César crut qu'à raison de ce bienfait, il
serait plus propre qu'un autre à porter quelques
paroles d'accommodement à Pompée,
auprès duquel il avait beaucoup de crédit.
Il le dépêcha donc, en le chargeant de dire
à Pompée de sa part ce que Plutarque
rapporte ensuite. Notre historien ne dit pas où
Vibullius trouva Pompée ; mais César n'a
pas oublié de le rapporter ; il dit que ce
général était alors dans la
Candavie, et qu'il venait de la Macédoine pour
mettre ses troupes en quartiers d'hiver à
Dyrrachium et à Apollonie.
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(95) Les
Athamanes habitaient un canton de l'Epire voisin du
Pinde. - Lesbos, dont il est parlé un peu plus
bas, était une île de la mer Egée,
près les côtes de la partie d'Asie
appelée Eolie, au-dessus de la Troade.
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(96) C'est
le nom qu'Homère, dans l'Iliade, donne
à Agamemnon, parce qu'il était à la
tête de tous les princes qui le suivirent au
siège de Troie.
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(97) César,
liv. III, dit qu'Afranius fut accusé de trahison
auprès de Pompée par Actius Rufus, pour la
perte de l'armée d'Espagne.
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(98) César,
ibid. a mis dans tout son jour cette folie des officiers
de Pompée. - Les Nabatéens étaient
un peuple de l'Arabie.
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