[Défaites romaines successives]
XX. Lorsque, après le partage du royaume, les commissaires du sénat eurent quitté l'Afrique, et que Jugurtha, malgré ses appréhensions, se vit en pleine possession du prix de ses forfaits, il demeura plus que jamais convaincu, comme ses amis le lui avaient affirmé à Numance, que tout dans Rome était vénal. Enflammé d'ailleurs par les promesses de ceux qu'il venait de combler de présents, il tourne toutes ses pensées sur le royaume d'Adherbal. Il était actif et belliqueux, et celui qu'il voulait attaquer, doux, faible, inoffensif, était de ces princes qu'on peut impunément insulter, et qui sont trop craintifs pour devenir jamais redoutables. Jugurtha entre donc brusquement à la tête d'une troupe nombreuse dans les Etats d'Adherbal, enlève les hommes et les troupeaux, avec un riche butin ; brûle les maisons, et fait ravager par sa cavalerie presque tout le pays ; puis il reprend, ainsi que toute sa suite, le chemin de son royaume. Il pensait qu'Adherbal, sensible à cette insulte, s'armerait pour la venger, ce qui deviendrait une occasion de guerre. Mais celui-ci sentait toute l'infériorité de ses moyens militaires, et d'ailleurs il comptait plus sur l'amitié du peuple romain que sur la fidélité des Numides. Il se borne à envoyer à Jugurtha des ambassadeurs pour se plaindre de ses attaques. Quoiqu'ils n'eussent rapporté qu'une réponse outrageante, Adherbal résolut de tout souffrir plutôt que de recommencer une guerre dont il s'était d'abord si mal trouvé. Cette conduite fut loin de calmer l'ambition de Jugurtha, qui déjà s'était approprié dans sa pensée tout le royaume de son frère. Comme la première fois, ce n'est plus avec une troupe de fourrageurs, mais suivi d'une armée nombreuse qu'il entre en campagne, et qu'il aspire ouvertement à l'entière domination de la Numidie. Partout, sur son passage il répand le ravage dans les villes, dans les campagnes, et emporte un immense butin. Il redouble ainsi la confiance des siens et la terreur des ennemis. |
XXI. Placé
dans l'alternative d'abandonner son royaume ou de s'armer
pour le défendre, Adherbal cède à la
nécessité : il lève des troupes et
marche à la rencontre de Jugurtha. Les deux
armées s'arrêtent non loin de la mer,
près de la ville de Cirta ; mais le déclin du
jour les empêche d'en venir aux mains. Dès que
la nuit fut bien avancée, à la faveur de
l'obscurité, qui régnait encore, les soldats de
Jugurtha, au signal donné, se jettent sur le camp
ennemi. Les Numides d'Adherbal sont mis en fuite et
dispersés, les uns à moitié endormis,
les autres comme ils prennent leurs armes. Adherbal, avec
quelques cavaliers, se réfugie dans Cirta ; et s'il ne
s'y fût trouvé une multitude d'Italiens assez
considérable pour écarter des murailles les
Numides qui le poursuivaient, un seul jour aurait vu
commencer et finir la guerre entre les deux rois. Jugurtha
investit donc la ville : tours, mantelets, machines de toutes
espèces, rien n'est épargné pour la
faire tomber en sa puissance. Il voulait, par la promptitude
de ses coups, prévenir le retour des ambassadeurs,
qu'il savait avoir été envoyés à
Rome par Adherbal avant la bataille. Cependant le
sénat, informé de cette guerre, députe
en Afrique trois jeunes patriciens chargés de
signifier aux deux princes ce décret : «Le
sénat et le peuple romain veulent et entendent qu'ils
mettent bas les armes, qu'ils terminent leurs
différends par les voies de droit, et non par la
guerre : ainsi l'exige la dignité de Rome et des deux
rois».
XXII. Les commissaires
romains mirent d'autant plus de célérité
dans leur voyage, qu'à Rome, au moment de leur
départ, on parlait déjà du combat et du
siège de Cirta ; mais on ne soupçonnait pas la
gravité de l'événement. Au discours de
ces envoyés, Jugurtha répondit que rien
n'était plus cher et plus sacré pour lui que
l'autorité du sénat ; que, dès sa plus
tendre jeunesse, il s'était efforcé de
mériter l'estime des plus honnêtes gens ; que
c'était à ses vertus, et non pas à ses
intrigues, qu'il avait dû l'estime du grand Scipion ;
que ces mêmes titres, et non le défaut
d'enfants, avaient déterminé Micipsa à
l'admettre par adoption au partage de sa couronne ; qu'au
reste, plus il avait montré d'honneur et de courage
dans sa conduite, moins son coeur était disposé
à tolérer un affront ; qu'Adherbal avait
formé un complot secret contre sa vie ; que pour lui,
sur la preuve du crime, il avait voulu le prévenir ;
que ce serait, de la part du peuple romain, manquer aux
convenances et à la justice que de lui défendre
ce qui est autorisé par le droit des gens ; qu'au
surplus il allait incessamment envoyer à Rome des
ambassadeurs pour donner toutes les explications
nécessaires. Là-dessus on se sépara, et
les ambassadeurs n'eurent pas la possibilité de
conférer avec Adherbal.
XXIII. Dès qu'il les
croit sortis de l'Afrique, Jugurtha,
désespérant de prendre d'assaut la place de
Cirta, à cause de sa position inexpugnable,
l'environne d'un mur de circonvallation et d'un fossé,
élève des tours, les garnit de soldats, tente
jour et nuit les assauts, les surprises, prodigue aux
défenseurs de la place les offres ou les menaces,
exhorte les siens à redoubler de courage, enfin
épuise tous les moyens avec une prodigieuse
activité. Adherbal se voit réduit aux plus
cruelles extrémités, pressé par un
ennemi implacable, sans espoir de secours, manquant de tout,
hors d'état de prolonger la guerre. Parmi ceux qui
s'étaient réfugiés avec lui dans Cirta,
il choisit deux guerriers intrépides, et autant par
ses promesses que par la pitié qu'il sait leur
inspirer pour son malheur, il les détermine à
gagner de nuit le prochain rivage à travers les
retranchement ennemis, et à se rendre ensuite à
Rome.
XXIV. En peu de jours les Numides
accomplissent leur mission ; la lettre d'Adherbal fut lue au
sénat. En voici le contenu :
«Ce n'est pas ma faute, sénateurs, si j'envoie
souvent vous implorer ; mais les violences de Jugurtha m'y
contraignent : il est si acharné à ma ruine,
qu'il méprise la colère des dieux et la
vôtre, et qu'il préfère mon sang à
tout le reste. Depuis cinq mois je suis assiégé
par ses troupes, moi, l'ami et l'allié du peuple
romain ! Ni les bienfaits de Micipsa mon père, ni vos
décrets, ne me protègent contre sa fureur.
Pressé par ses armes et par la famine, je ne sais ce
que je dois le plus appréhender. Ma situation
déplorable m'empêche de vous en écrire
davantage au sujet de Jugurtha. Aussi bien ai-je
déjà éprouvé qu'on a peu de foi
aux paroles des malheureux. Seulement, je n'ai pas de peine
à comprendre qu'il porte ses prétentions au
delà de ma perte ; car il ne peut espérer
d'avoir à la fois ma couronne et votre amitié :
laquelle des deux lui tient le plus au coeur ? C'est ce qu'il
ne laisse douteux pour personne. Il a commencé par
assassiner mon frère Hiempsal ; il m'a chassé
ensuite du royaume de mes pères. Sans doute, nos
injures personnelles peuvent vous être
indifférentes : mais c'est votre royaume que ses armes
ont envahi ; c'est le chef que vous avez donné aux
Numides qu'il tient assiégé. Quant aux paroles
de vos ambassadeurs, mes périls font assez
connaître le cas qu'il peut en faire. Quel moyen
reste-t-il, si ce n'est la force de vos armes, pour le faire
rentrer dans le devoir ? Certes, je voudrais que tout ce que
j'allègue dans cette lettre, et tout ce dont je me
suis plaint devant le sénat, fussent de vaines
chimères, sans que mes malheurs attestassent, la
vérité de mes paroles ; mais, puisque je suis
né pour être la preuve éclatante de la
scélératesse de Jugurtha, ce n'est plus aux
infortunes qui m'accablent que je vous supplie de me
soustraire, mais à la puissance de mon ennemi et aux
tortures qu'il me prépare. Le royaume de Numidie vous
appartient, disposez-en à votre gré ; mais,
pour ma personne, arrachez-la aux mains impies de Jugurtha.
Je vous en conjure par la majesté de votre empire, par
les saints noeuds de l'amitié, s'il vous reste encore
quelque ressouvenir de mon aïeul Masinissa».
XXV. Après la lecture
de cette lettre, quelques sénateurs furent d'avis
d'envoyer aussitôt en Afrique une armée au
secours d'Adherbal, et subsidiairement de
délibérer sur la désobéissance de
Jugurtha envers les commissaires du sénat. Mais les
partisans du roi réunirent de nouveau leurs efforts
pour faire rejeter le décret ; et, comme il arrive
dans presque toutes les affaires, le bien
général fut sacrifié à
l'intérêt particulier.
On envoya toutefois en Afrique une députation d'hommes
recommandables par l'âge, par la naissance et par
l'éminence des dignités dont ils avaient
été revêtus. De ce nombre était M.
Scaurus, dont j'ai déjà parlé,
consulaire et alors prince du sénat. Ces nouveaux
commissaires, cédant à l'indignation publique
et aux instances des Numides, s'embarquent au bout de trois
jours, et, ayant bientôt abordé à Utique,
ils écrivent à Jugurtha de se rendre à
l'instant dans la Province romaine ; qu'ils étaient
envoyés vers lui par le sénat.
En apprenant que des personnages illustres, et dont il
connaissait l'immense crédit dans Rome, étaient
venus pour traverser son entreprise, Jugurtha, partagé
entre la crainte et l'ambition, chancelle pour la
première fois dans ses résolutions : il
craignait la colère du sénat s'il
n'obéissait à ses envoyés ; mais son
aveugle passion le poussait à consommer son crime. A
la fin, le mauvais parti l'emporte dans cette âme
ambitieuse. Il déploie son armée tout autour de
Cirta, et donne un assaut général : en
forçant ainsi la troupe peu nombreuse des
assiégés à diviser ses efforts, il se
flattait de faire naître par force ou par ruse quelque
chance de victoire. L'événement trompa son
attente, et il ne put, comme il l'avait espéré,
se rendre maître de la personne d'Adherbal avant
d'aller trouver les commissaires du sénat. Ne voulant
point par de plus longs délais irriter Scaurus, qu'il
craignait plus que tous les autres, il se rend dans la
Province romaine, suivi de quelques cavaliers.
Néanmoins, malgré les menaces terribles qui lui
furent faites de la part du sénat, il persista dans
son refus de lever le siège. Après bien des
paroles inutiles, les députes partirent sans avoir
rien obtenu.
XXVI. Dès qu'on fut instruit à Cirta du vain résultat de cette ambassade, les Italiens, dont la valeur faisait la principale défense de la place, s'imaginent qu'en cas de reddition volontaire la grandeur du nom romain garantirait la sûreté de leurs personnes. Ils conseillent donc à Adherbal de se rendre à Jugurtha, avec la ville, en stipulant seulement qu'il aurait la vie sauve, et de se reposer pour le reste sur le sénat. De toutes les déterminations, la dernière qu'aurait prise l'infortuné prince eût été de s'abandonner à la foi de Jugurtha ; mais comme, en cas de refus, ceux qui lui donnaient ce conseil avaient le pouvoir de l'y contraindre, il obtempéra à l'avis des Italiens, et se rendit. Jugurtha fait tout aussitôt périr Adherbal au milieu des tortures (12) ; il fit ensuite passer au fil de l'épée tous les Numides sortis de l'enfance, et les Italiens indistinctement, selon qu'ils se présentaient à ses soldats armés. |
XXVII. Cette
sanglante catastrophe est bientôt connue â Rome.
Le sénat s'assemble pour en délibérer :
on voit encore les mêmes agents de Jugurtha chercher
par leurs interruptions, par leur crédit, et
même aussi par des querelles, à gagner du temps,
à affaiblir l'impression d'un crime si atroce ; et si
C. Memmius, tribun désigné, homme
énergique, ennemi déclaré de la
puissance des nobles, n'eût remontré au peuple
que ces menées de quelques factieux n'avaient pour but
que de procurer l'impunité à Jugurtha,
l'indignation se fût sans doute refroidie dans les
lenteurs des délibérations : tant avaient de
puissance et l'or du Numide et le crédit de ses
partisans. Le sénat, qui a la conscience de ses
prévarications, craint d'exaspérer le peuple,
et, en vertu de la loi Sempronia (13), il assigne aux
consuls de l'année suivante les provinces d'Italie et
de Numidie. Ces consuls furent P. Scipion Nasica et L. Bestia
Calpurnius. Le premier eut pour département l'Italie ;
la Numidie échut au second. On leva ensuite
l'armée destinée à passer en Afrique ;
on pourvut à sa solde, ainsi qu'aux diverses
dépenses de la guerre.
XXVIII. Ce ne fut pas sans
surprise que Jugurtha reçut la nouvelle de ces
préparatifs ; car il était fortement convaincu
que tout se vendait à Rome. Il envoie en ambassade,
vers le sénat, son fils et deux de ses plus intimes
confidents. Pour instructions, il leur recommande, comme
à ceux qu'il avait députés après
la mort d'Hiempsal, d'attaquer tout le monde avec de l'or. A
leur approche de Rome, le consul Bestia mit en
délibération si on leur permettrait d'entrer :
le sénat décréta qu'à moins
qu'ils ne vinssent remettre et le royaume et la personne de
Jugurtha, ils eussent à sortir de l'Italie sous dix
jours. Le consul fait signifier ce décret aux Numides,
qui regagnent leur patrie sans avoir rempli leur
mission.
Cependant Calpurnius, ayant mis son armée en
état de partir, se donne pour lieutenants des
patriciens factieux dont il espérait que le
crédit mettrait à couvert ses
prévarications. De ce nombre était Scaurus,
dont j'ai déjà indiqué le
caractère et la politique. Quant à Calpurnius,
il joignait aux avantages extérieurs d'excellentes
qualités morales, mais elles étaient ternies
par sa cupidité. Du reste, patient dans les travaux,
doué d'un caractère énergique,
prévoyant, il connaissait la guerre, et ne craignait
ni les dangers ni les surprises.
Les légions,
après avoir traversé l'Italie,
s'embarquèrent à Rhegium pour la Sicile, et de
là passèrent en Afrique. Calpurnius, qui avait
fait d'avance ses approvisionnements, fond avec
impétuosité sur la Numidie ; il fait une foule
de prisonniers, et prend de vive force plusieurs
villes.
XXIX. Mais sitôt que
Jugurtha, par ses émissaires, eut fait briller l'or
à ses yeux, et ressortir les difficultés de la
guerre dont le consul était chargé, son coeur,
gâté par l'avarice, se laissa facilement
séduire. Au reste, il prit pour complice et pour agent
de toutes ses menées ce même Scaurus, qui, dans
le principe, tandis que tous ceux de sa faction
étaient déjà vendus, s'était
prononcé avec le plus de chaleur contre le prince
numide. Mais cette fois la somme fut si forte, qu'oubliant
l'honneur et le devoir il se laissa entraîner dans le
crime (14).
Jugurtha avait eu d'abord seulement en vue d'obtenir à
prix d'or que le consul ralentit ses opérations, afin
de lui donner le temps de faire agir à Rome son argent
et son crédit. Mais, dès qu'il eut appris que
Scaurus s'était associé aux intrigues de
Calpurnius, il conçut de plus hautes
espérances, il se flatta d'avoir la paix, et
résolut d'aller en personne en régler avec eux
toutes les conditions. Pour lui servir d'otage, le consul
envoie son questeur Sextius à Vacca, ville appartenant
à Jugurtha. Le prétexte de ce voyage
était d'aller recevoir les grains que Calpurnius avait
exigés publiquement des ambassadeurs de Jugurtha pour
prix de la trêve accordée à ce prince, en
attendant sa soumission.
Le roi vint donc au camp des Romains, comme il l'avait
résolu. Il ne dit que quelques mots en présence
du conseil, pour disculper sa conduite et pour offrir de se
rendre à discrétion. Le reste se règle
dans une conférence secrète avec Bestia et
Scaurus. Le lendemain, on recueille les voix, pour la forme,
sur les articles en masse, et la soumission de Jugurtha esl
agréée. Ainsi qu'il avait été
prescrit en présence du conseil, trente
éléphants, du bétail, un grand nombre de
chevaux, avec une somme d'argent peu considérable,
sont remis au questeur. Calpurnius retourne à Rome
pour l'élection des magistrats ; et, dès ce
moment, en Numidie comme dans notre armée, tout se
passa comme en temps de paix.
XXX. Dès qu'à
Rome la renommée eut divulgué le
dénoûment des affaires d'Afrique et quels moyens
l'avaient amené, il ne fut question en tous lieux et
dans toutes les réunions que de l'étrange
conduite du consul. Le peuple était dans
l'indignation, les sénateurs dans la
perplexité, incertains s'ils devaient sanctionner une
telle prévarication ou annuler le décret du
consul. Le grand crédit de Scaurus, qu'on savait
être le conseil et le complice de Bestia, les
détournait surtout de se déclarer pour la
raison et pour la justice.
Cependant, à la faveur des hésitations et des
lenteurs du sénat, C. Memmius, dont j'ai
déjà fait connaître le caractère
indépendant et la haine contre la puissance des
nobles, anime par ses discours le peuple à faire
justice. Il l'exhorte à ne point déserter la
cause de la patrie et de la liberté ; il lui remet
sous les yeux les attentats multipliés et l'arrogance
de la noblesse ; enfin il ne cesse d'employer tous les moyens
d'enflammer l'esprit de la multitude. Comme à cette
époque l'éloquence de Memmius eut beaucoup de
renom et d'influence, j'ai jugé convenable de
transcrire ici (15) quelqu'une de ses
nombreuses harangues, et j'ai choisi de
préférence celle qu'il prononça en ces
termes devant le peuple, après le retour de Bestia
:
XXXI. «Que de motifs
m'éloigneraient de vous, Romains, si l'amour du bien
public ne l'emportait : la puissance d'une faction, votre
patience, l'absence de toute justice, surtout la certitude
que la vertu a plus de périls que d'honneurs à
attendre. J'ai honte, en effet, de dire combien, depuis ces
quinze dernières années, vous avez servi de
jouet à l'insolence de quelques oppresseurs, avec
quelle ignominie vous avez laissé périr sans
vengeance les défenseurs de vos droits, à quel
excès de bassesse et de lâcheté vos
âmes se sont abandonnées. Aujourd'hui
même, que vous avez prise sur vos ennemis, vous ne vous
réveillez pas. Vous tremblez encore devant ceux qui
devraient être saisis d'effroi devant vous ; mais,
malgré de si justes motifs pour garder le silence, mon
courage me fait une loi d'attaquer encore la puissance de
cette faction : non, je n'hésiterai point à
user de cette liberté que j'ai reçue de mes
ancêtres : le ferai-je inutilement ou avec fruit ? cela
dépend de vous seuls, ô mes concitoyens ! Je ne
vous exhorte point à imiter l'exemple si souvent
donné par vos pères, de repousser l'injustice
les armes à la main ; il n'est ici besoin ni de
violence ni de scission (16) : il suffit de leur
infâme conduite pour précipiter la ruine de vos
adversaires.
Après l'assassinat de Tiberius Gracchus, qui,
disaient-ils, aspirait à la royauté, le peuple
romain se vit en butte à leurs rigoureuses
enquêtes. De même, après le meurtre de
Caïus Gracchus et de Marcus Fulvius, combien de gens de
votre ordre n'a-t-on pas fait mourir en prison ! A l'une et
à l'autre époque, ce ne fut pas la loi, mais
leur caprice seul qui mit fin aux massacres. Au surplus, j'y
consens : rendre au peuple ses droits, c'est aspirer à
la royauté, et je tiens pour légitime tout ce
qui ne pourrait être vengé sans faire couler le
sang des citoyens.
Dans ces dernières années, vous
gémissiez en secret de la dilapidation du
trésor public, et de voir les rois et des peuples
libres, tributaires de quelques nobles, de ceux-là qui
seuls sont en possession de l'éclat des hautes
dignités et des grandes richesses. Cependant
c'était trop peu pour eux de pouvoir impunément
commettre de tels attentats. Ils ont fini par livrer aux
ennemis de l'Etat vos lois, la dignité de votre
empire, et tout ce qu'il y a de sacré aux yeux des
dieuxs et des hommes. Après ces nouveaux crimes,
éprouvent-ils quelque honte, quelque repentir ? Ils se
montrent insolemment à vos regards tout brillants de
magnificence, faisant parade, les uns de leurs consulats et
de leurs sacerdoces, les autres de leurs triomphes, comme
s'ils avaient lieu de s'honorer de ces distinctions
usurpées. Des esclaves achetés à prix
d'argent n'endurent point les mauvais traitements de leurs
maîtres, et vous, Romains, nés pour commander,
vous supportez patiemment l'esclavage !
Mais que sont-ils donc, ceux qui ont envahi la
république ? Des scélérats couverts de
sang, dévorés d'une monstrueuse cupidité
; les plus criminels et en même temps les plus
orgueilleux de tous les hommes. Pour eux, la bonne foi,
l'honneur, la religion, la vertu, sont, tout comme le vice,
des objets de trafic. Les uns ont fait périr des
tribuns du peuple ; les autres vous ont intenté
d'injustes procédures ; la plupart ont versé
votre sang, et ces excès sont leur sauvegarde : plus
ils sont criminels, plus ils se voient en
sûreté. Cette terreur, que devait leur inspirer
le sentiment de leurs propres forfaits, ils l'ont,
grâce à votre lâcheté, fait passer
dans vos âmes. Chez eux, mêmes désirs,
mêmes haines, mêmes craintes : voilà ce
qui les fait agir tous comme un seul homme ; mais si une
pareille union constitue l'amitié entre les
honnêtes gens, elle devient conspiration entre les
méchants.
Si vous étiez aussi zélés pour votre
liberté qu'ils ont d'ardeur pour la tyrannie, la
république ne serait certainement pas, comme
aujourd'hui, livrée à la
déprédation, et les faveurs que donnent vos
suffrages redeviendraient le prix de la vertu, et non plus de
l'audace. Vos ancêtres, pour conquérir les
droits et fonder la dignité de leur ordre, firent
scission en armes et se retirèrent en armes sur le
mont Aventin. Et vous, pour conserver cette liberté
que vous tenez d'eux, vous ne feriez pas les derniers efforts
! Que dis-je ? vous les feriez avec d'autant plus d'ardeur,
qu'il y a plus de honte à perdre ce qu'on
possède qu'à ne l'avoir jamais acquis.
On me dira : Que proposez-vous donc ? De faire justice de ces
hommes qui ont livré la république à
l'ennemi. Qu'ils soient poursuivis, non par la violence et
par le meurtre (ces moyens dignes d'eux ne le sont pas de
vous), mais d'après une procédure
régulière et sur le témoignage de
Jugurtha lui-même. S'il est réellement en
état de soumission, il ne manquera pas d'obéir
à vos ordres ; s'il les méprise, vous saurez
à quoi vous en tenir et sur cette paix et sur cette
soumission, qui laisse à Jugurtha l'impunité de
ses crimes, à quelques hommes d'immenses richesses,
à la république la honte et le dommage.
Mais peut-être leur tyrannie ne vous pèse-t-elle
pas encore assez ; peut-être
préférez-vous au temps où nous vivons
celui où les royaumes, les provinces, les lois, les
droits des citoyens, les jugements, la guerre et la paix, en
un mot, toutes les choses divines et humaines étaient
livrées au caprice souverain de quelques ambitieux,
alors que tous, qui formez le peuple romain, ce peuple
invincible, ce peuple roi des nations, vous vous estimiez
heureux qu'ils daignassent vous laisser l'existence ; car,
pour la servitude, qui de vous aurait osé la repousser
? Quant à moi, bien que je regarde comme le comble du
déshonneur, pour un homme de coeur, de se laisser
impunément outrager, je consentirais encore à
vous voir pardonner aux plus scélérats des
hommes, puisqu'ils soin vos concitoyens, si votre indulgence
ne devait entraîner votre ruine : car telle est leur
insupportable perversité, qu'ils comptent pour rien
l'impunité de leurs crimes passés, si pour
l'avenir on ne leur ravit le pouvoir de mal faire ; et vous
serez en proie à d'éternelles alarmes, en vous
voyant placés entre l'esclavage et la
nécessité de combattre pour votre
liberté. Eh ! pourriez-vous compter sur une
réconciliation sincère avec eux ? Ils veulent
dominer, vous voulez être libres ; ils veulent faire le
mal, vous, l'empêcher ; enfin, ils traitent vos
alliés en ennemis, vos ennemis en alliés.
Quelle paix, quel accord peut-on se promettre dans des
dispositions si contraires ?
Je crois donc devoir vous en avertir, vous en conjurer, ne
laissez pas un si grand crime impuni. Il ne s'agit pas ici de
l'enlèvement des deniers publics, ni d'argent
extorqué violemment aux alliés ; ces
excès, quelle que soit leur gravité,
aujourd'hui passent inaperçus, tant ils sont communs.
Mais on a sacrifié au plus dangereux de vos ennemis et
l'autorité du sénat et la majesté de
votre empire : dans Rome et dans les camps, la
république a été vendue. Si ces crimes
ne sont pas poursuivis, s'il n'est fait justice des
coupables, il ne nous reste plus qu'à vivre en
esclaves et en sujets ; car faire impunément tout ce
qu'on veut, c'est être vraiment roi. Ce n'est pas,
Romains, que je vous exhorte à vouloir de
préférence trouver vos concitoyens coupables
plutôt qu'innocents ; tout ce que je vous demande,
c'est de ne pas sacrifier les honnêtes gens pour faire
grâce aux pervers. Considérez, d'ailleurs, que
dans une république il vaut beaucoup mieux oublier le
bien que le mal : l'homme vertueux qu'on néglige
devient seulement moins zélé ; le
méchant en devient plus audacieux. Considérez
enfin que prévenir l'injustice, c'est le moyen de
n'avoir que rarement besoin de secours contre ses
atteintes».
XXXII. Par de tels discours
souvent répétés, Memmius
détermine le peuple à envoyer L. Cassius, alors
prêteur (17), vers Jugurtha, que,
sous la garantie de la foi publique, il amènerait
à Rome. On espérait que les dépositions
de ce monarque ne manqueraient pas de jeter du jour sur les
prévarications de Scaurus et des autres
sénateurs accusés d'avoir reçu de
l'argent. Tandis que ceci se passe à Rome, les chefs
à qui Bestia avait laissé le commandement de
l'armée de Numidie, commettaient, à l'exemple
de leur général, une foule d'excès
odieux. Les uns, séduits par l'or, rendirent à
Jugurtha ses éléphants ; d'autres lui vendirent
ses transfuges ; plusieurs pillèrent les provinces
avec lesquelles nous étions en paix : tant la
contagion de l'avarice avait infecté toutes les
âmes !
La proposition de Memmius ayant été
adoptée, à la grande consternation de toute la
noblesse, le prêteur Cassius alla trouver Jugurtha.
Malgré les terreurs de ce prince et les justes
défiances que lui inspiraient ses remords, Cassius
réussit à lui persuader, puisqu'il
s'était rendu au peuple romain, de s'en remettre
à sa clémence plutôt que de provoquer sa
colère. Il lui engagea d'ailleurs sa propre foi, qui
n'était pas de moindre poids, aux yeux de Jugurtha,
que la foi publique : tant était grande alors
l'opinion qu'on avait de la loyauté de Cassius !
XXXIII. En
conséquence, Jugurtha, renonçant au faste royal
pour prendre l'extérieur le plus propre à
exciter la compassion, arrive à Rome avec Cassius.
Quoiqu'il fût doué d'une grande force de
caractère, et rassuré d'ailleurs par tous ces
hommes dont le crédit et la scélératesse
avaient, comme je l'ai dit ci-dessus, favorisé tous
ses attentats, il s'assure à grands frais du tribun du
peuple C. Bébius, dont l'impudente hardiesse devait le
mettre sûrement à couvert de l'action des lois
et de toute espèce de danger. Cependant C. Memmius
convoque l'assemblée : le peuple était fort
animé contre Jugurtha ; les uns voulaient qu'il
fût mis en prison ; les autres, que, s'il ne
révélait ses complices, il fût
livré au supplice comme un ennemi public, selon la
coutume de nos ancêtres. Memmius, consultant
plutôt la dignité du peuple romain que son
indignation, calme cette effervescence et apaise les esprits
irrités. Il proteste en outre, autant qu'il est en
lui, contre toute violation de la foi publique. Le silence
s'étant rétabli, il fait comparaître
Jugurtha, et, prenant la parole, il lui rappelle les crimes
dont il s'est souillé tant à Rome qu'en
Numidie, et lui représente ses attentats contre son
père et ses frères, ajoutant qu'encore que les
agents à l'aide desquels il a commis ces forfaits lui
fussent connus, le peuple romain voulait cependant obtenir un
aveu formel de sa bouche ; que si Jugurtha disait la
vérité, il devait mettre sa confiance dans la
loyauté et dans la clémence du peuple romain ;
mais que, s'il s'obstinait à se taire, il se perdrait
lui-même avec toutes ses espérances, sans sauver
ses complices.
XXXIV. Quand Memmius eut
cessé de parler, et que Jugurtha reçut l'ordre
de répondre, le tribun du peuple C. Bébius,
gagné par argent, comme je l'ai dit ci-dessus, ordonna
au prince de garder le silence. Bien que la multitude,
indignée, s'efforçât d'effrayer
Bébius par ses clameurs, par ses regards, souvent
même par ses gestes menaçants, enfin par tous
les emportements que suggère la fureur, l'impudence du
tribun l'emporta cependant. Le peuple ainsi joué
(18) se retire ;
Jugurtha, Bestia et tous ceux qu'avaient
inquiétés les poursuites reprennent une
nouvelle assurance.
XXXV. Il se trouvait alors
à Rome un Numide nommé Massiva, fils de Gulussa
et petit-fils de Masinissa. Il avait, dans la querelle des
princes, pris parti contre Jugurtha, puis, après la
reddition de Cirta et la mort d'Adherbal, quitté
l'Afrique en fugitif. Spurius Albinus, qui, avec Q. Minucius
Rufus, venait de succéder à Calpurnius Bestia
dans le consulat, engage le prince à profiter de sa
qualité de descendant de Masinissa, de la haine
publique et des terreurs qui poursuivent Jugurtha, pour
demander au sénat la couronne de Numidie. Impatient
d'avoir une guerre à conduire, le consul aurait tout
bouleversé plutôt que de languir dans
l'inaction. La province de Numidie lui était
échue, et la Macédoine à Minucius.
Dès les premières démarches de Massiva,
Jugurtha sentit qu'il trouverait peu de support chez ses amis
; les remords, le trouble des uns, la mauvaise
réputation des autres, les craintes de tous, leur
ôtaient la faculté d'agir. Il charge donc
Bomilcar, son parent, qui lui était entièrement
dévoué, de gagner, à force d'or, sa
ressource ordinaire, des assassins pour faire périr
Massiva, en secret, s'il était possible ; sinon, de
toute autre manière.
Bomilcar exécuta
promptement les ordres du roi : des hommes faisant
métier de semblables commissions sont chargés
par lui d'épier les allées et les venues de
Massiva, de remarquer les lieux et les heures ; puis, au
moment opportun, l'emiuscade est dressée. Un des
assassins apostés, attaquant Massiva avee trop peu de
précaution, le tua ; mais pris sur le fait, il
céda aux exhortations d'un grand nombre de personnes,
et surtout du consul Albinus, et découvrit tout le
complot. L'on mit donc en accusation, plutôt par des
motifs d'équité et de justice qu'en vertu du
droit des gens, Bomilcar, qui était de la suite d'un
prince venu à Rome sous la garantie de la foi
publique.
Quant à Jugurtha. auteur manifeste du crime, il
persiste à lutter contre l'évidence,
jusqu'à ce qu'il reconnaisse que son or et son
crédit échoueront contre l'horreur d'un pareil
forfait. Aussi, quoique, dès l'ouverture des
débats, il eût présenté cinquante
de ses amis pour caution de Bomilcar, moins soucieux de leur
épargner des sacrifices (19) que jaloux de son
autorité, il renvoie secrètement Bomilcar en
Numidie, dans la crainte que ses sujets
n'appréhendassent désormais de lui
obéir, si cet agent était livré au
supplice. Lui-même partit peu de jours après,
sur l'ordre que lui avait intimé le sénat de
quitter l'Italie. On prétend qu'an sortir de Rome il
jeta souvent en silence ses regards sur cette ville, et
s'écria : «Ville vénale, qui
périrait bientôt si elle trouvait un acheteur
!»
XXXVI. La guerre recommence
: Albinus fait promptement transporter en Afrique des vivres,
de l'argent, et tout ce qui est nécessaire aux troupes
: lui-même se hâte de partir, pour qu'avant les
comices, dont l'époque n'était pas
éloignée, il pût, par la force des armes,
par la soumission spontanée de l'ennemi, ou par toute
autre voie, mettre fin à cette guerre. Jugurtha, au
contraire, traîne en longueur toutes les
opérations, et fait naître délais sur
délais. Il promet de se rendre, puis il affecte de la
défiance ; il plie devant l'ennemi qui le presse. Et
bientôt après, pour ne pas décourager les
siens, il le presse à son tour : c'est ainsi qu'il se
joue du consul par ses continuels ajournements de la guerre
et de la paix. Quelques-uns soupçonnèrent alors
Albinus d'avoir été d'intelligence avec le roi
: ils attribuaient à une collusion frauduleuse, et non
à la lâcheté, le ralentissement si prompt
d'une guerre si activement commencée. Le temps
s'étant ainsi écoulé, on touchait au
jour des comices (20) : alors Albinus
laissa l'armée sous la conduite de son frère,
le propréteur Aulus, et partit pour Rome.
XXXVII. La république
était alors cruellement agitée par les
dissensions des tribuns du peuple. P. Lucullus et L. Annius
prétendaient, malgré l'opposition de leurs
collègues, se faire continuer dans leur magistrature :
cette querelle, qui dura toute l'année (21), empêchait la
tenue des comices. Pendant ces retards, Aulus, qui, comme
nous l'avons dit, était resté au camp avec le
titre de propréteur, conçut l'espoir, ou de
terminer la guerre, ou d'extorquer de l'argent au roi numide
par la terreur des armes romaines. Au mois de janvier, il
fait sortir ses troupes de leurs quartiers, à marches
forcées, par un temps fort rude, et s'approche de
Suthul, où étaient les trésors de
Jugurtha. Cette place, grâce à la rigueur de la
saison et à l'avantage de sa position, ne pouvait
être prise ni même assiégée :
autour de ses murailles, bâties sur le bord d'un roc
escarpé, s'étendait une plaine fangeuse, que
les pluies de l'hiver avaient changée en marais.
Cependant, soit pour intimider le roi par une attaque
simulée, soit qu'il fût aveuglé par
l'espoir de soumettre une ville remplie de trésors,
Aulus dresse des mantelets (22), élève
des terrasses (23), et presse tous les
travaux utiles au succès de son entreprise.
XXXVIII. Convaincu de la présomption et de
l'impéritie du lieutenant d'Albinus, l'artificieux
Jugurtha s'applique à redoubler sa folle
confiance, en lui envoyant maintes ambassades
suppliantes, tandis que lui-même, feignant de
l'éviter, conduit son armée dans des lieux
coupés de bois et de défilés. Enfin,
il décide Aulus, sous l'espoir d'un accommodement,
à quitter Suthul, et à le poursuivre, comme
s'il fuyait, à travers des régions
écartées, où ses
prévarications seraient tenues plus
secrètes. Cependant, par d'habiles
émissaires, il travaille jour et nuit à
séduire l'armée romaine, à corrompre
les centurions et les chefs de la cavalerie. Les uns
doivent passer à l'ennemi ; les autres, au signal
donné, abandonner leur poste. |
Le lendemain, dans une entrevue avec Aulus, Jugurtha
lui dit que, s'il était maître du
propréteur et de l'armée romaine, il voulait
bien toutefois, en considération de
l'instabilité des choses humaines, et pourvu qu'Aulus
signât la paix, laisser partir sains et saufs tous les
Romains, après les avoir fait passer sous le joug ;
qu'enfin il leur donnait dix jours pour évacuer la
Numidie. Quelque dures, quelque ignominieuses que fussent ces
conditions, les Romains, comme il fallait les accepter ou
mourir (24),
souscrivirent au traité dicté par
Jugurtha.
XXXIX. Ces
événements, dès qu'ils sont connus dans
Rome, y répandent la crainte et la désolation.
Les uns s'affligent pour la gloire de l'empire ; d'autres,
dans leur ignorance des vicissitudes de la guerre, craignent
déjà pour l'indépendance de la
république : tous s'indignent contre Aulus, ceux
surtout qui, ayant fait la guerre avec distinction, ne
pouvaient lui pardonner d'avoir, les armes à la main,
cherché son salut dans l'ignominie plutôt que
dans sa valeur. Le consul Albinus, redoutant pour lui la
haine publique et les dangers que provoque le crime de son
frère, soumet le traité à la
délibération du sénat. Cependant il
lève des recrues, demande des renforts aux
alliés et aux Latins, et pourvoit à toutes
choses avec activité. Le sénat, comme il
était juste, déclare que, sans son autorisation
et celle du peuple, aucun traité n'a pu être
valablement conclu (25). Le consul part
quelques jours après pour l'Afrique ; mais, sur
l'opposition des tribuns du peuple, il ne peut embarquer avec
lui les troupes qu'il venait de lever. Toute notre
armée, depuis l'évacuation de la Numidie, aux
termes du traité, était en quartiers d'hiver
dans la Province romaine. Dès son arrivée,
Albinus brûlait de poursuivre Jugurtha, pour apaiser
l'indignation soulevée contre son frère ; mais,
quand il eut reconnu que les soldats, outre la honte de leur
fuite, étaient, par le relâchement de la
discipline, livrés à la licence et à la
débauche, il demeura convaincu que, dans l'état
des choses, il n'y avait pour lui aucune entreprise à
former.
XL. Cependant, à
Rome, le tribun C. Mamilius Limetanus fit au peuple une
proposition tendant à informer contre ceux qui, par
leurs conseils, avaient engagé Jugurtha à
désobéir aux décrets du sénat ;
qui, dans leurs ambassades ou dans leurs commandements,
avaient reçu de l'argent de ce prince, ou lui avaient
livré des éléphants et des transfuges,
enfin qui avaient traité de la paix ou de la guerre
avec les ennemis. A cette proposition personne n'osa
résister ouvertement, ni ceux qui se sentaient
coupables, ni ceux qui redoutaient les dangers de
l'irritation des partis : les uns et les autres craignaient
de paraître approuver les prévarications et tous
les crimes dénonces par les tribuns. Mais
indirectement, par le moyen de leurs amis, surtout d'un grand
nombre de citoyens du Latium et d'alliés italiens, ils
firent naître mille obstacles. On ne saurait croire
avec quelle force, quelle persévérance de
volonté, le peuple décréta cette mesure
(26), moins, il
est vrai, par zèle pour la république, qu'en
haine de la noblesse, à qui elle préparait bien
des maux : tant la fureur des partis est extrême
!
Tandis que tous les nobles sont frappés de terreur,
Marcus Scaurus, que nous avons vu lieutenant de Bestia,
parvient, au milieu de la joie du peuple, de la
déroute de son parti et de l'agitation qui
règne dans la ville entière, à se faire
nommer l'un des trois commissaires dont la loi de Mamilius
provoquait la création. Les enquêtes ne s'en
firent pas moins avec dureté (27), avec violence,
d'après des ouï-dire et le caprice du peuple.
Ainsi l'exemple souvent donné par la noblesse fut
imité par le peuple dans cette circonstance : la
prospérité la rendit insolent.
XLI. L'usage de se diviser
en parti populaire et en faction du sénat, puis tous
les excès résultant de cette distinction,
avaient pris naissance à Rome peu d'années
auparavant (28)
au sein même du repos et de l'abondance (29), que les mortels
regardent comme les plus précieux des biens. Avant la
destruction de Carthage, le peuple et le sénat romain
gouvernaient de concert la république avec douceur et
modération. Les honneurs et la puissance
n'étaient le sujet d'aucun débat entre les
citoyens : la crainte des ennemis maintenait les bons
principes dans l'Etat ; mais, dès que les esprits
furent affranchis de cette terreur salutaire, l'orgueil et la
mollesse, compagnes ordinaires de la
prospérité, s'introduisirent aussitôt
dans Rome. Ainsi ce qu'on avait tant désiré aux
jours d'infortune, le repos, devint, quand on l'eut obtenu,
plus rude et plus amer que l'adversité même. On
vit désormais la noblesse abuser sans mesure de sa
prééminence, le peuple de sa liberté ;
chacun attirer à soi, em piéter, envahir ; et
la république, placée entre deux factions
contraires, fut misérablement
déchirée.
Toutefois la noblesse, groupée en une seule faction,
eut l'avantage, et le peuple, dont la force était
désunie, dispersée dans la masse, perdit sa
puissance. Le caprice de quelques individus décida
toutes les affaires au dedans et au dehors : pour eux seuls
étaient la fortune publique, les provinces, les
magistratures, les distinctions et les triomphes ; au peuple
étaient réservés le service militaire et
l'indigence. Le butin fait à l'armnée devenait
la proie des généraux et de quelques favoris.
Les parents, les jeunes enfants des soldats, avaient-ils
quelque voisin puissant (30), on les chassait de
leurs foyers. Armée du pouvoir, une cupidité
sans frein et sans bornes usurpa, profana, dépeupla
tout ; rien ne fut épargné, rien ne fut
respecté, jusqu'à ce que cette noblesse
elle-même eut creusé l'abîme qui devait
l'engloutir. En effet, dès qu'il s'éleva du
sein de la noblesse (31) quelques hommes qui
préféraient une gloire véritable
à la domination la plus injuste, il y eut
ébranlement dans l'Etat, et l'on vit naître des
dissensions civiles semblables aux grandes commotions qui
bouleversent la terre.
XLII. Dès que
Tibérius et C. Gracchus, dont les ancêtres
avaient, dans la guerre punique et dans quelques autres,
contribué à l'agrandissement de la
république, entreprirent de reconquérir la
liberté du peuple et de démasquer les crimes de
quelques hommes, la noblesse, épouvantée parce
qu'elle se sentait coupable, sut par le moyen, tantôt
des alliés, tantôt des Latins, quelquefois
même des chevaliers romains qu'avait
éloignés du peuple l'espoir d'être
associés à la puissance patricienne (32), mettre obstacle aux
tentatives des Gracques. D'abord Tibérius, tribun du
peuple, puis, quelques années après,
Caïus, triumvir pour l'établissement des colonies
(33), qui
s'était engagé dans les mêmes voies, et
avec lui M. Fulvius Flaccus, tombèrent sous le fer des
nobles. A dire vrai, les Gracques, dans l'ardeur de la
victoire, ne montrèrent point assez de
modération ; car l'homme de bien aime mieux succomber
que de repousser l'injustice par des moyens criminels
(34). La noblesse
usa de la victoire avec acharnement : elle se délivra
d'une foule de citoyens par le fer ou par l'exil, se
préparant ainsi plus de dangers pour l'avenir que de
puissance réelle. C'est ce qui, presque toujours, a
fait la perte des grands Etats : un parti veut triompher de
l'autre à quelque prix que ce soit, et exercer sur les
vaincus les plus cruelles vengeances. Mais, si je voulais
exposer en détail, et selon l'importance du sujet, la
fureur des partis et tous les vices de notre
république, le temps me manquerait plutôt que la
matière. Je reprends donc mon récit.
Suite de la Guerre de Jugurtha
(12) Adherbal
au milieu des tortures. - Diodore de Sicile,
dans un fragment du liv. XXXIV de son
Histoire, rapporte les
démêlés d'Adherbal et de
Jugurtha d'une manière tout à fait
conforme au récit de Salluste ; mais il ne
parle pas de la part que les Italiens eurent
à la reddition du malheureux Adherbal. Voici
comme il raconte cette catastrophe :
«Jugurtha, faisant de nouveaux ouvrages
autour de la ville, réduisit, par la famine,
son frère à se rendre : de sorte
qu'Adherbal, sortant revêtu de ses habits
royaux, comme abandonnant le trône, et ne
demandant que la vie, ne laissa pas d'être
tué par son frère, qui foula en
même temps aux pieds et les droits des
suppliants et ceux de la parenté la plus
proche ; mais, poussant encore plus loin sa
vengeance, il fit battre de verges et mourir
ensuite tous les Italiens qui avaient
été du parti d'Adherbal». |
|
(13) En
vertu de la loi Sempronia. - Cette loi, rendue
par un des Gracques, portait que le sénat,
avant l'élection des consuls pour
l'année suivante, déclarerait
d'avance quelles seraient les provinces
assignées à ces magistrats. |
|
(14) Se
laissa entraîner dans le crime. - Florus
a dit que Jugurtha triompha de la vertu romaine en
la personne de Scaurus (liv. III, ch. II). |
|
(15) Transcrire
ici. - Cette expression perscribere
semblerait donner la preuve que ce discours de
Memmius est un monument historique ; mais, comme on
y reconnaît d'un bout à l'autre les
formes et le style de Salluste, il faut bien en
conclure, avec les plus savants philologues, que ce
mot perscribere, qui ne veut dire autre
chose que transcrire, est un mensonge gratuit de
notre historien. |
|
(16) Ni
de scission. - Je me sers du mot scission, qui
rend exactement le secessione de Salluste.
Et, en effet, la retraite du peuple sur le mont
Sacré, à laquelle il fait allusion
ici, n'était rien moins qu'une
révolte. |
|
(17) L.
Cassius, alors préteur. - Fils d'un
consul, L. Cassius Ravilia Longinus avait
été consul en 626, puis censeur deux
ans après. Il montra dans cette magistrature
une telle sévérité, que, bien
qu'il ne fût point d'usage de revenir
à la charge de préteur, après
s'être élevé à des
dignités plus considérables, le
peuple l'appela de nouveau à cette
magistrature, non pour une année seulement,
mais pour l'exercer aussi longtemps que dureraient
les affaires à l'occasion desquelles on
l'avait nommé. Cassius était
regardé par les Romains, dit Cicéron,
comme le plus intègre et le plus habile des
juges qu'ils eussent eus en matière
criminelle. Sa méthode consistait à
porter les recherches sur l'homme qui avait eu
intérêt au crime, cui bono
fuisset (pro Roscio, cap. XXX).
Ailleurs, Cicéron ajoute que ce ne fut point
à des manières agréables et
généreuses, mais à une
sévérité austère, que
Cassius dut sa popularité (Brutus,
cap. xxv). Valère-Maxime dit que le tribunal
de ce juge sévère était
l'éecueil des accusés, scopulus
reorum ; mais sa sévérité
était d'autant plus estimable, qu'elle
tombait sur les hommes puissants comme sur les
simples plébéiens. |
|
(18) Le
peuple ainsi joué se retire. -
L'histoire romaine n'offre pas d'exemple plus
remarquable de l'omnipotence du veto des tribuns,
et en même temps de l'audacieuse impudence
avec laquelle ils en abusaient. C'en était
fait de la constitution romaine du moment que des
tribuns vendus s'accoutumaient à user, au
profit d'une noblesse corrompue et ambitieuse, de
cette arme redoutable qui ne leur avait
été confiée que dans
l'intérêt du peuple et de sa
liberté. Toutefois on doit admirer le
respect que le peuple porta, dans cette occasion,
à l'inviolabilité du tribunat. |
|
(19) De
leur épargner des sacrifices. - Dureau
Delamalle a traduit ainsi cette phrase : Plus
jaloux de se conserver une couronne que la vie
à ses otages. Il a été trop
loin ; il ne s'agissait pas de la vie pour les
otages de Bomilcar, mais d'une simple amende,
quam ne multa damnarentur vades, dit dans
ses notes M. Burnouf, en cela d'accord avec Lebrun,
de Brosses et d'autres traducteurs plus
anciens. |
|
(20) Au
jour des comices. - Les comices, à cette
époque, se tenaient au milieu de
l'année pour que les consuls
désignés pussent entrer en charge
dès le 1er janvier de l'année
suivante. |
|
(21) Cette
querelle, qui dura toute l'année. - Le
latin porte quae dissensio totius anni comitia
impediebat. J'ai entendu cette phrase autrement
que les traducteurs qui m'ont
précédé, et que les divers
commentateurs de Salluste. Ils font tomber le sens
de ces mots totius anni sur comitia ;
j'ai au contraire cru devoir les appliquer à
dissensio ; voici mes motifs : comitia
totius anni, qu'on n'a pu rendre jusqu'ici
d'une manière claire qu'en traduisant les
comices pour l'élection des magistrats, me
semble une redondance qui n'est point dans le style
de Salluste ; 2° quelques lignes plus bas,
Salluste représente Aulus sortant de ses
quartiers d'hiver au mois de janvier, ce qui prouve
que la querelle, excitée par les tribuns,
dura depuis l'époque ordinaire des comices
jusqu'au commencement de l'année suivante,
époque à laquelle les nouveaux
magistrats devaient prendre possession de leur
magistrature. Voyez la note
précédente. |
|
(22) Aulus
dresse des mantelets. - Végèce
(liv. IV, ch. XV) donne la description de ces
machines appelées par les Romains
vineae, et plus tard militari
barbaricoque usu causiae, comme l'observe cet
auteur. «C'étaient des constructions
légères destinées à
faciliter au soldat assiégeant l'approche de
la muraille. Elles formaient une espèce de
cabane portative, soutenue par quatre soliveaux,
haute de huit pieds, large de sept, longue de
seize, ayant un double toit de planches
légères et de claies, disposé
en appentis, et recouvert de diverses garnitures
molles pour amortir l'effet des projectiles
lancés par les assiégés. Les
côtés étaient munis de claies
d'osier, garnies de cuir cru et de couvertures de
laines, afin de les défendre des
flèches et du feu. On joignait plusieurs
mantelets de suite pour former, par leur
assemblage, une espèce de galerie couverte
sous laquelle les assiégeants
s'avançaient jusqu'au pied de la
muraille». Le président de Brosses
conjecture ici que les soldats de Metellus
employèrent en cette occasion une
espèce de mantelets de construction plus
simple, appelés plutei, pupitres.
Cette machine, élevée sur un seul
soliveau, n'avait qu'un simple parement
destiné à protéger le soldat
contre les coups de l'ennemi. |
|
(23) Elève
des terrasses. - Pour élever des
terrasses ou cavaliers, on faisait d'abord une
enceinte carrée de palissades et de claies
capables de retenir la terre. Les
assiégeants, protégés par
leurs pupitres, plutei, y jetaient de la
terre, des bois, des fascines, etc., et, quand la
surfece était unie en forme d'esplanade, on
y hissait ou l'on y construisait des tours
auxquelles ces terrasses ou cavaliers donnaient
plus d'exhaussement (Végèce, IV,
ch.XV). Jules César, dans ses
Commentaires (liv II, ch. XII), a, dans la
même phrase, renfermé
lénonciation de toutes les machines de
siège dont il est question dans Salluste :
Celeriter vineis ad oppidum actis, aggere jacto,
turribusque constitutis, etc. |
|
(24) Comme
il fallait les accepter ou mourir. - J'ai
adopté ici, pour notre texte, cette version,
quia mortis metu mutabantur, qui a pour elle
l'opinion de M. Burnouf, et qui a été
rendue de la manière la plus heureuse par
Dureau Delamalle. Ici, l'acception de mutare
peut être rendue mot à mot par cette
expression française : prendre en
échange. C'est ainsi qu'Horace a dit liv. I,
Ode XVII : Velox amoenum saepe Lucretilem /
Mutat Lycoeo Faunus. D'anciennes
éditions portent : quia mortis metu
mutabant. Cette version a été
adoptée par plus d'un traducteur, qui a
rendu ce membre de phrase par ces mots : les
Romains ébranlés par la crainte de la
mort. |
|
(25) N'a
pu être valablement conclu. - Ces
mêmes faits sont rapportés par
Tite-Live, Epitome IV ; par Florus, liv.
III, ch. 1 ; par Eutrope, liv. IV. Ammien Marcellin
juge, comme Salluste, que le sénat
était en droit de casser ce traité,
et qu'il ne fit en cela que suivre l'exemple de ce
qui s'était passé lors de la
capitulation conclue avec les Samnites, aux
Fourches Caudines, ou après le traité
fait par Mancinus avec les Numantins.
«C'était, observe le président
de Brosses, un des grands traits de la politique
romaine, que de désavouer, en semblable
occasion, les chefs qui avaient traité : bon
moyen de toujours gagner et de ne jamais
perdre.» |
|
(26) Le
peuple décréta cette mesure. - A
ces mots que nous avons conservés dans notre
texte, quantaque vi rogationem jusserit,
plus d'un éditeur a ajouté ces mots
decreverit, voluerit, redondance absolument
contraire au style de Salluste, et qui vient de
quelques gloses des copistes, trop
légèrement adoptées par ces
éditeurs. M. Burnouf, dans son
édition, en a fait justice. |
|
(27) Les
enquêtes ne s'en firent pas moins avec
dureté. - En exécution de la loi
de Mamilius, on mit en jugement Calpurnius Bestia,
Albinus, Opimius, Caton, petit-fils de Caton le
Censeur et de Paul-Emile, et Sergius Galba,
célèbre orateur. Les quatre premiers
avaient été consuls. Galba
était membre du collège des pontifes
; tous les cinq furent exilés. Opimius, ce
chef si puissant du parti de la noblesse, mourut
oublié dans cet exil, que lui du moins avait
si bien mérité. |
|
(28) Peu
d'années auparavant. - En effet, la
destruction de Carthage, qui eut lieu l'an 608 de
Rome, précéda de trente-cinq ans la
guerre de Jugurtha. |
|
(29) Au
sein même du repos et de l'abondance. -
Ces réflexions de Salluste ont un rapport
frappant avec celles que présente Florus, au
chap. XVII du liv. III de son
Abrégé, dans lequel il
énumère les causes qui conduisirent
Rome aux sanglantes séditions des Gracques,
de Saturninus, à la guerre Sociale, à
celle des Gladiateurs, etc., etc. Lucain
(Pharsale, liv. Ier, vers 162 et suiv.),
Velleius Paterculus (liv. II, ch. 1er), Tacite
(Hist., liv II, ch. XXXVIII), enfin
Juvénal, ont à l'envi
présenté des réflexions
analogues sur les funestes résultats, pour
Rome, de la destruction de sa rivale. Salluste
(Catil. X) reviendra sur ce sujet. |
|
(30) Les
parents, les jeunes enfants des soldats. - On
pourrait croire que ce trait est
exagéré, si l'on ne voyait Horace
condamner le môme genre de spoliation : Quid,
quod usque proximos / Revellis agri terminos, et
ultra / limites clientium / Salis avarus ? pellitur
paternos / In sinu ferens deos, / Et uxor, et vir,
sordidosque natos. (Carm. II, 18). |
|
(31) Du
sein de la noblesse. - Salluste veut parler ici
des Gracques, qui étaient de famille
patricienne, et tenaient à la noblesse par
leurs alliances et par les charges curules dont
leurs ancêtres avaient constamment
été revêtus depuis la seconde
guerre punique. Cette réflexion si politique
et si profonde de notre historien a rappelé
à M. Burnouf un des plus beaux traits
oratoires de Mirabeau. On sait que cet orateur
avait répudié sa noblesse pour
être élu député du
tiers-état. «Dans tous les pays, dans
tous les âges, a-t-il dit dans un discours
adressé au tiers-état de Provence,
les aristocrates ont implacablement poursuivi les
amis du peuple ; et si, par je ne sais quelle
combinaison de la fortune, il s'en est
élevé quelqu'un dans leur sein (ex
nobilitate), c'est celui-là surtout
qu'ils ont frappé, avides qu'ils
étaient d'inspirer la terreur par le choix
de la victime. Ainsi périt le dernier des
Gracques de la main des patriciens ; mais, atteint
du coup mortel, il lança de la
poussière vers le ciel en attestant les
dieux vengeurs, et de cette poussière naquit
Marius.» |
|
(32) D'être
associés à la puissance
patricienne. - Placés entre la noblesse
et le peuple, les chevaliers romains étaient
trop ambitieux pour se contenter de ce rang
intermédiaire ; aussi penchaient-ils
toujours pour l'ordre sénatorial. C.
Gracchus, par la loi Sempronia, les mit en
désaccord avec le sénat en leur
conférant le pouvoir judiciaire. |
|
(33) Caïus,
triumvir. - Après avoir fait passer la
loi Agraire, Tiberius fit nommer trois commissaires
pour le partage des terres : c'étaient C.
Gracchus son frère, Appius Claudius son
beau-père, et Tiberius lui-même. |
|
(34) Par
des moyens criminels. - Ici, Salluste
relève, avec une impartialité
méritoire dans un ennemi de la noblesse, ce
qu'il put y avoir de blâmable dans la
conduite de C. Gracchus. Le président de
Brosses, pour appuyer l'opinion de son auteur, cite
à ce sujet une lettre de Cornélie
à Caïus son fils, qui prouve combien
elle était loin d'approuver ses desseins. Un
seul passage indiquera le sens de cette lettre,
qu'on trouve dans les fragments de Cornélius
Nepos. «Vous résistez à une
mère mourante ! Vous bouleversez la
république ! vous dites qu'il est beau de se
venger de ses ennemis ; certes personne plus que
moi n'applaudirait à votre vengeance, si
vous pouviez la poursuivre sans compromettre la
république, etc». |