[Marius et Sylla]

LXXX. Jugurtha, après la perte de Thala, voyant que rien ne pouvait résister à Metellus, traverse de vastes déserts, avec un petit nombre d'hommes, et arrive jusque chez les Gétules, nation sauvage et grossière, qui ne connaissait pas encore le nom romain. Il rassemble en corps d'armée cette nombreuse population, l'accoutume insensiblement à garder ses rangs, à suivre les drapeaux, à obéir au commandement, enfin à exécuter les autres manoeuvres de la guerre. En outre, pour mettre le roi Bocchus dans ses intérêts, il gagne les ministres de ce prince avec de grands présents et de plus grandes promesses. Aidé de leurs secours, il s'adresse au monarque lui-même, et l'entraîne dans une guerre contre les Romains. Bocchus inclinait d'autant plus facilement vers ce parti, que, dès le commencement de la guerre contre Jugurtha, il avait envoyé des ambassadeurs à Rome pour solliciter notre alliance, et que cette demande, qui venait alors si à propos, fut écartée par les intrigues de quelques hommes qu'aveuglait la cupidité, et qui trafiquaient également de l'honneur et de la honte. Il faut ajouter que précédemment une fille de Bocchus avait épousé Jugurtha (96) ; mais de telles unions, chez les Numides comme chez les Maures, ne forment que des liens bien légers ; chacun d'eux, selon ses facultés, prend plusieurs épouses, les uns dix, les autres davantage, les rois encore plus. Le coeur de l'époux étant ainsi partagé entre un si grand nombre de femmes, aucune d'elles n'est traitée par lui comme sa compagne : toutes lui sont également indifférentes.

LXXXI. Cependant les armées des deux rois opérèrent leur jonction dans un lieu convenu. Là, après des serments réciproques, Jugurtha enflamme par ses discours l'esprit de Bocchus contre les Romains : il allègue leurs injustices, leur insatiable cupidité : ce sont, dit-il, les ennemis communs de tous les peuples ; ils ont pour faire la guerre à Bocchus le même motif que pour la faire à Jugurtha et à toutes les nations : cette passion de commander à qui toute autre puissance fait obstacle. Maintenant c'était à Bocchus, naguère aux Carthaginois, puis au roi Persée, à en faire l'expérience ; enfin quiconque paraît puissant devient par cela même l'ennemi des Romains. Après ce discours et d'autres semblables, les deux rois prennent le chemin de Cirta, où Metellus avait déposé le butin, les prisonniers et les bagages. Jugurtha se flattait, ou de faire une conquête importante, s'il prenait cette ville ; ou, si les Romains venaient la secourir, d'engager une bataille ; car le rusé Numide n'avait rien de plus pressé que d'entraîner Bocchus à une rupture ouverte, sans lui laisser le temps de choisir d'autre parti que la guerre.

LXXXII. Dès qu'il eut appris la coalition des deux rois, le proconsul ne se hasarde plus à présenter le combat indistinctement dans tous les lieux, comme il avait coutume de faire à l'égard de Jugurtha, si souvent vaincu. Il se contente d'attendre ses adversaires dans un camp retranché, non loin de Cirta, voulant se donner le temps de connaître les Maures, pour combattre avec avantage ces nouveaux ennemis. Cependant des lettres de Rome lui donnèrent l'assurance que la province de la Numidie était donnée à Marius, dont il savait déjà l'élévation au consulat. Consterné de cette nouvelle plus qu'il ne convenait à la raison et à sa dignité, Metellus ne put ni retenir ses larmes, ni modérer sa langue. Cet homme, doué d'ailleurs de si éminentes qualités, s'abandonna trop vivement à son chagrin. Les uns attribuaient cette faiblesse à l'orgueil, d'autres au ressentiment d'une âme honnête qui reçoit un affront ; la plupart, au regret de se voir arracher une victoire qu'il tenait déjà dans ses mains. Pour moi, je sais que l'élévation de Marius, plus que sa propre injure, déchirait l'âme de Metellus, et qu'il eût éprouvé moins de chagrin, si la province qui lui était enlevée eût été confiée à tout autre qu'à Marius.

LXXXIII. Réduit à l'inaction par la douleur, et regardant comme une folie de poursuivre à ses risques et périls une guerre qui lui devenait étrangère, il envoie des députés à Bocchus, pour lui représenter qu'il ne devait pas, sans motif, se faire l'ennemi du peuple romain ; qu'il avait une belle occasion d'obtenir son alliance et son amitié, bien préférables à la guerre ; que, quelque confiance qu'il eût en ses forces, il ne devait pas sacrifier le certain pour l'incertain ; que toute guerre est facile à entreprendre, mais très malaisée à terminer ; que celui qui la commence n'est pas le maître de la finir ; qu'il est permis, même au plus lâche, de prendre les armes, mais qu'on ne les dépose qu'au gré du vainqueur (97) ; enfin, que Bocchus, dans son intérêt et dans celai de son royaume, ne devait pas associer sa fortune florissante au sort désespéré de Jugurtha. A ces ouvertures, le roi répondit avec assez de modération qu'il désirait la paix, mais qu'il était touché des malheurs de Jugurtha ; que, si son gendre était pour sa part admis à traiter, tout serait bientôt d'accord. Metellus, d'après cette proposition de Bocchus, lui envoie de nouveaux députés. Le monarque agrée une partie de leurs demandes, et rejette les autres. Ainsi, à la faveur de ces députations successives, le temps s'écoula, et, comme l'avait désiré Metellus, les hostilités furent suspendues.

LXXXIV. Dès que Marius, porté, comme nous l'avons dit, au consulat, par les voeux ardents du peuple, en eut obtenu la province de la Numidie, lui, de tout temps l'ennemi des nobles, il donne un libre essor à son animosité, et ne cesse de les attaquer (98), soit en corps, soit individuellement. Il répétait tout haut que son consulat était une dépouille conquise sur des vaincus : on l'entendait, en outre, parler de lui en termes magnifiques ; des nobles, avec l'expression du mépris. Toutefois il s'occupe avant tout de pourvoir aux besoins de la guerre, sollicite un supplément aux légions (99), demande des troupes auxiliaires aux peuples, aux rois, aux alliés, et fait un appel à tout ce que le Latium avait de plus vaillants soldats : la plupart lui étaient connus pour avoir servi sous ses yeux, les autres, de réputation. Par ses sollicitations, il force jusqu'aux vétérans à partir avec lui. Le sénat, malgré son aversion pour Marius, n'osait rien lui refuser ; il avait même décrété avec joie le supplément demandé, dans la pensée que la répugnance du peuple pour le service militaire ferait perdre à Marius ou les ressources sur lesquelles il comptait pour la guerre, ou sa popularité. Mais l'attente du sénat fut déçue, tant était vif chez les plébéiens le désir de suivre Marius ! Chacun se flattait de revenir dans ses foyers vainqueur, riche de butin, et se repaissait des plus belles espérances. Une harangue de Marius n'avait pas peu contribué à exalter les esprits. En effet, dès qu'il eut obtenu les décrets qu'il avait sollicités, au moment de procéder à l'enrôlement, il convoqua le peuple, tant pour l'exhorter que pour exhaler contre la noblesse sa haine accoutumée, et parla en ces termes :

LXXXV. «Je sais, Romains, que la plupart de vos magistrats ont une conduite bien différente pour briguer le pouvoir, et pour l'exercer quand ils l'ont obtenu : d'abord actifs, souples, modestes, puis passant leur vie dans la mollesse et dans l'orgueil. Moi, je pense, au contraire, qu'autant la république entière est au-dessus du consulat et de la préture, autant on doit mettre, pour la bien gouverner, plus de soin que pour briguer ces honneurs. Je ne me dissimule pas combien l'insigne faveur que vous m'avez accordée m'impose d'obligations. Faire les préparatifs de la guerre et à la fois ménager le trésor public, contraindre au service ceux à qui on ne voudrait point déplaire, pourvoir à tout au dedans et au dehors, malgré les envieux, les opposants, les factieux, c'est, Romains, une tâche plus rude qu'on ne pense.

Les autres, du moins, s'ils ont failli (100), l'ancienneté de leur noblesse, les brillants exploits de leurs aïeux, le crédit de leurs proches et de leurs alliés, le nombre de leurs clients, sont là pour les protéger. Pour moi, toutes mes espérances sont en moi seul ; c'est par mon courage et mon intégrité qu'il me faut les soutenir : car, auprès de ceux-là, tous les autres appuis sont bien faibles (101). Je le vois, Romains, tous les regards sont fixés sur moi : les citoyens honnêtes et justes me sont favorables, parce que mes services profiteront à la république. La noblesse n'attend que le moment de l'attaque (102) : je dois donc redoubler d'efforts pour que vous ne soyez point opprimés (l03), et que son attente soit trompée. La vie que j'ai menée depuis mon enfance jusqu'à ce jour m'a donné l'habitude des travaux et des périls : la conduite qu'avant vos bienfaits je tenais sans espoir de salaire, maintenant que j'en ai pour ainsi dire reçu la récompense, je ne m'aviserai pas de m'en départir. La modération dans le pouvoir est difficile aux ambitieux qui, pour parvenir, ont fait semblant d'être honnêtes gens ; mais chez moi, qui ai consacré toute ma vie à la pratique des vertus, l'habitude de bien faire est devenue naturelle. Vous m'avez chargé de la guerre contre Jugurtha : la noblesse s'est irritée de ce choix. Réfléchissez mûrement, je vous prie, s'il ne vaudrait pas mieux changer votre décret, et, parmi cette foule de nobles, chercher pour cette expédition, ou pour toute autre semblable, un homme de vieille lignée, qui comptât beaucoup d'aïeux, et pas une seule campagne : à savoir, pour que, dans une si importante mission, ignorant toute chose, troublé, se hâtant mal à propos, il prenne quelque plébéien qui lui enseigne ses devoirs. Oui, cela n'arrive que trop souvent : celui que vous avez chargé du commandement cherche un autre homme qui lui commande. J'en connais, Romains, qui ont attendu leur élévation au consulat pour commencer à lire l'histoire de nos pères et les préceptes des Grecs sur l'art militaire : hommes qui font tout hors de saison ; car, bien que, dans l'ordre des temps, l'exercice d'une magistrature ne puisse précéder l'élection, il n'en est pas moins la première chose pour l'importance et pour les résultats (104).

Maintenant, Romains, à ces patriciens superbes, comparez Marius, homme nouveau : ce qu'ils ont ouï raconter, ce qu'ils ont lu, je l'ai vu ou fait moi-même ; l'instruction qu'ils ont prise dans les livres, je l'ai reçue dans les camps : estimez donc ce qui vaut le mieux des paroles ou des actions. Ils méprisent ma naissance ; moi, je méprise leur lâcheté. On peut m'objecter, à moi, le tort de la fortune, à eux on objectera leur infamie personnelle. D'après mon sentiment, la nature, notre mère commune, fait tous les hommes égaux ; le plus brave est le plus noble. Si l'on pouvait demander aux pères d'Albinus ou de Bestia, qui d'eux ou de moi ils voudraient avoir engendrés, croyez-vous qu'ils ne répondraient pas qu'ils voudraient avoir pour fils les plus vertueux ? S'ils se croient en droit de me mépriser, qu'ils méprisent donc leurs aïeux, ennoblis comme moi par leur vertu. Ils sont jaloux de mon illustration, qu'ils le soient aussi de mes travaux, de mon intégrité, de mes périls : car c'est à ce prix que je l'ai acquise. Mais, aveuglés par l'orgueil, ils se conduisent comme s'ils dédaignaient les honneurs que vous dispensez, et ils les sollicitent comme s'ils les avaient mérités parleur conduite. Certes, ils s'abusent d'une étrange manière, de vouloir réunir en eux des choses si incompatibles : les lâches douceurs de l'indolence et les récompenses de la vertu. Lorsque, dans vos assemblées ou dans le sénat, ils prennent la parole, leurs discours ne roulent que sur l'éloge de leurs ancêtres : en rappelant les belles actions de ces grands hommes, ils pensent se donner à eux-mêmes du relief. Loin de là ; plus la vie des uns eut d'éclat, plus la lâcheté des autres est dégradante. Et c'est une vérité incontestable : la gloire des ancêtres est comme un flambeau (105) qui ne permet point que les vertus ni les vices de leurs descendants restent dans l'obscurité.

Pour moi, Romains, je suis dépourvu de cet avantage ; mais, ce qui est beaucoup plus glorieux, il m'est permis de parler de mes exploits. Maintenant voyez quelle est leur injustice ! Ils se font un titre d'une vertu qui n'est pas la leur, et ils ne veulent pas que je m'en fasse un de la mienne ; sans doute, parce que je n'ai point d'aïeux, parce que ma noblesse commence à moi, comme s'il ne valait pas mieux en être soi-même l'auteur, que de dégrader celle qui vous est transmise.

Certes, je n'ignore pas que, s'ils veulent me répondre, ils ne manqueront point de phrases élégantes et habilement tournées ; mais, comme à l'occasion de l'éclatant bienfait que j'ai reçu de vous, ils nous déchirent vous et moi, en toute occasion, par leurs mauvais propos, je n'ai pas cru devoir me taire, de peur qu'ils prissent pour un aveu de la conscience le silence de la modestie. Ce n'est pas toutefois que personnellement aucun discours puisse me nuire : vrais, ils sont nécessairement à mon avantage ; faux, ma conduite et mes moeurs les démentent. Cependant, puisqu'ils incriminent vos décrets, pour m'avoir confié un honneur insigne et une importante expédition, examinez, oui, examinez bien si vous avez lieu de revenir sur votre décision. Je ne puis, pour justifier votre confiance, étaler les images, les triomphes ou les consulats de mes ancêtres ; mais je produirai, s'il le faut, des javelines, un étendard, des colliers, vingt autres dons militaires, et les cicatrices qui sillonnent ma poitrine (106). Voilà mes images, voilà ma noblesse : comme eux, je ne les ai pas recueillis par héritage ; moi seul, je les ai obtenus à force de travaux et de périls.

Mes discours sont sans apprêt (107) : je ne m'en embarrasse guère. La vertu brille assez d'elle-même ; c'est à eux qu'il faut de l'art pour cacher par de belles phrases la turpitude de leurs actions. Je n'ai point étudié l'art littéraire des Grecs (lO8), me souciant peu de l'apprendre, puisqu'il n'a pas rendu plus vertueux ceux qui l'enseignaient. Mais j'ai appris des choses bien autrement utiles à la république : à frapper l'ennemi, à garder un poste, à ne rien craindre que le déshonneur (109), à endurer également le froid et le chaud, à coucher sur la dure, à supporter à la fois la faim et la fatigue. Voilà par quelles leçons j'instruirai les soldats : on ne meverra pas les faire vivre dans la gêne, et vivre, moi, dans l'abondance. Je ne fonderai pas ma gloire sur leurs travaux. Ainsi le commandement se montre tutélaire, ainsi doit-il s'exercer entre concitoyens (110) : car se livrer à la mollesse et infliger à l'armée les rigueurs de la discipline, c'est agir en tyran, et non pas en général. C'est en pratiquant ces maximes, et d'autres semblables, que vos ancêtres ont fait la gloire de l'Etat et la leur.

Appuyée sur leurs noms, la noblesse, qui ressemble si peu à ces grands hommes, ose nous mépriser, nous qui sommes leurs émules : elle réclame de vous tous les honneurs, non comme la récompense du mérite, mais comme un droit acquis. Etrange erreur de l'orgueil ! Leurs ancêtres leur ont transmis tout ce qu'ils pouvaient leur transmettre, richesses, images, souvenirs glorieux de ce qu'ils furent ; mais la vertu, ils ne la leur ont point léguée, et ne pouvaient la leur léguer ; seule elle ne peut ni se donner ni se recevoir (111). Ils m'accusent, de vilenie et de grossièreté, parce que je m'entends mal à ordonner les apprêts d'un festin, que je n'ai point d'histrions à ma table, et que mon cuisinier ne me coûte pas plus cher qu'un garçon de charrue (112). J'en conviens bien volontiers ; car mon père et d'autres personnages d'une vie irréprochable m'ont enseigné que ces futilités conviennent aux femmes, et le travail aux hommes ; qu'il faut au brave moins de richesses que de gloire, et que ses armes, et non ses ameublements, sont sa parure. Eh bien donc ! qu'ils la mènent toujours, cette vie qui leur plaît tant, qui leur est si chère ; qu'ils fassent l'amour, qu'ils boivent, et que, comme ils consumèrent leur adolescence, ils passent leur vieillesse au milieu des festins, esclaves de leur ventre et des appétits les plus honteux : qu'ils nous laissent la sueur, la poussière, toutes les fatigues, à nous qui les trouvons mille fois plus douces que leurs orgies. Mais il n'en est point ainsi : ces hommes infâmes, après s'être souillés de toutes les turpitudes, cherchent à ravir aux gens de bien les récompenses de la vertu. Ainsi, par une monstrueuse injustice, la luxure et la lâcheté, ces détestables vices, ne nuisent point à ceux qui s'y complaisent, et perdent la république innocente de ces excès.

Maintenant que je leur ai répondu comme il convenait à mon caractère, et non pas à leurs honteux dérèglements, j'ajouterai quelques mots dans l'intérêt de l'Etat. Premièrement, Romains, ayez bonne opinion des affaires de la Numidie : car tout ce qui jusqu'à présent a fait l'appui de Jugurtha, vous l'avez écarté, je veux dire l'avarice, l'impéritie, l'orgueil. De plus, vous avez là une armée qui connaît le pays, mais qui certes fut plus brave qu'heureuse, et dont une grande partie a été sacrifiée par l'avarice ou par la témérité des chefs. Vous donc, qui avez l'âge de la milice, joignez vos efforts aux miens, prenez en main la défense de la république ; que personne désormais ne soit intimidé par les malheurs que d'autres ont éprouvés ou par l'arrogance des généraux. Dans les marches, dans les combats, guide et compagnon de vos périls, je serai toujours avec vous : entre vous et moi tout sera commun. Et, je puis le dire, grâce à la protection des dieux, tout nous vient à point, le succès, le butin, la gloire. Lors même que ces avantages seraient éloignés ou incertains, il serait encore du devoir des bons citoyens de venir au secours de la république. En effet, la lâcheté ne rend personne immortel (113), et jamais père n'a désiré pour ses enfants une vie éternelle, mais bien une vie pure et honorable. J'en dirais davantage, Romains, si les paroles pouvaient donner du courage aux lâches. Quant aux braves, j'en ai, je pense, dit assez pour eux (114)».

LXXXVI. Ainsi parla Marius. Voyant que par sa harangue il a affermi le courage du peuple, il se hâte d'embarquer des vivres, de l'argent, et tous les approvisionnements nécessaires. A la tête de ce convoi, il fait partir son lieutenant Aulus Manlius. Pour lui, il enrôle des soldats, non dans l'ordre des classes, suivant l'ancienne coutume, mais indistinctement, selon qu'ils se présentaient, et prolétaires la plupart, faute, selon les uns, de trouver des riches ; selon d'autres, calcul d'ambition de la part du consul (115), qui devait à cette classe infime de citoyens son crédit et son élévation ; et, en effet, pour qui aspire à la puissance, les plus utiles auxiliaires sont les plus indigents (116), qui, n'ayant rien à ménager, puisqu'ils ne possèdent rien, regardent comme légitime tout ce qui leur vaut un salaire. Marius part pour l'Afrique avec des troupes plus nombreuses même que le décret ne l'avait autorisé, et, en peu de jours, il aborde à Utique. L'armée lui est remise par le lieutenant P. Rutilius. Metellus avait évité la présence de Marius ; il ne voulait pas être témoin de ce dont il n'avait pu supporter la nouvelle

LXXXVII. Le consul, ayant complété les légions et les cohortes auxiliaires, marche vers un pays fertile et riche en butin. Tout ce qui est pris, il l'abandonne aux soldats. Il assiège ensuite des châteaux et des villes mal défendues tant par leur assiette que par leurs garnisons, et livre, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, une foule de combats, tous peu importants. Par là, les nouvelles recrues s'accoutument à se battre sans crainte ; ils voient que les fuyards sont pris ou tués ; que les plus braves courent le moins de danger ; que c'est avec les armes que l'on protège la liberté, la patrie, la famille, tous les intérêts ; qu'elles donnent la gloire et les richesses. Ainsi l'on ne distingua bientôt plus les jeunes soldats d'avec les vieux : même valeur les animait tous.

A la nouvelle de l'arrivée de Marius, les rois se retirèrent chacun de leur côté dans des lieux de très difficile accès. Ainsi l'avait décidé Jugurtha, dans l'espoir de pouvoir attaquer bientôt les Romains dispersés, qui, délivrés de toute crainte, ne manqueraient pas, comme il arrive presque toujours, de marcher avec moins d'ordre et de précaution.

LXXXVIII. Cependant Metellus était parti pour Rome, où, contre son attente, il fut reçu avec des transports de joie. L'envie était désarmée, et il devint également cher au peuple et au sénat (117).

Quant à Marius, avec autant d'activité que de prudence, il porte un oeil également attentif sur la position de l'ennemi et sur la sienne, remarque ce qui peut leur être réciproquement favorable ou contraire. Il épie la marche des deux rois, prévient leurs projets ou leurs stratagèmes, tient continuellement les siens en haleine (118) et l'ennemi en échec. Ainsi, les Gétules (119) et Jugurtha, qui venaient de piller nos alliés, se virent à leur retour attaqués et battus ; le prince lui-même, surpris non loin de Cirta, fut contraint d'abandonner ses armes. Bientôt, considérant que ces expéditions, bien que glorieuses, ne terminaient pas la guerre, Marius résolut d'assiéger successivement toutes les villes qui, par la force de leur garnison ou de leur position, pouvaient favoriser les projets de l'ennemi ou contrarier les siens. Ainsi Jugurtha allait être ou privé de ses garnisons, s'il se laissait enlever ses places, ou forcé de combattre. Quant à Bocchus, il avait, par ses émissaires, donné plusieurs fois au consul l'assurance «qu'il désirait l'amitié du peuple romain, et qu'on n'avait à craindre de sa part aucune hostilité». Etait ce un piège, afin de nous surprendre avec plus d'avantage, ou inconstance de caractère, qui le faisait pencher tantôt pour la paix, tantôt pour la guerre ? C'est ce qu'on ne saurait facilement décider.

LXXXIX. Le consul, suivant son plan, attaque les villes et les châteaux fortifiés, employant, pour les enlever à l'ennemi, ici la force, là les menaces ou les présents. D'abord, il s'attache aux moindres places, dans la pensée que, pour secourir les siens, Jugurtha se déciderait à en venir aux mains. Mais, apprenant qu'il était éloigné, et occupé d'autres projets, il jugea qu'il était temps de tenter des entreprises plus importantes et plus difficiles. Au milieu de vastes solitudes, était une ville grande et forte, nommée Capsa, et dont Hercule Libyen passe pour le fondateur. Exempts d'impôts depuis le règne de Jugurtha, traités avec douceur, ses habitants passaient pour être dévoués à ce prince. Ils étaient protégés contre l'ennemi par leurs fortifications, leurs armes, et le nombre de leurs combattants, mais encore plus par d'affreux déserts. Car, excepté les environs de la ville, tout le reste de la contrée est inhabité, inculte, privé d'eau, infesté de serpents, dont la férocité, comme celle de toutes les bêtes sauvages, devient plus teirible encore par le manque de nourriture. D'ailleurs, rien n'irrite comme la soif les serpents, déjà si dangereux par eux-mêmes.

Tout dans la conquête de cette ville excite au plus haut degré l'ambition de Marius, et son importance pour la suite de la guerre, et la difficulté de l'entreprise et la gloire éclatante qu'avait procurée à Metellus la prise de Thala. En effet, ces deux villes étaient peu différentes par leur force et par leur position, seulement tout près de Thala se trouvaient quelques sources, et les habitants de Capsa n'avaient dans l'enceinte de leur ville qu'une fontaine d'eau vive ; ils se servaient aussi d'eau de pluie. Là, comme dans la partie de l'Afrique dont les solitudes arides s'étendent loin de la mer, la disette d'eau est d'autant plus supportable, que les Numides ne se nourrissent guère que de lait et de la chair des animaux sauvages, sans y ajouter le sel et tous ces assaisonnements qui irritent le palais. Ils ne mangent et ne boivent que pour la faim et pour la soif, et non pour satisfaire une dispendieuse sensualité.

XC. Le consul, après avoir tout examiné, se reposa, je crois, sur la protection des dieux ; car, contre de si grandes difficultés, qu'aurait pu la puissance humaine ? De plus, il avait à craindre la disette de grains, parce que les Numides aiment mieux laisser leurs terres en pâturages qu'en céréales, et le peu qui venait d'en être récolté, ils l'avaient, d'après l'ordre du roi, transporté dans des places fortes. Enfin, les champs étaient alors dépouillés de leurs produits, car on touchait à la fin de l'été. Toutefois Marius concerte ses mesures aussi sagement que pouvait le permettre la circonstance. Il confie à la cavalerie auxiliaire la conduite de tout le bétail enlevé les jours précédents. Il ordonne à son lieutenant, A. Manlius, d'aller avec les troupes légères l'attendre à Laris, où étaient déposés le trésor et les vivres de l'armée. Il lui promet de venir bientôt le rejoindre, après avoir pillé le pays. Ainsi, dissimulant son projet, il se dirige vers le fleuve Tana.

XCI. Dans la marche, il fit faire chaque jour à son armée une distribution égale de bétail par centuries et par escadrons, et veilla à ce qu'on fabriquât des outres avec les peaux. Ainsi il suppléa au manque de grains, et en même temps, sans laisser pénétrer son secret, il se ménagea les ustensiles dont il avait besoin. Enfin, au bout de six jours, lorsqu'on fut arrivé au fleuve, une grande quantité d'outres se trouva faite. Là, Marius établit un camp légèrement fortifié, ordonne aux soldats de prendre de la nourriture, puis de se tenir prêts à partir au coucher du soleil, et, débarrassés de tout leur bagage, de ne se charger que d'eau, eux et leurs bêtes de somme. A l'heure fixée, on décampe ; puis, après avoir marché toute la nuit, on s'arrête : on fait de même le lendemain ; enfin, le troisième jour, bien avant le lever de l'aurore, on arrive dans un lieu couvert d'éminences, et qui n'était pas à plus de deux milles de Capsa. Là, Marius fait halte avec toutes ses troupes, et se tient caché le mieux qu'il lui est possible. Aussitôt que le jour paraît, les Numides, ne redoutant aucune hostilité, sortent en grand nombre de la ville : à l'instant Marius ordonne à toute sa cavalerie et aux fantassins les plus agiles de se porter au pas de course sur Capsa, et de s'emparer des portes. Lui-même les suit en toute hâte, mais en bon ordre et sans permettre au soldat de piller. Dès que les habitants s'aperçurent du danger, le tumulte, l'excès de la crainte et de l'étonnement, enfin, la perte d'une partie de leurs concitoyens faits prisonniers hors des remparts, tout les oblige à se rendre. Cependant la ville est livrée aux flammes, tous les Numides en âge de porter les armes sont passés au fil de l'épée, le reste est vendu, et le butin partagé aux soldats. Exécution sanglante, contraire au droit de la guerre, et dont on ne doit pourtant accuser ni la cruauté ni l'avarice du consul (120) ; mais cette place, position très avantageuse pour Jugurtha, était pour nous d'un difficile accès, et ses habitants, race mobile, perfide, ne pouvaient être enchaînés ni par la crainte ni par les bienfaits.

XCII. Après avoir accompli, sans perdre un seul homme, une entreprise si importante, Marius, déjà grand et illustre, parut plus grand et plus illustre encore : ses projets les plus hasardés passaient pour l'effort du génie et du courage. Ses soldats, charmés de la douceur de son commandement, et enrichis sous ses drapeaux, l'élevaient jusqu'au ciel ; les Numides le redoutaient comme un être au-dessus de l'humanité ; enfin les alliés, aussi bien que les ennemis, lui attribuant une intelligence divine, croyaient qu'il n'agissait que par l'inspiration des dieux. Ce succès obtenu, le consul marche rapidement vers d'autres villes ; quelques-unes, malgré la résistance des Numides, tombent en son pouvoir ; beaucoup d'autres, abandonnées par les habitants, qu'effrayait le désastre de Capsa, sont par ses ordres livrées aux flammes : partout il porte le carnage et la désolation.

Après s'être ainsi rendu maître de beaucoup de villes, la plupart sans coup férir, il forme une nouvelle entreprise, qui, sans offrir les mêmes dangers que la conquête de Capsa, n'en était pas moins difficile. Non loin du fleuve Mulucha, limite entre les Etats de Bocchus et ceux de Jugurtha, dans une plaine d'ailleurs unie, s'élevait, à une hauteur prodigieuse, un énorme rocher, dont le sommet était couronné par un château de médiocre grandeur, où l'on n'arrivait que par un sentier étroit : tout le reste du roc était de sa nature aussi escarpé que si la main de l'homme l'eût taillé à dessein. Dans ce château étaient les trésors du roi; Marius employa donc tous ses efforts pour s'en emparer ; mais le hasard le servit mieux que ses prévisions. En effet, ce fort, suffisamment pourvu de troupes et d'armes, renfermait beaucoup de grains et une source d'eau vive. Les terrasses, les tours, et les autres machines de siège ne pouvaient être dressées sur un semblable emplacement. Le chemin conduisant au château était fort étroit, et de tous côtés coupé à pic : c'était avec un grand péril et sans nul avantage qu'on mettait en jeu les mantelets ; car, pour peu qu'on les approchât de la place, ils étaient détruits à coups de pierres ou par la flamme ; nos soldats ne pouvaient, vu l'escarpement du terrain, se tenir en avant des ouvrages, ni travailler sans danger sous les mantelets. Les plus entreprenants étaient tués ou blessés, les autres perdaient courage.

XCIII. Cependant Marius, après bien des journées perdues en travaux inutiles, tombe dans la perplexité : renoncera-t-il à une entreprise jusqu'à présent sans résultat ? ou se reposera-t-il sur la fortune, qui tant de fois l'a si heureusement servi ? Il passe ainsi bien des jours et des nuits, travaillé par ces incertitudes. Enfin, un Ligurien (121), simple soldat des cohortes auxiliaires, sorti du camp pour chercher de l'eau, du côté de la citadelle opposé à celui de l'attaque, remarque par hasard des limaçons qui rampaient dans une crevasse du rocher. Il en ramasse un, puis deux, puis davantage, et guidé par le désir d'en trouver d'autres, il gravit insensiblement jusqu'au sommet de la montagne. Assuré que cet endroit était entièrement solitaire, il cède, penchant naturel à l'homme, à la curiosité d'observer des lieux inconnus. Là, par hasard, un grand chêne avait poussé ses racines dans les fentes du roc : sa tige, d'abord inclinée, s'était ensuite redressée, et élevée dans une direction verticale, selon la loi commune de tous les végétaux. Le Ligurien, s'appuyant tantôt sur les branches, tantôt sur les saillies du rocher, peut, à loisir, reconnaître l'esplanade du château : les Numides étaient tous occupés à se défendre contre les assiégeants.

Après avoir fait toutes ces remarques, qu'il comptait bientôt mettre à profit, il descend par le même chemin, non pas sans réflexion, comme il était monté, mais en sondant le terrain, et en examinant toutes choses avec soin. Aussitôt il va trouver Marius, lui raconte ce qui lui est arrivé, l'exhorte à faire une tentative sur le château du côté par où il était descendu, et s'offre à servir lui-même de guide, à prendre la première part du péril. Marius envoie sur-le-champ, avec le Ligurien, quelques-uns de ceux qui étaient présents, pour s'assurer de la créance qu'on peut accorder aux promesses de cet homme. Chacun d'eux, selon son caractère, juge l'entreprise aisée ou difficile. Cependant le consul sent quelque peu se ranimer son espoir. Parmi les trompettes et les cors de l'armée, il choisit cinq hommes des plus agiles, et leur adjoint, pour les soutenir, quatre centurions. Tous reçoivent l'ordre d'obéir au Ligurien ; puis le jour suivant est fixé pour l'escalade.

XCIV. Au temps marqué, tout est disposé, préparé, et la petite troupe se dirige vers l'endroit convenu. Les centurions (122) d'ailleurs avaient, d'après l'avis de leur guide, quitté leurs armes et leurs insignes ; la tête découverte pour mieux voir, les pieds nus pour grimper plus facilement le long des rochers. A leur dos étaient attachés leur épée et leur bouclier fait de cuir, à la manière des Numides, afin que le poids en fût plus léger et le choc moins bruyant. Le Ligurien les précède : aux pointes de rochers et aux vieilles racines qui formaient saillie, il attache des noeuds coulants qui retiennent les soldats et les aident à gravir plus aisément ; quelquefois il donne la main à ceux qu'effraye une route si nouvelle ; quand la montée devient plus roide, il les fait passer devant lui l'un après l'autre, et désarmés ; puis il les suit en portant leurs armes. Aux pas qui paraissent les plus difficiles à franchir, le premier il sonde le terrain, montant, descendant plusieurs fois, et se jetant aussitôt de côté, pour inspirer son audace à ses compagnons.

Enfin, après bien du temps et des fatigues, ils arrivent au château, abandonné de ce côté, parce que, ce jour-là comme les précédents, les Numides faisaient face aux assiégeants. Marius est informé, par ses courriers, de ce que vient de faire le Ligurien, et, bien que toute la journée il n'eût point cessé de harceler les ennemis, il exhorte ses troupes, sort de dessous les galeries, ordonne à ses soldats de former la tortue (123), et met en mouvement ses machines, ses archers et ses frondeurs, pour tenir de loin 1'ennemi en échec.

Les Numides, qui précédemment avaient plusieurs fois renversé, incendié les mantelets des assiégeants, ne cherchaient déjà plus une défense derrière les murs du château : ils passaient les jours et les nuits campés au devant du rempart, injuriant les Romains, reprochant à Marius sa folle témérité, et menaçant nos soldats des fers de Jugurtha : le succès les rendait insolents. Tandis que Romains et Numides combattent tous avec ardeur, les premiers pour la gloire et l'empire, les autres pour leur salut, tout à coup par derrière sonnent les trompettes. D'abord fuient et les femmes et les enfants qu'avait attirés le spectacle du combat, puis ceux des assiégés qui étaient le plus près du rempart, puis tous les habitants armés ou sans armes. Dans ce moment, les Romains pressent plus vivement les ennemis, les renversent et se contentent de les blesser ; puis, marchant sur le corps de ceux qu'ils ont tués, ils se disputent à l'envi la gloire d'escalader le rempart. Pas un seui ne s'arrête pour piller : ainsi le hasard répara la témérité de Marius, et une faute ajouta à sa gloire.

XCV. Cependant le questeur L. Sylla arrive au camp avec un corps considérable de cavalerie levé dans le Latium et chez les alliés, opération pour laquelle il avait été laissé à Rome. Mais, puisque mon sujet m'a conduit à nommer ce grand homme, il me paraît à propos de donner une idée de son caractère et de ses moeurs. Aussi bien n'aurai-je pas ailleurs occasion de parler de ce qui concerne Sylla ; et L. Sisenna (124), le meilleur et le plus exact de ses historiens, ne me paraît pas s'être exprimé sur son compte avec assez d'indépendance.

Sylla était d'une famille patricienne, presque entièrement déchue par la nullité de ses ancêtres. Il possédait également et à un éminent degré les lettres grecques et latines. Doué d'une grande âme, il était passionné pour le plaisir, mais plus encore pour la gloire ; livré dans ses loisirs à toutes les recherches de la volupté, jamais pourtant il ne sacrifiait les devoirs aux plaisirs : toutefois il viola les convenances à l'égard de son épouse. Eloquent, adroit, facile en amitié, sachant tout feindre avec une incroyable profondeur de génie, il prodiguait toutes choses, et surtout l'argent. Plus heureux qu'aucun autre mortel jusqu'à sa victoire sur ses concitoyens (125), sa fortune ne fut jamais supérieure à ses talents, et bien des gens ont douté s'il devait plus à son courage qu'à son bonheur. Quant à ce qu'il a fait depuis, dois-je plutôt rougir que craindre d'en parler ? Je ne sais

XCVI. Sylla arriva donc en Afrique, comme je viens de le dire, amenant à Marius un corps de cavalerie. De novice, d'ignorant même qu'il était dans le métier des armes, il ne tarda pas à y devenir le plus habile de tous. Affable envers les soldats, ses bienfaits accueillaient et souvent prévenaient leurs nombreuses demandes ; n'acceptant de service qu'à son corps défendant, il rendait la pareille avec plus d'empressement qu'on n'en met à payer une dette, sans jamais exiger pour lui de retour, uniquement occupé qu'il était d'accroître le nombre de ses obligés. Sérieux ou enjoués, ses propos s'adressaient même aux derniers soldats. Dans les travaux, dans les rangs, dans les gardes de nuit, il savait se multiplier, et toutefois n'attaquait jamais, défaut trop ordinaire à une coupable ambition, la réputation du consul, ni celle d'aucun homme estimable ; seulement, pour le conseil et pour l'exécution, il ne pouvait souffrir que personne l'emportât sur lui, et il était supérieur à la plupart. Voilà par quelles qualités, par quels moyens, Sylla devint bientôt cher à Marius et à l'armée.

XCVII. Cependant, après avoir perdu Capsa, d'autres places fortes et importantes, et une partie de ses trésors, Jugurtha envoie à Bocchus des courriers pour lui mander d'amener au plus tôt ses troupes dans la Numidie : il était temps de livrer bataille. Apprenant que ce prince diffère, qu'il hésite et pèse tour à tour les chances de la paix et de la guerre, le Numide corrompt par des présents, comme il l'a déjà fait, les confidents de Bocchus, et promet à ce prince lui-même le tiers de la Numidie, si les Romains sont chassés de l'Afrique, ou si un traité qui laisse à Jugurtha tout son territoire vient terminer la guerre.

Séduit par cette promesse, Bocchus, avec des forces nombreuses, se joint à Jugurtha. Après avoir ainsi réuni leurs armées, au moment où Marius part pour ses quartiers d'hiver, ils l'attaquent, lorsqu'il restait à peine une heure de jour. Ils comptaient que la nuit, qui déjà approchait, serait, en cas de revers, une protection pour eux, sans devenir, en cas de succès, un obstacle, car ils connaissaient les lieux ; dans les deux cas, au contraire, les ténèbres seraient nuisibles aux Romains. A peine donc le consul a-t-il été de toutes parts averti de l'approche de l'ennemi, que déjà l'ennemi paraît. L'armée n'a pu encore se ranger en bataille, ou rassembler ses bagages, ou enfin recevoir aucun signal, aucun ordre, que déjà les cavaliers maures et gétules, non point en escadrons ni en bataille, mais par pelotons, et comme les a rassemblés le hasard, tombent sur nos soldats.

Ceux-ci, au milieu de la surprise et de l'effroi général, rappelant cependant leur valeur, prennent leurs armes ou protègent contre les traits de l'ennemi ceux qui les prennent ; plusieurs montent à cheval et courent faire face aux Numides : c'est une attaque de brigands plutôt qu'un combat régulier ; ii n'y a ni rangs ni drapeaux ; aux uns l'ennemi tranche la tête, aux autres il perce les flancs ; tels qui combattent vaillamment de front se trouvent attaqués par derrière ; il n'est plus d'armes, plus de courage qui puisse les défendre ; l'ennemi est supérieur en nombre, et les a enveloppés de toutes parts. Enfin, les vieux soldats romains, et les nouveaux, qui, grâce à leur exemple, savent la guerre, profitent ou du terrain ou du hasard qui les rapproche, se forment en cercle, et par là, couverts et en état de défense de toutes parts, soutiennent le choc des ennemis.

XCVIII. Dans un moment si critique, Manus, toujours intrépide, n'a rien perdu de son sang-froid ; avec son escadron, qu'il a composé de l'élite des braves plutôt que de ses favoris, il se porte partout, tantôt soutenant ceux des siens qu'il voit accablés, tantôt enfonçant les ennemis là où leurs rangs sont le plus serrés ; son bras protège les soldats, puisqu'il ne peut, au milieu du trouble général, leur faire entendre ses ordres. Déjà le jour était fini, et les Barbares ne se ralentissaient point, et, persuadés, d'après l'ordre de leurs rois, que la nuit leur serait favorable, ils nous pressaient avec une nouvelle fureur. Alors Marius prend conseil de sa position, et, voulant assurer aux siens un lieu pour la retraite, il s'empare de deux haueurs voisines l'une de l'autre. L'une, peu spacieuse pour un campement, était rafraîchie par une source abondante ; l'autre offrant une position favorable, par son élévation et son escarpement, n'exigeait que peu d'ouvrages pour devenir inexpugnable. Marius ordonne donc à Sylla de passer la nuit auprès de la source avec la cavalerie. Pour lui, au milieu des ennemis non moins en désordre que les Romains, réunissant de proche en proche ses soldats dispersés, il en forme un seul corps, qu'il conduit au pas accéléré sur la seconde hauteur.

Par la force de cette position, les deux rois se voient obligés de mettre fin au combat. Cependant ils ne laissent pas leurs troupes s'éloigner : toute cette multitude se répand sans ordre autour des deux hauteurs. Alors, allumant des feux de tous côtés, les Barbares, pendant la plus grande partie de la nuit, témoignent leur joie, selon leur coutume, par des danses bruyantes, et par des cris confus. Leurs chefs aussi sont enivrés d'orgueil : pour n'avoir pas fui, ils se croient vainqueurs. Les Romains, de leurs hauteurs environnées de ténèbres, dominant toute la plaine, observaient à leur aise toute cette scène de tumulte, et c'était pour eux un puissant encouragement.

XCIX. Pleinement rassuré par l'impéritie des ennemis, Marius prescrit d'observer le plus rigoureux silence, et défend aux trompettes de sonner, selon l'usage, pour les veilles de la nuit ; puis, à peine le jour commence-t-il à poindre, à peine l'ennemi fatigué vient-il de céder au sommeil, que tout à coup les trompettes des gardes avancées, ceux des cohortes, des escadrons, des légions, sonnent à la fois la charge, et les soldats, poussant un grand cri, s'élancent hors des portes. A ce bruit effroyable et nouveau pour eux, Maures et Gétules, subitement réveillés, ne savent ni fuir, ni prendre leurs armes, ni rien faire, ni rien prévoir pour leur défense ; tant le bruit et les cris de nos soldats, et l'abandon où ils se trouvent contre notre brusque attaque, au milieu de cet affreux tumulte, les ont épouvantés et comme anéantis ! Enfin ils sont, sur tous les points, taillés en pièces et mis en fuite ; la plus grande partie de leurs armes et de leurs étendards tombent en notre pouvoir, et ils eurent plus d'hommes tués dans ce combat que dans tous les précédents : car le sommeil et l'excès de la terreur les avaient empêchés de fuir.

C. Bientôt Marius continue sa route vers ses quartiers d'hiver, que, pour la facilité des approvisionnements, il avait résolu d'établir dans des villes maritimes. Cependant la victoire ne lui inspire ni négligence ni orgueil : comme s'il était en présence de l'ennemi, il marche toujours en bataillon carré. Sylla, avec la cavalerie, commandait l'extrême droite ; à la gauche, A. Manlius, avec les frondeurs, les archers et les cohortes liguriennes ; enfin, à l'avant et â l'arrière-garde, étaient placés des tribuns avec quelques compagnies armées à la légère. Les transfuges, sang vil, mais qui connaissaient parfaitement les lieux, éclairaient la marche de l'ennemi. Le consul, comme s'il n'eût rien prescrit, veillait à tout, se portait auprès de tous, et distribuait, à qui de droite l'éloge ou la réprimande ; toujours armé, toujours sur ses gardes, il voulait que le soldat le fût toujours aussi. Non moins vigilant pour la défense du camp que pendant la marche, il faisait veiller aux portes des cohortes tirées des légions, et en avant du camp une partie de la cavalerie auxiliaire. Il en plaçait d'autres dans des retranchements au-dessus de la palissade d'enceinte, faisant même la ronde en personne, non qu'il craignît l'inexécution de ses ordres, mais afin que le soldat, en voyant son général partager ses travaux, s'y portât toujours de bonne volonté. Et certes, dans cette circonstance, comme dans tout le cours de cette guerre, ce fut par l'honneur bien plus que par le châtiment que Marius maintint la discipline dans son armée : désir ambitieux de flatter le soldat, ont dit quelques-uns ; d'autres ont prétendu qu'habitué dès l'enfance à une vie dure il s'était fait un plaisir de tout ce qui est une peine pour les autres. Quoi qu'il en soit, par cette conduite, Marius servit aussi bien et aussi glorieusement l'Etat qu'il l'eût fait par la rigueur du commandement.

CI. Enfin, le quatrième jour, non loin de la ville de Cirta, les éclaireurs se montrent de tous côtés à la fois, ce qui annonçait l'approche de l'ennemi. Mais comme, venant de divers points, ils faisaient tous le même rapport, le consul, incertain sur l'ordre de bataille qu'il doit choisir, ne change rien à ses dispositions, et, prêt à faire face de toutes parts, il attend de pied ferme. Ainsi fut trompé l'espoir de Jugurtha, qui avait partagé ses troupes en quatre corps, comptant que, sur ce nombre, quelques-uns au moins surprendraient l'ennemi en queue.

Cependant Sylla, qui se trouve atteint le premier, exhorte les siens, en forme un escadron bien serré, et fond sur les Maures. Le reste de ses cavaliers, gardant leur position, se garantissent des traits lancés de loin ; tout ennemi qui vient à leur portée tombe sous leurs coups. Pendant que la cavalerie est ainsi engagée (126), Bocchus attaque l'arrière-garde des Romains avec un corps d'infanterie que son fils Volux lui avait amené, mais qu'un retard dans sa marche avait empêché de se trouver au dernier combat. Marius était alors à l'avant-garde, contre laquelle Jugurtha dirigeait sa principale attaque. Le Numide, ayant appris l'arrivée de Bocchus, accourt secrètement, avec quelques hommes de sa suite, vers l'infanterie de son allié : là, il s'écrie en latin (car il avait appris notre langue devant Numance), que toute résistance de la part des nôtres est inutile, qu'il vient de tuer Marius de sa propre main ; en même temps il fait voir son épée teinte du sang d'un de nos fantassins qu'il avait bravement mis hors de combat. Cette nouvelle, bien plus par l'horreur que par la confiance qu'elle, inspire, jette l'épouvante dans nos rangs. De leur côté, les Barbares sentent redoubler leur courage, et poussent avec une nouvelle ardeur les Romains abattus. Déjà les nôtres étaient presque en fuite, lorsque Sylla, après avoir taillé en pièces le corps qu'il avait eu à combattre, revient et prend les Maures en flanc. Bocchus s'éloigne aussitôt.

Cependant Jugurtha, qui veut soutenir partout les siens, et retenir la victoire, qu'il a pour ainsi dire dans les mains, se voit entouré par notre cavalerie ; tous ses gardes tombent à droite, à gauche; enfin, seul, il se fait jour au travers de nos traits, qu'il sait éviter. De son côté, Marius, après avoir repoussé la cavalerie, vole au secours des siens, dont il vient d'apprendre l'échec. Enfin les ennemis sont battus de toutes parts. Alors quel horrible spectacle dans ces plaines découvertes ! Les uns poursuivent, les autres fuient ; ici on égorge, là on fait des prisonniers ; hommes, chevaux, gisent abattus ; les blessés, et le nombre en est grand, ne peuvent ni fuir ni supporter le repos ; un instant ils se relèvent avec effort, et retombent aussitôt : aussi loin enfin que la vue peut s'étendre, ce ne sont que monceaux de traits, d'armes et de cadavres ; et dans les intervalles, une terre abreuvée de sang.

II. Dès lors assuré de la victoire, le consul gagne enfin Cirta, premier but de sa marche. Cinq jours après la seconde défaite des Barbares, arrivent dans cette ville des députés de Bocchus, d'après les instructions de leur roi, ils demandent à Marius d'envoyer auprès de lui deux hommes investis de toute sa confiance, et avec lesquels Bocchus discutera ses intérêts et ceux du peuple romain. Marius fait aussitôt partir L. Sylla (127) et A. Manlius. Quoique venus sur la demande du roi, ils crurent cependant devoir lui faire les premières ouvertures, soit pour changer ses dispositions hostiles, s'il pensait à rester ennemi, soit, dans le cas où il souhaiterait la paix, pour la lui faire désirer plus ardemment. Cédant à l'éloquence le privilège que l'âge lui donnait, Manlius laissa la parole à Sylla, qui adressa au roi ce peu de paroles :

«0 roi Bocchus ! notre joie est grande de voir que les dieux aient inspiré à un homme tel que vous la résolution de préférer enfin la paix à la guerre, de ne pas souiller la noblesse de son caractère en s'associant au plus détestable des hommes, à un Jugurtha, et en même temps de nous épargner la dure nécessité de punir également votre erreur et sa profonde scélératesse. Le peuple romain, d'ailleurs, a mieux aimé, dès sa plus faible origine, se faire des amis qu'enchaîner des esclaves, et il a trouvé plus sûr de régner par l'affection que par la force. Quant à vous, aucune alliance ne vous est plus favorable que la nôtre ; d'abord l'éloignement préviendra entre nous tout motif de mésintelligence, sans nous empêcher de vous servir comme si nous étions proches voisins ; ensuite, si nous avons bien assez de sujets, nous n'avons ni nous, ni personne, jamais assez d'amis. Et plût aux dieux qu'ils vous eussent ainsi inspiré dès le commencement ! Certes, vous auriez aujourd'hui reçu du peuple romain plus de bienfaits que vous n'en avez essuyé de maux. Mais, puisque la fortune, qui maîtrise la plupart des événements humains, a voulu vous faire éprouver notre pouvoir aussi bien que notre bienveillance, aujourd'hui qu'elle vous offre l'occasion, hâtez-vous, achevez votre ouvrage. Il se présente à vous bien des moyens faciles de faire oublier votre erreur par vos services. Enfin, pénétrez-vous bien de cette pensée, que jamais le peuple romain n'a été vaincu en générosité ; pour ce qu'il vaut à la guerre, vous le savez par vous-même». A ce discours, Bocchus répond avec douceur et courtoisie. Après quelques mots de justification, il ajoute que «ce n'est pas dans un esprit hostile, mais pour la défense de ses Etats, qu'il a pris les armes ; que, la partie de la Numidie d'où il avait chassé Jugurtha étant devenue sa propriété par le droit de la guerre, il n'a pu la laisser dévaster par Marius ; qu'en outre, les députés qu'il avait précédemment envoyés à Rome pour obtenir notre alliance avaient essuyé un refus ; qu'au reste il ne veut plus parler du passé, et que, si Marius le permet, il va envoyer une seconde ambassade au sénat». Cette proposition est accueillie ; mais bientôt, à l'instigation de ses confidents, le Barbare changea de résolution. Instruit de la mission de Sylla et de Manlius, Jugurtha en avait craint le résultat, et il les avait gagnés par des présents.

CIII. Cependant Marius, après avoir distribué ses troupes dans les quartiers d'hiver, traverse le désert à la tête des cohortes armées à la légère et d'une partie de la cavalerie, et va faire le siège d'une forteresse royale où Jugurtha avait mis en garnison tous les transfuges. Alors nouvelle détermination de Bocchus : soit qu'il eût réfléchi sur la fatale issue des deux derniers combats, soit qu'il se rendît aux conseils de ceux de ses confidents que Jugurtha n'avait pu corrompre, il choisit dans la foule de ses courtisans cinq hommes dont le dévouement, les talents et la résolution lui sont connus. Il les charge d'aller, comme députés, auprès de Marius, puis à Rome, si le consul y consent, avec pleins pouvoirs d'y négocier et d'y conclure la paix à quelque prix que ce soit.

Ils partent aussitôt pour les quartiers des Romains ; mais, chemin faisant, ils sont attaqués et dépouillés par des brigands gétules. Tremblants, dans l'état le plus misérable, ils se réfugient auprès de Sylla, que le consul, partant pour son expédition, avait laissé en la qualité de préteur. Sylla les reçut, non comme des ennemis sans foi, ainsi qu'ils le méritaient, mais avec égard et générosité. Cette conduite fit croire aux Barbares qu'on accusait à tort les Romains d'avarice, et que Sylla, qui les traitait avec tant de munificence, ne pouvait être que leur ami. En effet, dans ce temps encore, on connaissait à peine les largesses intéressées ; point de libéralité qui ne passât pour une preuve de bienveillance : tout don semblait offert par le coeur.

Ils communiquent donc au questeur les instructions de Bocchus ; ils lui demandent en même temps son appui, ses conseils ; ils vantent, dans un long discours, les forces, la loyauté, la grandeur de leur souverain ; ils ajoutent tout ce qu'ils croient utile à leur cause ou propre à gagner la bienveillance. Enfin, après que Sylla leur a tout promis, et les a instruits de la manière dont ils doivent parler à Marius et ensuite au sénat, ils restent auprès de lui environ quarante jours, attendant le consul.

CIV. Marius, de retour à Cirta, sans avoir réussi dans son entreprise, est instruit de l'arrivée des députés ; il les fait venir, ainsi que Sylla, L. Bellienus, préteur à Utique, et en outre tous les sénateurs qui étaient dans la province. Avec eux, il prend connaissance des instructions données par Bocchus, de la demande qu'il fait au consul d'envoyer ses ambassadeurs à Rome, et de son offre d'une suspension d'armes pendant les négociations. Sylla et la majorité du conseil agréent ces propositions ; quelques-uns s'y opposent avec dureté, oubliant sans doute l'instabilité, l'inconstance des prospérités humaines, toujours prêtes à se changer en revers. Cependant les Maures ont tout obtenu ; et trois d'entre eux partent pour Rome avec Cn. Octavius Rufus, questeur, qui avait apporté la solde des troupes en Afrique ; les deux autres retournent vers leur roi. Bocchus apprit d'eux avec plaisir le résultat de leur mission, surtout la bienveillance et le bon accueil de Sylla. Arrivés à Rome, ses ambassadeurs (128) demandent grâce pour l'erreur de leur maître, qui n'a failli que par le crime de Jugurtha, sollicitent l'alliance et l'amitié du peuple romain. On répond : «Le sénat et le peuple romain n'oublient ni les bienfaits ni les injures cependant, puisque Bocchus se repent, on lui pardonne sa faute : alliance et amitié lui seront accordées quand il l'aura mérité».

CV. Informé de cette réponse, Bocchus écrit à Marius pour le prier de lui envoyer Sylla, qui prononcera comme arbitre sur leurs intérêts communs. Sylla reçoit ordre de partir avec une escorte composée de cavaliers, de fantassins, de frondeurs baléares, puis d'archers et d'une cohorte de Péligniens ; ils sont armés comme les vélites ; ils pourront ainsi accélérer leur marche, et ils seront suffisamment garantis contre les traits légers des Numides. Enfin, après une route de cinq jours, Volux, fils de Bocchus, se montre tout à coup dans ces vastes plaines avec mille chevaux tout au plus. Cette troupe éparse et sans ordre paraît à Sylla et à tous ses soldats beaucoup plus nombreuse. On craint que ce ne soit l'ennemi. Chacun prend aussitôt son poste, dispose ses traits, ses armes, et se tient prêt ; mais ce léger accès de crainte cède bientôt à l'espérance, sentiment naturel à des vainqueurs en présence de ceux qu'ils avaient souvent vaincus. Cependant des cavaliers, envoyés en reconnaissance, annoncent, ce qui était en effet, qu'on n'avait à craindre aucune hostilité.



CVI. Volux arrive, et, s'adressant au questeur, se dit envoyé par son père au devant des Romains pour leur servir d'escorte. Ils marchent donc sans crainte avec lui jusqu'au lendemain. Mais le jour suivant, à peine a-t-on établi le camp, que tout à coup, sur le soir, le Maure, avec un air de trouble, accourt vers Sylla. «Il vient d'apprendre par ses éclaireurs que Jugurtha n'est pas loin, il faut donc fuir secrètement avec lui pendant la nuit ; il l'en conjure avec instance».

Le Romain répond avec fierté : Il ne peut craindre le Numide, vaincu tant de fois par ses armes ; il se repose entièrement sur la bravoure des siens ; même, dans le cas d'un désastre inévitable, il demeurerait pour ne point trahir ceux qu'il commande, ni conserver, par une fuite honteuse, une vie incertaine, et que pourrait, quelques instants plus tard, terminer la première maladie. Au surplus, il approuve le conseil que lui donne Volux, de lever le camp pendant la nuit, et ordonne aussitôt que les soldats, après avoir soupé, allument dans le camp le plus de feux qu'ils pourront, et qu'ensuite à la première veille ils partent en silence. Tous étaient accablés des fatigues de cette marche nocturne ; et Sylla, au lever du soleil, traçait déjà son camp, lorsque des cavaliers maures annoncent que Jugurtha a pris position à environ deux mille pas devant eux. A cette nouvelle, l'épouvante gagne nos soldats, ils se croient trahis par Volux, environnés d'embuscades : quelques-uns même parlent de faire justice du traître, et de ne pas laisser un tel attentat sans vengeance.

CVII. Sylla partage ces soupçons ; toutefois il protège le Maure contre toute violence : il exhorte les siens «à conserver leur courage : plus d'une fois, leur dit-il, une poignée de braves a triomphé d'ennemis sans nombre : moins vous vous épargnerez dans le combat, moins vous aurez à craindre ; quelle honte pour le guerrier, dont les bras sont armés, de chercher une défense dans ses pieds, qui sont sans armes, et de tourner à l'ennemi, par l'excès de la crainte, la partie du corps qui ne peut ni voir ni parer les coups !» Ensuite, après avoir pris le grand Jupiter à témoin du crime et de la perfidie de Bocchus, il ordonne à Volux, puisqu'il a agi en ennemi, de sortir du camp. Volux le conjure, les larmes aux yeux, «de renoncer à une telle pensée, il lui proteste qu'il ne l'a trahi en rien : il faut tout imputer à la sagacité de Jugurtha, qui, par ses espions, avait eu sans doute connaissance de sa marche. Il ajoute que Jugurtha, qui n'a point une troupe considérable, et qui n'a de ressource et d'espoir que dans Bocchus, n'osera rien ouvertement en présence du fils de son protecteur : le meilleur parti lui semble donc de passer hardiment au milieu du camp de Jugurtha. Quant à lui, soit qu'on détache en avant, soit qu'on laisse en arrière l'escorte de ses Maures, il ira seul avec Sylla». Un tel expédient, dans l'embarras où l'on se trouve, est adopté. Les Romains se mettent en marche à l'instant. Surpris de leur arrivée imprévue, Jugurtha hésite, reste en suspens ; ils passent sans obstacle, et arrivent en peu de jours à leur destination.

CVIII. Auprès de Bocchus était alors un Numide, nommé Aspar, admis dans son intime familiarité. Jugurtha l'avait envoyé pour défendre ses intérêts et pour épier avec adresse les desseins du roi maure, sitôt qu'il avait appris que Sylla avait été mandé par ce prince. Près de Bocchus était aussi Dabar, fils de Massugrada, de la famille de Masinissa (129), mais illégitime du côté maternel, car son père était né d'une concubine. Les agréments de son esprit le rendaient cher et agréable à Bocchus, qui, ayant eu plusieurs fois l'occasion de reconnaître son attachement pour Rome, l'envoya aussitôt annoncer à Sylla qu'il était prêt à faire tout ce que demanderait le peuple romain, que Sylla fixât lui-même le jour, le lieu, le moment d'une entrevue, aucun engagement antérieur n'entraverait leur délibération et la présence de l'envoyé de Jugurtha ne devait lui causer aucun ombrage : on ne l'avait appelé que pour rendre leur négociation plus facile ; c'était, d'ailleurs, le meilleur moyen de prévenir les entreprises de ce prince artificieux. Quant à moi, j'en suis convaincu, Bocchus, agissant d'après la foi punique (130) plutôt que d'après les motifs qu'il mettait en avant, amusait en même temps les Romains et le Numide par l'espérance de la paix ; longtemps il délibéra en lui-même s'il livrerait Jugurtha aux Romains, ou Sylla au Numide, et ses affections, qui nous étaient contraires, ne cédèrent qu'à la crainte, qui parla pour nous (131).

CIX. Sylla répond qu'il dira peu de choses en présence d'Aspar : le reste se traitera en secret, avec le roi seul, ou avec le moins possible de témoins ; il dicte en même temps la réponse que Bocchus devra lui faire publiquement. L'entrevue ayant donc lieu comme il l'avait demandé, Sylla dit qu'il a été envoyé par le consul pour demander à Bocchus s'il voulait la paix ou la guerre. Alors le roi, comme on le lui a prescrit, ordonne à Sylla de revenir dans dix jours : il n'a encore pris aucune détermination, mais il donnera alors sa réponse ; puis ils se séparent et retournent dans leur camp. Mais, bien avant dans la nuit, Bocchus mande en secret Sylla ; ils n'admettent l'un et l'autre que des interprètes sûrs, et pour médiateur Dabar, homme irréprochable (132), également estimé de tous deux. Dès l'abord Bocchus adresse à Sylla ces paroles :

CX. «Monarque le plus puissant de ces contrées et de tous les rois que je connais, je n'ai jamais pensé que je pusse un jour avoir des obligations à un simple particulier. Oui, Sylla, avant de vous avoir connu, j'ai souvent accordé mon appui aux uns quand ils me l'ont demandé, aux autres de mon propre mouvement, et jamais je n'ai eu besoin de celui de personne. J'ai perdu cet avantage ; mais, loin de m'en affliger comme feraient bien d'autres, je m'en félicite, et je m'estimerai heureux d'avoir eu besoin de votre amitié, que mon coeur préfère à tout. Oui, vous pouvez me mettre à l'épreuve : armes, soldats, trésors, prenez tout, disposez de tout ; tant que vous vivrez, ne croyez pas que ma reconnaissance soit jamais satisfaite, elle sera toujours entière ; enfin, quels que soient vos souhaits, si j'en suis informé, vous ne les formerez pas en vain ; car, à mon avis, il est plus humiliant pour un roi d'être vaincu en générosité que par les armes. Quant aux intérêts de Rome, dont vous êtes auprès de moi le mandataire, voici en peu de mots ma déclaration. Je n'ai point fait, je n'ai jamais eu l'intention de faire la guerre au peuple romain : mes frontières ont été attaquées : je les ai défendues les armes à la main ; mais je passe là-dessus, puisque vous le désirez ; faites comme vous l'entendrez la guerre à Jugurtha. De mon côté, je ne franchirai pas le fleuve Mulucha, qui servait de limite entre Micipsa et moi, et j'empêcherai Jugurtha de le traverser. Au reste, si vous me faites quelque demande digne de Rome et de moi, vous n'essuierez point un refus».

CXI. A ce discours Sylla répond, sur ce qui lui est personnel, en peu de mots et avec réserve : il s'étend beaucoup sur la paix et sur les intérêts des deux nations. Enfin, il déclare franchement au roi «que toutes ses promesses ne toucheront guère le sénat ni le peuple romain, qui ont eu sur lui l'avantage des armes ; il lui faut donc faire quelque chose qui paraisse plus dans l'intérêt de Rome que dans le sien ; il en a, dès l'instant même, le moyen, puisqu'il peut s'assurer de la personne de Jugurtha ; s'il le livre aux Romains, alors on lui aura de réelles obligations ; l'amitié de Rome, son alliance, une partie de la Numidie, qu'il peut demander dès à présent, tout cela va sur-le-champ être à lui». Bocchus, au premier abord, refuse vivement : «Le voisinage, la parenté, une alliance enfin, sont pour lui de puissants obstacles ; il craint même, s'il manque à sa foi, de s'aliéner ses propres sujets, qui ont de l'affection pour Jugurtha et de l'éloignement pour les Romains». Cependant, lassé des instances réitérées de Sylla, il promet, d'assez bonne grâce, de faire tout ce que voudra celui-ci. Du reste, tous deux arrêtent leurs mesures pour faire croire à la paix, que désire ardemment le Numide, fatigué de la guerre. Leur perfide complot ainsi concerté, ils se séparent.

CXII. Le lendemain, le roi mande Aspar, l'envoyé de Jugurtha ; il lui dit qu'il a, «par l'organe de Dabar, appris de Sylla que l'on peut, au moyen d'un traité, mettre fin à la guerre ; qu'il ait donc à demander à son maître quelles sont ses intentions». Aspar, joyeux, se rend au camp de Jugurtha. Il en reçoit des instructions sur tous les points, et, hâtant son retour, il arrive, au bout de huit jours, auprès de Bocchus. Voici ce qu'il annonce : «Jugurtha accédera volontiers à tout ce que l'on exigera ; il a peu de confiance en Marius ; plus d'une fois déjà, ses traités, conclus avec les généraux romains, n'ont point été ratifiés ; au surplus, si Bocchus veut travailler pour leurs intérêts communs, et arriver à une paix définitive, il doit faire en sorte que toutes les parties intéressées aient une entrevue, comme pour négocier, et là il livrera Sylla à Jugurtha ; dès qu'un personnage si important sera entre ses mains, le sénat et le peuple romain voudront à tout prix faire la paix, et n'abandonneront pas un patricien illustre, que son zèle pour l'Etat, et non sa lâcheté, aurait fait tomber au pouvoir de l'ennemi».



CXIII. A cette proposition, le Maure reste plongé dans une longue rêverie ; il promet enfin. Pensait-il à tromper Jugurtha ? était-il de bonne foi ? C'est ce que nous ne saurions décider. Chez les rois, les résolutions sont, la plupart du temps, aussi mobiles qu'absolues, souvent tout à fait contradictoires. Ensuite, à des heures et dans un lieu convenus, Bocchus mande auprès de lui tantôt Sylla, tantôt l'envoyé de Jugurtha ; il les accueille tous deux avec bienveillance, et leur fait les mêmes promesses : l'un et l'autre sont également pleins de joie et d'espérance. Dans ia nuit qui précéda le jour fixé pour la conférence, le Maure appela près de lui ses amis ; puis, prenant un autre parti, il les congédia aussitôt. Livré ensuite, dit-on, à mille réflexions, il changeait, à chaque résolution nouvelle, de contenance et de visage, trahissant ainsi, malgré son silence, les secrètes agitations de son âme.

Il finit pourtant par faire venir Sylla, et prend avec lui des dispositions pour la perte du Numide. Ensuite, dès que le jour fut venu, informé de l'approche de Jugurtha, Bocchus, avec quelques amis et notre questeur, sort au devant du prince comme pour lui faire honneur, et se place sur une éminence d'où il pouvait être vu très facilement des exécuteurs du complot. Le Numide s'y rend aussi, accompagné de la plupart de ses amis, et sans armes, selon la convention. Tout à coup, à un signal donné, la troupe sort de l'embuscade et enveloppe Jugurtha de toutes parts. Tous ceux de sa suite sont égorgés ; il est chargé de chaînes et livré à Sylla, qui le mène à Marius (133).

CXIV. Vers ce même temps, nos généraux Q.Cépion et M.Manlius se firent battre par les Gaulois. A cette nouvelle, toute l'Italie trembla d'effroi. Les Romains avaient alors, comme de nos jours, la pensée que tous les autres peuples doivent céder à leur courage, mais qu'avec les Gaulois, quand on combat, il ne s'agit plus de gloire, mais du salut de la République. Dès qu'on sut à Rome la guerre de Numidie terminée, et que Jugurtha y était amené chargé de chaînes, Marius, quoique absent, fut nommé consul (134), et on lui décerna le département de la Gaule. Ensuite, aux calendes de janvier, il triompha consul (135), ce qui était une haute distinction. En lui résidaient alors la force et l'espoir de la République.



(96)  Une fille de Bocchus avait épousé Jugurtha. - Quelques éditions, au lieu de Jugurthae filia Bocchi nupserat, portent Boccho nupserat, d'où plusieurs critiques et le P. d'Ottoville ont conclu que Bocchus était gendre de Jugurtha. Cette difficulté provient des manuscrits de Salluste, qui, par leur diversité, autorisent l'une et l'autre opinion. Après Cortius, le président de Brosses et M. Burnouf, je me suis déterminé par l'autorité de Florus, qui fait Jugurtha gendre de Bocchus (liv. III, 1), et par les expressions mêmes de Salluste, Jugurthae filia Bocci nupserat, telles que les a citées le grammairien Nonius, dont l'ouvrage est plus ancien qu'aucun manuscrit qui nous reste de notre historien. Ceux qui font Bocchus gendre de Jugurtha se fondent sur un passage de Plutarque (Vie de Marius), et principalement sur une médaille qui représente Bocchus livrant Jugurtha à Sylla. Or, dans cette médaille, Jugurtha, enchaîné et le visage couvert d'une longue barbe, parait plus âgé que Bocchus ; mais la circonstance a pu engager l'artiste à donner au prince captif cet air de vieillesse.
(97)  Au gré du vainqueur. - Silius Italicus a exprimé la même pensée :
Non est, mihi credite, non est / Arduis in pugnas ferri labor ; una reclusis / Omnes jam portis in campum effuderit hora. / Magnum illud solisque datum, quos mitis euntis / Jupiter adspext, magnum est ex hoste reverti.
Remarquons en passant combien le style du poëte est inférieur à celui de l'historien.

(98)  Et ne cesse de les attaquer. - Plutarque rapporte à peu près dans les mêmes termes les propos que tenait Marius contre la noblesse. Il donne aussi la substance du discours que va lui faire tenir directement Salluste.

(99)  Un supplément aux légions. - Ainsi que Beauzée, j'ai dit supplément, et non pas recrue, parce qu'il s'agit probablement d'une augmentation que Marius fit en effet au nombre ordinaire dont était composée la légion. Avant lui elle était de quatre mille hommes, et il la porta jusqu'à six mille deux cents.

(100)  S'ils ont failli. - La même pensée se trouve exprimée par Cicéron (second Discours sur la loi Agraire, ch. XXXVI) : Quemadmodum quum petebam, nulli me vobis auctores generis mei commendarunt : sic si quid deliquero, nullae sunt imagines, quae me a vobis deprecentur.

(101)  Tous les autres appuis sont bien faibles. - Ici ces mots, nam cetera infirma sunt, ont été entendus différemment par presque tous ceux qui m'ont précédé : car les autres appuis me manquent, ont-ils traduit ; mais, pesant plutôt que comptant les autorités, j'ai suivi le sens indiqué par Dureau Delamalle et M. Burnouf. En effet, l'autre version ne serait qu'une froide et inutile répétition de mihi spes omnes in memet sitae, qui se trouve deux lignes plus haut. Marius est d'autant plus fondé à dire ce que notre traduction lui prête, que tout récemment un Posthumius Albinus, un Calpurnius, un Galba, un Caton, venaient d'être condamnés à l'exil pour leurs concussions, malgré l'éclat de leur noblesse et tous les appuis qu'ils auraient pu trouver dans leurs alliances et leurs nombreux clients. (101)

(102)  N'attend que le moment de l'attaque. - Ici je diffère de tous les traducteurs, sans en excepter Dureau Delamalle ; mais j'ai pour moi l'interprétation de M. Burnouf. En effet, selon ce que Marius avait intérêt à faire croire, ce n'était pas seulement contre lui, mais contre le peuple entier que la noblesse était conjurée. Ce qui le prouve, c'est qu'il ajoute : mihi adnilendum est ne vos capiamini ; et ici il faut entendre capiamini dans le sens d'opprimamini. Ce n'était pas pour lui, mais pour ses concitoyens qu'il pouvait avouer ses craintes.

(103)  Que vous ne soyez point opprimés. - Tous les traducteurs ont entendu capiamini dans le sens de decipiamini, parce qu'ils n'avaient pas compris la portée du mot invadendi qui précède. C'est encore M. Burnouf qui a indiqué ce nouveau sens. Capiamini, dit-il, ejusdem translationis est quam invadendi. Qui enim invadit vult capere.

(104)  Pour l'importance et pour les résultats. - C'est encore un sens indiqué par M. Burnouf, sur un passage qu'aucun traducteur n'avait compris ou du moins rendu d'une manière satisfaisante.

(105)  La gloire des ancêtres est comme un flambeau. - Il faut encore citer ici les poètes qui offrent une imitation de ces belles maximes, que Salluste met dans la bouche de Marius :
Incipit ipsorum contra te stare parentum
Nobilitas, claremque facem praeferre pudendis.
Juvénal, sat. VIII, v. 138.
Mais, fussiez-vous issu d'Hercule en droite ligne,
Si vous ne faites voir qu'une bassesse indigne,
Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous
Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
Ne sert plus que de jour à votre ignominie. (Boileau, Sat. V).

(106)  Les cicatrices qui sillonnent ma poitrine. - Si je n'ai point d'aïeux, comptez mes cicatrices. (Ducis, Othello, I, 5).

(107)  Mes discours sont sans apprêt - Né sous un ciel sauvage et nourri loin des cours, / On ne m'a point appris à farder mes discours. (Ducis, Othello, I, 5).

(108)  L'art littéraire des Grecs. - Marius ne put jamais souffrir aucun homme de lettres, si ce n'est le poëte Archias, qui avait composé un poëme sur ses conquêtes. Il croyait aussi que les éloges d'un homme comme Plotius devaient ajouter à sa gloire. C'est ce qui a donné lieu à Cicéron (pro Archia, c.IX) de remarquer qu'il n'est point d'homme si ennemi des Muses qui ne les trouve agréables quand elles chantent ses louanges.

(109)  Que le déshonneur. - Summum crede nefas animum praeferre pudori. (Juvénal, sat VIII, v. 83).

(110)  Ainsi doit-il s'exercer entre concitoyens. - Civile imperium, c'est-à-dire cive dignum civibus imperante (Burnouf). Tite-Live a dit (liv. VI, ch. CI) : sermonem minime civilem ; c'est-à-dire un discours dans lequel les droits des citoyens étaient attaqués.

(111)  Ni se recevoir. - Sénèque a dit : Bona mens nec commodatur, nec emitur ; et puto, si venalis esset, non haberet emptorem : at mala quotidie emitur. (Ep. XXVII.)

(112)  Plus cher qu'un valet de charrue. - «Chez nos ancêtres, dit Tite-Live, le cuisinier était le moindre des domestiques d'une maison, et celui dont les gages étaient les plus modiques. Aujourd'hui les choses sont bien changées ; ce qui était un service est devenu un art». (Liv. VIII, ch. II)

(113)  La lâcheté ne rend personne immortel. - Mors et fugacem persequitur virum. (Horat., Carm., III, 2.

(114)  Assez pour eux. - Ce discours de Marius est peut-être le plus éloquent qu'on lise dans Salluste ; on sait cependant que Marius n'était rien moins que disert : aussi la plupart des critiques n'ont pas hésité à faire honneur à cet historien de cette composition oratoire. Le président de Brosses est d'un avis tout opposé ; il trouve cette harangue d'un style grossier, sans méthode, pleine de redites, conforme au peu d'éducation de Marius, et se croit obligé de s'excuser de n'avoir pas cru devoir en user de même dam sa traduction. Pour trouver cette harangue originale, il se fonde sur ce que Plutarque (in Mario), en rapportant en substance le discours de Marius, présente des idées et même des expressions conformes à celles que Salluste met dans la bouche de ce général. Mais qui saurait dire aujourd'hui que le biographe qui vivait sous les Antonins ne les a pas puisées dans Salluste lui-même ? «Quoi qu'il en soit, observe le judicieux M. Burnouf, il est certain que cette harangue est de la main de Salluste, mais composée de telle sorte, qu'on y retrouve la vivante image de Marius. En effet, d'un bout à l'autre, c'est le style de notre historien, sa manière, le choix bizarre de ses expressions, parmi lesquelles on reconnaît des mots dérivés du grec que Marius n'employa certainement jamais. Mais ces pensées sans apprêt, grossières même, tirées de la vie agricole, et cette censure acerbe des vices de la noblesse qui revient sans cesse, donnent une idée véritable de son caractère. S'il est vrai enfin qu'il n'ait pas prononcé ce discours, il n'en est aucune expression qui ne lui convienne parfaitement».

(115)  Calcul d'ambition de la part du consul. - Montesquieu a dit : «Marius prit toutes sortes de gens dans les légions, et la république fut perdue». Ce grand écrivain me semble ici énoncer dans un sens trop absolu une observation que Salluste n'a exprimée que d'une manière hypothétique. Marius pouvait-il faire autrement que d'enrôler les pauvres dont l'excessive population surchargeait Rome, au lieu de forcer à s'enrôler de riches réfractaires ? Etait-il le maître d'en agir autrement ? Si, par la suite, il ne se fût pas servi de ces soldats pris dans les dernières classes pour opprimer et proscrire le parti du sénat, n'aurait-on pas dû au contraire louer comme une mesure sage et prévoyante de sa part l'enrôlement d'une multitude indigente et factieuse ?

(116)  Les plus indigents - Salluste présente la même réflexion dans la Catilinaire, chap. XXXVIII : Egestas facile habetur sine damno. C'est dans le même sens que Pétrone a dit : Inops audacia tuta est.

(117)  Cher au peuple et au sénat. - Salluste passe un peu légèrement sur ce qui concerne Metellus depuis son retour de Numidie. Après un triomphe magnifique attesté par Velleius, Aulu-Gelle et Eutrope, cet habile général fut accusé de concussion par le tribun Manlius ; mais les juges ne jetèrent pas même les yeux sur ses registres, qu'il leur présenta ; aucun d'eux ne voulut paraître douter de la probité de cet illustre Romain. (Cicéron, Discours pour Corn. Balbus.)

(118)  Les siens en haleine. - Plutarque (Vie de Marius) et Frontin (liv. IV, ch. 1, n° 7) donnent le détail des travaux énormes que Marius imposait à son armée. Pour que les chariots de bagages n'embarrassassent point sa marche, il obligeait le soldat à porter derrière son dos ses vivres, sa tente et tous ses effets d'équipement roulés en un ballot, ce qui faisait un fardeau excessif pour des gens chargés d'une cuirasse, de leurs javelines et d'un bouclier, et qui avaient en outre, sur le dos, de gros pieux pour retrancher le camp. On nomma, par plaisanterie, mulets de Marius, les soldais de ce général ainsi chargés. Plutarque (ibid.) assigne une origine différente à ce dicton.

(119)  Les Gétules. - Outre les Gétules, dit Paul Orose, Jugurtha avait encore tiré de l'armée de Bocchus une très grosse troupe de cavalerie maure, avec laquelle il faisait à tout moment des courses précipitées, qui, tenant sans cesse en haleine l'année romaine, la fatiguaient au dernier point.

(120)  Ni la cruauté ni l'avarice du consul. - Salluste, en excusant la conduite atroce de Marius, donne la mesure de la politique romaine, qui, dans l'intérêt de l'Etat, se croyait tout permis contre les ennemis du dehors. C'est ce qui a fait dire au P. d'Otteville : «Périssent la politique et ses lois si elles autorisent une conduite aussi barbare !»

(121)  Un Ligurien. - Les habitants de la Ligurie étaient extrêmement agiles, comme tous les montagnards. Frontin (liv. III, ch. IX) a fait un abrégé de tout cet endroit de Salluste.

(122)  Les centurions. - Cette expression de Salluste, qui centuriis praeerant, a fait croire à quelques commentateurs que quatre centuries avaient été détachées avec leurs chefs pour accompagner le Ligurien ; mais Cortius a relevé cette erreur. Dix hommes seulement furent chargés de cette entreprise, au succès de laquelle un plus grand nombre aurait été un obstacle. C'est pour ce motif que Marius désignait cinq musiciens, qui, avec le bruit de leurs instruments, devaient porter la frayeur parmi les Numides. Cependant il est juste d'observer que Frontin dit que les soldats les plus agiles concoururent avec les centurions et les musiciens à cette périlleuse tentative ; mais de cette addition d'un petit nombre d'hommes, à quatre cents, il y a une différence notable. En effet, le Ligurien aurait-il pu trouver la force de rendre à quatre cents soldats tous les services que Salluste énumère ? Et les faibles appuis qui purent résister au poids de dix ou quinze hommes, ne se seraient-ils pas écroulés sous le fardeau successif de quatre cents ?

(123)  Former la tortue. - Cette manoeuvre consistait à ce que les soldats, serrant et disposant leurs rangs en conséquence, élevassent et joignissent leurs boucliers sur leurs têtes, de manière à être tous à l'abri des traits de l'ennemi, comme la tortue sous ses écailles. L'assemblage de la tortue était si serré, que de fort lourds fardeaux ne parvenaient pas à la rompre. Dion Cassius assure qu'elle était capable de porter même des chevaux et des chariots, et que l'on employait quelquefois cette manoeuvre pour leur faire traverser des ravins. Ammien Marcellin rapporte qu'au siège des places maritimes on formait la tortue sur des barques fortement amarrées ensemble, afin d'attaquer la muraille du côté de l'eau. Voyez, sur ce point, une note très détaillée du président de Brosses, puis une autre de M. Burnouf, qui, ainsi qu'il le dit lui-même, l'a puisée dans Juste-Lipse.

(124)  L. Sisenna. - Si Salluste appelle Sisenna le meilleur et le plus exact des historiens, Cicéron en fait un éloge à peu près semblable (Brutus). «On peut, dit-il, juger de ses talents par l'Histoire qu'il a écrite, supérieure, sans contredit, à toutes celles qui l'ont précédée, elle est néanmoins bien éloignée de la perfection». L'Histoire de Sisenna avait vingt-deux livres, commençant à la prise de Rome par les Gaulois, et se terminant aux guerres civiles de Sylla. Il avait traduit les Milésiennes d'Aristide, si l'on en croit Ovide : Vertit Aristidem Sisenna : nec obfuit illi / Historiae turpes inseruisse jocos.

(125)  Jusqu'à sa victoire sur ses concitoyens. - Sylla n'avait pas pris le surnom d'Heureux, même après ses victoires sur Mithridate ; il ne le prit qu'après avoir couronné ses sanglantes proscriptions par le meurtre du jeune Marius. «Il l'eût porté à plus juste titre, dit Velleius, s'il eût cessé de vivre le jour qu'il acheva de vaincre».

(126)  Pendant que la cavalerie est ainsi engagée. - P. Orose a donné une description de cette bataille, assez différente de celle de Salluste, et les probabilités de la plus grande exactitude ne sont pas pour lui. Selon Orose, on combattit pendant trois jours : les deux premiers ne décidèrent rien ; seulement les Romains, entourés par soixante mille hommes de cavalerie, serrés sur un espace étroit où ils ne pouvaient ni fuir ni se défendre, firent des pertes énormes. «Enfin, le troisième jour, Alarius au désespoir, se fit jour avec son bataillon à travers l'armée ennemie, jusque sur un terrain plus spacieux, d'où il battit en retraite. Mais la cavalerie africaine continuait d'inquiéter beaucoup les flancs du bataillon, et même tuait à coups de traits un grand nombre de soldats du centre ; outre que l'ardeur du soleil, la fatigue et la soif achevaient d'abattre les forces des nôtres. Par un coup du ciel inespéré, une grosse pluie qui tomba sur ces entrefaites fut le salut de l'armée romaine. Elle rafraîchit et désaltéra nos troupes, en même temps qu'elle mouilla les armes des ennemis et les rendit inutiles ; car leurs javelots, qu'ils ne retiennent pas comme chez nous avec une courroie, glissaient dans leurs mains et n'avaient plus de force. Leurs boucliers de cuir d'éléphant prenaient l'eau comme une éponge, et devinrent si lourds, qu'il fallut les jeter à terre ; alors l'épouvante se répandit parmi eux, les nôtres reprirent courage, les chargèrent, et les mirent en déroute. Les deux rois prirent la fuite, laissant leurs troupes à la merci des Romains, qui passèrent cinquante mille hommes au fil de l'épée. Depuis cette défaite, le roi de Mauritanie ne voulut plus entendre parler de continuer la guerre, et songea à faire sa paix particulière». (Liv. V, chap.XIV)

(127)  L. Sylla. - Il semble que dans cette guerre de Numidie la fortune, qui voulait punir Marius de son ingratitude envers Metellus son général, ait ménagé à l'heureux Sylla mainte occasion d'éclipser celui dont il était le questeur, sans jamais cesser de le servir avec dévouement et loyauté. Les deux batailles que vient de peindre Salluste avec tant d'éclat et d'énergie en fournissent la preuve. Dans la première, Marius, surpris d'abord et contraint à reculer, charge son questeur, qui commande la cavalerie, d'occuper une hauteur rafraîchie par une source abondante, et dont la possession, après avoir assuré la retraite et le bien-être des Romains, doit leur procurer pour le lendemain une revanche complète sur les Barbares, qui, se croyant vainqueurs, sont campés négligemment dans la plaine. Quatre jours après, nouveau combat contre les deux rois africains. Jugurtha, qui se surpasse lui-même, est près d'arracher la victoire aux Romains qui forment le corps de bataille, et auxquels il fait croire que Marius est tué ; mais Sylla, toujours à la tête de la cavalerie, après avoir repoussé l'aile gauche des ennemis, survient en ce moment décisif, prend Bocchus en flanc, le réduit à fuir, et force Jugurtha de se dessaisir d'une victoire qu'il avait pour ainsi dire surprise. Enfin, Marius, qui s'était porté à son avant-garde menacée, revient pour achever l'ouvrage si bien commencé par son lieutenant.

(128)  Arrivés à Rome, ses ambassadeurs. - Le président de Brosses cite un fragment curieux de Diodore de Sicile sur cette négociation : «Des cinq ambassadeurs que le roi de Mauritanie avait envoyés à Utique, trois partirent pour Rome avec Octavius Ruson ; les deux autres retournèrent vers leur maître, à qui ils n'oublièrent pas de faire le récit de la manière généreuse dont Sylla en avait usé à leur égard. Leurs conseils achevèrent de décider l'esprit du roi, déjà fort en balance, à faire sa paix en livrant Jugurtha, puisque Marius ne voulait entendre à aucun traité sans cette condition. Bocchus, pour se rendre plus sûrement maître de la personne du roi numide, renforça son armée, sous prétexte d'en envoyer une partie contre les Ethiopiens occidentaux, de qui les Maures avaient reçu quelque insulte. Il envoya en effet faire une course sur les terres de cette nation, qui habite le mont Atlas, et qui est fort différente des Ethiopiens orientaux. Iphicrates, à propos de cette expédition, raconte des choses fort extraordinaires sur les curiosités naturelles de ce pays-là ; il rapporte que les Maures y virent des chameaux-léopards, des serpents appelés par les naturels thises, gros comme des éléphants et de la figure d'un taureau (c'est peut-être le céraste ou serpent cornu) ; des roseaux si gros, qu'un seul de leurs noeuds contenait huit pots d'eau (ce sont des cannes de bambou); et une espèce d'asperge beaucoup plus grosse que toutes celles que l'on connaît ; et dont le roi Bocchus fit présent à sa femme».

(129)  Massugrada, de la famille de Masinissa - Il était frère de Micipsa.

(130)  D'après la foi punique. - Salluste me semble ici employer bien mal à propos cette expression injurieuse pour les ennemis de Rome, dans le récit d'une négociation où Sylla ne fit pas beaucoup d'honneur à la bonne foi romaine.

(131)  Qui parla pour nous. - I1 ne sera pas sans intérêt de reproduire les mêmes détails présentés d'une manière non moins piquante par Plutarque : «Sylla, dit ce biographe traduit par Amyot, s'alla mettre en très grand danger, en commettant sa personne à la foi d'un roi barbare pour en prendre un autre, attendu mêmement que celui en qui il se fiait usait de si grande déloyauté envers ses plus proches alliés ; toutesfois Bocchus ayant les deux en sa puissance, et s'étant lui-même rangé à ce point de nécessité, qu'il était force qu'il trahît ou l'un ou l'autre, après avoir longuement disputé en lui-même lequel il ferait plus tôt, à la fin exécuta le dessein de la première trahison, et délivra Jugurtha entre les mains de Sylla».

(132)  Homme irréprochable. - On ne peut, en vérité, trop s'étonner de voir Salluste qualifier d'une épithète si honorable, sanctus vir, un homme mêlé à une si honteuse négociation.

(133)  Livré à Sylla, qui le mène à Marius.
«Il est bien vrai, dit Plutarque, que celui qui triompha de cette prise fut Marius ; mais l'envie qu'on lui portait faisait qu'on attribuait la gloire du fait à Sylla, ce qui secrètement fâchait fort Marius ; mêmement que Sylla, qui, de sa nature, était hautain, et qui lors commençait, d'une vie basse, obscure et inconnue, à venir pour la première fois en quelque lumière entre ses citoyens, et à goûter les prémices des honneurs, en devint si ambitieux et si convoiteux de gloire, qu'il en fit graver l'histoire en un anneau qu'il porta toujours depuis, et s'en servit de cachet. La gravure était le roi Bocchus qui livrait, et Sylla qui recevait Jugurtha prisonnier. Ces choses déplaisaient fort à Marius... Voilà, continue le même historien, la première source de cette pestilente et mortelle inimitié qui, depuis, fut toujours entre Marius et Sylla, laquelle pensa perdre et ruiner la ville de Rome et son empire de fond en comble : d'autant que plusieurs, portant envie à la gloire de Marius, allaient disant que cet acte de la prise de Jugurtha appartenait à Sylla... et attribuaient le commencement et les principaux exploits de cette guerre à Metellus, et les derniers, avec la consommation finale, à Sylla ; afin que le peuple ne l'eût plus en si grande estime, ni en telle recommandation, qu'il l'avait eu auparavant... Davantage l'inimitié commencée entre lui et Marius se ralluma par une occasion nouvelle de l'ambition du roi Bocchus, lequel, en partie pour s'insinuer de plus en plus en la bonne grâce du peuple romain, et en partie aussi pour gratifier Sylla, donna et dédia au temple de Jupiter Capitolin des images de la Victoire, qui portaient des trophées, et auprès d'elles l'image de Jugurtha, qu'il délivrait entre les mains de Sylla ; le tout de fin or. Cela fit sortir Marius hors de soi, de dépit et de jalousie qu'il en eut, ne pouvant supporter qu'un autre s'attribuât la gloire de ses faits, tellement qu'il était bien résolu d'abattre ces images-là et de les ôter par force. Sylla aussi, d'un autre côté, s'opiniâtrait à les vouloir maintenir au lieu où elles avaient été mises ; et il y en eut d'autres aussi qui se prirent à défendre la cause de Sylla : tellement que, pour la querelle de ces deux personnages, la ville était toute prête de tomber en grande combustion ; n'eût été que la guerre des alliés de l'Italie, qui de longtemps se couvait et fumait, s'enflamma tout à un coup contre la ville de Rome ; ce qui réprima un peu pour l'heure la sédition». Valère-Maxime présente des détails analogues sur les causes de la haine de Marius et de Sylla : «Marius, selon cet auteur (liv. VIII, ch. XIV, n° 4,) lui en voulait surtout de l'affectation que mettait son rival à se servir du cachet sur lequel était gravée la scène qui avait terminé la guerre de Numidie. Toute la vie, Sylla voulut se servir de ce cachet pour la signature de ses lettres, quoiqu'il eût depuis fait tant de choses au prix desquelles celle-ci n'était rien». Voyez, sur ces faits, Tite-Live, Epitome LXVI ; Florus, liv. III, ch. 1 ; Pline, liv. XXXVII, ch. IV.

(134)  Quoique absent fut nommé consul. - Ce fut vers l'an 650 de Rome, un an après son premier consulat ; c'était une double infraction aux lois qui voulaient qu'un citoyen sollicitât le consulat en personne, et que dix ans s'écoulassent d'un premier consulat à l'autre. L'exemple du premier Scipion l'Africain, mais surtout le danger de la patrie, l'emporta sur l'autorité des lois et des usages (Plutarque, Vie de Marius). Cicéron, dans le discours sur les provinces consulaires, rapporte que les plus grands ennemis de Marius, Crassus, Scaurus, et même les Metellus, furent d'avis de lui conférer cette dignité.

(135)  Il triompha consul. C'était la première fois qu'on voyait un Romain triompher le même jour qu'il prenait possession du consulat. Ici Salluste termine la guerre de Numidie ; mais il nous laisse ignorer quel fut le sort de Jugurtha et celui de la Numidie. Plutarque supplée à ce silence, que justifie suffisamment la manière impétueuse dont notre historien conduit sa narration. Après avoir orné le triomphe de son vainqueur, Jugurtha fut saisi par les licteurs, qui déchirèrent sa robe, et lui meurtrirent les oreilles pour s'emparer de ses anneaux ; ils le jetèrent ensuite tout nu dans une fosse profonde. Conservant jusqu'au dernier moment le même sang-froid qu'il avait pris dans l'exécution des plus grands crimes, le meurtrier d'Adherbal s'écria en souriant : «0 dieux ! que vos étuves sont froides !» Après avoir lutté six jours contre la faim, il expira enfin. Il avait environ cinquante-quatre ans.
Eutrope (livre IV) et quelques autres prétendent que Jugurtha fut étranglé en prison. Sur quelques vieux manuscrits de Salluste, on lit deux vers latins portant qu'il fut précipité de la roche Tarpéienne.
Si cupis ignotum Jugurthae discere lethum : Tarpeiae rupis pulsus ad ima ruit.
Un autre manuscrit, cité par Cortius, offre cet autre distique :
Nosse cupis vulgo non cognita fata Jugurthae : Ut Plutarchus ait, carcere clausus obit.
Enfin, M. Burnouf a trouvé, dans le manuscrit A de la Bibliothèque royale, douze vers sur la mort de Jugurtha et de ses fils, dont il cite seulement ceux-ci :
...Eadem natos sors abstulit illius ambos,
Culpaque perjuri traxit utrosque patris
.
En effet, Appien d'Alexandrie nous apprend que Masentha, l'un d'eux, gardé en prison dans la ville de Venouse, fut quelques années après, lors de la guerre Sociale, délivré par Pappius, l'un des chefs latins, qui, l'ayant revêtu des ornements royaux, se servit de lui pour engager la cavalerie numide à déserter les drapeaux des Romains. Toute la Numidie ne fut pas réduite en province romaine, après le triomphe de Marius. La partie limitrophe de la Mauritanie fut donnée au roi Bocchus. On en laissa une autre portion à Hiempsal II, fils de Gulussa, et petit-fils de Masinissa. Il eut pour successeur Juba Ier. Enfin, la partie de la Numidie qui confinait à la province romaine d'Afrique fut réunie au domaine de la république.