Notice sur Suétone

Suétone (Caïus Suetonius Tranquillus) naquit dans le premier siècle de l'ère chrétienne, on ne sait en quelle année. Mais comme il dit lui-même, dans deux endroits de la Vie des Douze Césars, qu'il était jeune encore vingt ans après la mort de Néron, dans la septième année du règne de Domitien (en 88 de JC.), ce vague renseignement, rapproché de quelques autres circonstances de sa vie, permet de conclure qu'il avait alors de quatorze à vingt-cinq ans, et de fixer l'époque de sa naissance entre les années 63 et 74 de JC., dont les unes appartiennent au règne de Néron, et les autres aux règnes d'Othon, de Vitellius et de Vespasien.

Il n'est pas aussi facile de savoir qui était son père. C'est une question qui a été diversement résolue par les savants. Suétone dit qu'à la bataille de Bédriac, où Othon fut vaincu par Vitellius, «son père Suétonius Lenis servait dans la treizième légion, en qualité de tribun à l'angusticlave». Mais, au lieu de ce mot Lenis, Muret, dont on ne peut suspecter le témoignage, ayant lu, dans un vieux manuscrit rongé des vers, les syllabes linus, «précédées d'un petit trou», a conjecturé qu'elles étaient les dernières du mot Paulinus (ou Paullinus), et conséquemment que l'historien Suétone avait pour père Suétone Paulin, ce général si vanté par Tacite.

Cette opinion, déjà émise au commencement du XVe siècle par le savant Polentone, secrétaire de la ville de Padoue, fut adoptée, après Muret, par un assez grand nombre d'érudits, et notamment par E. V. Pighius. Mais elle ne nous paraît pas fondée. En effet, Suétone Paulin, gouverneur de Numidie (en l'an 41 de JC.) ; général en chef des armées de Bretagne (en 62) ; consul (en 66), dignité dont il ne fut pas, selon toute apparence, revêtu alors pour la première fois, et qui lui donnait entrée au sénat ; investi d'un commandement important dans la guerre de Vitellius, comme nous l'apprennent Tacite et Plutarque ; et enfin l'un des premiers capitaines de ce temps-là, ne servait certainement pas dans cette guerre en qualité de tribun, et de tribun à l'angusticlave, son titre de consul l'ayant fait sortir de cette classe des chevaliers. Concluons donc, avec de graves autorités, que ce n'est pas de ce général que Suétone a parlé dans ce passage, en termes d'ailleurs si modestes.

L'amitié intime qui a régné entre Suétone et Pline le Jeune a fait penser, à tort, à quelques critiques, que notre auteur était né, comme son ami, dans la Gaule Cisalpine. Il en faudrait alors dire autant des autres amis de Pline, entre autres Martial, Silius Italicus, Quintilien, Tacite. Plusieurs des lettres de Pline sont adressées à Suétone ou parlent de lui, et elles sont, avec quelques lignes de Spartien dans l'histoire Auguste, l'unique source des renseignements qu'on a sur sa vie.

Il y avait entre Suétone et Pline échange de conseils et de confidences littéraires ; et c'est sans doute aux premiers temps de leur liaison que se rapportent deux lettres de celui-ci, dont la première prouve quel soin, mais aussi quelle lenteur, Suétone apportait dans la composition de ses ouvrages, et l'autre, quelle confiance avait Pline dans les moindres avis de son ami. «Acquittez enfin, lui écrivait-il, la promesse de mes vers, qui ont annoncé vos ouvrages à nos amis communs. On les souhaite, on les demande tous les jours avec empressement... Ne différez donc plus à nous satisfaire, ou craignez que je n'arrache par des scazons piquants ce que mes hendécasyllabes flatteurs n'ont pu obtenir. Votre ouvrage est arrivé à son point de perfection ; la lime, au lieu de le polir, ne pourrait plus que le gâter. Donnez-moi le plaisir de voir votre nom à la tête d'un livre, d'entendre dire que l'on copie, qu'on lit, qu'on achète les oeuvres de mon cher Suétone...» Pline, qui attachait une grande importance aux lectures publiques, où ses discours et ses vers étaient fort applaudis, écrivait un autre jour à Suétone : «Tirez-moi d'un embarras. On me dit que je lis mal les vers. Je songe donc à en faire lire quelques pièces à mes amis par mon affranchi... Ce qui m'embarrasse, c'est le personnage qu'il me faudra faire pendant qu'il lira. Dois-je demeurer assis, les yeux baissés, muet, ou bien accompagner sa lecture de l'oeil, du geste ou de la voix ? Mais je ne sais pas mieux gesticuler que lire. Je vous le répète donc, tirez-moi d'un embarras, etc.»

On a lieu de penser aussi, d'après un passage de Suidas, qui donne à Suétone le titre de grammairien, et d'après un mot de Pline, qui le désigne sous un nom analogue, qu'il enseigna la grammaire et la rhétorique dans ces écoles de déclamation, où l'on préparait la jeunesse aux luttes plus sérieuses du barreau ; Suétone vivait alors en commun avec Pline. Soit qu'il eût fait quelque héritage, soit que l'enseignement ou ses livres l'eussent enrichi, il voulut acheter un petit bien (agellum, praediolum). «Faites en sorte, écrivait Pline à un ami de celui qui voulait vendre cette terre, qu'elle ne lui soit vendue que ce qu'elle vaut : c'est à ce prix qu'elle lui plaira... Cette propriété... tente mon cher Suétone par plus d'un endroit. Elle est voisine de Rome ; les chemins sont commodes ; les bâtiments, peu considérables ; les terres, d'une médiocre étendue, et plus capables d'amuser que d'occuper. Aux savants comme lui, il ne faut que le terrain nécessaire pour délasser leur esprit et réjouir leurs yeux, etc».

Suétone, après avoir plaidé dans l'école des causes imaginaires, en plaida de réelles au barreau. Pline nous l'apprend dans une lettres qui nous montre en même temps l'esprit superstitieux de Suétone, on plutôt de cette époque. La veille d'un jour où il devait plaider, il avait prié Pline, qui jouissait d'une grande considération, de demander pour lui un délai au tribunal : un songe, disait-il, l'inquiétait sur le succès de son plaidoyer. Pour lui ôter tout scrupule, Pline lui rappela qu'il avait lui-même plaidé autrefois malgré un pareil avertissement, et que sa réputation avait commencé ce jour-là. Il lui promit toutefois de solliciter une remise, s'il persistait à ne pas vouloir plaider.

On retrouve un peu plus tard Suétone engagé dans une autre carrière, que lui ouvrit l'amitié de Pline. Ce dernier lui avait fait donner la charge de tribun militaire. Suétone voulut la céder à un de ses parents ; Pline s'y employa. Il fit encore davantage. Etant gouverneur de Bithynie, où l'on peut croire qu'il avait emmené Suétone, il demanda pour lui à Trajan une faveur dont ce prince était justement avare : c'était le droit de trois enfants. Trajan la lui accorda, tout en lui faisant sentir de que] prix elle était. La lettre de Pline fait beaucoup d'honneur à Suétone.

«Suétone, écrit-il à l'empereur, le plus intègre, le plus honorable, le plus savant de nos Romains, partage depuis longtemps ma maison. J'aimais ses moeurs, son érudition ; et plus je l'ai vu de près, plus je me suis attaché à lui. Il peut appuyer d'un double motif ses droits au privilège dont jouissent ceux qui ont trois enfants. Il mérite d'abord tout l'intérêt de ses amis, et ensuite son mariage n'a pas été heureux (c'est-à-dire que ce mariage a été stérile). Il faut qu'il obtienne de votre bonté ce que lui a refusé l'injustice de la fortune. Je sais, seigneur, combien est importante la grâce que je vous demande ; mais c'est à vous que je la demande, à vous dont j'ai toujours trouvé la bienveillance si facile à mes désirs. Vous pouvez juger à quel point je souhaite cette faveur. Si je ne la désirais que médiocrement, je ne la demanderais pas de loin».

Depuis cette époque jusqu'au règne d'Adrien, l'on perd de vue Suétone, qui devint, on ignore continent, secrétaire particulier de ce prince. Spartien, le seul auteur qui nous en instruise, ne nous apprend que sa disgrâce. «Adrien, dit-il, donna des successeurs à Septicius Claros, préfet du prétoire, à Suétonius Tranquillus et à d'autres qui, sans y être autorisés par lui, avaient eu trop de familiarités avec l'impératrice Sabine». Quelques critiques ont vu là des relations coupables. Mais, comme le remarque Bayle, les deux mots injussu ejus rendent cette explication ridicule ; car comment supposer qu'Adrien permît aux uns et défendit aux autres des rapports de ce genre avec sa femme ? Il y faudrait plutôt voir l'ordre ou la permission donnée par Adrien, à quelques personnages de sa cour, de se dispenser de certains égards avec Sabine, dent l'humeur acariâtre le fatiguait, selon le même Spartien, et qu'il eût, disait-il lui-même, répudiée, s'il eût été simple particulier. Quoi qu'il en soit, Suétone fut renvoyé de la cour impériale en l'année 121 de JC. On ignore combien de temps il survécut à cette disgrâce.

Il ne nous reste de Suétone, outre les Vies des douze Césars, qu'un traité sur les rhéteurs illustres, réduit à six chapitres, mais où l'on trouve des faits d'histoire littéraire qui ne sont consignés que là ; un autre sur les grammairiens, plus étendu que le premier, et peut-être complet ; les vies de Lucain, de Juvénal, de Perse, attribuées par d'autres à Probus, mais où Samnaise a reconnu le style de Suétone ; celles de Térence et d'Horace, dont l'authenticité n'est point contestée, et qui faisaient partie d'un ouvrage sur tous les poètes latins, où se lisait une vie de Virgile, dont le grammairien Donat a extrait quelques lignes ; enfin une notice fort courte sur Pline l'Ancien, qui paraît lui être attribuée à tort, le style portant la marque d'un âge postérieur, et la brièveté même de la notice faisant douter que l'intime ami de Pline le Jeune ait été si laconique sur la vie de Pline l'Ancien : outre une erreur grossière, qui fait naître l'oncle au même lieu que le neveu.

Suétone avait aussi écrit un assez grand nombre d'ouvrages dont on ne connut aujourd'hui que les titres : un livre sur les jeux (ou les écoles) des Grecs ; deux sur les spectacles des Romains ; deux sur les lois et les coutumes de Rome ; un sur la vie de Cicéron ou sur son traité de la République ; trois sur les rois ; un sur l'institution des offices ; huit au moins sur les préteurs ; ainsi que des tableaux généalogiques ; une dissertation sur l'année romaine, sur les noms propres, sur les défauts du corps, sur les paroles de mauvais augure ; sur les signes employés par les grammairiens, sur les vêtements ; des mélanges intitulés de Rebus variis, ou Prata ou Parerga, et d'autres encore, dont nous ignorons jusqu'aux titres.

Cette liste, déjà assez longue, a été mal à propos augmentée d'une Historia ludicra, qui n'est sans doute, sous un autre titre, que le livre sur les spectacles, et d'un traité de Puerorum lusibus, dont une faute de copiste a fait un ouvrage distinct du livre sur les jeux des Grecs. Enfin, on lui a attribué, à cause de la prétendue conformité du nom de Tarquitius avec celui de Tranquillus, dont on voulait que le premier fût une altération, un livre de Illustribus viris, qui est vraisemblablement de ce Tarquitius, auteur cité par Lactance et par Ammien Marcellin. Il en est de même d'un autre livre ayant le même titre, que l'on a aussi attribué à Pline le Jeune et à Cornélius Népos, et qui a été reconnu depuis pour une production d'Aurélius Victor. Enfin, il n'est pas jusqu'à l'ouvrage de César sur la guerre des Gaules, dont on n'ait voulu faire honneur à Suétone.

Les érudits du seizième siècle ont peut-être trop admiré Suétone ; mais en revanche la critique moderne l'a peut-être apprécié au-dessous de sa valeur. La sincérité de ses récits, sa candeur, à laquelle Vopisque, après Pline le Jeune, a rendu hommage, un remarquable talent d'écrivain, et surtout l'intérêt qui s'attache à une histoire domestique et secrète, font de son principal ouvrage un des plus précieux monuments de la littérature latine.