Maurice Leroy, 1948


AU VAISSEAU

Beau navire qui m'as menée ici, le long des côtes de l'Ionie, je t'abandonne aux flots brillants, et d'un pied léger je saute sur la grève.

Tu vas retourner au pays où la vierge est l'amie des nymphes. N'oublie pas de remercier les conseillères invisibles, et porte-leur en offrande ce rameau cueilli par mes mains.

Tu fus pin, et sur les montagnes, le vaste Nôtos enflammé agitait tes branches épineuses, tes écureuils et tes oiseaux.

Que le Boreus maintenant te guide, et te pousse mollement vers le port, nef noire escortée des dauphins au gré de la mer bienveillante.


PSAPPHA

Je me frotte les yeux... Il fait déjà jour, je crois. Ah ! qui est auprès de moi ?... une femme ?... Par la Paphia, j'avais oublié... O Charites ! que je suis honteuse.

Dans quel pays suis-je venue, et quelle est cette île-ci où l'on entend ainsi l'amour ? Si je n'étais pas ainsi lassée, je croirais à quelque rêve... Est-il possible que ce soit là Psappha !

Elle dort... Elle est certainement belle, bien que ses cheveux soient coupés comme ceux d'un athlète. Mais cet étrange visage, cette poitrine virile et ces hanches étroites...

Je veux m'en aller avant qu'elle ne s'éveille. Hélas ! je suis du côté du mur. Il me faudra l'enjamber. J'ai peur de frôler sa hanche et qu'elle ne me reprenne au passage.


LA DANSE DE GLOTTIS ET DE KYSE

Deux petites filles m'ont emmenée chez elles, et dès que la porte fut fermée, elles allumèrent au feu la mèche de la lampe et voulurent danser pour moi.

Leurs joues n'étaient pas fardées, aussi brunes que leurs petits ventres. Elles se tiraient par les bras et parlaient en même temps, dans une agonie de gaieté.

Assises sur leur matelas que portaient deux tréteaux élevés, Glôttis chantait à voix aiguë et frappait en mesure ses petites mains sonores.

Kysé dansait par saccades, puis s'arrêtait, essoufflée par le rire, et, prenant sa soeur par les seins, la mordait à l'épaule et la renversait, comme une chèvre qui veut jouer.


LES CONSEILS

Alors Syllikhmas est entrée, et nous voyant si familières, elle s'est assise sur le banc. Elle a pris Glôttis sur son genou, Kysé sur l'autre et elle a dit :

«Viens ici, petite». Mais je restais loin. Elle reprit : «As-tu peur de nous ? Approche-toi : ces enfants t'aiment. Elles t'apprendront ce que tu ignores : le miel des caresses de la femme.

L'homme est violent et paresseux. Tu le connais, sans doute. Hais-le. Il a la poitrine plate, la peau rude, les cheveux ras, les bras velus. Mais les femmes sont toutes belles.

Les femmes seules savent aimer ; reste avec nous, Bilitis, reste. Et si tu as une âme ardente, tu verras ta beauté comme dans un miroir sur le corps de tes amoureuses».


L'INCERTITUDE

De Glôttis ou de Kysé je ne sais qui j'épouserai. Comme elles ne se ressemblent pas, l'une ne me consolerait pas de l'autre et j'ai peur de mal choisir.

Chacune d'elles a l'une de mes mains, l'une de mes mamelles aussi. Mais à qui donnerai-je ma bouche ? à qui donnerai-je mon coeur et tout ce qu'on ne peut partager ?

Nous ne pouvons rester ainsi toutes les trois dans la même maison. On en parle dans Mytilène. Hier, devant le temple d'Arès, une femme ne m'a pas dit : «Salut !»

C'est Glôttis que je préfère ; mais je ne puis répudier Kysé. Que deviendrait-elle toute seule ? Les laisserai-je ensemble comme elles étaient et prendrai-je une autre amie ?


LA RENCONTRE

Maurice Leroy, 1948

Je l'ai trouvée comme un trésor, dans un champ, sous un buisson de myrte, enveloppée de la gorge aux pieds dans un péplos jaune brodé de bleu.

«Je n'ai pas d'amie, m'a-t-elle dit ; car la ville la plus proche est à quarante stades d'ici. Je vis seule avec ma mère qui est veuve et toujours triste. Si tu veux, je te suivrai.

Je te suivrai jusqu'à ta maison, fût-elle de l'autre côté de l'île et je vivrai chez toi jusqu'à ce que tu me renvoies. Ta main est tendre, tes yeux sont bleus.

Partons. Je n'emporte rien avec moi, que la petite Aphroditê qui est pendue à mon collier. Nous la mettrons près de la tienne, et nous leur donnerons des roses en récompense de chaque nuit».


LA PETITE APHRODITE DE TERRE CUITE

La petite Aphroditê gardienne qui protège Mnasidika fut modelée à Camiros par un potier fort habile. Elle est grande comme le pouce, et de terre fine et jaune.

Ses cheveux retombent et s'arrondissent sur ses épaules étroites. Ses yeux sont longuement fendus et sa bouche est toute petite. Car elle est la Très-Belle.

De la main droite, elle désigne sa divinité, qui est criblée de petits trous sur le bas-ventre et le long des aines. Car elle est la Très-Amoureuse.

Du bras gauche elle soutient ses mamelles pesantes et rondes. Entre ses hanches élargies se gonfle un ventre fécondé. Car elle est la Mère-de-toutes-choses.


LE DESIR

Elle entra, et passionnément, les yeux fermés à demi, elle unit ses lèvres aux miennes et nos langues se connurent... Jamais il n'y eut dans ma vie un baiser comme celui-là.

Elle était debout contre moi, toute en amour et consentante. Un de mes genoux, peu à peu, montait entre ses cuisses chaudes qui cédaient comme pour un amant.

Ma main rampante sur sa tunique cherchait à deviner le corps dérobé, qui tour à tour onduleux se pliait, ou cambré se raidissait avec des frémissements de la peau.

De ses yeux en délire elle désignait le lit ; mais nous n'avions pas le droit d'aimer avant la cérémonie des noces, et nous nous séparâmes brusquement.


LES NOCES

Le matin, on fit le repas de noces, dans la maison d'Acalanthis qu'elle avait adoptée pour mère. Mnasidika portait le voile blanc et moi la tunique virile.

Et ensuite, au milieu de vingt femmes, elle a mis ses robes de fête. On l'a parfumée de bakkaris, on l'a poudrée de poudre d'or, on lui a ôté ses bijoux.

Dans sa chambre pleine de feuillages, elle m'a attendue comme un époux. Et je l'ai emmenée sur un char entre moi et la nymphagogue, et les passants nous acclamaient.

On a chanté le chant nuptial ; les flûtes ont chanté aussi. J'ai emporté Mnasidika sous les épaules et sous les genoux, et nous avons passé le seuil couvert de roses.


LE LIT (non traduite)

LE PASSE QUI SURVIT

Je laisserai le lit comme elle l'a laissé, défait et rompu, les draps mêlés, afin que la forme de son corps reste empreinte à côté du mien.

Jusqu'à demain je n'irai pas au bain, je ne porterai pas de vêtements et je ne peignerai pas mes cheveux, de peur d'effacer les caresses.

Ce matin, je ne mangerai pas, ni ce soir, et sur mes lèvres je ne mettrai ni rouge ni poudre, afin que son baiser demeure.

Je laisserai les volets clos et je n'ouvrirai pas la porte, de peur que le souvenir resté ne s'en aille avec le vent.


LA METAMORPHOSE

Je fus jadis amoureuse de la beauté des jeunes hommes, et le souvenir de leurs paroles, jadis, me tint éveillée.

Je me souviens d'avoir gravé un nom dans l'écorce d'un platane. Je me souviens d'avoir laissé un morceau de ma tunique dans un chemin où passait quelqu'un.

Je me souviens d'avoir aimé... O Pannychis, mon enfant, en quelles mains t'ai-je laissée ? comment, ô malheureuse, t'ai-je abandonnée ?

Aujourd'hui Mnasidika seule, et pour toujours, me possède. Qu'elle reçoive en sacrifice le bonheur de ceux que j'ai quittés pour elle.


LE TOMBEAU SANS NOM

Mnasidika m'ayant prise par la main me mena hors des portes de la ville, jusqu'à un petit champ inculte où il y avait une stèle de marbre. Et elle me dit : «Celle-ci fut l'amie de ma mère».

Alors je sentis un grand frisson, et sans cesser de lui tenir la main, je me penchai sur son épaule, afin de lire les quatre vers entre la coupe creuse et le serpent :

«Ce n'est pas la mort qui m'a enlevée, mais les Nymphes des fontaines. Je repose ici sous une terre légère avec la chevelure coupée de Xantho. Qu'elle seule me pleure. Je ne dis pas mon nom».

Longtemps nous sommes restées debout, et nous n'avons pas versé la libation. Car comment appeler une âme inconnue d'entre les foules de l'Hadès ?


LES TROIS BEAUTES DE MNASIDIKA

Pour que Mnasidika soit protégée des dieux, j'ai sacrifié à l'Aphrodita-qui-aime-les-sourires, deux lièvres mâles et deux colombes.

Et j'ai sacrifié à l'Arès deux coqs armés pour la lutte et à la sinistre Hekata deux chiens qui hurlaient sous le couteau.

Et ce n'est pas sans raison que j'ai imploré ces trois Immortels, car Mnasidika porte sur son visage le reflet de leur triple divinité :

Ses lèvres sont rouges comme le cuivre, ses cheveux bleuâtres comme le fer, et ses yeux noirs, comme l'argent.


L'ANTRE DES NYMPHES

Tes pieds sont plus délicats que ceux de Thétis argentine. Entre tes bras croisés tu réunis tes seins, et tu les berces mollement comme deux beaux corps de colombes.

Sous tes cheveux tu dissimules tes yeux mouillés, ta bouche tremblante et les fleurs rouges de tes oreilles ; mais rien n'arrêtera mon regard ni le souffle chaud du baiser.

Car, dans le secret de ton corps, c'est toi, Mnasidika aimée, qui recèles l'antre des nymphes dont parle le vieil Homêros, le lieu où les naïades tissent des linges de pourpre,

Le lieu où coulent, goutte à goutte, des sources intarissables, et d'où la porte du Nord laisse descendre les hommes et où la porte du Sud laisse entrer les Immortels.


LES SEINS DE MNASIDIKA

Avec soin, elle ouvrit d'une main sa tunique et me tendit ses seins tièdes et doux, ainsi qu'on offre à la déesse une paire de tourterelles vivantes.

«Aime-les bien, me dit-elle ; je les aime tant ! Ce sont des chéris, des petits enfants. Je m'occupe d'eux quand je suis seule. Je joue avec eux ; je leur fais plaisir.

Je les lave avec du lait. Je les poudre avec des fleurs. Mes cheveux fins qui les essuient sont chers à leurs petits bouts. Je les caresse en frissonnant. Je les couche dans de la laine.

Puisque je n'aurai jamais d'enfants, sois leur nourrisson, mon amour ; et, puisqu'ils sont si loin de ma bouche, donne-leur des baisers de ma part».


LA CONTEMPLATION (non traduite)

LA POUPEE

Je lui ai donné une poupée, une poupée de cire aux joues roses. Ses bras sont attachés par de petites chevilles, et ses jambes elles-mêmes se plient.

Quand nous sommes ensemble elle la couche entre nous et c'est notre enfant. Le soir elle la berce et lui donne le sein avant de l'endormir.

Elle lui a tissé trois petites tuniques, et nous lui donnons des bijoux le jour des Aphrodisies, des bijoux et des fleurs aussi.

Elle a soin de sa vertu et ne la laisse pas sortir sans elle ; pas au soleil, surtout, car la petite poupée fondrait en gouttes de cire.


TENDRESSES

Ferme doucement tes bras, comme une ceinture, sur moi. O touche, ô touche ma peau ainsi ! Ni l'eau ni la brise de midi ne sont plus douces que ta main.

Aujourd'hui chéris-moi, petite soeur, c'est ton tour. Souviens-toi des tendresses que je t'ai apprises la nuit dernière, et près de moi qui suis lasse agenouille-toi sans parler.

Tes lèvres descendent de mes lèvres. Tous tes cheveux défaits les suivent, comme la caresse suit le baiser. Ils glissent sur mon sein gauche ; ils me cachent tes yeux.

Donne-moi ta main. Qu'elle est chaude ! Serre la mienne, ne la quitte pas. Les mains mieux que les bouches s'unissent, et leur passion ne s'égale à rien.


JEUX

Plus que ses balles ou sa poupée, je suis pour elle un jouet. De toutes les parties de mon corps elle s'amuse comme une enfant, pendant de longues heures, sans parler.

Elle défait ma chevelure et la reforme selon son caprice, tantôt nouée sous le menton comme une étoffe épaisse, ou tordue en chignon ou tressée jusqu'au bout.

Elle regarde avec étonnement la couleur de mes cils, le pli de mon coude. Parfois elle me fait mettre à genoux et poser les mains sur les draps ;

Alors (et c'est un de ses jeux) elle glisse sa petite tête par-dessous et imite le chevreau tremblant qui s'allaite au ventre de sa mère.


EPISODE (non traduite)

PENOMBRE

Sous le drap de laine transparent nous nous sommes glissées, elle et moi. Même nos têtes étaient blotties, et la lampe éclairait l'étoffe au-dessus de nous.

Ainsi je voyais son corps chéri dans une mystérieuse lumière. Nous étions plus près l'une de l'autre, plus libres, plus intimes, plus nues. «Dans la même chemise», disait-elle.

Nous étions restées coiffées pour être encore plus découvertes, et dans l'air étroit du lit, deux odeurs de femmes montaient, des deux cassolettes naturelles.

Rien au monde, pas même la lampe, ne nous a vues cette nuit-là. Laquelle de nous fut aimée, elle seule et moi le pourrions dire. Mais les hommes n'en sauront rien.


LA DORMEUSE

Kuhn-Régnier, 1930

Elle dort dans ses cheveux défaits, les mains mêlées derrière la nuque. Rêve-t-elle ? Sa bouche est ouverte ; elle respire doucement.

Avec un peu de cygne blanc, j'essuie, mais sans l'éveiller, la sueur de ses bras, la fièvre de ses joues. Ses paupières fermées sont deux fleurs bleues.

Tout doucement je vais me lever ; j'irai puiser l'eau, traire la vache et demander du feu aux voisins. Je veux être frisée et vêtue quand elle ouvrira les yeux.

Sommeil, demeure encore longtemps entre ses beaux cils recourbés et continue la nuit heureuse par un songe de bon augure.


LE BAISER

Je baiserai d'un bout à l'autre les longues ailes noires de ta nuque, ô doux oiseau, colombe prise dont le coeur bondit sous ma main.

Je prendrai ta bouche dans ma bouche comme un enfant prend le sein de sa mère. Frissonne !... car le baiser pénètre profondément et suffirait à l'amour.

Je promènerai mes lèvres comme du feu, sur tes bras, autour de ton cou, et je ferai tourner sur tes côtes chatouilleuses la caresse étirante des ongles.

Ecoute bruire en ton oreille toute la rumeur de la mer... Mnasidika ! ton regard m'importune. J'enfermerai dans mon baiser tes paupières frêles et brûlantes.


LES SOINS JALOUX

Il ne faut pas que tu te coiffes, de peur que le fer trop chaud ne brûle ta nuque ou tes cheveux. Tu les laisseras sur tes épaules et répandus le long de tes bras.

Il ne faut pas que tu t'habilles, de peur qu'une ceinture ne rougisse les plis effilés de ta hanche. Tu resteras nue comme une petite fille.

Même il ne faut pas que tu te lèves, de peur que tes pieds fragiles ne s'endolorissent en marchant. Tu reposeras au lit, ô victime d'Erôs, et je panserai ta pauvre plaie.

Car je ne veux voir sur ton corps d'autres marques, Mnasidika, que la tache d'un baiser trop long, l'égratignure d'un ongle aigu, ou la barre pourprée de mon étreinte.


L'ETREINTE EPERDUE

Aime-moi, non pas avec des sourires, des flûtes ou des fleurs tressées, mais avec ton coeur et tes larmes, comme je t'aime avec ma poitrine et avec mes gémissements.

Quand tes seins s'alternent à mes seins, quand je sens ta vie contre ma vie, quand tes genoux se dressent derrière moi, alors ma bouche haletante ne sait même plus trouver la tienne.

Etreins-moi comme je t'étreins ! Vois, la lampe vient de mourir, nous roulons dans la nuit ; mais je presse ton corps brûlant et j'entends ta plainte perpétuelle...

Gémis ! gémis ! gémis ! ô femme ! Erôs nous traîne dans la douleur. Tu souffrirais moins sur ce lit pour mettre un enfant au monde que pour accoucher de ton amour.


REPRISE (non traduite)

LE COEUR

Haletante, je lui pris la main et je l'appliquai fortement sous la peau moite de mon sein gauche. Et je tournais la tête ici et là et je remuais les lèvres sans parler.

Mon coeur affolé, brusque et dur, battait et battait ma poitrine, comme un satyre emprisonné heurterait, ployé dans une outre. Elle me dit : «Ton coeur te fait mal...»

«O Mnasidika, répondis-je, le coeur des femmes n'est pas là. Celui-ci est un pauvre oiseau, une colombe qui remue ses ailes faibles. Le coeur des femmes est plus terrible.

Semblable à une petite baie de myrte, il brûle dans la flamme rouge et sous une écume abondante. C'est là que je me sens mordue par la vorace Aphroditê».


PAROLES DANS LA NUIT

Nous reposons, les yeux fermés ; le silence est grand autour de notre couche. Nuits ineffables de l'été ! Mais elle, qui me croit endormie, pose sa main chaude sur mon bras.

Elle murmure : «Bilitis, tu dors ?» Le coeur me bat, mais sans répondre, je respire régulièrement comme une femme couchée dans les rêves. Alors elle commence à parler :

«Puisque tu ne m'entends pas, dit-elle, ah ! que je t'aime !» Et elle répète mon nom. «Bilitis... Bilitis...» Et elle m'effleure du bout de ses doigts tremblants :

«C'est à moi, cette bouche ! à moi seule ! Y en a-t-il une plus belle au monde ? Ah ! mon bonheur, mon bonheur ! C'est à moi ces bras nus, cette nuque et ces cheveux...»


L'ABSENCE

Elle est sortie, elle est loin, mais je la vois, car tout est plein d'elle dans cette chambre, tout lui appartient, et moi comme le reste.

Ce lit encore tiède où je laisse errer ma bouche, est foulé à la mesure de son corps. Dans ce coussin tendre a dormi sa petite tête enveloppée de cheveux.

Ce bassin est celui où elle s'est lavée ; ce peigne a pénétré les noeuds de sa chevelure emmêlée. Ces pantoufles prirent ses pieds nus. Ces poches de gaze continrent ses seins.

Mais ce que je n'ose toucher du doigt, c'est ce miroir où elle a vu ses meurtrissures toutes chaudes, et où subsiste peut-être encore le reflet de ses lèvres mouillées.


L'AMOUR

Hélas, si je pense à elle, ma gorge se dessèche, ma tête retombe, mes seins durcissent et me font mal, je frissonne et je pleure en marchant.

Si je la vois, mon coeur s'arrête, mes mains tremblent, mes pieds se glacent, une rougeur de feu monte à mes joues, mes tempes battent douloureusement.

Si je la touche, je deviens folle, mes bras se raidissent, mes genoux défaillent. Je tombe devant elle, et je me couche comme une femme qui va mourir.

De tout ce qu'elle me dit je me sens blessée. Son amour est une torture et les passants entendent mes plaintes... Hélas ! Comment puis-je l'appeler Bien-Aimée ?


LA PURIFICATION

Te voilà ! défais tes bandelettes, et tes agrafes et ta tunique. Ote jusqu'à tes sandales, jusqu'aux rubans de tes jambes, jusqu'à la bande de ta poitrine.

Lave le noir de tes sourcils, et le rouge de tes lèvres. Efface le blanc de tes épaules et défrise tes cheveux dans l'eau.

Car je veux t'avoir toute pure, telle que tu naquis sur le lit, aux pieds de ta mère féconde et devant ton père glorieux,

Si chaste que ma main dans ta main te fera rougir jusqu'à la bouche, et qu'un mot de moi sous ton oreille affolera tes yeux tournoyants.


LA BERCEUSE DE MNASIDIKA

Ma petite enfant, si peu d'années que j'aie de plus que toi-même, je t'aime, non pas comme une amante, mais comme si tu étais sortie de mes entrailles laborieuses.

Lorsque étendue sur mes genoux, tes deux bras frêles autour de moi, tu cherches mon sein, la bouche tendue, et me tettes avec lenteur entre tes lèvres palpitantes,

Alors je rêve qu'autrefois, j'ai allaité réellement cette bouche douillette, souple et baignée, ce vase myrrhin couleur de pourpre où le bonheur de Bilitis est mystérieusement enfermé.

Dors. Je te bercerai d'une main sur mon genou qui se lève et s'abaisse. Dors ainsi. Je chanterai pour toi les petites chansons lamentables qui endorment les nouveaux-nés...


PROMENADE AU BORD DE LA MER

Kuhn-Régnier, 1930

Comme nous marchions sur la plage, sans parler, et enveloppées jusqu'au menton dans nos robes de laine sombre, des jeunes filles joyeuses ont passé.

«Ah ! c'est Bilitis et Mnasidika ! Voyez, le beau petit écureuil que nous avons pris : il est doux comme un oiseau et effaré comme un lapin.

Chez Lydé nous le mettrons en cage et nous lui donnerons beaucoup de lait avec des feuilles de salade. C'est une femelle, elle vivra longtemps».

Et les folles sont parties en courant. Pour nous, sans parler nous nous sommes assises, moi sur une roche, elle sur le sable, et nous avons regardé la mer.


L'OBJET

«Salut, Bilitis, Mnasidika, salut. - Assieds-toi. Comment va ton mari ? - Trop bien. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. Il me tuerait s'il me savait ici. - Sois sans crainte.

- Et voilà votre chambre ? et voilà votre lit ? Pardonne-moi. Je suis curieuse. - Tu connais cependant le lit de Myrrhinê. - Si peu. - On la dit jolie. - Et lascive, ô ma chère ! mais taisons-nous.

- Que voulais-tu de moi ? - Que tu me prêtes... - Parle. - Je n'ose nommer l'objet. - Nous n'en avons pas. - Vraiment ? - Mnasidika est vierge. - Alors, où en acheter ? - Chez le cordonnier Drakhôn.

- Dis aussi : qui te vend ton fil à broder ? Le mien se casse dès qu'on le regarde. - Je le fais moi-même, mais Naïs en vend d'excellent. - A quel prix ? - Trois oboles. - C'est cher. Et l'objet ? - Deux drachmes. - Adieu».


SOIR PRES DU FEU

L'hiver est dur, Mnasidika. Tout est froid, hors notre lit. Lève-toi, cependant, viens avec moi, car j'ai allumé un grand feu avec des souches mortes et du bois fendu.

Nous nous chaufferons accroupies, toutes nues, nos cheveux sur le dos, et nous boirons du lait dans la même coupe et nous mangerons des gâteaux au miel.

Comme la flamme est sonore et gaie ! N'es-tu pas trop près ? Ta peau devient rouge. Laisse-moi la baiser partout où le feu l'a faite brûlante.

Au milieu des tisons ardents je vais chauffer le fer et te coiffer ici. Avec les charbons éteints j'écrirai ton nom sur le mur.


PRIERES

Que veux-tu ? dis-le. S'il le faut, je vendrai mes derniers bijoux pour qu'une esclave attentive guette le désir de tes yeux, la soif quelconque de tes lèvres.

Si le lait de nos chèvres te semble fade, je louerai pour toi, comme pour un enfant, une nourrice aux mamelles gonflées qui chaque matin t'allaitera.

Si notre lit te semble rude, j'achèterai tous les coussins mous, toutes les couvertures de soie, tous les draps fourrés de plumes des marchandes amathusiennes.

Tout. Mais il faut que je te suffise, et si nous dormions sur la terre, il faut que la terre te soit plus douce que le lit chaud d'une étrangère.


LES YEUX

Larges yeux de Mnasidika, combien vous me rendez heureuse quand l'amour noircit vos paupières et vous anime et vous noie sous les larmes ;

Mais combien folle, quand vous vous détournez ailleurs, distraits par une femme qui passe ou par un souvenir qui n'est pas le mien.

Alors mes joues se creusent, mes mains tremblent et je souffre... Il me semble que de toutes parts, et devant vous ma vie s'en va.

Larges yeux de Mnasidika, ne cessez pas de me regarder ! ou je vous trouerai avec mon aiguille et vous ne verrez plus que la nuit terrible.


LES FARDS

Tout, et ma vie, et le monde, et les hommes, tout ce qui n'est pas elle n'est rien. Tout ce qui n'est pas elle, je te le donne, passant.

Sait-elle que de travaux j'accomplis pour être belle à ses yeux, par ma coiffure et par mes fards, par mes robes et mes parfums ?

Aussi longtemps je tournerais la meule, je ferais plonger la rame ou je bêcherais la terre, s'il fallait à ce prix la retenir ici.

Mais faites qu'elle ne l'apprenne jamais, Déesses qui veillez sur nous ! Le jour où elle saura que je l'aime elle cherchera une autre femme.


LE SILENCE DE MNASIDIKA

Elle avait ri toute la journée, et même elle s'était un peu moquée de moi. Elle avait refusé de m'obéir, devant plusieurs femmes étrangères.

Quand nous sommes rentrées, j'ai affecté de ne pas lui parler, et comme elle se jetait à mon cou, en disant : «Tu es fâchée ?» je lui ai dit :

«Ah ! tu n'es plus comme autrefois, tu n'es plus comme le premier jour. Je ne te reconnais plus, Mnasidika». Elle ne m'a rien répondu ;

Mais elle a mis tous ses bijoux qu'elle ne portait plus depuis longtemps, et la même robe jaune brodée de bleu que le jour de notre rencontre.


SCENE

«Où étais-tu ? - Chez la marchande de fleurs. J'ai acheté des iris très beaux. Les voici, je te les apporte. - Pendant si longtemps tu as acheté quatre fleurs ? - La marchande m'a retenue.

- Tu as les joues pâles et les yeux brillants. - C'est la fatigue de la route. - Tes cheveux sont mouillés et mêlés. - C'est la chaleur et c'est le vent qui m'ont toute décoiffée.

- On a dénoué ta ceinture. J'avais fait le noeud moi-même, plus lâche que celui-ci. - Si lâche qu'elle s'est défaite ; un esclave qui passait me l'a renouée.

- Il y a une trace à ta robe. - C'est l'eau des fleurs qui est tombée. - Mnasidika, ma petite âme, tes iris sont les plus beaux qu'il y ait dans tout Mytilène. - Je le sais bien, je le sais bien».


ATTENTE

Le soleil a passé toute la nuit chez les morts depuis que je l'attends, assise sur mon lit, lasse d'avoir veillé. La mèche de la lampe épuisée a brûlé jusqu'à la fin.

Elle ne reviendra plus : voici la dernière étoile. Je sais bien qu'elle ne viendra plus. Je sais même le nom que je hais. Et cependant j'attends encore.

Qu'elle vienne maintenant ! oui, qu'elle vienne, la chevelure défaite et sans roses, la robe souillée, tachée, froissée, la langue sèche et les paupières noires !

Dès qu'elle ouvrira la porte, je lui dirai... mais la voici... C'est sa robe que je touche, ses mains, ses cheveux, sa peau. Je l'embrasse d'une bouche éperdue, et je pleure.


LA SOLITUDE

Pour qui maintenant farderais-je mes lèvres ? Pour qui polirais-je mes ongles ? Pour qui parfumerais-je mes cheveux ?

Pour qui mes seins poudrés de rouge, s'ils ne doivent plus la tenter ? Pour qui mes bras lavés de lait s'ils ne doivent plus jamais l'étreindre ?

Comment pourrais-je dormir ? Comment pourrais-je me coucher ? Ce soir ma main, dans tout mon lit, n'a pas trouvé sa main chaude.

Je n'ose plus rentrer chez moi, dans la chambre affreusement vide. Je n'ose plus rouvrir la porte. Je n'ose même plus rouvrir les yeux.


LETTRE

Maurice Leroy, 1948

Cela est impossible, impossible. Je t'en supplie à genoux, avec larmes, toutes les larmes que j'ai pleurées sur cette horrible lettre, ne m'abandonne pas ainsi.

Songes-tu combien c'est affreux de te reperdre à jamais pour la seconde fois, après avoir eu l'immense joie d'espérer te reconquérir. Ah ! mes amours ! ne sentez-vous donc pas à quel point je vous aime !

Ecoute-moi. Consens à me revoir encore une fois. Veux-tu être demain, au soleil couchant, devant ta porte ? Demain, ou le jour suivant. Je viendrai te prendre. Ne me refuse pas cela.

La dernière fois peut-être, soit, mais encore cette fois, encore cette fois ! Je te le demande, je te le crie, et songe que de ta réponse dépend le reste de ma vie.


LA TENTATIVE

Tu étais jalouse de nous, Gyrinno, fille trop ardente. Que de bouquets as-tu fait suspendre au marteau de notre porte ! Tu nous attendais au passage et tu nous suivais dans la rue.

Maintenant tu es selon tes voeux, étendue à la place aimée, et la tête sur ce coussin où flotte une autre odeur de femme. Tu es plus grande qu'elle n'était. Ton corps différent m'étonne.

Regarde, je t'ai enfin cédé. Oui, c'est moi. Tu peux jouer avec mes seins, caresser ma hanche, ouvrir mes genoux. Mon corps tout entier s'est livré à tes lèvres infatigables, - hélas !

Ah ! Gyrinno ! avec l'amour mes larmes aussi débordent ! Essuie-les avec tes cheveux, ne les baise pas, ma chérie ; et enlace moi de plus près encore pour maîtriser mes tremblements.


L'EFFORT

Encore ! assez de soupirs et de bras étirés ! Recommence ! Penses-tu donc que l'amour soit un délassement ? Gyrinno, c'est une tâche, et de toutes la plus rude.

Réveille-toi ! Il ne faut pas que tu dormes ! Que m'importent tes paupières bleues et la barre de douleur qui brûle tes jambes maigres. Astarté bouillonne dans mes reins.

Nous nous sommes couchées avant le crépuscule. Voici déjà la mauvaise aurore ; mais je ne suis pas lasse pour si peu. Je ne dormirai pas avant le second soir.

Je ne dormirai pas : il ne faut pas que tu dormes. Oh ! comme la saveur du matin est amère ! Gyrinno, appprécie-la. Les baisers sont plus difficiles, mais plus étranges, et plus lents.


MYRRHINE (non traduite)

A GYRINNO

Ne crois pas que je t'aie aimée. Je t'ai mangée comme une figue mûre, je t'ai bue comme une eau ardente, je t'ai portée autour de moi comme une ceinture de peau.

Je me suis amusée de ton corps, parce que tu as les cheveux courts, les seins en pointe sur ton corps maigre, et les mamelons noirs comme deux petites dattes.

Comme il faut de l'eau et des fruits, une femme aussi est nécessaire, mais déjà je ne sais plus ton nom, toi qui as passé dans mes bras comme l'ombre d'une autre adorée.

Entre ta chair et la mienne, un rêve brûlant m'a possédée. Je te serrais sur moi comme sur une blessure et je criais : Mnasidika ! Mnasidika ! Mnasidika !


LE DERNIER ESSAI

«Que veux-tu, vieille ? - Te consoler. - C'est peine perdue. - On m'a dit que depuis ta rupture, tu allais d'amour en amour sans trouver l'oubli ni la paix. Je viens te proposer quelqu'un.

- Parle. - C'est une jeune esclave née à Sardes. Elle n'a pas sa pareille au monde, car elle est à la fois homme et femme, bien que sa poitrine et ses longs cheveux et sa voix claire fassent illusion.

- Son âge ? - Seize ans. - Sa taille ? - Grande. Elle n'a connu personne ici, hors Psappha qui en est éperdument amoureuse et a voulu me l'acheter vingt mines. Si tu la loues, elle est à toi. - Et qu'en ferai-je ?

Voici vingt-deux nuits que j'essaye en vain d'échapper au souvenir... Soit, je prendrai celle-ci encore, mais préviens la pauvre petite, pour qu'elle ne s'effraye point si je sanglote dans ses bras».


LE SOUVENIR DECHIRANT

Je me souviens... (à quelle heure du jour ne l'ai-je pas devant mes yeux ?) je me souviens de la façon dont Elle soulevait ses cheveux avec ses faibles doigts si pâles.

Je me souviens d'une nuit qu'elle passa, la joue sur mon sein, si doucement, que le bonheur me tint éveillée, et le lendemain elle avait au visage la marque de la papille ronde.

Je la vois tenant sa tasse de lait et me regardant de côté, avec un sourire. Je la vois, poudrée et coiffée, ouvrant ses grands yeux devant son miroir, et retouchant du doigt le rouge de ses lèvres.

Et surtout, si mon désespoir est une perpétuelle torture, c'est que je sais, instant par instant, comment elle défaille dans les bras de l'autre, et ce qu'elle lui demande et ce qu'elle lui donne.


A LA POUPEE DE CIRE

Kuhn-Régnier, 1930

Poupée de cire, jouet chéri qu'elle appelait son enfant, elle t'a laissée toi aussi et elle t'oublie comme moi, qui fus avec elle ton père ou ta mère, je ne sais.

La pression de ses lèvres avaient déteint tes petites joues ; et à ta main gauche voici ce doigt cassé qui la fit tant pleurer. Cette petite cyclas que tu portes, c'est elle qui te l'a brodée.

A l'entendre, tu savais déjà lire. Pourtant tu n'étais pas sevrée, et le soir, penchée sur toi, elle ouvrait sa tunique et te donnait le sein, «afin que tu ne pleures pas», disait-elle.

Poupée, si je voulais la revoir, je te donnerais à l'Aphroditê, comme le plus cher de mes cadeaux. Mais je veux penser qu'elle est tout à fait morte.


CHANT FUNEBRE

Chantez un chant funèbre, muses Mytiléniennes, chantez ! La terre est sombre comme un vêtement de deuil et les arbres jaunes frissonnent comme des chevelures coupées.

Héraïos ! ô mois triste et doux ! les feuilles tombent doucement comme la neige ; le soleil est plus pénétrant dans la forêt plus éclaircie. Je n'entends plus rien que le silence.

Voici qu'on a porté au tombeau Pittakos chargé d'années. Beaucoup sont morts, que j'ai connus. Et celle qui vit est pour moi comme si elle n'était plus.

Celui-ci est le dixième automne que j'ai vu mourir sur cette plaine. Il est temps aussi que je disparaisse. Pleurez avec moi, muses Mytiléniennes, pleurez sur mes pas !