Satire XII - Retour de Catulle

Ce jour, Corvinus, m'est plus cher que celui de ma naissance : comme aux jours de fête, l'autel de gazon attend les victimes que j'ai promises aux dieux : j'immole une brebis blanche à la reine du ciel, une autre de même couleur à la déesse qui porte dans les combats la tête de Méduse. Je réserve à Jupiter Tapéin un jeune taureau, qui, dans son ardeur pétulante, secoue impatiemment la corde qui le retient : son front est menaçant : déjà digne du temple, de l'autel et des libations, ce fier animal dédaignant les mamelles de sa mère, essaie sur le tronc des arbres ses cornes naissantes.

Si j'étais riche, si ma fortune répondait à mon affection, je ferais traîner aux autels un taureau plus gras qu'Hispulla, et dont le poids retarderait la marche. Les pâturages voisins ne l'auraient point nourri : son sang en coulant témoignerait qu'il a brouté les riantes prairies arrosées par le Clitumne, et, pour frapper sa tête, il faudrait le plus robuste de nos victimaires. Voilà par quel sacrifice je célébrerais le retour d'un ami, frémissant lui-même encore des affreux dangers qu'il a courus, et surpris d'y avoir échappé. Et ce n'est pas seulement des périls de la mer et des éclats de la foudre qu'il a été préservé ; un nuage avait répandu sur l'horizon d'épaisses ténèbres, et dérobé la lumière des cieux, un feu subit avait embrasé les antennes : chacun, dans sa terreur, se croyant frappé du même coup, eût trouvé le plus terrible naufrage moins redoutable que l'incendie. Que te dirai-je ? une tempête poétique n'est pas plus effroyable. Ce n'est pas tout ; écoute, et compatis encore, quoique le reste n'ait rien de plus affreux, quoique l'exemple en soit commun, ainsi que l'attestent les tableaux votifs suspendus dans nos temples : car, ne sait-on pas qu'Isis nourrit nos peintres ? Notre Catulle, après tant d'autres, fut réduit à la dernière des extrémités.

Déjà l'onde amère remplissait à moitié le vaisseau ; déjà les vagues irritées battaient les flancs de son navire flottant au gré des flots, et la science du vieux pilote n'était plus d'aucun secours. Alors, capitulant avec les vents, il jette à la mer ses effets les plus précieux, imitant le castor, qui lui-même se fait eunuque, content d'échapper à ce prix : tant il connaît bien les propriétés de l'organe dont il se prive !

Jetez tout ce qui m'appartient, s'écriait Catulle ; et il voulait qu'on n'épargnât ni ses habits les plus précieux, ni sa robe de pourpre, digne de nos voluptueux Mécènes : il sacrifiait jusqu'à ces rares tissus, colorés sur le dos des brebis par la vertu des pâturages, par la secrète influence des eaux et de l'air, dans l'heureux climat qu'arrose le Bétis. Il n'hésite point à précipiter dans les flots son argenterie, ces plats magnifiques, ouvrage de Parthénius, ce cratère non moins ample qu'une urne, et capable de désaltérer un Pholus, ou l'épouse de Fuscus ; des bassins, des vases sans nombre, des coupes ciselées, dans lesquelles avait bu le prince rusé qui paya la conquête d'Olynthe.

Quel autre dans l'univers oserait racheter sa vie aux dépens de ses richesses ? La plupart des hommes n'amassent point pour vivre : aveuglés par la cupidité, ils ne vivent que pour amasser. Catulle jette presque tout à la mer. Au lieu de s'apaiser, la tempête redouble, et il est réduit, pour se tirer du péril qui le presse, à couper le mât de son navire. Il faut que le danger soit extrême pour qu'on ne puisse espérer son salut qu'en mutilant son vaisseau.

Livrez-vous encore à la merci des vents sur un frêle navire, ne mettez entre la mort et vous que quatre doigts de distance, ou sept si la planche est épaisse. Mais quand vous embarquerez vos provisions de pain et de vin, songez à la tempête, et munissez-vous de haches.

Enfin les flots courroucés s'aplanissent et promettent au pilote une course plus heureuse ; le destin triomphe des aquilons ; et les Parques, déridées, blanchissent leurs fuseaux d'une trame favorable. Un vent s'élève, presque aussi doux que l'haleine des Zéphirs. Le vaisseau délabré poursuit sa route à l'aide de quelques vêtements étendus et d'une seule voile qui restait à la proue. L'orage dissipé, l'espoir de la vie renaît avec les rayons du soleil. On découvre le sommet préféré par Iule à la ville de Lavinium, et qui a reçu son nom de cette laie blanche que les Troyens, saisis de joie, trouvèrenten ce même lieu, allaitant trente marcassins : prodige jusqu'alors inouï. Enfin, le vaisseau de Catulle, doublant le phare tyrrhénien, entre dans le port d'Ostie, dont les ouvrages, prolongés au delà du phare, enferment au loin les flots de la mer, et semblent fuir les rivages de l'Italie ; les ports creusés par la nature sont moins admirables. Le pilote, avec son navire mutilé, gagne le fond de cette enceinte, où les barques même de Baies seraient en sûreté. C'est là qu'à l'abri du danger, la tête rasée, les matelots babillards se plaisent à raconter leurs périlleuses aventures.

Allons, esclaves, soyez attentifs, et qu'un silence religieux règne pendant le sacrifice : ornez le temple de guirlandes ; répandez la farine sur les couteaux sacrés, et que l'autel soit paré de gazon. Je vous suis à l'instant. Dès que j'aurai rempli ce pieux devoir, selon le rit accoutumé, je reviendrai dans ma maison couronner de fleurs la cire fragile et luisante dont on forma les petits simulacres de mes pénates.

Là, j'apaiserai le Jupiter qui protège mes foyers ; je ferai fumer l'encens en l'honneur de mes lares paternels, et je prodiguerai des violettes de toutes les nuances. Déjà ma maison resplendit de tous côtés : de longs rameaux couronnent ma porte, et des lampes allumées avant le point du jour annoncent la fête que je prépare.

Que ces tendres témoignages, Corvinus, ne te soient point suspects ! Catulle, dont je célèbre le retour par tant de sacrifices, a trois héritiers. Trouve-m'en quelque autre qui, pour un ami si stérile, sacrifie seulement une poule malade et presque mourante. Que dis-je ? Une poule ! il ne sacrifierait pas une caille pour le salut d'un père de famille. Que Paccius et Gallita, ces riches sans enfants, ressentent le moindre accès de fièvre, les portiques de nos temples sont aussitôt remplis de tablettes, dépositaires des voeux les plus ardents ; il en est même qui vont jusqu'à promettre une hécatombe, faute d'éléphants, car on n'en vend point à Rome ; notre climat n'en a jamais vu naître : on les tire des contrées brûlées par le soleil, pour les nourrir, aux dépens de César, dans les forêts des Rutules et dans les champs de Turnus. Nul citoyen n'a pu, jusqu'à présent, se dire le maître de ces fiers animaux, dont les ancêtres, soumis aux ordres d'Annibal, de Pyrrhus et de nos capitaines, portaient sur leur dos des cohortes entières, et des tours armées pour le combat.

Aussi Novius et Pacuvius, s'ils le pouvaient, ne tarderaient pas un moment à conduire un éléphant aux autels, et à faire tomber devant les lares de Gallita cette victime, seule digne de la divinité et de ses adorateurs. Pacuvius, s'il était permis, dévouerait à la mort ses esclaves les plus beaux ; lui-même attacherait les fatales bandelettes sur la tête des jeunes garçons et des femmes qui le servent. S'il avait une fille, il livrerait au couteau sacré cette nouvelle Iphigénie, quoiqu'il ne puisse espérer que, par un coup de théâtre, Diane vienne furtivement glisser une biche à sa place. Je l'approuve ; les mille vaisseaux des Grecs ne valent pas un testament. Si Libitine lâche sa proie, le riche patron, vrai poisson dans la nasse, épris d'un trait d'attachement si merveilleux, détruira peut-être le premier codicille, et d'un mot donnera tout à Pacuvits. Alors notre homme, marchant la tête haute, narguerait ses rivaux supplantés. Tu vois ce que peut rapporter une Iphigénie immolée à propos. Que Pacuvius vive ; qu'il vive autant que Nestor ; qu'il possède autant de richesses qu'en extorqua Néron ; qu'il ait des monts d'or ; mais aussi qu'il n'aime personne, et que personne ne l'aime !


Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)