Satire XIII - Le Dépôt

Le crime est un fardeau pour celui même qui le commet. Le premier châtiment d'un coupable, c'est qu'il ne saurait s'absoudre à son propre tribunal, eût-il été soustrait à la rigueur des lois par l'infidélité d'un préteur corrompu. De quel oeil, Calvinus, penses-tu que tes concitoyens voient le crime et la perfidie dont tu viens d'être la victime ? Ton revenu, cependant, n'est point assez borné pour qu'une perte légère te plonge dans la douleur. L'accident qui t'afflige, d'autres l'ont éprouvé, ce n'est qu'un de ces revers communs, pris au tas des malheurs que verse la Fortune. Bannis donc les regrets trop amers : le chagrin d'un homme ne doit pas être excessif, et plus profond que sa blessure. Et toi, tu ne saurais endurer le moindre des maux ! ton sang bouillonne, ta bouche écume, parce qu'un faux ami viole le dépôt sacré que tu mis entre ses mains ! Ce trait surprend un homme né sous le consulat de Fontéius, et qui déjà laisse en arrière soixante ans écoulés ! Où donc est le fruit de ton expérience ? S'il est vrai que les divins préceptes de la philosophie nous apprennent à triompher des coups du sort, il ne l'est pas moins que l'école du monde doit enfin nous instruire à supporter patiemment les traverses de la vie.

Quelle fête assez solennelle pour arrêter la fraude, la perfidie, le brigandage, et la cupidité qui ose tous les crimes pour avoir de l'or, et qui s'enrichit par le fer ou le poison ? Que les gens de bien sont rares ! leur nombre égale à peine celui des portes de Thèbes, ou des embouchures du fleuve qui féconde l'Egypte. Nous vivons dans le neuvième âge, dans un siècle pire que le siècle de fer : les noms manquent aux crimes, et la nature n'a plus de métaux pour les désigner. Cependant nous attestons à grands cris les hommes et les dieux, aussi violents dans nos clameurs que les clients affamés de Fésidius, quand ils l'applaudissent au barreau. Réponds, vieillard digne de porter la bulle, ignores-tu quel attrait a pour nous le bien d'autrui ? ignores-tu que la multitude rit de ta simplicité quand tu prétends interdire le parjure, et nous persuader qu'un dieu vengeur réside dans nos temples et sur les autels teints du sang des victimes ? Cette vieille probité fut en honneur chez les premiers habitants du Latium, avant que Saturne, déposant son diadème, prît, en fuyant, la faux des moissonneurs. Alors Junon n'était qu'une petite fille, et Jupiter un simple particulier dans les antres du mont Ida. Alors les dieux n'avaient point encore de banquet au-dessus des nuages : leurs coupes n'étaient remplies ni par le jeune enfant d'Ilion, ni par la belle épouse d'Hercule, ni par le noir Vulcain, essuyant ses bras enfumés, après avoir bu le nectar. Alors chacun des dieux dînait seul : la foule en était bien moindre qu'elle ne l'est aujourd'hui, et le ciel, content de quelques divinités, pesait moins sur les épaules du malheureux Atlas. Le sort n'avait point encore décidé qui d'entre eux gouvernerait le triste empire des gouffres de la mer et le farouche Pluton ne partageait pas encore le trône avec sa Sicilienne. On ne connaissait ni roue, ni furies, ni rocher, ni vautour cruel, et les enfers, sans tyrans, ne contenaient que des ombres heureuses.

Alors l'improbité frappait d'étonnement ; c'était un crime inouï et digne demort qu'un jeune homme ne se levât pas à l'aspect d'un vieillard, ou l'enfant à l'aspect d'un jeune homme, quoique cet enfant vît dans la maison paternelle plus de fruits et de plus grands monceaux de glands : tant quatre années de plus donnaient droit au respect, tant une barbe naissante paraissait vénérable et digne des privilèges de l'auguste vieillesse ! Maintenant, que ton ami ne nie point un dépôt, qu'il te rende ton vieux sac et tes écus rouillés, sa probité tient du prodige ; il faut consulter les livres toscans, offrir aux dieux en expiation une brebis couronnée. Pour moi, rencontré-je un homme intègre et vertueux, je ne suis pas moins surpris que si je voyais la tête d'un quadrupède sur le corps d'un enfant, des poissons déterrés par le soc de la charrue, ou une mule féconde ; je suis aussi troublé que si tout à coup une grêle de pierres fondait du haut des cieux, et qu'un essaim d'abeilles pendît en longue grappe aux voûtes d'un temple, ou qu'un fleuve de lait précipitât au sein de l'Océan ses flots miraculeux.

Tu te plains qu'une fraude sacrilège te ravisse dix mille sesterces. Que diras-tu si un autre vient d'en perdre deux cent mille, qu'il avait, ainsi que toi, déposés sans témoin ; si un troisième regrette une somme plus considérable encore, que contenait à peine un large coffre-fort ? Il paraît si simple et si naturel de braver l'oeil des dieux, pourvu que les hommes ne sachent rien ! Regarde ce dépositaire infidèle : sa voix est ferme, son front inaltérable ; il jure par les rayons du soleil, par la foudre de Jupiter, par la pique de Mars, par les flèches du dieu qu'on adore à Cirrha ; il jure encore par le carquois de Diane, par le trident de Neptune, sans oublier l'arc d'Hercule, la lance de Minerve, et tous les traits du céleste arsenal. Est-il père : «Si j'en impose, s'écrie-t-il, que je sois réduit à manger la tête de mon propre fils, assaisonnée de vinaigre».

Il en est qui, refusant à l'univers un ordonnateur suprême, attribuent tout auxcaprices de la Fortune, persuadés que la nature seule dispense les jours et les saisons. Aussi approchent-ils des autels avec intrépidité. Un autre craint que le châtiment ne suive le crime : il croit celui-là, qu'il est des dieux ; néanmoins il se parjure, et se dit en secret : «Qu'Isis, dans sa colère, afflige mon corps, le tourmente à son gré : qu'elle frappe mes yeux de son sistre, pourvu que, privé de la lumière, je retienne ces écus dont je nie le dépôt. La phtisie, des poumons ulcérés, une jambe mutilée, qu'importe ? Le pauvre Ladas, pour peu qu'il n'ait besoin ni d'ellébore ni d'Archigène, n'hésitera pas à souhaiter la goutte, si les richesses viennent avec elle ; que lui sert, en effet, d'avoir précédé ses rivaux dans la carrière, et d'avoir, mourant de faim, reçu dans Pise le rameau d'olivier ? Quelque terrible que soit le courroux des dieux, ils sont lents à punir. S'ils s'appliquent à châtier tous les coupables, quand viendra mon tour ? D'ailleurs je ne les trouverai peut-être pas inexorables ; le même sort n'est pas réservé à tous les crimes ; ce qui vaut à l'un le supplice de la croix donne à l'autre le diadème». C'est ainsi qu'à l'approche du forfait il rassure son âme épouvantée. Alors il te précède aux autels où tu l'appelles, prêt à t'y traîner toi-même avec violence. L'audace du crime passe sou-vent aux yeux du vulgaire pour la noble confiance de la vertu. Le perfide joue son rôle avec autant d'adresse que l'esclave fugitif de la farce de Catulle. Et toi, malheureux, tu t'écrieras d'une voix à couvrir celle de Stentor, ou plutôt celle du Mars d'Homère : «Jupiter, tu l'entends, et tu restes muet, lorsque ta bouche, malgré le marbre ou l'airain qui te couvre, aurait déjà dû tonner contre l'impie ! Pourquoi t'offrir et le foie et les entrailles des victimes ? Je le vois, il n'y a aucune différence entre ta statue et celle de Bathylle».

Ecoute les consolations d'un homme qui n'étudia jamais les dogmes des cyniques, ni ceux des stoïciens, que la robe seule distingue des premiers, et qui ne s'en laisse point imposer par Epicure, si content des légumes de son petit jardin. Qu'un malade en danger appelle les médecins les plus habiles ; pour toi, livre ta veine à l'élève même de Philippe. Si tu me montres qu'il n'est point sur la terre d'action plus détestable, je me tais, et ne te défends plus de te frapper la poitrine et de te meurtrir le visage. Aussi bien, on sait qu'après une pareille perte il est d'usage de fermer sa maison, et de donner à ses écus plus de larmes et de marques de douleur qu'à la mort de ses parents. Personne, en pareil cas, n'a besoin de jouer le désespoir, d'arracher les bords de sa robe, de tourmenter ses yeux pour en exprimer quelques larmes contraintes : celles que l'or fait couler sont sincères. Mais si le barreau ne retentit que de plaintes semblables aux tiennes, si des fripons renient un billet lu dix fois devant témoins, lorsque leur écriture et l'empreinte du cachet précieux qu'ils conservent dans un étui d'ivoire, déposent contre leur perfidie, penses-tu, homme simple, qu'on doive t'excepter de la loi commune ? Es-tu donc le fils de la poule blanche, et nous autres, sommes-nous de vils poussins sortis d'oeufs malheureux ?

Jette les yeux sur de plus grands revers, tu verras que ton malheur est léger, et qu'il faut modérer ton indignation. Compare à ton dépositaire infidèle le brigand salarié, l'incendiaire allumant le soufre et embrasant les portes des maisons, le sacrilège enlevant de nos temples et ces coupes immenses couvertes d'une rouille vénérable, et les dons offerts par les peuples, et les couronnes consacrées aux dieux par les antiques rois alliés de Rome. Faute d'un tel butin, un voleur subalterne raclera furtivement la cuisse d'un Hercule doré, la face même de Neptune, ou détachera quelques lames de la statue de Castor. Comment hésiterait-il celui qui, plus d'une fois, jeta dans le creuset Jupiter Tonnant ? Compare à ton perfide ces fabricateurs de poisons et ceux qui les achètent, ces parricides précipités à la mer, dans un sac de cuir, avec l'innocent animal qui périt comme eux. Encore n'est-ce que la moin-dre partie des crimes dont le préfet Gallicus entend le récit, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher. Veux-tu connaître le genre humain ? la seule maison de Gallicus te suffit. Passes-y quelques jours, et, si tu l'oses, dis à ton retour que tu es malheureux.

Est-on surpris de voir des goîtres sur les Alpes ? dans l'île de Méroé des mamelles plus grosses que l'enfant qui les presse ? chez les Germains des yeux bleus, des cheveux blonds, à boucles flottantes et parfumées ? Non, parce que ces dehors sont communs à tout un peuple. Quand la nuée bruyante des oiseaux de Thrace apparaît subitement, le pygmée, couvert de ses petites armes, court au combat ; mais, trop faible pour résister, il est bientôt enlevé dans les airs, entre les ongles recourbés de l'impitoyable grue. Un tel spectacle nous ferait rire : dans ce pays où les guerriers n'ont pas plus d'un pied de hauteur, personne n'en rit, quoique pareil combat s'y renouvelle souvent.

Quoi ! l'auteur d'un parjure exécrable ne sera point puni ? - Suppose que le criminel, accablé sous le poids des chaînes, va périr au gré de ta colère ; que peut-elle vouloir de plus ? Cependant le tort dont tu gémis n'en subsistera pas moins, et c'en est fait de ton dépôt ; il te reste donc l'affreux plaisir de voir couler de son corps mutilé quelques gouttes de sang. - Mais la vengeance c'est pour moi préférable à la vie. - Que tu peins bien l'âme grossière d'un brutal, que la colère enflamme sans sujet ou pour le moindre sujet, et dont la rage n'a besoin que de prétexte ! Ce n'est pas ainsi que parlaient Chrysippe, ni l'indulgent Thalès, ni le vieillard voisin du doux Hymette : il n'aurait pas voulu, celui-ci, chargé d'injustes fers, partager la ciguë avec son accusateur. La bienfaisante philosophie, à laquelle nous devons les premières leçons de vertu, sait peu à peu nous délivrer de nos vices et nous affranchir de toutes nos erreurs. La vengeance est toujours le plaisir d'une âme étroite et faible ; c'est, en effet, pour la femme qu'elle a le plus d'attrait. Pourquoi t'imaginer que les grands criminels le soient impunément ? le cri d'une conscience alarmée ne les poursuit-il pas sans relâche ? le remords, qui les frappe sourdement de son fouet vengeur, n'est-il pas le premier bourreau ? Va, c'est un cruel supplice, plus terrible mille fois que tous les tourments inventés par Céditius ou Rhadamanthe, que de porter nuit et jour dans son âme le témoin de ses forfaits.

Un Spartiate hésitait s'il devait rendre un dépôt ou se l'approprier par un parjure : il consulte la Pythie, pour connaître le sentiment d'Apollon, et savoir s'il obtiendra son aveu : «Ce doute injurieux, répond-elle, ne restera point impuni». La crainte l'emporta sur le penchant ; il rendit le dépôt. Mais l'événement n'en vérifia pas moins l'oracle, et prouva qu'il était digne du sanctuaire : le malheureux périt avec ses enfants, sa famille et ses parents, même les plus éloignés.

C'est ainsi que les dieux punissent la seule intention du crime. Quiconque médite un forfait en est déjà coupable. Que sera-ce s'il le consomme ? Plus de relâche, pas même table. La crainte, telle qu'une fièvre ardente, dessèche son gosier, et les aliments arrêtés au passage s'entassent sous ses dents. Le malheureux rejette les vins les plus exquis, le vin d'Albe, malgré sa vieillesse, ne saurait lui plaire. Offrez-lui du nectar, son front se ridera, comme s'il buvait un falerne âcre et repoussant. La nuit, si ses remords lui laissent un moment de sommeil ; si, après s'être longtemps agité sur son lit, il s'endort enfin, soudain il voit en songe le temple et l'autel du dieu qu'il outragea : et ce qui le glace encore plus, il te voit toi-même ; ton spectre gigantesque vient porter dans son âme une religieuse épouvante, et lui arrache, par la terreur, un pénible aveu. Voilà ceux qui tremblent dès qu'il tonne, qui pâlissent à chaque éclair, immobiles de frayeur dès qu'ils entendent le moindre murmure dans les airs. La foudre n'est pas pour eux le résultat fortuit du choc des éléments ; c'est un feu vengeur envoyé par le courroux céleste. La tempête n'a point frappé leur tête ? ils n'en craignent que plus la tempête prochaine : la sérénité du ciel ne leur semble qu'un affreux délai. Aux premiers accès de fièvre, aux premières douleurs qu'ils ressentent, ils ne doutent point que ces maux ne leur soient envoyés par un génie implacable ; ils les regardent comme les traits lancés par la colère des dieux. Ne crois pas qu'ils osent promettre aux immortels le sacrifice d'un agneau, ou la crête d'un coq à leurs dieux lares. Un scélérat, sur son lit de mort, a-t-il le droit d'espérer ? la moindre victime ne mérite-t-elle pas plus que lui de jouir de la vie ?

La mobilité et l'incertitude furent toujours le caractère des méchants ; ils n'ont de fermeté qu'au moment du crime : est-il consommé ? la conscience reprend ses droits. Mais bientôt l'inflexible habitude les ramène à leurs coupables penchants. Qui sut jamais s'arrêter dans la carrière du vice ? Quand vit-on renaître la pudeur sur un front endurci ? Quel homme verras-tu s'en tenir à son premier forfait ? Rassure-toi : notre parjure tombera dans le filet ; il périra dans les fers d'un cachot, ou sur quelque rocher de la mer Egée, séjour des grands criminels ; tu jouiras de ses peines amères, et, dans la joie de ton âme implacable, tu conviendras enfin que les dieux ne sont ni sourds ni aveugles.


Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)