Satire XVI - Prérogatives de l'état militaire (fragment)
Qui pourrait compter, mon cher Gallus, tous les privilèges de l'état militaire, quand on y entre sous d'heureux auspices ?
Que je sois reçu dans un camp favorisé du destin, et, malgré mon inexpérience et ma timidité, je vais m'y trouver sous l'influence de la plus heureuse étoile : car il est plus utile de bien choisir son moment, que d'être recommandé à Mars par une lettre de Vénus, ou de la déesse qu'on adore à Samos.
Examinons d'abord les prérogatives communes à tous ; en voici une, et qui n'est pas la moindre. Nul citoyen n'oserait frapper un soldat ; et même, si c'est lui qui est frappé, qu'il dissimule, et se garde bien d'aller montrer au préteur sa mâchoire froissée, sa figure meurtrie et ses yeux si maltraités que le médecin en désespère. Poursuit-il son agresseur, on lui donne un juge en casque et en bottines, un Illyrien, devenu centurion, d'esclave qu'il était, et dont la haute stature a besoin d'un siège élevé : ainsi le veulent les anciennes lois et l'ordonnance de Camille, qui défend au soldat de plaider hors du camp et loin de ses drapeaux. - Fort bien : il est juste que la connaissance des délits militaires appartienne aux centurions ; et, si ma plainte est fondée, ils n'en puniront pas moins le coupable. - Oui, mais toute la cohorte se soulève contre vous, tous les soldats s'unissent pour rendre l'accusation inutile. Vous exposerez-vous à ce que la vengeance soit pire encore pour vous que l'injure ? Vous seriez aussi fou que cet avocat de Modène, l'insensé Vagellius, si vous risquiez vos deux jambes contre tant de bottines armées de clous. Et qui voudra courir si loin de Rome, pour déposer en votre faveur ? quel ami si dévoué osera franchir les barrières du camp ? Croyez-moi, séchez vos larmes au plus tôt, et ne sollicitez pas de vos amis un service dont ils vont vous prier de les dispenser. - Produisez vos témoins, dira le juge. - Des témoins ? Parmi ceux qui virent porter les coups, s'il s'en trouvait un seul assez hardi pour dire : J'ai vu, ce serait un homme à comparer à plus vertueux de nos ancêtres. Sachez qu'il est plus facile de trouver un faux témoin contre le citoyen sans défense, qu'un témoin sincère contre l'honneur et la fortune d'un soldat armé.
Poursuivons : le serment militaire assure bien d'autres avantages. Un voisin avide s'est-il approprié un vallon de nos domaines ; nous a-t-il ravi le champ de nos pères ; nous a-t-il arraché la borne sacrée sur laquelle, suivant l'antique usage, nous portons tous les ans notre offrande ; un débiteur, désavouant le billet qu'il a souscrit, refuse-t-il de nous rendre notre argent ; une année s'écoule à juger les causes de tout le peuple, avant qu'on puisse commencer à plaider la nôtre. Encore éprouvons-nous alors mille dégoûts, mille délais. Cent fois les sièges sont inutilement préparés : déjà l'éloquent Céditius a déposé sa lacerne, et Fuscus se hâte de satisfaire à un besoin naturel ; nous sommes prêts. La cause n'en est pas moins remise : il n'est pas facile de se rencontrer dans l'arène du barreau. Mais s'agit-il d'un homme qui porte le casque et le baudrier, il choisit pour sa cause le moment qui lui plaît : il ne sera pas ruiné par la longueur d'un procès.
Autre avantage : les soldats ont le droit exclusif de tester du vivant de leurs pères ; car nos lois ont statué que le fruit des travaux de la guerre n'entre point dans les biens dont le père dispose à son gré. Voilà pourquoi le père de Coranus, quoique vieux et chancelant, a soin de caresser son fils, qui sert sous nos drapeaux. Une faveur légitime conduit Coranus à la fortune, et lui assure le prix de son zèle. D'ailleurs, il importe au général que les plus braves soient les mieux traités ; qu'ils soient distingués par des marques glorieuses...
Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)