Satire IV - Le turbot

Voici de nouveau Crispinus, et je le citerai souvent : c'est un monstre dont les vices ne sont rachetés par aucune vertu ; énervé et débile, il n'a d'élans que ceux de la débauche : ses feux adultères n'épargnent que les veuves. Qu'importent donc et ses portiques assez longs pour y lasser ses chevaux, et les vastes forêts à l'ombre desquelles il se fait traîner ? Qu'importent les palais et les jardins qu'il acheta près du Forum ? Un méchant ne saurait être heureux, encore moins un corrupteur, un incestueux, qui naguère entraîna dans son lit une prêtresse de Vesta, destinée à descendre bientôt toute vivante dans les entrailles de la terre.

Mais aujourd'hui, je vais parler de moindres délits : si quelque autre cependant s'en fût rendu coupable, il subirait les rigueurs de la censure. Mais ce qui flétrirait les gens de bien, les Titius, les Séius, honore Crispinus. Que faire, lorsqu'il n'est point de crime qui ne soit au-dessous de la turpitude de l'homme ? Il a compté six mille sesterces pour un surmulet : il est vrai que le poisson pesait six livres, s'il faut en croire ceux qui se plaisent à grossir le merveilleux. Qu'il eût voulu, par ce beau présent, acheter la succession d'un vieillard sans enfants, ou la bienveillance de cette riche matrone que l'on promène en litière fermée, j'approuverais sa politique. Mais rien de tel : il acheta le poisson pour lui seul. Nous voyons maintenant des excès inconnus à l'économe, au frugal Apicius. Six mille sesterces pour un sur-mulet ! et c'est toi, Crispinus, qui les paies, toi que l'on vit autrefois revêtu de grosse toile d'Egypte ! Le pêcheur t'eût moins coûté peut-être : la province offre des terres au même prix, et la Pouille t'en donnerait à meilleur compte.

Comment se figurer l'intempérance de l'empereur et la profusion de ses festins, quand son vil bouffon, revêtu depuis de la pourpre et placé à la tête de l'ordre équestre, quand un misérable qui parcourait la ville en criant des poissons à vendre en détail, n'a pu, malgré tant de sesterces, procurer à sa voracité que le moindre des mets qu'on eût pris au hasard sur les bords de la table de son prodigue maître ? Calliope, viens à mon aide ; arrêtons-nous ici : il ne s'agit pas d'une fiction ; le fait est réel. Et vous, vierges Piérides, inspirez-moi dans ce récit, ne fût-ce que pour vous avoir décorées du nom de vierges.

Le dernier des Flaviens déchirait l'univers expirant ; Rome gémissait sous le joug de ce Néron à la tête chauve, lorsqu'au sein de la mer Adriatique, et non loin du temple de Vénus, adorée dans Ancône, un turbot monstrueux fut pris par un pêcheur dont il remplit le filet ; il ne le cédait point en grosseur à ceux que les Méotides engraissent pendant l'hiver, et qu'ils versent tout engourdis dans l'onde immobile du Pont-Euxin, quand le soleil a fondu les glaces qui les retenaient. Le maître de la barque et du filet, étonné de sa proie, la destine au souverain pontife. Qui eût osé la vendre ou l'acheter ? Les rivages voisins étaient couverts de délateurs, et les spectateurs de la côte n'auraient pas manqué d'intenter un procès au pauvre pêcheur : ils eussent prouvé que ce turbot, longtemps nourri dans les étangs de César, s'en était échappé et devait retourner à son ancien maître. Consultez Palfurius et Armilatus, ils vous diront que la mer n'a rien de beau et de rare, dans aucun de ses parages, qui n'appartienne au fisc. Que faire du poisson ? Le donner, pour ne pas le perdre tout à fait. Déjà l'automne, avec son souffle empoisonné, faisait place aux frimas, et déjà les malades attendaient la fièvre quarte ; les vents d'hiver sifflaient, et préservaient de la corruption cette proie récente ; cependant le pêcheur se hâte, comme s'il avait à craindre les vents du midi.

Il a déjà franchi le lac voisin d'Albe ; déjà il est entré dans cette ville presque détruite, dont les habitants nourrissent encore l'ancien feu des Troyens dans le temple de Vesta, que nous honorons à Rome avec plus de magnificence ; il est un moment retardé par la foule étonnée : elle s'écoule, et les portes du salon impérial s'ouvrent aussitôt à son aspect. Les sénateurs attendent en dehors que leur maître ait reçu l'offrande. On s'approche du nouvel Atride : «Agréez, dit le pêcheur, un morceau trop considérable pour des foyers vulgaires ; consacrez ce jour à votre bon génie, et que votre estomac, à l'instant nettoyé, se remplisse à loisir de ce turbot que les dieux réservaient à votre siècle : il s'est jeté lui-même dans mon filet». Flatterie grossière ! cependant la crête lui dressait. Louez le pouvoir suprême ; il n'est pas d'éloge auquel vous ne puissiez le faire souscrire.

Mais où trouver un vase capable de contenir le poisson ? Ce point méritait qu'on en délibérât. Les grands sont convoqués au nom de l'empereur, les grands qu'il détestait, et sur le front pâlissant des-quels était empreinte la défiance, inséparable d'un commerce si élevé et si redoutable. Le premier qui parut, après que le Liburnien eut crié : «Accourez, l'empereur vous attend !» fut Pégasus, qui se pressait d'arriver en rajustant sa robe endossée à la hâte. Depuis peu, et au grand étonnement des citoyens, il avait été créé fermier de la ville : car les préfets méritaient-ils un autre titre ? Rome n'avait pas vu de courtisan plus honnête, de magistrat plus intègre ; mais il croyait nécessaire, dans ces jours désatreux, d'ôter à Thémis son glaive et sa balance. Venait ensuite Crispus, cet aimable vieillard, dont le caractère et les moeurs, conformes à son éloquence, respiraient la douceur. Qui méritait mieux d'aider de ses conseils un maître de l'univers, s'il eût été permis, sous ce fléau du genre humain, de blâmer la cruauté et d'ouvrir un avis généreux ? Mais quoi de plus irritable que l'oreille de ce tyran qui, pour un mot, sacrifiait ses amis, ne l'eussent-ils entretenu que des pluies de l'automne ou des orages du printemps ? Crispus sentit donc qu'il était inutile de s'opposer au torrent, alors que chacun retenait dans son sein la vérité captive, et n'osait le dire au péril de sa vie. Ce fut par là qu'il vit tant de fois le soleil recommencer sa course, et qu'il parvint à son seizième lustre. La même politique soutint Acilius au milieu de cette cour dangereuse : à peu près du même âge que Crispus, il accourait accompagné d'un jeune homme qui ne méritait pas la mort cruelle qui l'attendait : mais la victime était déjà réservée au glaive impérial. Depuis longtemps, c'est un prodige que de voir un noble parvenir à la vieillesse : aussi aimerais-je mieux n'être que l'un des fils de la Terre, et le dernier de la race des Géants. Il fut donc inutile à ce malheureux adolescent d'avoir affronté tout nu, sur l'arène d'Albe, la fureur des lions de Numidie. Qui ne pénètre pas aujourd'hui les motifs secrets de nos patriciens ? qui serait, ô Brutus ! la dupe de ton vieux stratagème ? Il était plus facile d'en imposer à nos antiques rois.

Malgré la bassesse de son extraction, Rubrius n'arrivait pas avec plus d'assurance ; il se sentait coupable d'un ancien outrage qu'il fallait toujours taire ; et cependant il avait l'effronterie d'un débauché écrivant contre les moeurs de son siècle. On vit aussi paraître, et Montanus retardé par son gros ventre, et Crispinus dégouttant de plus de parfums qu'il n'en faudrait pour embaumer deux cadavres. Plus cruel que ce dernier venait Pompéius, habile à faire couler le sang par de secrètes calomnies, et Fuscus, qui devait bientôt porter ses entrailles aux vautours des Daces, après avoir vainement médité l'art de la guerre au milieu des marbres de sa maison de plaisance. L'artificieux Véienton accompagnait l'assassin Catullus, qui brûlait d'amour pour une jeune fille que n'entrevirent jamais ses prunelles éteintes, Catullus, monstre d'infamie, même dans notre siècle, flatteur, quoique aveugle, qui de mendiant devint satellite, et ne méritait que de poursuivre en suppliant les chars qui descendent la colline d'Aricie. Personne ne parut plus émerveillé à l'aspect du turbot ; le poisson est à droite, il l'admire à gauche. C'est ainsi qu'il jugeait des combats et des coups du gladiateur cilicien, du jeu des machines, quand elles soulevaient les enfants jusqu'aux voiles du théâtre. Véienton, non moins ardent que Catullus, et qu'un fanatique pressé des aiguillons de Bellone, prononce cet oracle : «Prince, voici le présage certain du triomphe le plus mémorable et le plus éclatant ; vous ferez quelque roi prisonnier, ou bien Arviragus tombera du trône britannique. Le monstre est étranger. Voyez-vous de quels dards son dos est hérissé ?» Il ne manquait à Véienton que de dire le pays et l'âge du turbot.

«Quel est donc votre avis ? demande l'empereur ; faut-il le mettre en pièces ? - Gardons-nous, répondit Montanus, de lui faire cet affront : que l'on fabrique un bassin assez profond, et qui soit assez large pour le recevoir tout entier dans ses minces parois. Ce grand oeuvre exige l'art et l'activité d'un nouveau Prométhée. Que l'on prépare au plus tôt et la roue et l'argile. A compter d'aujourd'hui, César, que des potiers suivent toujours votre camp». Cet avis, digne de l'auteur, l'emporta. Montanus se souvenait de l'intempérance des premiers empereurs, et des orgies que continuait jusqu'au milieu des nuits ce Néron, si habile à renouveler sa faim, quand ses poumons étaient embrasés par le falerne. Nul autre de notre temps n'eut le tact plus fin, le palais plus délicat : il distinguait du premier coup de dent l'huître de Circé de celle des rochers de Lucrin, ou du promontoire de Rutupe ; du premier coup d'oeil, il pouvait dire de quel parage venait un hérisson de mer.

Chacun se lève ; le conseil est fini, et l'on fait sortir tous ces grands que leur sublime maître avait forcés d'accourir en désordre et pleins d'effroi dans sa citadelle d'Albe, comme s'il se fût agi des Cattes ou des Sicambres ; comme si de fâcheuses nouvelles fussent arrivées subitement des quatre points du globe. Que n'a-t-il consumé dans ses extravagances la durée d'un règne qui ravit impunément à la patrie, et sans qu'il s'élevât un vengeur, tant de citoyens illustres et généreux ! Mais il périt à son tour, et ce fut quand les derniers artisans de Rome commencèrent à le craindre ; voilà ce qui purgea la terre d'un monstre couvert du sang des Lamias.


Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)